l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      11. Quand la sagesse se mesure à la passion
 

Pourquoi un délai si long pour exécuter une décision si simple et si certaine ?

D’abord, il y a la peur. Chaque fois que je m’approche de toi elle monte comme et contre l’attirance. Quand nous étions amants j’en voulais à mon sexe d’arrêter au tien ma pénétration en toi, car c’est de l’au-delà que j’avais à la fois si peur et si envie ; quand il ne m’a été permis que de te voir, c’est la nécessité de se quitter, de ne pas aller au bout de la fatigue, au bout des effets et des remous de l’irradiation, qui se transformait en crise de panique ; quand tu ne m’as plus permis de te voir, c’était de te voler ne serait-ce qu’un soupçon, qu’une ombre de toi qui était aussi émouvant et effrayant, la même émotion, le même effroi que lorsque tu fermais les yeux dans mes bras. Quelle que soit notre proximité, c’est le moment où elle augmente de façon déterminante qui produit en moi cette terreur profonde que tu m’as donné le plaisir de vaincre, mais pas à chaque occasion : bien souvent, je me suis arrêté en route, secoué de pulsations incontrôlées, encore poussé mais déjà brisé par l’angoisse et l’écrasant effort de la combattre, effort qui si souvent est retombé sur la forêt splendide de ton être comme une pluie acide. Ainsi, lorsque je décidai de te revoir après sept années sans une seule nouvelle de toi, j’en avais des difficultés à respirer, et dix mille chevaux s’attelaient d’eux-mêmes à mon char pour le tirer dans le sens opposé.

La peur, cependant, n’est pas pour moi le personnage hideux du Roman de la Rose. La peur a autant de visages que les Hommes illustres de Plutarque, certains sont ignobles et d’autres sont amicaux, certains restent gravés, incrustés, d’autres sont fugitifs comme un coup anonyme dans les couilles qui annonce la catastrophe une après-midi sale dans la rue Saint-Denis, certains montent comme des orages en été, d’autres claquent comme des averses au printemps, certains grimacent de menaces, d’autres s’évanouissent dans leur contraire. Si je personnifiais la peur, celle que j’avais et que j’ai toujours avec toi, je dirais que c’est une amie, parce qu’elle porte ta poudre magique, ton parfum, ton élan, ton arrondi, ton marbre et ton sucre, ton velours et ton sel et l’ivoire toqué de martre de ta hauteur inaccessible. Mais c’est une amie difficile, inventive, aux caprices violents ou déchirants, toujours tout près de l’insupportable. Mais elle est une amie parce qu’elle est mon intermédiaire indéfectible avec toi, elle t’annonce, elle t’accompagne, elle te prévient parfois, et elle me prévient aussi, même finalement lorsqu’elle s’interpose avec fermeté et qu’elle reste maîtresse de ce terrain qui nous sépare. Cette peur-là est aussi la seule que je connaisse qui exige d’elle-même, comme un hommage qui vaut mot de passe, comme sa qualité innée, que je la terrasse, la batte, la vainque, la viole. Elle porte toujours un masque, à chaque fois différent, si bien qu’il m’arrive de ne pas la voir, ou de la confondre, parfois avec son contraire, le courage, et elle me provoque et m’excite aussi sûrement et facilement que le rouge avec le taureau. Elle danse en petite flamme devant mes yeux, me chatouille de longues piques blessantes, s’écarte, revient, volette, fait la coquette. Elle force mon imagination au-delà des courroies de sécurité qui protègent mes rêveries, elle bande mon corps au-delà de la fatigue, elle oblige mes sens à une acuité excessive, mon intelligence en est aiguisée jusqu’à se retourner contre moi. Et sans m’accorder jamais le répit sérieux ou généreux de la lucidité ou de l’immense tendresse dont la peur a peur, et qu’elle emprisonne et bâillonne dans un ample manteau noir, froid et humide, elle tend les nerfs et en joue à la corde, s’empare à pleines mains de mes tripes, les tord et les noie dans mon sang que je sens gicler. Cette peur, mon amie, est dense et chaude, tropicale presque, non pas espacée ni soudaine, non pas piquante, non pas glacée, non, elle vient se lover en moi, avec une familiarité impudique et qui pourtant la rend désirable, elle sait augmenter ou diminuer comme un halogène, avec une inventivité dans les nuances qu’en écolière appliquée elle met toute son emphase à me faire admirer. Et puis parfois elle sait donner un coup particulier, que je ne connais pas d’ailleurs, et qui est un son tellurique, prégénésiaque, de chaîne rieuse : clang, ou bâng, au cœur, sans lui faire de mal, juste un petit arrêt qui remonte à travers la gorge pour fourmiller dans le cerveau. Je crois savoir à quels moments la peur me fait ces farces généreusement pimentées, qui me font sentir l’organe si symbolique de l’amour, sans que j’aie le temps de penser à lui : quand je t’aperçois au loin, quand je pense t’avoir vue même si la déception ensuite nettoie ce coup fulgurant, quand ton courroux anticipe ce qui le provoque et que tu me surprends, quand distance et tension soudain sautent comme une chaîne de vélo. Et cela dure juste le temps qu’il faut pour se regarder entre les roues, s’apercevoir avec surprise qu’il n’y a rien, et s’autoriser à nouveau à respirer. Ainsi la peur, longue tension qui monte en freinant, parfois explose, puis ralentit encore, s’arrête, peine dans la côte, ne renforçant que la volonté de la dépasser, avant de déferler dans la descente, débordant toutes les prudences, les susceptibilités, la rationalité. Et lorsque cette peur m’a forcé à tout pour la dominer ou la détruire, si je recule elle s’enfonce en moi, et si j’avance elle cède en me tenant par la laisse, lorsqu’après m’avoir paralysé comme un arc qu’on tend elle me force aussi à me lâcher comme la flèche, et lorsque, enfin, dans l’épuisement de la victoire elle s’évanouit et que je sors de sa brume vanillée à l’odeur piquante, qui dilate prunelles et narines, je me dis parfois « où suis-je », mais le plus souvent « qu’ai-je fait, pauvre fou, qu’ai-je encore fait ? ». J’ai vaincu la peur mais elle est partie avec la victoire, sa brume qui magnifiait la grâce de ta séduction s’est évaporée et laisse voir la grâce de ta fureur, et ton air le plus fermé et le plus buté, encore une fois, me la fait regretter.

J’ai dit que j’utilisais la Bibliothèque des Emeutes comme une valve pour réguler les courants émotionnels qui me tiraient vers toi quand ils n’étaient pas en tempête. La peur de te rencontrer d’une part, mais aussi la période dans laquelle nous étions, se prêtaient conjointement à ce que j’en reporte l’exécution. La diminution du nombre et de la qualité des émeutes, déjà si préoccupantes en 1992, continuait de s’aggraver en 1993. Dans la plupart des pays, les émeutiers étaient maintenant des récidivistes, ce qui modifie profondément le sens de l’événement. Car l’émeute, qui est un acte négatif, instable, si on ne trouve pas rapidement le dépassement, on trouve vite l’habitude, qui a l’effet inverse. Dans plusieurs Etats où la révolte avait commencé jeune, insouciante, joyeuse, inventive, pleine de ressources, c’étaient ses propres caricatures qui lui succédaient maintenant avec, là aussi, de petits conforts qui s’installaient dans ce qu’on aurait pu croire le territoire le plus réfractaire au confort. La seule émeute à laquelle j’ai véritablement participé, celle du 1er mai 1987 à Berlin, était à elle seule le résumé de cette tragédie, ayant dégénéré depuis en émeute rituelle qui ramène dans un grotesque devoir d’émeute, chaque 1er Mai dans le quartier de Kreuzberg, tout ce qui se flatte d’être révolté, en Allemagne. Des mouvements plus amples avaient subi les mêmes déformations, notamment en Corée et au Cameroun où, incapables de s’étendre, de grandes vagues d’émeutes s’étaient racornies, ritualisées, y avaient admis les récupérateurs, et étaient tombées dans le discrédit des spectateurs hésitants. Enfin les grandes révoltes qui ont traversé la période, je pense à l’Intifada et à l’Afrique du Sud d’abord, s’étaient ainsi usées et gangrenées. Ainsi l’émeute moderne n’a qu’un pouvoir d’entraînement très limité. Peut-être peut-on la comparer à un démarreur de voiture qui, si l’entraînement ne se fait pas, si le moteur n’est pas gagné, se noie. De même lorsqu’un homme désire : si le premier assaut se termine dans l’impuissance ou la répression, le second sera hypothéqué de cet échec, et le troisième ne sera probablement pas une victoire comme une observation superficielle permettrait de le croire, mais une résignation, une habitude. C’est pourquoi il est toujours très important, dans un mouvement de critique sociale, de savoir s’il a lieu dans un contexte ascendant ou descendant : les mesures à prendre ne sont pas les mêmes lorsque le zénith est devant soi et lorsqu’il est derrière. Trop souvent les acteurs de cette vague d’assaut anonyme et sans communication horizontale ont été éblouis par l’audace de leur charge soudaine, sans même savoir si elle était à l’avant ou à l’arrière du mouvement. La France, où même après la première grande émeute à la Réunion, au début de 1990, nous riions à l’idée qu’elle puisse connaître une émeute moderne, parce que la Réunion nous paraissait si lointaine qu’elle s’était plutôt affranchie que rapprochée de sa métropole par cette révolte, la France devint dans le crépuscule de cette vague d’assaut, l’Etat au monde qui abritait le plus d’émeutes. Il était donc à portée d’y constater comment l’érosion y travaillait. Avec regret nous commencions, en 1993, à affirmer que cette impressionnante série était en elle-même beaucoup moins prometteuse que les premières petites émeutes de 1990, celle de la Réunion, Vaulx-en-Velin, celle des lycéens et banlieusards sur le pont de l’Alma, une série d’émeutes de paysans, et une émeute inattendue d’ouvriers à Forbach, qui à elles cinq ont constitué les modèles de la vingtaine qui a suivi en deux ans et demi (et nous avons des critères beaucoup plus sélectifs que l’information dominante pour qualifier d’émeute un mouvement collectif) : l’émeute DOM-TOM, l’émeute de banlieue, l’émeute de centre-ville, et deux émeutes de travailleurs, les premiers se déplaçant pour se battre comme des banlieusards, les seconds se battant où ils sont, en ouvriers à l’ancienne. Il devenait apparent que l’information dominante réussissait maintenant à confiner ces émeutes en France dans le ghetto des exclus ou de ceux qui menacent de le devenir ; et que même leurs acteurs se suffisaient d’une telle façon de voir restrictive. Si bien que l’émeute commençait à faire partie du paysage permanent, ce qui est tout à fait contraire à son essence, à l’unicité que proclame son plaisir, et au besoin de dépassement qui lui est si inhérent.

Pendant l’été et l’automne 1993, enfin, se joua la dernière grande tentative de donner au mouvement né cinq ans plus tôt l’ampleur et le nouvel élan qui commençait à lui faire défaut. Il est compréhensible que tous les observateurs officiels aient bricolé dans l’unanimité qui depuis le début de cette vague de révolte lui est obligatoire, dans les événements de Moscou, une sorte de fable où s’affrontaient le bon démocrate Eltsine et les vilains conservateurs staliniens. Il est en revanche assez significatif du potentiel en berne de la génération qui se soulevait que le public ait partagé cette analyse grotesque et hâtive, mal ficelée tant elle était improbable. Derrière les figures qui étaient agitées comme des petites marionnettes par ces commentateurs fort appliqués à ne pas regarder au-delà de ces figures, c’est la jeunesse urbaine, banlieusarde, encore insoumise, qui poursuivait son mouvement de révolte, mais divisée et en hésitant, et qui a été vaincue dans le sang (plusieurs centaines, probablement plusieurs milliers de morts), dans cette tentative de révolution russe. Cette bataille a été la dernière grande possibilité d’étendre à la planète le mouvement qui avait fait tomber, au passage, le mur de Berlin, chute symbolique dont on comprend l’ardeur des gestionnaires à s’arroger le mérite, au point de vouloir le présenter comme l’événement historique de cette époque. Mais même le mur de Berlin et le rideau de fer ne sont tombés qu’à la suite d’émeutes, que ce soit à Alma-Ata, Pristina, Leipzig, Berlin ou Prague, et plus tard à Bucarest, Tirana et dans presque toutes les marches soviétiques. Et lorsque le front russe s’est fermé, il ne s’en ouvrit plus ailleurs.

Mon optimisme coutumier a bien entendu tenté de combattre ce constat, qui est plus clair aujourd’hui que pendant cette époque. Mais tout de même le doute était peu permis, pour deux raisons : d’abord toutes nos observations allaient à la liquidation de cette vague d’assaut, et le télescope que nous utilisions n’avait rien à faire d’optimisme ou de pessimisme ; ensuite, il y avait encore un parti de la révolte, une jeunesse puissante, enthousiaste qui, dans certains Etats du monde continuait de se battre avec le même entrain, entre autres en France, et ce sont ces fières cohortes qu’il n’était pas permis de trahir. En d’autres termes, il fallait commencer ce qui est le plus difficile pour un mouvement de révolte, la retraite. C’est en effet un concept qui est étranger à la vie, à cette vie que représente dans son plaisir et dans sa vivacité, dans sa liberté et la grandeur de son objet, l’émeute. Il s’agissait maintenant de dire, l’ennemi est plus fort, mais il ne nous a pas détruits, il faut désormais se regrouper en lui cédant le terrain, et réfléchir à comment lui reprendre, pour de bon.

La cause principale de l’échec du mouvement semblait toujours la même qu’après la vague iranienne de cette révolte, c’est-à-dire l’offensive de 1978 qui avait culminé en 1981, et décru pendant les deux années suivantes : un manque de théorie, c’est-à-dire une incapacité de dire sa propre expérience en ses propres termes, donc d’une part de la communiquer audiblement, et d’autre part d’en déduire ne serait-ce que la perspective. Les vaincus l’étaient – l’exemple de Moscou est clair –, parce qu’ils parlent, pensent et même parfois agissent selon les logiques de leurs ennemis. Aucune orientation nouvelle n’était venue s’enter sur la débâcle des systèmes de croyances usés et critiqués au prix de nombreuses vies par les émeutiers modernes. Je dis aucune orientation nouvelle sauf la nôtre, celle de la Bibliothèque des Emeutes. Mais non seulement notre proposition d’orientation, car quoique la téléologie moderne me paraît difficile à contredire c’est avant tout une proposition, n’était pas entendue, mais quand elle l’était, elle était même très peu comprise. La correspondance successive au bulletin n° 6 témoignait premièrement de trop peu de réactions, deuxièmement d’aucune critique, ce qui est la marque certaine d’un déclin de cette fraîcheur de la pensée indispensable au succès d’une grande révolte, troisièmement d’un manque de compréhension de ce que nous avions commencé à abstraire du mouvement. Mais lorsqu’on n’est pas bien compris, la faute n’est pas d’abord à chercher chez l’autre, mais chez soi. Et il est vrai que non seulement nous ne nous exprimions pas très bien, mais encore notre conception était surprenante et très embryonnaire. Il convenait donc d’être plus explicite, de donner de la profondeur de champ à ce discours.

Le bulletin n° 7 fut donc un grand effort de déclinaison d’une théorie générale, elle-même encore seulement ébauchée. Son titre indiquait justement la division entre la pratique en repli, et la théorie qui devait maintenant se constituer comme le ralliement de la retraite : Après l’émeute, le débat continue. Et je t’assure qu’intituler la moitié d’un ouvrage « Après l’émeute », quand on est une « Bibliothèque des Emeutes », est un constat amer, qu’il faut se forcer à produire. D’autre part, après les analyses vives et joyeuses, l’exercice intellectuel était fort différent, fort demandant, mais comme il était dans la continuité logique et de l’époque et de notre démarche, il fut assez agréable. De plus, il correspondait assez à un reproche que nous n’avions cessé de formuler à l’encontre de notre parti : c’était de s’être acquitté du courage avec ses jambes, ses bras, et son cœur, dans l’émeute, pour se défiler avec la tête. Le conformisme était trop souvent la compensation de la hardiesse sur la barricade, un peu comme chez ces couples qui, parce qu’ils sont homosexuels, essayent de prouver à leur environnement, avec un zèle parfois militant, qu’ils sont parfaitement « normaux » sur tout le reste. Il fallut donc dire comment, en téléologue moderne, on considère le communisme et la culture, la vie, la mort, et l’aliénation.

Sur deux fronts, pour continuer dans le vocabulaire guerrier, dans le monde, la lutte semblait plus indécise qu’il n’y paraissait à travers l’information dominante, et une véritable résistance y disputait le pavé. Il y avait surtout la Somalie, et l’année 1994 y verra même l’extraordinaire victoire des émeutiers, et non par une milice quelconque, comme il a été sous-entendu dans un monde qui ne peut pas concevoir un parti non étatique, contre l’armée américaine contrainte de quitter la Corne de l’Afrique. L’autre était l’Algérie. Notre analyse avait été que, commencée par l’insurrection d’octobre 88, le mouvement avait connu son apogée lors de la deuxième insurrection, où tout s’est joué, en 1991, et sa défaite lors de la troisième insurrection, en février 1992, où les émeutiers modernes ont été chassés de leur terrain, la ville, pour gagner les maquis. Un tract pourtant, qui paraphrasait même notre analyse, me parvint par Skip, tract dont l’optimisme beaucoup plus grand nous ébranla, on est toujours trop prêt à entendre une bonne nouvelle au milieu des mauvaises. C’était là un écho de la large fraction athée d’une révolte qui ne s’est islamisée que très lentement – alors que l’information occidentale l’a islamisée très vite – essentiellement par manque d’organisation et de théorie propres. Nous avons donc voulu publier ce tract dans le bulletin n° 7, et pour en avoir l’autorisation, nous voulions en rencontrer les auteurs. C’est dans un grand luxe de précautions qui nous étaient aussi indifférentes en tant que mesures bien prises de la clandestinité qu’en tant que ridicules paranoïas, compte tenu de l’enjeu formel qui était le nôtre, que Stéphane, un ami de Skip, nous conduisit finalement à Youmi.

Il s’avéra rapidement que ce dernier avait essayé de nous contacter quelques années plus tôt, mais sans succès, pour un oubli d’adresse de sa part, sur une joyeuse brochure concernant les émeutes qui commençaient à la Réunion et en métropole. Il nous a apporté sa connaissance, plus encore sur les banlieues en France que sur la résistance en Algérie. Il était fondamentalement d’accord avec nos positions théoriques, et semblait en rupture avec le « petit milieu » et son idéologie. Il avait parfois des évaluations et des conclusions très pertinentes, quoique beaucoup à l’emporte-pièce, ce qui les rendaient très irrégulières. Dans les rencontres qui suivirent, il nous surprit souvent en tentant de radicaliser encore nos positions, ce qu’il a été le premier et jusqu’à maintenant le seul à vouloir. Il trouvait par exemple indigne nos pourparlers avec l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam, où nous voulions mettre à disposition et abriter nos dossiers, parce que nous traitions là avec une institution qui méritait davantage d’être détruite, et que notre préoccupation était de conserver ce qui devait être utilisé. Et même si les observations de Youmi nous paraissaient plus souvent pertinentes que non, nous restions très prudents sur celles que nous rendions publiques. Aussi, à part la nouvelle analyse que le tract dont il représentait les auteurs stimula sur l’Algérie, et qui était puissamment corroborée par ce qui se jouait alors en Somalie, Youmi, qui n’a jamais été membre de la Bibliothèque des Emeutes (il n’était plus temps de recruter), n’eut pas d’influence sur le bulletin n° 7, qui sortit finalement à la fin d’avril 1994, treize mois après le précédent.

La sortie du bulletin détermina la date de ma prise de contact avec Dominique Coutel, mais non le délai. Celui-ci fut principalement la mesure d’une complexe révision de mon attitude par rapport à toi. Non seulement te rencontrer sur le même mode que sept ans avant me paraissait ne pas rendre compte de mon vécu intermédiaire, mais le conflit qui s’installait si inévitablement entre nous était à la fois contraire à mon projet écrit et sans espoir pour moi : j’avais eu le temps de comprendre que dans l’hostilité j’aurais toujours le dessous. Et, au fond de moi, avait grandi l’envie de t’apporter tout ce que je réprimais de tendre et de doux, et que j’avais toujours tourné en son contraire, que ce soit par pudeur, par facilité, ou simplement pour protéger les derniers bastions d’une intimité qui ne s’étaient pas encore rendus à toi.

Dès ma première tentative téléphonique auprès de Dominique Coutel, il y eut une seconde voix intérieure qui se superposa à la mienne : elle était grave, rapide, sonore, d’une teinte de grand frère raisonnable. « Attends, qu’est-ce que tu es en train de faire, commença-t-elle, tu pourrais peut-être un peu tenir compte de ce que Sophie te reproche, avant de la relancer. » A part le fait de l’entendre au téléphone, cette voix n’avait rien d’amusant. Car elle exigeait une introspection, et même une contrition, c’était la voix de l’arbitre de la guerre qui me rappelait que j’allais me comporter comme un vainqueur qui dicte des conditions, alors que j’étais plutôt un vaincu qui implore un armistice. Il me fallait donc, avant le premier pas, examiner tes griefs.

Je m’aperçus que cela m’était fort difficile. Soit que je les aie occultés, soit que je les aie méprisés, soit que tu ne les aies pas prononcés, je n’arrivais pas à retracer de précisions sur ton hostilité. C’était plutôt un rejet général, non fondé, un « non ! » sans raisons, ni conditions, ni clauses suspensives ou compléments d’information. J’avais bien entendu échafaudé quelques centaines de constructions, plus précises les unes que les autres, à ce « non ! » si dur et si lisse, mais aucune ne me satisfaisait, d’une part parce qu’elles étaient toutes invérifiables, et d’autre part parce que s’il y avait un territoire de la logique de ma pensée dont il fallait que je me défie, c’était celui qui te mettait en accusation.

Le seul reproche tangible que j’arrivais à retrouver était celui qui sous-tendait ta dénonciation policière, c’était ma violence. Tu as peut-être des reproches plus graves au fond de ton profond ressentiment, mais celui-là me parut incontournable parce que tu l’avais rendu public. Par conséquent, quel que soit le degré de cette violence, je pouvais tabler sur le fait que tu l’aies hissée, dans ta façon de me voir, à l’importance que tu en as dénoncée. C’était donc ma violence envers toi que je devais maintenant examiner, « et tu as intérêt à bien la regarder en face, sans complaisance », me disait cette agaçante voix de la conscience, que je n’aurais pas écoutée sept ans plus tôt, mais qui aujourd’hui résonnait d’une sagesse accueillante, sévère sans doute, mais loin de n’être que le trémolo de l’âge ou de la morale. Et, en même temps que je tentais de m’opposer par le ridicule et le cynisme à cette caricature de débat interne, je m’y abandonnais avec cette étrange perversité que j’avais vue chez toi, où pourtant elle n’avait rien d’une perversité, quand tu te jetais dans le contraire de ce qui était prévu, habituel et raisonnable, et dans ce cas ce contraire était cette voix.

Pour moi, la violence physique en général est d’abord une sorte d’hygiène, plus nécessaire sans doute à la jeunesse. Elle me paraît un prolongement du corps, de l’émotion et de la pensée. Même si je n’y ai jamais excellé, j’ai toujours entretenu la possibilité dans mes rapports particuliers que ceux-ci en viennent aux mains, comme une sorte de sanction extrême du désaccord, comme une liberté personnelle de la critique ad hominem, une sorte de droit de sudation, d’extension musculaire de ses nerfs. Il n’y a pas là seulement un vieux fond d’honneur, mais je suis également de l’avis qu’une rixe de temps à autre entretient la forme, aussi bien physique que mentale. Je suis très loin de certaines de mes fréquentations qui recherchent cette manière de prolonger leur pensée systématiquement, et qui provoquent des combats pour le plaisir du combat. J’ai d’ailleurs constaté qu’à cette fréquence-là le combat devenait stérile, éliminait sa capacité sociale, et la pertinence d’un discours de fond. Il me semble pour ma part qu’il faut savoir se battre peu, pas toujours pour se défendre, et autant pour libérer une émotion plutôt que de la frustrer que pour prolonger une pensée dans ses extrémités.

Je n’ignore pas que ce mode de comportement très global est bien plus différent de l’idéologie dominante que des comportements populaires en général. Je veux dire par là que les pauvres modernes se battent assez peu, mais tout de même bien davantage que ce que recommande la morale et la loi. En effet, dans les régimes politiques et sociaux dans lesquels nous vivons, gouvernés par une minorité avec l’appui d’une majorité silencieuse mais très souvent abusée, cette minorité a intérêt à ce que cette majorité reste silencieuse. L’une des manières de garantir ce bâillon consiste, non dans l’interdiction de se battre qui est effective mais peu efficace, mais dans la projection systématique de tout conflit dans la perspective de la victime. La majorité silencieuse d’aujourd’hui abhorre toute violence par principe parce qu’elle ne s’y voit que comme victime, parce qu’elle endosse uniquement les malheurs des vaincus, et avec une sorte de préférence masochiste, des victimes innocentes ; mais elle ne voit pas que ce en quoi elle est réellement victime est cette violence-là, qui pérennise le gel des rapports de force où elle a un rôle obséquieux de garant irresponsable.

En tant que membre actif d’une Bibliothèque des Emeutes, la violence en général me paraît à la fois, comme dans ma vie de particulier, un extrême souhaitable, mais aussi seulement en tant qu’extrême, et un concept beaucoup plus général et complexe que ce qu’exprime la seule violence physique. La violence est l’atteinte à l’intégrité de l’autre et, en ce sens, seul l’usage peut déterminer où se situe la limite de la violence. Les féministes avaient poussé leur réflexion logique sur la violence assez loin, et conclu, non sans raison, que la pénétration était un viol. Et cet énoncé, la pénétration est un viol, situe à la fois l’absurde de pousser la logique de la violence au-delà de la coutume, et montre combien la violence est strictement nécessaire à l’espèce humaine, parce que, avant l’insémination artificielle, la violence de la pénétration est nécessaire à la procréation, sans parler du plaisir. Il me semble donc que ce qui est acceptable ou non, n’est pas la violence en elle-même, mais un degré de violence. Et ce qui me différencie de l’idéologie dominante, ce ne pas tant le degré de violence que j’accepte et même revendique, c’est que entre ma pratique et ma théorie, sur ce point-là, il y ait une grande cohérence. Pour la plupart de nos contemporains, au contraire, le degré de violence pratique est variable, mais le degré de violence assumable est nul ou proche de la nullité. Je trouve d’ailleurs que le mode de comportement en plein développement qui voudrait faire des êtres humains des végétariens, en partie en soutien de l’idée que manger des animaux c’est commettre une violence illicite, va dans ce sens, comme d’une manière plus générale, le pli de pensée appelé « politically correct » où s’instaure sur une base morale non définie un langage épuré de toute violence explicite, et qui par là même est une insupportable violence implicite.

La violence de nos débats n’avait jamais arrêté mon attention au point de vouloir l’analyser. J’avais pour première excuse de considérer la mienne comme une réaction à ta violence, bien plus grande, que je subissais. Je me voyais non pas attaquer, mais me débattre, et j’utilisais souvent l’image du noyé qui se débat en agitant ses membres desquels il frappe sans précision ni même intention le bras qui lui tient la tête sous l’eau. Comme si ce côté réactif lui enlevait de l’intensité, du danger, j’étais en accord avec ce qui n’était que la continuation de mon émotion, selon ma conception d’une violence hygiénique. Mais la voix qui résonnait en moi comme maître de ce débat d’introspection me fit remarquer que cette cohérence applaudie avait peut-être eu tendance à dissimuler l’intensité de l’émotion, et comme cette violence en était le prolongement logique et sain, son degré devait être très grand, peut-être même plus grand que ce que j’en recommandais. On risquait d’entrer là dans la question de l’exception amoureuse, toujours souveraine en principe, mais toujours réfutée dans le cas particulier, et notamment pour la violence où elle passe pour une bien piètre excuse.

Mais, objectai-je à la voix, ce qui rend ma violence contre Sophie si faible, c’est que je l’oublie si vite. Et il me paraissait certain que les coups que j’avais portés avaient laissé aussi peu de traces sur ma victime que dans ma culpabilité, et que je recouvrais mon ingénuité bien vite après. J’ajoutais également que je conçois très bien le plaisir de frapper, torturer, violer l’objet de son désir, mais que pourtant aucune des fois où j’ai porté atteinte à ton intégrité physique, si l’on accepte pour la commodité du discours de revenir de l’extension féministe du viol à ce qu’en fixe la coutume, je n’y ai éprouvé le moindre plaisir sexuel, au contraire, ces coups ont plutôt eu un effet de douches froides. D’ailleurs, j’étais bien certain, parce que j’avais été bien surpris à plusieurs reprises de n’avoir jamais été tenté par cette drogue-là avec toi, que je n’ai jamais essayé d’outrepasser ton interdit de mon désir, même si parfois par la suite je m’étais demandé s’il n’y avait pas eu chez toi une sorte de provocation, et que tu aurais voulu, peut-être pour des raisons très contradictoires, que je te viole. Mais alors que tous mes fantasmes ordinaires tournent autour du viol, sans qu’il y ait en moi le moindre effort de répression à ce sujet, le viol me paraît entièrement étranger dans la relation entre nous, et ne concerne donc pas les fantasmes que j’ai vis-à-vis de toi et qui sont tous extraordinaires. Envisager de te violer m’a toujours paru comme me mutiler, une façon de me satisfaire qui me priverait de ton goût, de l’essentiel de ce qu’il y a en toi, et de l’altérité du jeu que je souhaite.

Un autre argument en faveur des limites de ma violence me semblait mon incapacité à te tuer. Il est vrai, concédai-je à la voix, qui décidément ressemblait moins à celle d’un Torquemada ou même d’un Caton qu’à celle d’un Montaigne, ce qui est finalement bien plus redoutable, que tu ignorais cette incapacité, et une des raisons principales de cette ignorance était que je ne savais pas comment te garantir de cette certitude que j’avais ressentie, l’arme à la main, en 1982, sans que tu ne t’en aperçoives. J’avais été non seulement surpris mais atterré de cette incapacité définitive. Et peut-être l’exposé de cette certitude aurait dû prendre le chemin de mes rêveries, l’une d’entre elle étant la venue d’un messager, qui pouvait être Nuy, m’apprenant ta mort. J’ai revérifié là l’étrange postulat de ma vie qui est que tu me survives. Les implications de ta mort me paraissent aussi inimaginables que la disparition du soleil. Je sens ton sang pulser en moi, de telle manière qu’il m’arrive d’en déduire ce que tu es en train de faire. Le cadre superstitieux de mon manque d’assurance est presque entièrement organisé en signes te concernant : quand je vois un reportage ayant lieu à Montpellier, c’est le fond de champ que je regarde, tout comme dans un match de tennis télévisé, c’est la foule que je décrypte parce que tu pourrais y être ; quand je suis invité dans une soirée, la seule chose qui m’y attire est que, comme je ne connais pas les autres invités, tu pourrais en être ; j’ai une affection particulière pour le bus n° 29, qui était ta ligne à Paris, dans chaque ville où je vais : à Berlin, il passait en bas de chez moi, à Chicago, il va du ghetto noir jusqu’au Navy Pier, et j’ai heureusement oublié ceux de Lisbonne, Londres, Rome ; quand j’entends dire « Sophie », mon cœur claque ; il m’arrive de refaire des trajets que nous avons faits ensemble, comme pour te faire surgir à la fin de ces recueillements, place Dauphine ou au Conways, comme dans l’Ange exterminateur. Ma pensée, quand elle acquiert de l’altitude semble toujours à elle-même se fondre dans la tienne, ou dans la part de pensée de toi qui est en moi, mais qui est ta pensée vivante, continue. De sorte que dans la rêverie je réponds au messager que je ne peux pas croire à ta mort, et je l’accable de questions tendant à recouper une contradiction qui prouvera qu’il ne s’agit que d’une machination contre mon harcèlement, que je rejette d’ailleurs en prétendu harcèlement, mettez les guillemets. Mais le messager ne se recoupe jamais, et m’offre même de venir voir ta tombe. Même devant celle-ci je refuse d’admettre ta mort, et j’interromps, profondément déchiré, cette tragédie imaginée au moment où je serais contraint de considérer quand même quelle serait mon existence sans toi vivante quelque part dans cet Univers. Une autre rêverie sur le même thème va encore plus dans le sens de la tragédie classique. C’est toi qui viens me voir, et qui me demande de te tuer. En outre de l’abolition-confirmation du « non ! », il y a pour moi une confrontation atroce entre deux impossibilités, desquelles il faut que je choisisse l’une : d’un côté tu me demandes de te tuer, ce que je me sens pathologiquement incapable de réaliser, de l’autre tu me demandes pour la première fois, et forcément, quelle que soit ma décision, pour la dernière fois, un service que je ne peux pas te refuser, ne serait-ce que parce que moi-même je t’ai demandé le même service que tu as négligé, même si c’est par un embarras qui n’excuse pas cette dérobade. Là aussi j’arrête la rêverie sans prendre de décision, avec l’excuse fallacieuse que dans ce genre de situation les conditions sont si importantes qu’un troisième choix peut surgir de ces conditions, comme par exemple tes raisons de vouloir mourir, suspendre l’idée pendant un certain temps, etc. Mais le fond de l’idée me reste impossible à résoudre, quoique je tends tout de même plutôt vers te tuer puis me suicider.

La voix de la conscience exigea que je mette à plat la violence réelle que j’avais exercée sur toi, et ce me fut plutôt une nouvelle excuse de sa bénignité et de son bien-fondé. Sauf erreur, c’est-à-dire oblitération totale de ma part, je t’ai frappée à trois reprises. La dernière étant en mai 1985, ce plat du pied dans l’amour-propre ; la seconde fois était en décembre 1984, pour arrêter ta marche, sur le boulevard du Temple, qui t’a fait t’effondrer en larmes ; la première fois était en mai 1982, lors de la nuit de notre première rupture. Il est certain que les deux dernières fois n’ont pas pu te faire mal, physiquement, puisqu’il s’agissait de gestes très contrôlés dont le but était l’une des fois de t’humilier, l’autre de te stopper, de te contraindre à m’entendre, à me voir. « Et il ne te vient pas à l’esprit qu’une violence maîtrisée est bien plus effrayante ? Que, si tu parles en termes de degrés, nous sommes là justement dans des degrés très élevés puisqu’il n’y a là aucune limitation de la violence autre que ce qui est nécessaire à ton but ? » Je me demandais comment tu parvenais à infiltrer un tel avocat aussi près de mes centres de décision, parce que si je l’avais su, j’en aurais fait de même chez toi. Il est vrai que la première fois que je t’ai frappée m’avait toujours paru de très loin la plus horrible, parce que j’avais perdu le contrôle si bien que je n’ai jamais su où, comment, combien de fois je t’ai frappée, et quelle douleur je t’avais infligée. Cette perte de maîtrise m’avait beaucoup effrayée, et je ne mis que sur le compte de ton peu de douleur et de ta grande mansuétude de l’avoir amnistiée. Mais je n’avais jamais encore entrevu qu’une violence froide, sans riposte, était bien plus invivable pour qui la subissait.

Enfin, j’avais une dernière excuse, qui était toujours la première dans mon esprit, et qui chapeautait toutes les autres : c’est que la violence que je te faisais subir était de très loin inférieure à celle que tu me faisais subir. Les trois fois où je t’ai frappée sont d’ailleurs des réactions à des décisions brutales de ta part, toutes les trois des ruptures avec moi, et qui mettaient en perspective imminente des souffrances dont visiblement tu n’as pas idée. Mais ta violence, qui a tout de même détruit toute mon organisation psychique, qui a exacerbé autant mes réactions, qui a détruit et reconstruit l’architecture de ma vie, n’est mesurable aujourd’hui par aucun Etat, et aucun ne reconnaît même ce type de violence, et elle ne donne donc pas droit à la légitime défense que j’invoquais pour toutes mes violences contre toi, rejoignant d’ailleurs assez singulièrement une argumentation profondément légaliste. Pourtant le discours amoureux a toujours été profondément traversé par les témoignages de ces « cruautés », « peines infligées », « tourments éternels », toutes les violences impalpables dont on ne sait pas voir les traces sur un corps, et pour lesquelles il n’existe pas de médecin capables d’attester de leurs menaces pour l’intégrité du patient. Mais au fond de mon cervelet, la voix de ton avocat eut une sorte de rire métallique : « Si tu ne supportes pas la violence de Sophie, et en effet il y a de quoi, tu n’as qu’à ne pas l’approcher ; mais je te rappelle que ce que nous examinons là sont les conditions dans lesquelles tu peux l’approcher. Et, donc, s’il y a une violence à condamner, ce n’est pas la plus grande, ou la plus cachée, mais c’est la tienne, mon ami. »

Condamner la violence est un acte de justice, et entre nous, il y avait toujours eu une justice, et une loi, comme dans tout jeu. La loi entre nous a toujours été celle du plus fort. C’est donc toi qui as toujours fait et appliqué la loi. Quels que soient mes formes de défense, coups, réquisitoires, témoignages, rien ne me protégerait de ton arbitraire, de tes sentences. Il n’y a jamais eu dans tes jugements la moindre explication, au contraire ils ont souvent paru débattus hors de ma perception avec des tiers qui ne me connaissaient pas, et il n’y a jamais eu de pitié, même quand tu amnistiais, même quand ta générosité suppléait ta dureté. Ce système de justice est fort éloigné de celui que s’est donné la société. D’abord tu y es juge et partie, moi aussi sans doute, mais mes jugements n’ont guère d’effet, et je ne suis donc réellement que partie. Déjà cette inégalité institutionnelle est une violence que mon encouragement à la pousser jusqu’à la peine de mort révèle et approuve seulement, mais n’amoindrit en rien. Le juge ensuite, dans ce que cette société a appelé justice, est censé être un humain non seulement impartial, mais reconnu probe et intègre, suffisamment instruit des matières du différend, après avoir recueilli les témoignages opposés. S’il nous fallait un juge, je n’en imagine aucun parmi les êtres vivants aujourd’hui qui puisse nous connaître tous les deux sans que sa préférence soit si forte qu’elle est d’avance conforme au jugement, et qui puisse entrer dans cette sphère commune sans la détériorer ; il faudrait en outre qu’il ait aimé, et je pense que cela suffirait à le rendre impropre à être le juge des autres. Moi-même je me sens incapable de trancher entre deux personnes lorsqu’il y a de l’amour ; au mieux, je conseille, au pire je me tais, parce que je finis toujours, sauf à m’enfuir, à partager l’une des souffrances, ou l’une des violences. La justice dans notre société est, au moins en théorie, une transcription de l’allégorie de la balance : la faute vient alourdir l’un des plateaux, la peine équivalente doit venir alourdir l’autre. Si je n’examine que ma peine, je ne connais pas de faute qui la pèse, quant à tes fautes, comment saurais-je les peser ? Et un certain nombre d’autres dispositions sont censées garantir l’équité : que l’accusé puisse choisir un défenseur ; que sa cause soit entendue ; que le tribunal fonde et justifie son verdict ; que de ce verdict, l’accusé puisse appeler devant un autre tribunal. Rien évidemment d’approchant dans ta justice, que je ne pourrais qualifier que de sommaire, arbitraire, absolue, secrète, irrévocable. Enfin, la justice de notre société s’appuie sur une bureaucratie et un savoir méticuleux et chicaneurs, qui ont leur cause et leur effet dans la jurisprudence, et elle peut condamner selon un jugement antérieur ou une règle tombée en désuétude mais non abolie. Heureusement, tu rends justice sans textes.

Je préfère de loin ta justice à celle de l’Etat. D’abord parce qu’elle est tienne. C’est ta main qui coupe, qui balaie, qui distribue. C’est une inflexion de ton œil, imperceptible pour tout autre, qui va bouleverser, trancher une vie. La splendeur des lits de justice des anciens rois, du chêne de Saint Louis au Parlement de Paris quand Louis XIV l’investissait en grande pompe, ne peuvent qu’en approcher. Et en vérité tu juges comme un prince absolu. Tu condamnes sans entendre, sans expliquer, sans appel, et tu gracies de même. Dans cette procédure fort claire et sauvage, il est stipulé d’avance que la violence n’est toujours que celle de l’accusé, que l’accusé est coupable sinon il ne serait pas accusé, que ses dénégations sont des insolences, ses protestations des rébellions, ses rébellions des crimes de lèse-majesté. Ainsi en était-il du précédent et dernier jugement, en mai 1986, où j’ai été condamné à l’exil à perpétuité, c’est ce que j’en ai déduit, parce que jamais la sentence de la perpétuité ne m’a même été signifiée en termes clairs. J’ai peine à imaginer un verdict plus dur, qui ne me laisse rien, sauf la vie pour le regretter. Et cette terrible justice, comble de l’arbitraire, ne connaît qu’une seule limite : que l’amour cesse.

L’amour, cette puissance étrange et inlassable, est toute mon argumentation. Et, singulièrement, il contrebalance toute peine et tout jugement, toute la justice que tu rends. Il casse les verdicts, il reprend les pièces du procès, il enquête sur les raisons et les secrets du juge, les pose en ses propres termes, trouve et invente des arguments, réfute par sa seule existence toutes les accusations, ou les accepte, selon mon humeur, mais qui m’échappe en vérité autant que tes jugements. A chaque crime sur lequel tu m’interroges, à chaque violence que tu me reproches, il suffit que je réponde « parce que je t’aime », et si le goût du luxe du verbiage m’habite alors il m’est très facile de construire une longue plaidoirie imparable. Pas davantage que dans ton jugement il n’y a d’équité dans mon amour : tu es la pire et la meilleure, l’injustice par excellence et la justice par excellence, la cruauté la plus vive et la douceur la plus tendre. Je peux justifier tous mes actes, même ceux qui paraissent les plus ignobles aux yeux de n’importe quel tiers. Et je peux même délaisser la logique, en rire en essayant d’imiter les petites étoiles de malice, peintes en lumières sombres, que j’ai parfois vues étinceler jusque dans tes iris, en répondant d’une voix facile, même quand elle retient de peu une tempête, que justement l’amour n’est pas logique, le rationnel en est banni, les jugements y sont spécieux, et vive la vie. Et ce ne serait d’ailleurs qu’une apparence de mauvaise foi, car il y a au contraire une telle surabondance de bonne foi dans ces étranglements de la rationalité, que je suis convaincu que ce sont ces étranglements qui en ont raison. Ainsi, en amour, les jugements sont fréquents, et le juge est celui qui n’aime pas. Les peines sont atroces, hors de toute proportion ; mais l’amour qui oblige à les subir de plein fouet permet aussi de les supporter, et de les déplacer, de jouer avec elles, des jeux douloureux sans doute, mais où une nouvelle logique se construit, une nouvelle convergence vers ce juge féroce sans le savoir, sourd et unilatéral. L’amour rend prêt à toujours recommencer le combat inégal de l’appel, et qui par cette endurance à ne rien accepter de la condamnation quelque part l’égale, la fonde et la dépasse.

C’est de cet antagonisme à l’issue douteuse que j’ai voulu sortir en 1993. Et pour accéder au repentir, grave entorse à l’amour-propre mais qui au contact de l’amour en a subi d’autres, j’ai essayé de me mettre à la place du juge qui m’avait condamné. Quelle différence de vue ! Quelle étrange perspective du haut du trône ! J’ai entrevu soudain que ce qui m’était apparu comme bon plaisir, caprice, était aussi un choix difficile, longtemps pesé et débattu, avec des retournements périlleux et anxieux. J’ai eu l’impression que le juge ne se voyait pas sur un trône au-dessus de l’accusé, mais plutôt dans une forteresse en contrebas, menacée par un accusé imprévisible, trop impétueux pour ne pas mettre en danger l’essentiel, même dans la paix. J’ai alors senti, de manière imparfaite sans doute, mais certaine, ta peur de moi. J’en ai été troublé et confus, comme chaque fois que je touche en toi quelque chose qui n’est pas dur, une zone sans défense. J’avais sans doute perçu des éclairs de peur sur ton visage, mais des éclairs seulement, par exemple en décembre 1984, mais où la désolation même de mon geste m’avait interdit de constater que la peur qu’il avait instillée continuait. Pour moi tu étais le souverain admirable et infaillible, qui pouvait même parfois avoir un peu peur, alors que face à moi je te voyais soudain recroquevillée et indécise presque tout le temps, devant des assauts continus, sans répit, toujours incontrôlés, parfois même d’autant plus incontrôlés qu’ils paraissaient froidement maîtrisés ; mais c’était alors le sens général de cet assaut qui était tellement peu fondé que la véhémence qui arrivait à la fois à frapper et à retenir était démesurée jusqu’à une dangereuse démence. J’ai compris à ce moment que pour toi, je ne t’avais pas frappée une fois, trois fois, dix fois, mais que ma violence était permanente. J’ai aussi senti que ma conception de la violence n’était de toute évidence pas la tienne, ce que je n’avais jamais pensé, et que, notamment, tu te sentais aussi vaincue d’avance dans le conflit physique que moi dans le conflit général, sur lequel je n’avais jamais émis la moindre analyse du rapport de force, rejetant au contraire a priori l’a priori que les femmes sont plus faibles que les hommes. Je me compris alors comme un champ de tension qui tentait de t’encercler, et auquel tu tentais depuis des années d’échapper. Je compris que quand tu avais dit à la police que je n’avais pas cessé de te persécuter depuis deux ans, c’était ta peur que tu datais ainsi. Je compris aussi ton reproche qui m’avait paru ridicule d’avoir « gâché ta jeunesse », et qui exprimait ce champ de menace et de peur qui sabrait ta liberté et qui étranglait ton possible. Ton personnage supérieur, méprisant, indifférent, distant, c’est la peur qui le forgeait. Et à la place de tes jugements iniques et capricieux, c’était ton courage de faire face avec fermeté et doigté à une menace aussi constante, aussi imprévue qu’imprévisible, qui se renouvelait d’elle-même, que rien n’épuiserait, que j’admirais maintenant. C’est dans ce cadre que je resituais en l’excusant notre rencontre de l’automne 1985, où tu m’avais lancé comme diversion ta promesse de me tenir au courant de ton accouchement. Et je me dis que, probablement, la peur que tu avais de moi avait dû jouer un rôle primordial dans ta décision de quitter Paris.

Dans la distance de l’espace et du temps où j’étais, je regardais avec une tristesse étreinte par la douceur, par l’envie débordante de te protéger (« réveille toi, imbécile, sous-chevalier violeur, c’est toi la seule agression qu’elle redoute, et cette envie de la protéger en est l’exemple même », criait maintenant, excédée, la voix qui n’était plus Montaigne, mais plutôt Raskolnikov), cette peur, chacun la sienne, qui nous accompagne depuis si longtemps. Je n’avais voulu te faire peur que pour te couper le souffle un instant, comme dans l’admiration, tant je craignais ton rire, ton mépris, ton manque de respect. Cette peur avait effectivement pris pied, mais elle avait pénétré profondément en toi, je le savais maintenant ; elle avait glissé, s’était donc infiltrée et avait souillé ce grand carrefour de l’esprit, qui fonctionne comme un aimant sur ma pensée.

Il fallut d’abord que je cesse de justifier mes agressions passées en petits gestes « significatifs », « désespérés », « sans douleur physique ». Il fallait que je les traite en extensions traumatiques, comme la menace de la guerre atomique est aussi la réalité de la centrale nucléaire civile. Et il n’était pas suffisant de reconnaître, très tard en espérant de toute la présence de mon optimisme que ce ne soit pas trop tard, mes torts et la dimension de ces torts dans le moindre coup que j’avais porté sur toi. T’imaginer froissée, paralysée, aux prises avec l’insidieuse peur que j’avais moi-même, m’obligeait d’admettre que le concept de riposte, de celui qui se débat dans la noyade pouvait aussi bien s’appliquer à toi qu’à moi, et s’annulait donc ainsi. Il me fallait donc donner raison à ta peur, c’est-à-dire concevoir, non que cette peur soit à la hauteur, que je tenais pour modérée, de ma violence, mais que ma violence était à la hauteur de ta peur. Il me fallait reconnaître que c’est ta peur qui dominait le débat, et ni ce que je pensais de ma violence ni ma propre peur. Il fallait aussi que j’admette que les règles très suffisantes que j’assignais à la violence dans ma vie n’étaient pas les tiennes, et que si nous n’étions pas d’accord là-dessus, il était indigne que ta règle générale en cette matière ne soit pas au moins tolérée. Il fallait surtout que j’avoue, non sans honte, que rien ne prouve que j’étais capable de maîtriser en ta présence, dans l’ouragan de tes prunelles s’il te plaisait d’en déclencher un, le fait de déraper avec le bloc de mon corps sur le tien, pour m’y accrocher, m’y sauver. Ce constat était anéantissant. Il signifiait que je ne pouvais pas te contacter tant que je risquais de te mettre dans le danger le plus immédiat, corps contre corps.

J’ai beaucoup souffert de cette lucidité. J’espérais que ma capacité à analyser la passion me gagnerait du recul, m’éloignerait de toi. Mais chaque progrès, supposé ou non, n’était qu’une fleur que je t’offrais, et à chaque pas en avant, j’avais l’impression que l’ensemble dont tu étais le centre se dérobait d’un pas, m’entraînant plus loin, plus profond. Ainsi, m’apercevoir de mes torts n’était ni glorieux, ni plaisant. C’était un chemin de croix, blessant, où l’on tombe et retombe sur des genoux sanglants, grimpant une côte sans refuge et sans fin apparente, absurde par la solitude et la vanité de l’entreprise. D’accord, dis-je enfin, il me faut dissocier ta violence de la mienne. Et j’ai coupé au couteau, tranché dans la plaie vive des certitudes gravées, pour dissocier ces deux violences siamoises. Ma violence commençait enfin à se retourner contre moi, un crochet dans l’amour-propre, un uppercut dans l’orgueil, un direct au cœur. Mais le désir que j’avais de te revoir était tellement fort ! J’ai fini par considérer que la loi, c’est ta violence, pas la mienne. Ce n’est pas le souverain absolu que j’aime en toi, mais ce que j’aime est souverain absolu. Le vieux réflexe égalitariste, l’œil pour œil, le coup pour le coup, était en train de perdre son sens. Mais quelle égalité y aurait-il entre nous, si j’ai une force intérieure à ce point non maîtrisée qui me pousse vers toi, et qu’elle n’est pas réciproque ? Je dois donc admettre tes coups puissants et dévastateurs sans plus les rendre, car c’est l’écho de cette force intérieure, ce désir.

Mais j’ai dit « une force intérieure, à ce point non maîtrisée ». Est-ce qu’il y aurait encore de l’amour si je maîtrise cette force intérieure ? Mais si je ne la maîtrise pas, comme assurer que tu n’es pas en danger ? Il fallait encore résoudre cette équation impossible, et j’y ai œuvré pendant six mois. J’ai commencé à explorer ma façon de penser à toi dans mes rêveries. L’idée était d’interrompre chaque réflexion au moment où le conflit s’y profilait, et je m’aperçus, d’ailleurs, que le conflit finissait toujours par y arriver. La première étape était relativement simple, parce que je fouillais mes rêveries dans la mémoire d’une conscience décidée, soutenue par la volonté, et avec le projet, qui facilitait tout, de te revoir. Mais c’était beaucoup plus difficile quand la rêverie se déclenchait sans volonté, comme à l’ordinaire. Il m’a fallu détruire un grand nombre de ces rêveries pour que chaque fois que la contradiction apparaisse, une sorte d’alarme finisse par se mettre à sonner qui me signale que j’entrais dans une zone de violence potentielle. J’avais aussi à lutter avec l’idée plus compliquée que je ne devais pas noyer la contradiction pour autant. Mais simplement, il fallait que je la résolve autrement qu’en me laissant aller ; et ceci me donna l’impression que je t’avais toujours très mal écoutée, et augmenta mon envie de t’écouter à nouveau.

Il fallait maintenant que je puisse te donner ma parole qu’il n’y aurait plus de violence. C’était un effort sur moi, un violent effort. Car, au fond, ma violence contre toi, même s’il y avait une dialectique entre le contrôlé et l’incontrôlé, restait fondamentalement incontrôlée, avec cette joie amère de la liberté, et je sais que j’avais penché jadis dans le sens de l’incontrôlé, comme étant l’éthique et l’esthétique d’une grande plante sauvage qui pousse, et qu’il faudrait maintenant renier. Et j’avais savouré cette ouverture qui me rendait si fort et si faible, principalement parce que c’est ton contact qui avait brisé en moi ce qui contrôlait. Il fallait donc maintenant reconstruire un contrôle, même partiel, inverser le sens de ma violence, pour la résorber. J’avoue avoir été pris de court par un tel constat, et je n’arrivais pas à me tromper suffisamment pour m’affirmer capable de renoncer complètement à l’hypothèse même de la violence contre toi. Peut-être existe-t-il quelque technique orientale efficace pour résoudre un problème si complexe et si étrange. Mais je savais que toute solution importée me donnerait l’occasion de trahir le résultat, et qu’il fallait que ce soit moi-même qui invente la construction de ce contrôle.

Au printemps je me sentis armé contre moi-même, mais je n’avais aucune garantie absolue dans l’épreuve du feu, seulement un dispositif le plus honnête possible pour faire contrepoids à un désir si dévastateur qu’il était capable, je l’avais vu, de se renier. La plus belle armure ne garantit pas l’invincibilité. Mais c’est aussi pourquoi je désirais maintenant l’épreuve du feu.

Lorsque j’ai appelé Dominique Coutel, ma voix tremblait, mes genoux claquaient, la peur s’amusait en moi à faire des sauts périlleux, des triples Lutz et des loopings. Nous avons d’abord parlé de Saint-Cloud, de quelques personnes que nous y avions connues, Dominique Charlier, dit Minot, Daniel Cibot, dit Choupette, Caroline Blobb ou Slobb. J’ai dit que je te cherchais « ah, répondit-elle, Sophie, tout le monde est amoureux d’elle », je savais qu’elle pensait à Nuy avec qui elle avait eu une liaison et à son frère avec qui tu avais aussi eu une liaison. Je lui répondis que j’allais former une amicale de tes anciens amoureux. « Réellement ? » dit-elle. Il fallut expliquer que c’était une plaisanterie, sans même recourir à l’argument, bien trop grave, que quand on aime ce genre d’amicale de comédie cinématographique est bien impossible. Je lui appris que tu avais fréquenté le lycée de Saint-Cloud, puisque c’est là que je t’avais connue, et elle, qui croyait bien sûr mieux te connaître que moi, n’arrivait pas à associer ton monde et celui qu’elle avait gardé de Saint-Cloud. « Je vais vous donner son adresse et son téléphone », finit-elle par me promettre, avant que je n’ai à lui exposer mes buts. J’avais des palpitations. Au mieux j’avais espéré qu’elle accepte de te transmettre une lettre. Elle était déjà de retour. « Vous ne lui voulez aucun mal, j’espère », dit-elle dans le plus saisissant résumé de mon déchirement intérieur des six derniers mois. Ma dénégation fut comiquement chaleureuse. « Elle habite Montpellier avec Christian Nuy. Elle a deux enfants, Alice et Quentin. » Mes doigts tremblaient sur le combiné pendant que je notais tes coordonnées. Nous parlâmes encore deux ou trois minutes interminables avant de raccrocher. Puis je bondis de joie.

     
             
             
             
             
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