l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      10. Amour et émeute
 

Lorsque les deux aides-soignantes me transportèrent comme un Limoges fêlé du lit au fauteuil, pour mes dix premières minutes assises, la première chose que je fis était d’écrire, et j’écrivis une lettre, et cette lettre t’était destinée. Même moi je n’arrive pas à relire aujourd’hui ce tremblotis en plus accordé en phrases complexes, dont le ton dominant était l’autodérision de quelqu’un qui raconte son accident d’auto, sans encore le croire, à quelqu’un à qui il avait tenté d’apprendre à conduire, et qu’il n’avait pas revu depuis. C’est une des innombrables lettres qui ont rejoint un tiroir, parfois pour me tromper moi-même, celui où, si l’envie idiote m’en prenait, je ne risquerais pas de les retrouver. Mais l’énigme si complète et si indéchiffrable de ton sourire, que j’essayais là comme si souvent de provoquer, rude leçon de mon ignorance et en même temps affranchissement singulier de ma connaissance, m’a tenu comme une petite lumière spirituelle sur la voie de la régénérescence. A l’étonnement du corps médical, d’Agnès, et de tous ceux qui ont pu ou voulu suivre cette péripétie de ma vie, j’ai guéri vite, dans l’humeur égale et inégalée que m’avait donnée la clarté de mon bilan de vie et qui me permettait même de remonter le moral parfois défaillant du personnel hospitalier. Il ne me fallut qu’un peu plus d’un mois pour quitter Le Mans, et deux autres mois plus tard j’étais en Irlande, marchant à travers les collines pour étendre l’autonomie de mes déplacements de deux à dix heures, c’est-à-dire qu’à la mi-août je savais à nouveau tenir une demi-journée sur les jambes.

Le bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes venait de paraître, copieux constat d’un mouvement social qui ne trouve pas le second souffle, celui de la construction espérée, où de l’îlot qui irradie, où de l’idée encore petite, déjà maîtresse, qui va axer la discussion et qui pointe çà et là. Cette somme importante, quoique plus importante en apparence qu’en réalité, d’activité soustraite à ma survie, n’avait jamais réussi, ni prétendu, te disputer la primauté dans ma pensée. Ce n’était pas comme dans la survie, le travail, où tu faisais des irruptions brutales qui pouvaient arrêter tout, ou plus souvent me transformer en zombie, exécutant mécanique de tâches indifférentes, bienvenues parce qu’elles attachent les extrémités, clignotant seulement d’une multitude de signaux intérieurs, aussi indéchiffrables énigmes que ton sourire qui illuminait la place les beaux jours, et dont l’absence était la tempête, le reste du temps. Quand ces intenses et fréquentes incursions se produisaient, mon activité de rédacteur de bulletin en revanche s’arrêtait net, te laissait le terrain. Et lorsque je pouvais à nouveau me concentrer, c’était toujours à l’ombre de ton sourcil froncé, à un moment où les fureurs, déchirures, rires, songes, mélancolies et solennités que tu déclenchais à l’improviste étaient en plancher et en plafond, et qu’ils me laissaient ratiociner, mécaniquement comme il me semblait par comparaison certes un peu exagérée.

Sans doute, cependant, la Bibliothèque des Emeutes jouait un rôle dans la passion. Tout d’abord il existait aussi une spirale de l’urgence, un peu artificielle probablement mais équipée de justifications solides, comme par exemple des délais de parution par rapport aux événements décrits. Et comme les bulletins avaient maintenant grossi jusqu’à devenir des livres de taille moyenne, c’étaient des tours de force de fraîcheur de pensée, une pensée qui devait s’arracher à la survie, et guetter les accalmies d’orages que tu continuais de provoquer, à distance. Mais ils s’y acquit, indiscutablement, une sorte d’entraînement propre, qui justement avait pour fonction dominante de repousser tes incursions, à la fois redoutées et espérées, sorte d’Empire romain se fortifiant contre l’hédonisme et la violence barbares. Aussi peut-on considérer mon activité dans la Bibliothèque des Emeutes comme une sorte d’envers psychologique, de parenthèse proclamée, mais dont la longueur n’est pas indifférente parce qu’elle détermine finalement la hauteur de la frustration, et que, plus l’épreuve est dure, plus la récompense, pouvoir m’abandonner à cette passion, est grande. Toute cette construction logique, charpentée en textes, correspondances, débats, qui tentait d’étendre sa portée, quoique soumise sans discussion à la passion, en était comme le négatif, comme la respiration retenue que je jouais à rendre plus longue, soutenu par l’impression que je défendais ton point de vue en t’abandonnant, paradoxe aux miroirs renversés, où se reflète aussi loin qu’on veut ton regard appuyé, celui qui quelque part a pénétré si profond et bouleversé si complètement, et son voile noir, définitif. Mais cette dialectique entre l’attirance et le stoïcisme n’est évidemment qu’un service de l’attirance, même si et parce que au moment stoïque on pense le contraire.

Et puis il y avait aussi dans le projet de la Bibliothèque des Emeutes les signaux les plus explicites de la passion. Les générations avant nous luttaient encore pour instaurer la nouvelle sagesse des Lumières pour purifier le monde des arbitraires bornés, et des superstitions ridicules. La raison est d’abord un combat contre le déisme myope à force de regarder trop loin. Mais nous, ta génération, avons grandi sous la tyrannie de la raison qui a gagné ce combat. Et celle-ci a commencé à montrer ses limites, ses sécheresses puritaines, ses hypocrisies de la minutie, ses calculs sur l’irrationnel, et son irrationnel sur la vie. Les plus hardis penseurs du siècle, sans s’élever contre la raison en tant que telle, avaient déjà commencé à considérer qu’il était de raison d’avoir de la passion, ou tout au moins que la passion coloriait tout de même bien utilement la raison. Je pense essentiellement aux surréalistes, qui étaient léninistes et freudiens en soupirant, mais qui signalaient l’apport des hérésies et des folies, commençant me semble-t-il à inverser le déjà vieil ordre des choses, où la raison était le jour, et la passion la nuit. Et puis, sans pasticher Erasme, les systèmes de croyances dominants, construits sur la raison, ont paru des délires sans fondement, plus surréalistes que les prophéties d’Orwell. Le règne désormais haï de la bureaucratie au service de l’économie, c’est-à-dire de la petitesse tatillonne au service du mercantile, et de leur inverse qui est la même chose, a commencé à établir la raison comme un joug abject, dont l’humanité était déjà plus discutable que la primauté. Même dans les sciences dites positives, qui constituent une justification initiale de la raison tyrannique, des systèmes de pensée très officiels proposent désormais d’assouplir les rigidités devenues insupportables et inadaptées des kantiens et des autres positivistes qui gouvernent la pensée dominante : de théorie économico-mathématique des jeux à théorie ondulatoire du Chaos, les chercheurs tentent d’intégrer l’indiscutable irrationnel dans le modus vivendi de l’époque. La Bibliothèque des Emeutes, comme son nom l’indique, était elle-même au carrefour de la raison et de la passion, indécise au départ, voulant concilier les deux, mais en affranchissant la passion de sa soumission à la raison, les mettant à égalité. La passion est plutôt ce qui s’élève hors de chaque époque, et particulièrement d’une époque de sacralisation irraisonnée de la raison et la dénonciation de la putréfaction raisonnable et raisonnante, du rationnel qui serait tout le réel, et du réel qui serait tout le rationnel, l’emporta assez vite sur la tentative d’emporter la raison dans le négatif de la passion.

Il y a, de plus, entre l’émeute et l’amour, de nombreux parallèles. L’explosion du départ, où se brisent les barrières des comportements courants, où se culbutent la liberté et la responsabilité, où détruire devient construire, en est le clairon. L’émeutier, tout comme l’amoureux, entre dans un état différent, dans une situation qu’il ne sait plus comment il a contribué à créer, avec ses réserves, ses baisses de tension soudaines, ses systèmes de croyances qui prennent des formes grimaçantes et grotesques à la lumière d’une accélération générale, aussi bien des gestes, des mots, des actes, des choix qui souvent seront décisifs. Les deux situations commencent par un affranchissement, qui même s’il peut ne s’avérer que le portillon d’un esclavage plus grand n’en est pas moins un affranchissement, au moment de l’explosion. Dans l’explosion du départ aussi, la perception se modifie, les sensations sont traduites différemment par la conscience, qui maintenant suit l’action plus souvent qu’elle ne la précède. Des parfums s’imprègnent, des visions se fixent, c’est comme si on entrait dans un monde spécial, et l’on a tout de suite le désir que ce monde spécial devienne le monde ordinaire, tant cette situation est un violent changement, tant on voudrait que ce violent changement s’éternise.

C’est que l’espèce de corne qui nous défend contre les sensations trop vives est tombée. Dans l’émeute comme dans l’amour, le plaisir est sans doute la composante essentielle, et dans les deux cas, je crois, il est en même temps le nœud du drame. Dans l’émeute, d’abord, le plaisir est le plaisir de découvrir soudain des gestes et des sensations, mais aussi des idées neuves. Il y a cette dépense d’énergie – tous ceux qui ont intensément joué à l’émeute, comme à l’amour, en savent la fatigue –, mais qui aboutit, contrairement au sport, à un sens, à un discours, même si celui-ci ne dépasse que rarement son balbutiement négatif. L’affrontement et la destruction de ce qui est haï, et inviolable en temps ordinaire, le don des marchandises rendues à leur valeur d’usage par le pillage, l’utilisation de la ville d’une manière non prévue par les urbanistes et architectes, la débandade de la police, sont des scènes bandantes. Et l’excitation du plaisir se sent, se communique. Du plaisir en amour, il n’est pas nécessaire de rappeler ici le phénomène, tant il est trivial. Qu’il n’y ait pas d’amour sans plaisir voire sans désir explicitement sexuel me paraît d’ailleurs une des exigences minimales pour une définition de l’amour. Le plaisir en amour est même une présence constante – contrairement à l’émeute où il est plus sporadique –, même quand il s’accompagne de la souffrance. Dans l’émeute, la souffrance est une constante non dans le moment même, mais dans le temps historique. Puisque l’émeute ne triomphe pas comme mode de vie, elle est donc récupérée, et le plus souvent réprimée. Ces deux modes de défaite sont extrêmement douloureux, le second ajoutant les coups physiques à l’humiliation du premier. Les défaites et les humiliations, les coups mêmes, sont familiers dans l’amour. Et ce qui lie ce plaisir et cette souffrance, c’est la peur, que l’amour provoque et vainc, c’est son grand jeu, alors que dans l’émeute la peur divise et empêche, travaille. Parce que la principale différence entre l’émeute et l’amour est que l’émeute est une activité collective, contre un ordre, quelque chose de très général, alors que l’amour se joue entre des individus, en principe toujours deux, des particuliers, qui en sont les pôles ; les émeutiers sont indistincts, et ont bien souvent intérêt à l’être, dans l’amour l’indistinction est fatale, la profilation, l’égocentrisme tendent à se radicaliser. Je ne veux pas dire que dans l’émeute la subjectivité serait absente, bien au contraire, c’est un acte de subjectivité collective, mais dans l’amour tout doit être signé, sursigné même, alors que dans l’émeute l’anonymat est la meilleure signature. L’anonymat dans l’émeute et la signature dans l’amour se rejoignent d’ailleurs dans leur fonction : tous deux en appellent par le sacrifice de l’individualité, ici niée, là exacerbée, à sa transcendance. La peur, dans l’émeute comme dans l’amour, connaît aussi son apogée, la panique. Et si le plaisir y propage les érections, la panique y propage les débandades, mais aussi les tendresses, les fous rires, les rebondissements de l’humeur qui dans les émeutes sont ce qui est imprévisible pour l’ennemi, et dans l’amour pour l’aimé.

Une autre similitude me paraît remarquable. La publicité de l’émeute et de l’amour en fait des phénomènes humains, sociaux, de la plus grande importance, pourtant falsifiés, mystérieux, inconnus. Personne ne sait très bien à quoi ressemble une émeute, pas même les émeutiers qui l’ont traversée, et qui le lendemain retrouvent le discours de la veille, assez éloigné quand ce n’est pas l’inverse de celui du moment même. Mon expérience de l’émeute est certes faible, d’ailleurs elle ne peut être que faible et particulière, sans quoi je serais une sorte de professionnel de l’émeute – et si une émeute est faite par des professionnels elle n’est plus une émeute –, mais j’ai toujours été frappé par la différence entre les motivations exprimées sur place et celles que la télévision ou la presse rapportent le lendemain, y compris même dans ces interviews d’émeutiers qu’on sent s’appliquer à énoncer les raisons raisonnables présupposées par les informateurs. On a donc là la confirmation que si les autorités avaient construit un gymnase ou une maison pour tous, ou que s’il y avait plus de démocratie dans notre Etat du tiers-monde, eh bien toute cette flambée de violence n’aurait pas eu lieu. L’émeute en entier peut donc être traitée comme un événement négligeable, un à-côté qui dénonce au mieux un dysfonctionnement particulier et souvent remédiable. La publicité des émeutes oscille ainsi, selon les impératifs médiatiques ou policiers, entre un spectacle aux poncifs bien rodés, l’émeute de Los Angeles en mai 1992 atteignant là une sorte de paroxysme, et une occultation quasi complète, comme pour l’émeute de Kinshasa à la fin de 1991, à peu près équivalente en ampleur à celle de Los Angeles. Pour l’amour, la publicité est encore plus indigente et à côté du sujet. Si on peut recenser les principales émeutes de notre temps, c’est tout à fait impossible pour les principales amours de notre temps. L’amour n’arrive à la publicité qu’à travers ses infractions à la loi, ou les excès de comportement ridiculisés qui lui sont inhérents, comme par exemple tel amoureux achetant un espace publicitaire pour le faire savoir à l’aimée. Jamais l’information dominante ne s’aventure à rapporter ce qui s’est réellement passé, la nature et la portée du phénomène, les sensations vécues, les prétextes et les péripéties, leur pourquoi et leur comment. L’amour est toujours raconté, dans l’information, comme dans un rapport de police où cul est un mot interdit, et où on a plus de chance de s’en tirer en avouant de la colère. Il est dans la nature même de l’émeute et de l’amour, qui sont des événements qui échappent à la raison, que celle-ci n’arrive pas à en décrire les moments, à en décrypter la saveur, et l’importance. La spontanéité, qui par là devient suspecte, est bien l’extrême que le discours dominant de notre époque parvient à invoquer pour étiqueter ces deux phénomènes, et encore, spontanéité est rarement considéré comme faisant partie du vocabulaire de l’amour. Mais l’amour est encore plus mal présenté que l’émeute dans ses éclairages tour à tour trop vifs et trop obscurs. En effet, l’amour d’aujourd’hui n’est raconté presque exclusivement que dans le roman et le cinéma, et même lorsque le thème avoué de ces médias est autre, les déclinaisons sans fin sur l’amour, explicitement « embelli » ou inventé, y figurent encore dans le décors obligé. Par conséquent, à une information inexistante sur l’amour correspond une surabondance d’amour dont on sait qu’il n’est que fiction. Par là, l’amour tel qu’il est vécu n’apparaît jamais, trop grand pour l’information, trop imparfait pour la fiction, qu’en se faufilant entre ces deux grands miroirs déformants. Comme pour l’émeute, ses témoignages sont rarissimes et n’atteignent le public qu’au prix d’un discours qui ne désavoue pas les médias qui les transmettent. Mais comme l’émeute, fantasmée avec des poncifs improbables dans une imagerie délirante largement propagée (par exemple l’émeute comme partie d’un machiavélique complot, ou bien la présentation des émeutiers comme un bloc soudé, ce qui est une mystification du plaisir et de la panique qui ne se transmettent jamais tout à fait à tant de gens qui ne se connaissent pas et qui, même s’ils se connaissaient, n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions), l’amour passe au travers des radars et des systèmes de reconnaissance mis en place, ce qui d’ailleurs plaide pour sa rareté.

Je suis bien placé pour savoir qu’il n’existe pas de théorie de l’émeute avant celle, très précautionneuse, de la Bibliothèque des Emeutes, qui a toujours refusé d’empiéter de ses généralités sur la particularité de chacun de ces événements, signalant au contraire que l’émeute aussi changeait avec l’époque : une émeute de l’époque de Dickens n’est pas comparable à l’émeute telle qu’en parle Blanqui, qui n’est pas comparable à Vaulx-en-Velin, qui est difficile à comparer à celles de Mamelodi ou de Mogadiscio, et il y a même une grande différence entre le 14 juillet 1989 et les 3 et 4 octobre 1993 à Mogadiscio, celle entre le début et la fin d’une époque. Pour l’amour, l’absence quasi complète de théorie est encore plus étonnante tant l’amour traverse tout le récit connu depuis plusieurs siècles. Je peux citer par exemple Platon, Stendhal, Simmel ou Bataille, puis plus près de chez nous de Rougemont, mais qui parle d’un phénomène qu’il n’a pas vécu lui-même, et Luhmann, qui lui aussi rapporte en l’analysant ce que d’autres en ont dit. Mais ceci ne donne guère une théorie de l’amour, tant même chacune de ces ébauches est discutable à presque chaque détail. Ainsi donc, autant en récits imparfaits, en mystifications outrancières et en absence de théorie, l’émeute et l’amour se ressemblent malgré la différence évidente d’une culture de l’amour très prodigue, à laquelle s’opposent un mépris et un rejet de l’émeute hors du fonds de la connaissance humaine organisée.

Comparables par leur début visible, l’explosion, les profondes modifications sensorielles qu’ils font subir à leurs acteurs, leur plaisir et la souffrance qui l’accompagne, leurs peurs jusqu’à la panique, l’obscurité et le mystère relatifs avec lesquels ils traversent les affabulations et bricolages idéologiques de leur époque, l’émeute et l’amour prêtent aux mêmes questionnements sur leurs buts et leurs origines. Quant aux buts, ils paraissent à première vue fort opposés. Dans l’amour, en effet, le but est l’autre, précisément situé et su, alors que l’émeute est d’abord une ouverture, un possible, où les buts se découvrent ou non. Mais dans l’amour, l’autre, l’aimé, n’est aimé que parce qu’il est aussi l’ouverture. Certes, il paraît plus un but, tant qu’il n’est pas atteint, mais il n’est vraiment qu’un moyen, tout comme l’amoureux ne se sent qu’un moyen des buts de l’aimé. De sorte qu’il me semble que l’amour, comme l’émeute, est d’abord une ouverture en proportion de l’explosion qui les manifeste, que ces explosions peuvent être à répétition, et que leurs buts sont à découvrir par les acteurs mêmes. Je dirais même que l’émeute et l’amour posent la recherche de leurs buts de manière très similaire : un acte d’affranchissement, qui libère une communication intense et difficile parce que trop intense, plaisir, douleur, peur, insaisissable par la tyrannie de la raison autrement que dans la déformation ou dans le mythe ; et dont le manque capital est la formulation, je veux dire la formulation théorique, qui permettrait de définir les buts, et par là l’origine, dans la mesure où notre progression est une progression vers le fond, vers l’origine. Un des grands manques dans les tentatives de théorie de l’émeute ou de l’amour est d’abord de les resituer entre ce qui est plus grand et plus petit qu’eux, de les relativiser. Pour l’émeute, il est plus aisé de concevoir cette exigence, parce qu’il n’y a pas de mythe de l’émeute comparable à celui de l’amour, et une théorie de l’amour hors de son contexte, comme c’est justement toujours le cas dans les sommaires précédents connus, tend justement à grandir le mythe plutôt qu’à l’expliquer.

L’inconnu de l’origine de phénomènes aussi intenses et aussi émotionnels m’amène à supposer qu’il pourrait s’agir de la même. Et j’ai bien sûr envie de dire que les révolutions, qui sont les moments du débat de l’humanité sur elle-même, les moments pivots de l’histoire, ont pour origine soit l’émeute, soit l’amour. En Iran, par exemple, il était aisé de constater combien l’émeute était à l’origine de ce grand débat ; il était plus difficile d’entendre combien ce grand débat portait aussi sur l’amour, qui y était pourtant présent (on peut notamment l’entendre en filigrane de l’exaltation d’une Zara Salman), et comment les deux se sont rejoints, plaisir, souffrance et peur, dans le débat sur le voile, qui était le voile sur le débat. De la même façon, il est aisé d’imaginer combien les émeutes sont propices à l’amour, parce que les défenses y sont tournées et le moment de la liberté paraît, dans sa plénitude, y tout permettre, y tout affranchir, parce que ceux qu’on risque d’y rencontrer partagent la même exaltation, et manifestent les mêmes qualités admirables, le courage y célébrant la victoire sur la peur. Je ne manquerai pas ici l’inversion, judicieuse, qui constate combien l’amour est propice à l’émeute, combien quand on est en rupture de loi on a envie d’étendre cette rupture de loi à toutes celles qu’on rencontre, on a envie de foncer, et de donner envie de ces vertiges de vitesse et de pensée. Même si c’est une contraction qui mérite prudence par sa hardiesse, et qu’en conséquence je n’ai jamais utilisée sauf dans mes grands monologues intérieurs, un peu déclamatoires, j’ai toujours voulu partager ainsi, à travers un grand cri de ralliement, cet enlacement de l’émeute et de l’amour : je t’aimeute !

Ainsi donc, en dix ans, la perception du plaisir et de la nécessité d’une théorie de l’amour avaient mûri en moi. J’ai toujours été convaincu que la théorie est une dangereuse alliée, parce que née de la nouveauté, elle trahit souvent pour le conservatisme, mais elle m’a toujours paru aussi ce qui condamne ainsi la nouveauté à vieillir, et vivement que la nouveauté vieillisse ! La théorie a aussi une fonction plus directement négative sur son objet : c’est que, lorsqu’un objet trouve sa théorie, c’est-à-dire qu’il est compris dans l’ensemble, sa fin, sa finalité paraît. Et dans le cas de l’amour, en dire la fin est évidemment une ambition dont je voudrais bien me prévaloir, mais c’était surtout trouver la limite de cette passion pour toi qui durait, durait, durait dans un si sombre exil. C’est donc aussi comme désir d’en sortir que le mûrissement d’une théorie s’élaborait.

J’étais loin cependant de construire patiemment, à l’aide de lectures choisies, de citations solides et pertinentes, bref d’un cheminement de chercheur, fort au fait des découvertes d’un sujet, une toile de mygale où je n’aurais eu qu’à m’installer pour attendre que le phénomène de l’amour s’y prenne de lui-même. J’étais plutôt moi-même pris dans la toile étroite et délicieuse de ma propre passion, et c’est d’elle et d’aucune autre que j’attendais de trouver les innombrables certitudes qui me manquaient. Le seul allié que j’ai admis dans cette recherche était alors tout récent, puisqu’il datait de deux semaines avant mon accident, et c’était l’écrit. Ecrire, qui a l’inconvénient lamentable d’être beaucoup plus lent que la pensée, si bien qu’un grand nombre de constructions, d’infiltrations, de mouvements, de sauts qualitatifs mêmes, lui sont irrémédiablement perdus, a aussi l’avantage de former la pensée, de découvrir des certitudes, à condition d’avoir une honnêteté critique minimum avec soi-même (la mienne est tout juste minimum). L’écrit joue en ce sens le rôle du révélateur et du fixateur dans un laboratoire photo, il permet souvent de découvrir le croisement entre deux lignes que la vitesse de la pensée à renoncé à suivre, même si c’est avec le risque de mythifier ce genre de croisement. C’est pourquoi la prudence guidée par le plaisir m’avait dicté de ne pas hésiter à donner de l’extension au récit de cette passion, afin que s’y décrivent tout seul, à l’attention de ma perspicacité en éveil, les contradictions et les perspectives, en un début d’armature qui remplace, peut-être définitivement, le feu d’artifice que tous les matins et tous les soirs tu continuais à me jouer, dans mon souvenir meurtri et ravi et dans mon imagination que rien ne semblait essouffler.

Au début de cet écrit, j’étais émerveillé par ma facilité, où j’avais l’impression d’une douceur riche et vive comme se jeter dans une rivière très claire dans le sens du courant, après une journée poisseuse de poussière et de sueur, sans pourtant jamais perdre la clairvoyance et les nombreux niveaux de mon objectif. Mais peu à peu la progression se ralentit aux limites mêmes de mes sources. Celles-ci étaient d’abord la mémoire, que j’avais trouvé si excellente au départ, mais que j’avais surprise à plusieurs reprises se prolongeant dans l’imagination, sans que je ne m’en aperçusse, un peu comme quand, au réveil, on continue un beau rêve dans la somnolence jusqu’à ce qu’on arrive au point où, soit lucidité grandissante, soit cul-de-sac de l’historiette elle-même, on soit tenté d’en distinguer la part de rêve et la part de somnolence, et qu’on s’aperçoit, dans des efforts parfois fiévreux, qu’on est devenu bien incapable de reconstituer cette frontière. Cette souplesse de mémoire m’inquiétait d’autant plus que son assurance ne se démentait pas à travers ses acrobaties. J’avais pris l’habitude de retracer nos rencontres de mémoire, et de vérifier ensuite sur mes rares et inégales notes de l’époque ce qui pouvait l’être : que d’écarts ! Mais ma mémoire avait encore un autre défaut. Il est connu mais toujours aussi surprenant de constater la sélectivité de nos souvenirs. Je n’en ai que peu d’exemples, ce qui me semble plutôt prouver combien cette sélectivité est pernicieuse. Ainsi après notre séparation en 1973, nous avions convenu d’un système de lettres déposées à un certain endroit sur la place de l’Eglise à Ville-d’Avray. Eh bien cet important échange, dix ans plus tard, c’est toi qui me l’avais rappelé, et moi, je l’avais complètement effacé de mon esprit. De même, en commençant à écrire, j’étais devenu incapable de me souvenir de la première nuit où je t’ai aimée avec mon sexe, en 1982, et j’avais eu deux ans plus tard l’impression que toi, tu t’en souvenais très bien, mais ce n’était peut-être qu’une impression. Même si ces occultations me paraissent extrêmement significatives, dans le sens de mes propres interdits, mais peut-être surtout dans le sens des priorités qu’on rencontre dans une telle passion, le défaut de mémoire était ici principalement devenu défaut tout court.

Les défaillances d’une mémoire solitaire n’étaient pas les seuls obstacles que je commençais à redouter, lors de mes épuisantes promenades rééducatives dans les collines irlandaises. Une telle immersion prolongée, appuyée par des relectures et des reconstitutions, dans une passion dont j’avais sans doute l’impression de me libérer lentement, mais nullement la prétention de m’affirmer indépendant, reproduisit soudain le mouvement inverse, perceptible en effet, mais que je niais cependant. La lutte pour en sortir fait perdre pied, c’est une de ses préconditions, mais l’on croit toujours que, puisque l’on a pris pied, ou qu’on en a l’impression, la démarche suivante, ici être capable d’en écrire, produira une progression douce de ce début d’assurance, que je croyais pouvoir déceler depuis 1989. Mais j’étais soudain replongé au cœur de certains de mes troubles passés, comme ce balancement exigeant dans un rythme sur lequel j’avais une emprise dérisoire, c’est-à-dire que je ne pouvais même pas en rire. Des limites de ce balancier, comme dans tout jeu, naît une sphère, mais dans celle-ci en particulier les limites sont hautes et infranchissables dans les deux sens. Cette puissance de la séparation, qui est un bénéfice de la vérité du discours, est aussi un périlleux vol spatial de l’imagination. Aucun territoire que cette fantaisie ne saurait s’accrocher, même les vils, même les absurdes, aucun champ ne lui est trop grand à embrasser, aucune minutie qui ne lui paraisse un jeu d’enfant à diviser jusqu’à ce que, ce qui au moment de lui apparaître était infime et négligeable devienne, après une série d’opérations rapides et incisives, le premier champ trop grand. Et dans cette absorption par l’objet, dont l’emprise est si douce que la traversée à la machette y paraît un repos, il faut s’arrimer aux bords étrangers, crier parfois dans son sommeil, sortir de la gravité des choses hypothétiques, comme des grottes de la mémoire, car la morsure blanche du monde extérieur à la sphère est ce qui permet d’en apprécier le goût toujours frais et chaud à chaque bouchée pleine et délicieuse qu’on glisse sans effort de la langue au palais et qui vient tapisser joyeusement les joues sans jamais les paralyser. La rêverie est en même temps un moment clair, de vivacité sans heurts et de grande opacité, de silence et de fermeture. C’est un dialogue avec toi, où tes réponses sont des figurations abstraites, brèves mais directrices, pivotales dans l’extension du périple. Il m’est difficile d’en reproduire ne serait-ce qu’une, car quoique ces petites pièces sont à chaque fois différentes, leur texte, murmuré, parfois avec les lèvres, est très vif. Souvent elles posent un thème, captivant la conscience, et toutes les ressources de l’intelligence sont alors appliquées à l’épuiser, multipliant les arguments d’un conflit, inventant les objections, qui parfois ne sont qu’en suspension silencieuse du murmure, fouillant le secret des influences et origines, et revenant à la surface, pleines, bleues, nacrées, tempérées, d’une quiétude alerte qui ressemble à s’y méprendre à l’un de tes regards, déclencheur alors d’une nouvelle direction de la rêverie, tout aussi incapable de s’étalonner dans la grandeur, devenue petitesse, du monde réel, que celle dont elle est la continuité. La plus belle féconde et véridique rêverie est celle du matin. Plus je suis seul, moins elle risque d’être dérangée ; de même, l’érection m’y gêne, la déroute, et il faut en attendre ou en accélérer la fin, pour laisser à la petite mélodie délicate de la rêverie sa force et sa puissance de grand orchestre de l’esprit. Elle peut durer parfois plusieurs heures où, allongé, les yeux au plafond, inerte à l’exception du mouvement des lèvres, souvent imperceptible, se déroule une situation inventée, par exemple ma rencontre avec toi, par hasard, dans un endroit où je serais obligé d’être dans la journée qui vient, selon mon emploi du temps déjà prévu, ou bien une discussion avec toi sur l’événement politique de la veille, ou encore mon questionnement inquiet, d’autant que se supposant indiscret il se croit obligé de se formuler en phrases à sens multiples, sur telle de tes réactions qui me mine depuis dix ans, ou telle autre qui me hante depuis vingt ans, et dont ce jour-là même, la rêverie, théâtre antique où il n’y a toujours que deux acteurs et un chœur de masques, s’est vu échoir la réécriture d’abord infime d’une dramaturgie qui, en quelques instants inchiffrables, sera destinée à modifier le monde.

La richesse unique de ces moments incomparables interdit l’émission d’échantillons. Mais ceux-là sembleraient bien impossibles à produire, tellement leur protection leur donne cette majesté de ta certitude de toi. Et j’ai tellement incrusté les murs de cette protection intérieure des plus fines inscriptions que m’auraient enviées les maîtres chinois de la gravure sur oreillers de pierre, qu’éventrer ces défenses serait priver son contenu de sa luminosité propre, du chatoiement de sa réflexion. Ces rêveries d’ailleurs ne sont produites que d’un seul coup et pour un usage unique, elles ne peuvent se présenter qu’à ton absence, car c’est en ces formes incisives et ces arrondis surprenants qu’elles sont ciselées, incompréhensibles et inaccessibles au flot grossier des descendants de Cortés, insensibles à tout ce qui n’est pas de l’or. Leur col sur l’extérieur cependant existe, et il n’est pas nécessaire de casser les hautes parois de leur douceur intime pour les faire couler à la vue générale. Mais ce col est fermé : c’est toi, qui es à la fois l’objet, l’acteur, le metteur en scène et le spectateur de cette sphère, au dedans et en dehors, élément vivant de mes rêveries. Elles sont la complainte, qui n’est transmissible que par toi, du manque, et elle constituent la strate vivante et fossile, le fond du temps, parce qu’elles en sont la continuité et l’occupation principale, qui détermine et reproduit l’ambiance du lien si fin et si enroulé dans lequel on s’enchevêtre dans l’obligation même de le dénouer.

Tout autant que la théorie de l’émeute et la théorie de l’amour nécessitaient pour la jonction de leurs chemins parallèles une mise à nu de leur essence, les limites de ma mémoire et la rêverie tendant à sa réalité étouffaient de l’absence de cette même essence, la communication. Cette communication, dont l’écrit n’était qu’un pas différé – et cela m’apparut dans un effroi très agréable –, était en réalité la communication avec toi. Quand, pour ce que j’écrivais, j’utilisais à mon usage le mot et le concept anti-amoureux de thérapie pour renvoyer dans une neutralité trop rigoureuse pour qu’elle puisse me représenter les forts partis-pris qui commençaient à se dessiner, quand hypocritement je me persuadais que j’allais dans ta direction, mais pas géographique, charnelle, avec le grand orgue de toutes mes fibres en agitation, non, dans la direction abstraite que tu aurais voulue, portant tes couleurs et ta fière devise du renoncement, je feignais de m’examiner en froid praticien qui décide que le stade de la rééducation nécessite enfin que le patient soit exposé à ce qui a nécessité la thérapie, car seulement alors on saura s’il est vraiment guéri. Les enlisements où aboutissait maintenant l’écrit par les différentes méthodes auxquelles je le soumettais, et auxquelles toi seule avais maintenant les bonnes réponses, fournissaient le prétexte, déguisé en obligation, d’une épreuve du feu que je redoutais sans doute un peu, mais sans doute moins, me disais-je, qu’avant d’avoir commencé à écrire, et beaucoup moins qu’avant 1989. Je voulais non seulement aller au feu, mais en sortir ignifugé. L’écrit, les sept ans depuis que tu avais quitté Paris, et les différents reculs que ma vie m’avait prodigués entre-temps me parurent, non des garanties, mais une pente suffisante où je saurais bien te regarder en face sans cette impétuosité que je chérissais pourtant de mes rêveries à mes souvenirs, et jusque dans la théorie générale des émeutes. Il est difficile d’être plus ingénument malhonnête, de se tromper soi-même avec plus d’ardeur et de sérieux. La brusque irruption d’un chant multicolore et bondissant, du rayonnement splendide et irrésistible d’une idée si profondément euphorisante, si profondément émouvante que j’en chavirais de sourire, je me les dissimulais assidûment de froid et de gris, forçant sur le froid et le gris, impératifs de théorie, je les réprimais en invoquant une thérapie par la sublimation écrite qui en était simplement arrivée à son stade intermédiaire de la vérification expérimentale, voilà tout ! Et j’ajoutais à cette conviction soutenue par un enthousiasme qui ne venait pourtant que de la tentation de te rencontrer à nouveau, qu’il en allait de la plus élémentaire politesse que d’instruire l’héroïne qui donne son titre à l’ouvrage de quelle manière elle y règne.

Et puis, comme si je manquais d’arguments, j’en trouvais de plus violents, de plus sournois. J’avais en effet décidé d’utiliser ton nom, et d’ailleurs de n’utiliser que des noms non travestis. Ce jeu de vérité ne me paraissait contournable que par ton interdit exprès, parce que ton nom, les différents noms que je t’ai connus, sont les leitmotivs inlassables gravés sur les parois internes de mes rêveries. Ils sont donc en eux-mêmes toute une exégèse, une rêverie particulière, un des pavillons enchanteurs de ce royaume et ses hymnes, et il m’est réellement très difficile de t’affubler d’un pseudonyme, même d’en imaginer un qui te ressemble et s’intègre dans la sphère. Mais rendre public ton nom me paraissait relever de ton autorisation, quoique je fusse très loin de rendre public quoi que ce soit de cette réflexion-là. Je songeais par exemple que ton enfant pourrait lire qui tu es et as été, sans qu’il me paraissait très sûr que l’interprétation que je donne de toi te plaise, et par conséquent, quel effet elle aurait sur ton enfant. Je me demandais aussi si tu pouvais ouvertement, publiquement contester d’une manière ou d’une autre le contenu de ce que je disais de toi, et c’était tellement contraire à mon entreprise, qu’il m’apparaissait qu’il valait mieux te le demander avant. Après tant d’années, ainsi, j’admettais sans doute que je t’aimais toujours, mais je me sentais la force et la capacité de le manifester si différemment qu’il ne me paraissait plus impossible d’en obtenir ton indulgence, et mieux, tes lumières si contraires aux miennes. Ainsi nous avions joué la première manche en 1973, la seconde avait eu lieu en 1982, pourquoi, dans tous les sens du terme, 1993 ne serait pas la belle ? Et du même optimisme qui se donnait du volume, j’espérais t’associer à cet ouvrage, rêvant même du premier livre conçu par un amoureux et la femme qu’il a aimé, chacun racontant en contrepoint les mêmes faits, mais dans leurs versions différentes. Dans une autre perspective, plus grandiloquente, je me voyais comme ton scribe, ou comme ce Procope, qui avait été l’historien du plus grand guerrier de son temps, Bélisaire.

Ainsi de curieux décalages se produisaient. D’un côté j’étais en train de comprendre l’importance de la sphère de l’amour, comme un jardin d’accès difficile parce que l’envoûtement y est si imperceptible et pourtant si présent ; de l’autre, je m’affirmais que cette sphère devenait sans conséquence réelle dans ma vie si je la montrais du doigt, comme si son effet devait cesser dès que ma conscience, sans même l’appoint de la volonté, l’aurait identifiée. Mais d’un côté j’admettais cette sphère comme étant devenue la douce et vibrante raison de ma vie, le philtre à l’énergie magique qui avait sauvé mon cœur sur une table d’opération, et de l’autre je prétendais pouvoir l’abolir d’un martèlement nerveux sur un clavier d’ordinateur où j’en restituais la description, sans oublier l’origine et le fonctionnement. D’un côté cette étrange fleur m’enivrait de ton parfum, de l’autre cette ivresse me poussait à te convaincre en titubant que je n’étais pas ivre le moins du monde. D’un côté je voulais supprimer l’amour, de l’autre le réaliser. D’un côté je voulais résister à ton attirance, te voir pour y résister, de l’autre je voulais te voir pour y succomber, pour vaincre ma résistance. D’un côté je voulais t’expliquer l’amour, de l’autre je voulais que tu me l’expliques.

J’étais simplement arrivé, après un léger recul critique, à la première grande difficulté d’une théorie de l’amour. Mes buts personnels d’amoureux dominaient alors et orientaient mes buts plus collectifs, qui par exemple stipulent que les émeutiers modernes auraient bien besoin d’une théorie de l’amour. Cela veut dire que ma théorie de l’amour avaient des buts qui lui étaient extérieurs, et je pense que Stendhal, pour ne citer que lui, est tombé, avec sa dense légèreté non sans allégresse, dans ce même écueil qui transforme la théorie de l’amour en un moyen de l’amour, au lieu que ce soit l’inverse, l’amour étant censé ici devenir le moyen de sa théorie. Autrement exprimé, le paradoxe de la théorie de l’amour reste qu’il ne faut pas aimer pour en construire une ; mais contrairement à la guerre, il faut, dans l’amour avoir éprouvé ce que c’est pour en concevoir le déroulement et la généralité. Et les deux attitudes s’excluent, expliquant très bien le mutisme autour du phénomène, ramené dans la poésie ou le roman, la bande dessinée ou le cinéma, dans l’allusif et l’à-peu-près. Maintenant, là encore, je n’ai jamais espéré trouver qu’en toi, source vive de la chose même, mais qu’il faut présumer en être entièrement dépourvue, la solution de ce paradoxe, qui me déchirait déjà sans que je le sache.

En août 1993, le faisceau de bonnes et mauvaises raisons, rejoignant la panique que j’avais connue en songeant pouvoir mourir sans t’avoir revue, me fit décider de te rencontrer. Je n’avais que trois pistes : une certaine Geneviève, qui t’avait fourni en travail de secrétariat au noir en 1984, et qui habitait rue Rambuteau ; ton père, dans la boîte aux lettres duquel pour l’un de tes anniversaires j’avais déposé un livre de contes lithuaniens, mais sans savoir si tu avais reçu ou non ce cadeau assez spontané ; et Dominique Coutel, que j’avais connue avant toi au lycée de Saint-Cloud, qui avait vécu avec Nuy avant que je te revoie en 1982, et que je n’avais jamais revue pendant que tu la connaissais. J’avais oublié son nom, mais je le retrouvai dans le carnet d’adresses que j’avais quand j’avais voulu organiser cette fête pour toi avec tes amis, pour la Sainte-Sophie 1985, et elle me parut donc la plus accessible.

Il s’avéra qu’elle avait changé d’adresse et de téléphone, mais je trouvai ses nouvelles coordonnées dans l’annuaire. Je l’ai appelée trois fois avant de la joindre. Ces trois coups de fil m’ont pris neuf mois.

     
             
             
             
             
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