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Mamelodi
1994 - Trois minutes
I – 1993 | ||||||
9. Trois occultations Ce n’est qu’en 1991 que la Bibliothèque des Emeutes a commencé à s’exprimer publiquement. Il y eut trois événements presque simultanés qui nous firent sortir de notre veille attentive. D’abord, nous avions convenu d’une édition séparée de la partie du rapport sur la vague de révolte de 1978 qui était rédigée ; et c’était déjà un ouvrage volumineux de plus de 600 pages, mais il nous semblait surtout que le contenu avait une actualité en contre-jour telle qu’elle méritait d’être publiée là. Pris par les événements en cours, nous savions que si nous ne publiions pas ce compte-rendu maintenant, nous ne le ferions jamais plus à temps. Je ne voulais pas d’un ouvrage d’historien, mais d’un témoignage contemporain. Ensuite, l’insurrection en Irak, qui suivit la guerre du Golfe, fut une sorte d’apothéose de l’occultation : bien plus sanglante que la bien plus célèbre guerre qui l’avait causée, porteuse de la plus redoutable perspective depuis de la défaite de la révolution dans l’Iran voisin, il était significatif d’observer la sollicitude inquiète des dirigeants de cet Etat, qui savent par expérience ce qu’est une grande révolte moderne, et combien il est difficile de venir à bout, et qui voyaient leur cauchemar, dont ils étaient issus et qu’ils avaient noyés dans le sang, recommencer à leur porte. Cette insurrection fut minimisée jusqu’au rien par l’information dominante, très peu de contemporains aujourd’hui savent qu’elle a eu lieu, et puisque le silence n’était pas suffisant, elle fut diffamée, divisée en deux selon ses récupérateurs présumés, les chiites au sud et les Kurdes au nord. Mais ces récupérateurs couraient eux-mêmes fort loin derrière ce mouvement, qui était le même partout, chiite ou kurde ou bagdadien ou sunnite ou anti-baassiste ou ce qu’on voudra d’autre. Les Etats de la coalition, et l’information occidentale, conjointement, ont tout fait pour que cette révolte encore mal connue soit vaincue par le dictateur vaincu à la guerre, on parla de 750 000 morts, ce qui serait, de loin, le plus grand carnage en un mois et pour un même conflit depuis 1945, l’équivalent de ce que les Khmers rouges auraient massacré en quatre ans au Cambodge. Et la trace de l’irréconciliabilité qui s’est exprimée là a été si profonde que quelques années plus tard le régime irakien se proposa d’assécher la zone marécageuse entre Tigre et Euphrate, quitte à détruire l’hydrosystème en vigueur depuis la Bible, parce que ces Marais étaient restés des no-go areas pour les polices de l’Etat irakien, encore infestées d’insurgés. Quant à l’embargo que l’ONU fit peser sur l’Irak, il est évident que ce ne furent pas parmi les fonctionnaires du régime baassiste, mais parmi ses ennemis, qu’il y eut, comme le publia l’Unesco, 500 000 enfants qui en moururent en cinq ans. C’était donc pour signaler ce que nous savions de ce mouvement si important pour notre époque et de l’occultation exemplaire dont il était l’objet dans une période où l’information dominante, en pleine mutation depuis ses forcings idéologiques en Chine et en Roumanie, était en débat pour sa servilité et sa naïveté pendant la guerre du Golfe, que nous avons distribué le bulletin n° 3 de la Bibliothèque des Emeutes, et qui s’intitule Trois Occultations. Les deux autres étant celle d’Afrique du Sud, où la lutte contre l’insurrection qui durait déjà depuis plusieurs années et qui avait pris racine entrait dans une phase nouvelle et décisive, celle où les staliniens y furent mis à contribution, et payés en places honteuses de leur mutation en façade démocratique et de leur bonne volonté à la répression ; et celle de Mogadiscio, où pendant un mois entier, une population civile, sans chefs ni armes, assiégea un dictateur aux abois dans son palais, le prenant finalement d’assaut avant l’arrivée des guérillas, futures armées de futures guerres civiles, et à l’abri presque complet de l’information occidentale qui est toute l’information de ce monde, et qui était entièrement massée autour du Koweït en ce mois de janvier 1991. Nous voulions montrer d’abord que la révolte en Irak était beaucoup plus grande que ce qu’on en entendait, qu’elle n’était pas isolée dans le monde, malgré les efforts de ses ennemis, qu’elle était neuve par sa jeunesse et par le plaisir ouvert, partagés sur tous ces fronts de la révolte moderne, et qu’il y avait là des perspectives que les générations précédentes n’avaient pas connues. Un discours à partir de cette masse d’événements apparemment sans lien et informes était non seulement possible mais aussi excitant que ces événements pour ceux qui les improvisaient, et obligeait de reconsidérer les catégories de la pensée non seulement avec lesquelles ce type d’événements était jusqu’à présent appréhendé, mais aussi ce qu’ils révélaient sur le monde. Enfin, Jean-Pierre Voyer, qui avait été le seul postsituationniste à mériter quelque intérêt, parce qu’il avait non seulement tenté de développer la théorie situationniste, et par conséquent de critiquer ses dogmes et ses faiblesses, après s’être tu depuis la moitié des années 80, avait fait paraître un article dans une revue très éphémère, et qui n’a jamais été une perte, l’Imbécile de Paris. J’avais été fortement marqué par la théorie de Voyer, et je commençais maintenant à pouvoir la contredire, tout comme Voyer avait contredit les situationnistes, et tout particulièrement Debord. Je répondis donc à son article, il fit publier ma réponse puis sa réponse à ma réponse mais pas ma seconde réponse, qui était le vrai fond de ma pensée, et qui exposait en quoi la sienne était limitée, et il agit ainsi en tous points comme il avait reproché, à juste titre, à Debord d’avoir agi avec lui : il refusa la dispute qui remettait fondamentalement en cause sa propre théorie. J’ai souvent pensé que si je devais, selon le vieux mot du mouvement ouvrier, tirer des leçons des échecs passés, c’est ici qu’il était important de le faire. Voyer, à la fois injustement et heureusement obscur, avait parlé à un moment où tout le monde avait commencé à se taire ; il n’eut pas d’interlocuteurs alors, et je suppose qu’il se sentait incompris, hors de son temps, mal et peu lu. Cependant, moi, je l’avais lu attentivement, je connaissais bien sa fertile pensée écrite, mais il m’avait simplement pris plus de quinze ans pour la digérer et la développer, comme il me semble qu’elle le méritait. Avant, je n’avais rien à proposer, rien à en dire. Mais au moment où je me suis fait entendre, Voyer lui-même ne s’attendait pas un contradicteur inconnu qui le connaisse si bien, et n’avait déjà plus rien à entendre. La meilleure preuve a été qu’il m’avait contesté, entre autres, que l’économie était une religion, et il a fallu que je lui cite un passage de ses propres textes où cette idée ne fait aucun doute, textes qu’il semblait alors que je connaissais mieux que lui-même. Et comme j’oublie moi aussi souvent ce que j’écris, et que le silence par rapport à la théorie que j’ai construite ressemble très exactement à celui qu’avait rencontré Voyer, et je suis encore plus discret dans le monde et dans l’édition qu’il l’a été, je me suis convaincu que lorsque enfin un débatteur apparaîtra, si je suis encore là, il faudra que je le reconnaisse, et le temps me permet de constater que cette reconnaissance est peut-être ce qu’il y a de plus difficile, parce qu’elle se fera sur une cohérence construite hors de la mienne et contre elle, telle que je ne l’imagine pas. Vite, très vite, nous avions traversé les sujets de dispute que nous soulevions sur notre passage. Il y a peu à en dire, tant la capacité de nos contradicteurs s’est avérée très en dessous de ce que nous en attendions. Je sais qu’une théorie générale comme la mienne ne vit et ne progresse que par ce qui la met en danger de mort, en premier lieu donc, la critique. Celle-ci, évidemment, s’est montrée cruellement absente, et nos contradicteurs n’apportaient pas la contradiction, mais des jugements idéologiques prévisibles et sans intérêt, auquel il était d’ailleurs étonnamment facile de répliquer. D’ailleurs la plupart de ces contradicteurs, qui ne méritent vraiment pas ce titre, ne cherchaient qu’à ne pas avoir à changer eux-mêmes, à revisiter leurs choix, pour beaucoup devenus confortables, et leur faiblesse et leur conformisme était là en contraste avec les nôtres, moins indulgents avec nous-mêmes, et qui attendions de la rencontre avec le mouvement de révolte réel qu’il nous dénonce sans ménagement, et qu’il nous force à abandonner ce que la léthargie quotidianiste avait déformé et alourdi en nous. Mais non : l’époque était pauvre, sans idée, et les nôtres faisaient fuir, taire, grommeler, insinuer, potiner, mais jamais critiquer. Le meilleur exemple fut ce couple d’archiviste du dimanche, Jean-Marc et Jackie, qui habitaient Marseille, et qui pensaient en anarchistes situationnisants pouvoir s’acquitter de leur devoir de révoltés en archivant, deux heures par jour, des dossiers de la Bibliothèque des Emeutes. En effet, ils avaient deux heures par jour de plage horaire libre dans un emploi du temps assez minutieux, entre deux heures de musique, deux heures de jardinage, deux heures de vélo, et deux heures de lecture ou de bistrot. Ces étonnants fossiles de trente-cinq ans se sont enfuis en courant, le premier jour de la guerre du Golfe quand ils ont compris que la Bibliothèque des Emeutes pouvait exiger des journées consécutives d’archivage ; de modifier un emploi du temps en béton armé, selon les événements de la rue, par exemple ; qu’ils y avaient des décisions à prendre et des disputes à soutenir ; et surtout, que j’y déclarais que tout a une fin, que finir le monde est le but de l’humanité, ce qu’ils ne pouvaient admettre, voulant vivre éternellement. Le bulletin n° 1, qui avait été tiré à cinq exemplaires pour ce débat interne, nous fit comprendre que nos positions étaient plus tranchantes pour les autres que ce que nous supposions pour nous-mêmes, et le bulletin n° 2, qui ne fut déposé que dans une seule librairie parisienne à titre d’essai, nous confirma cette impression, aussi surprenante que réjouissante. Il n’y avait pas seulement matière à réjouissance, hélas. Le décalage entre la théorie et le mouvement qui l’avait fait naître ne se mesure pas mieux qu’en considérant que le premier bulletin véritablement public est paru à l’été 1991, et l’été 1991 était déjà l’apogée du mouvement de révolte commencé en 1987-1988. La courbe du nombre de nos dossiers d’émeute suffit à elle seule à retracer cette évolution : de plus de 120 par an en 1990 et 1991, elle tombe à une centaine en 1992, puis à 60 en 1993. Et la qualité du contenu s’en ressentit : si tout était encore grand ouvert en 1990, après les événements de Los Angeles et de Rostock en 1992 le contenu des émeutes était maintenant investi par des tentatives directes de le contrôler. La Bibliothèque des Emeutes, toujours avec son retard indécrottable, tenta de montrer ces dégénérescences et leurs significations. Mais nous les ressentions nous-mêmes, en tant qu’objets de convoitise discrets de certains médias appâtés par la nouveauté, et que nous dûmes éconduire sèchement. Nos rencontres aussi, moins nombreuses, se faisaient mieux choisies après avoir critiqué le communisme (le vrai, pas le stalinisme), écarté les anarchistes, dribblé les postsitus, et repéré à l’odeur les illuminés, les artistes subventionnés, et les fions de différentes extrêmes droites attirés par notre radicalité apparente, mais comme nous l’avons constaté à nos dépens, nous avons seulement permis ainsi à des gens plus malins de nous approcher ; et comme nous nous y entendons mal en malice, nous prenions seulement plus de temps pour nous apercevoir que les motivations de ceux-là ne valaient guère mieux. Il semblait particulièrement difficile de rencontrer des gens autour des projets exprimés dans la BE, la plupart de nos interlocuteurs ne venant à nous finalement que poussés par la misère de leurs propres relations personnelles, et espérant trouver là quelque club de rencontre, quelque communauté où enfin poser son désœuvrement et ses petits goûts, plaisirs, réflexions. D’ailleurs il était comique dans presque toutes les rencontres, et à part en deux ou trois occasions ce n’est pas nous qui sollicitions, qu’on nous croyait beaucoup plus jeunes et donc plus malléables et moins armés que nous l’étions. Effectivement, j’étais alors à peu près en mesure de parler de la situation intérieure de n’importe quel Etat du monde, à peu près au même niveau qu’un diplomate hors poste, avec une connaissance moindre des gens, des ressorts intimes de pouvoir local, mais avec une vue d’ensemble, un point de vue négatif sur le monde, une connaissance et une sensibilité de la nouveauté qui étaient incomparables, et peu de précautions à prendre avec des susceptibilités locales ; je dis cela pour montrer l’excellence de l’outil, qui n’était qu’un point d’observation, et où un peu plus d’enthousiasme, dû à l’absence d’une contrainte salariale, et beaucoup moins de temps que ce que passe un diplomate professionnel à amasser la connaissance nécessaire à son métier, suffisait à en comprendre bien davantage. Trois rencontres, parmi celles qui méritent d’être racontées, eurent lieu à la fin de 1992. La première eut lieu à Montréal avec un groupe assez disparate de gens qui avaient repris notre texte sur l’Irak dans une publication où étaient regroupés les rares contributions à lever cette occultation, du point de vue de cette révolte. Il y avait là un Jean, anarchiste à l’ancienne qui s’endormait sur la cuvette en fin de cuite, d’origine indienne et qui en était fier, un Bernard, sorte de fossile quinquagénaire fétichiste du surréalisme, Jocelyn, au milieu de la vingtaine, émeutier moderne, d’ailleurs en procès pour s’être fait attraper à la suite d’un défoulement collectif d’envergure, mais timide, complexé, très proche de nos thèses, mais très craintif dans le contact, Philippe, éducateur, proche de Théorie Communiste, une relique laborieuse de la phraséologie léniniste-quiétiste, Alain, presque quarante ans, qui était un peu la mamma du groupe, et chez qui l’on se réunissait, et Nicolas, 17 ans qui en paraissait 24, et peut-être le plus lettré de tous, intelligent mais sans passion, qui avait également à se justifier pour vandalisme lors de la même émeute que Jocelyn. Nicolas était le plus étonnant non seulement par sa maturité précoce qui se confirmait derrière son physique de barbu à lunettes. Il annonçait alors écrire un livre qui devait abolir tous les autres, et il est vrai que ce rêve d’adolescent, cette ambition littéraire mais non arriviste lui est restée par la suite. Il avait une compréhension très facile des phénomènes complexes, mais tout chez lui paraissait sans enthousiasme. J’enrageais de ce qui me paraissait une apathie regrettable dont il ne semblait pas avoir conscience, mais en même temps, mesuré à ma vie, j’étais obligé de constater que j’avais pris très longtemps à construire ma propre maturité, et que donner la pleine mesure même de mes joies profondes m’avait exposé à de nombreux jugements du type de celui que j’apposais à Nicolas. Proche de nous sans jamais participer à notre projet, se cherchant en fait, j’ai toujours attendu que Nicolas devienne selon son potentiel, sachant – ton exemple est éclatant – que les individualités les plus marquantes ne se trouvent pas toujours elles-mêmes. Dans une violente correspondance j’ai fini par casser le groupe montréalais d’ailleurs très peu groupe, en attaquant le fat Philippe qui avait commis quelques petites perfidies manœuvrières à moitié dans mon dos. Il était surtout le représentant de cette extrême gauche qui a finalement trouvé sa place dans cette société, et ne veut plus l’abolir, mais se donne une image contraire, par une idéologie rouspétante, revendiquante, plus moraliste que le puritanisme. Il y avait une grande malhonnêteté intellectuelle chez cette sorte de semi-militant qui n’était pas éducateur seulement sur la fiche de paye. Il y avait aussi cette sorte de politically correct de l’extrême gauche, et l’ensemble de cette petite coterie était assez petit milieu, où seul l’éventail d’opinion était plus large qu’à Paris où l’extrême gauche étant beaucoup plus nombreuse les cercles d’amis et d’affinités y sont beaucoup plus finement segmentés, c’étaient des gens finalement contents, qui se neutralisaient de leurs différences, de soirée arrosée en petites combines de travail. Ils n’en étaient pas revenus, le Philippe en tête, que nous n’avions pas de curriculum vitae dans la mouvance. Pour casser ce petit nid douillet, j’exigeais alors qu’on rompe soit avec l’éducateur stalinien, soit avec la BE. Jean et Bernard se sont enfuis et je n’ai plus entendu parler d’eux. Jocelyn et Nicolas ont rompu avec Philippe, sans difficulté. Alain seul voulait raccommoder les pots cassés. Je lui ai donc signifié que je n’étais pas un pot cassé, que j’avais été clair, lui non, tant pis pour lui. Il a depuis publié avec Jocelyn une petite brochure ou revue fort dans le ton et dans l’esprit de la BE, mais dont le suivisme maladroit m’avait mis plus mal à l’aise que réjoui de voir nos conceptions développées. Skip m’avait contacté parce que, distribuant des petits textes et vidéos sur une base d’échange, il m’avait demandé si ceux de la BE pouvaient en faire partie. Après l’avoir rencontré, je pensais que oui. Très à la mode, tatouages apparents, boucles d’oreilles, longues pattes, il avait moins de vingt ans, et au moins autant de lecture que Nicolas, ce qui était énorme pour moi, qui à cet âge n’avait pas encore commencé à lire. C’était aussi un garçon très intelligent, facile, drôle, et j’avais apprécié qu’il menait ses propres projets, et n’attendait de moi quasiment que le contact. Je ne comprenais rien à sa distribution de nos bulletins, et de temps en temps il me donnait un peu d’argent dont je ne savais pas à quoi il correspondait. Il vivait sans papiers chez Christelle, une fille très vive d’esprit, mais dont l’esprit était un unique courant d’air, qui rêvait d’un petit arrivisme, cinématographique de préférence, auquel Skip, parent ou filleul du cinéaste Rohmer, pourrait d’ailleurs contribuer. Skip était toujours agréable et vivant, il avait encore beaucoup de prétentions culturelles, mais sur lesquelles il restait assez discret avec moi. Sa grande passion par ailleurs semblait être de rencontrer les gens les plus extrêmes, et j’avais une place dans sa collection. Ainsi par exemple me raconta-t-il les difficultés qu’il avait à contacter Annie Lebrun, sans que je ne comprisse jamais l’intérêt de cette rencontre ; ou bien la vertueuse indignation de l’Encyclopédie des nuisances, petite revue postsitue que fabriquaient dans un ennui permanent Jaime Semprun, le fils de Jorge, ministre de la Culture espagnol, qui avait sorti deux petits livres passablement bien écrits chez Champ Libre dans les années 70, un Précis de récupération et la seule analyse intéressante sur le mouvement de révolte au Portugal (l’éditeur avait refusé, j’ignore pourquoi mais je l’avais regretté, l’alter ego sur ce qui se passait alors en Espagne) et Sébastiani, ex-situationniste, exclu ou démissionnaire avec la mention « agréable à fréquenter », d’être distribuée par quelqu’un qui distribuait aussi la Bibliothèque des Emeutes, qui était si discourtoise avec Debord ; et en potinant un peu, Skip racontait surtout son étonnement de la vieille courtoisie de ces hommes d’une autre époque. Un jour Skip nous obtint des places pour l’avant-première d’un film d’un certain Raoust, dont j’ai oublié le titre. Nous étions sortis vingt minutes après le début de la projection, et nous avons rencontré Skip, par hasard, il était dans un petit café voisin, avec ce que j’ai supposé depuis être la tribu du Raoust. Il était un peu gêné en effet de ce que nous riions à pleine gorge d’un navet aussi honteux où il nous avait poussé, et j’avoue que l’ensemble de la situation me réjouit encore aujourd’hui. Une autre fois, connaissant notre dispute avec Voyer, il nous fit rencontrer un auteur de l’Imbécile de Paris, ancien taulard au long cours, qui avait envie de se battre et déclarait pour cela vouloir partir en Croatie, qu’il attendait déclarer la guerre à ce qui restait de la Yougoslavie. Il était par ailleurs incapable (mais il se disait indifférent au parti choisi) d’expliquer pourquoi aller du côté croate, sauf qu’il y avait un contact. A part l’incongruité du propos, il y avait fort peu de contenu derrière, ce qui n’était pas étonnant pour un auteur de l’Imbécile de Paris. Avec Skip, nous avions projeté un petit texte satirique sur le sida, et je reconnais que j’ai fait faux bond, un peu trop pris par mes autres activités, et d’ailleurs bien incapable au fond de coécrire. L’idée était simplement de dénoncer comment fonctionnait Act Up, ce Greenpeace de la maladie, dont le militantisme indigné avait toutes les portes grandes ouvertes alors qu’il développait une rhétorique de persécutés, un peu comme les sandinistes quinze plus tôt. Enfin, la plus intéressante des rencontres de cette période là avait été celle avec Mehdi Belhaj Sacem. Il se fit connaître en nous envoyant un manuscrit, ce qui, compte tenu des précédents, était plutôt une mauvaise technique. Je me rappelle avoir lu « Adresse » d’une traite, en déjeunant dans un chinois de Belleville. Le lendemain nous l’invitâmes un peu cérémonieusement à dîner. C’était aussi un tout jeune homme de dix-neuf ans, blond et pâle, qui avait l’air dévoré de l’intérieur, aussi dangereux que son texte. Il avait une culture encore plus grande que Nicolas et Skip, et je ne me lassais pas d’être stupéfait de découvrir tant de gens si jeunes, et si lettrés, à une époque de télévision. Son texte « Adresse » me paraissait une autre façon de dire la même chose que nous, et nous décidâmes d’en faire un bulletin spécial, simplement en le mettant en sandwich entre le catalogue des dossiers et un texte intitulé « Programme », pour confirmer notre touche d’une part, et pour faciliter à « Adresse » de passer la censure, ce qui fut sans problème. Mehdi voulait réellement entrer dans la Bibliothèque des Emeutes, parce qu’il avait besoin de s’approprier nos méthodologies. Il n’y réussit pas, aussi incapable d’application dans la constitution des dossiers que de distribuer la revue auprès des libraires ; mais nous rîmes, bien davantage que lui, de ces échecs, car, qu’il excelle dans ces tâches-là n’était pas ce que nous attendions de lui. Son principal apport resta donc de dire qu’on pouvait parler de révolte sur un autre style que le style « Bossuet-Marx », mis en vogue par Debord, et qui était un peu ma façon de m’exprimer, et il avait entièrement raison. La publication d’« Adresse » fut d’ailleurs l’objet d’une lecture par le petit journaliste finaud Arnaud Viviant, sur France Inter, et elle fut suivie par une importante augmentation de la correspondance de la BE, mais si pauvre et insipide, si loin du débat que nous étions en train d’installer, que j’écrivis une lettre à Arnaud Viviant, dans le plus pur style situationniste, où je lui conseillais vivement de cesser là de faire notre publicité. Mehdi approuva cette lettre, quoique un peu choqué. En fait, il avait touché avant de nous rencontrer pour un manuscrit antérieur à « Adresse » des avances chez un éditeur qui tardait cependant à le publier ; et Arnaud Viviant avait déjà découvert Mehdi, et l’avait déjà mis en valeur, sur un petit texte, je crois, publié beaucoup plus tôt, je ne saurais dire dans quel cadre. Mehdi, dont pour l’anecdote la mère avait été au Lycée de Saint-Cloud une ou deux classes au-dessus de moi, avait jusque-là pensé qu’il vivrait de ses écrits. Je le détrompais : le projet de la Bibliothèque des Emeutes se devait de refuser toute carrière littéraire, et la lettre à Arnaud Viviant en donnait clairement la position, puisqu’une telle carrière n’est viable qu’avec l’appui des médias, et je n’y autorisais ce journaliste, et tous les autres, à ne parler de nous qu’en ennemis. Mehdi, désemparé de devoir envisager la survie, qu’il avait rêvée au bout de son talent du verbe et de son prodigieux vocabulaire, en approuva cependant toutes nos positions. Notre principale discussion en était réduite à la signature, que lui revendiquait et que, dans la Bibliothèque des Emeutes, jusque-là nous brouillions. Mais il m’apparut que signer réellement de son nom au milieu de fausses signatures contribuerait à brouiller aussi, et que revendiquer ne pouvait être un danger que par rapport à la célébrité, que j’avais toujours opposée à la gloire, et de laquelle j’avais l’impression que nous étions suffisamment à l’abri. Au début de l’année 1993, Mehdi qui avait passé l’hiver à L’Ami butte, un petit hôtel de Montmartre qui a fait faillite pendant qu’il y était, se faisait de plus en plus rare, et ne paraissait ni d’une santé ni d’un moral rayonnants. Je me souviens l’avoir rencontré, par hasard, rue des Abbesses, juste avant mon accident, le bulletin n° 6 qui avait été repoussé pour faire paraître « Adresse » venait de sortir, et il n’avait même pas songé nous en demander un exemplaire. Je lui avais prêté deux livres, un rarissime polar d’Alexander Trocchi et Suicide mode d’emploi, dont il me dit que c’était son livre de chevet. Lors de mon accident, Agnès s’était évidemment tourné vers lui, mais il ne répondit jamais à ses messages urgents, et elle, puis moi, avons cru qu’il s’était suicidé. Nicolas, Skip et Mehdi ne se sont pas connus, pour autant que je sache, et il y avait d’ailleurs une forte demande des deux premiers pour rencontrer le troisième qui n’y répondit pas. Ces trois personnes représentent assez bien ce qu’il y avait de plus prometteur dans la génération qui est née à peu près vers le moment où je t’ai rencontrée. Nicolas avait participé aux deux émeutes de Montréal, et s’était fait attraper ; je ne connais pas les faits d’armes de Skip, mais « riot » était tatoué sur ses doigts ; quant à Mehdi, il parla avec une vraie lumière dans les yeux de l’émeute de Tunis en 1984, quand il avait dix ans. Mehdi, qui semblait de loin le plus intéressant des trois, s’avéra pourtant vite n’être qu’une petite figue pourrie. Il était simplement le plus engagé dans la vie, le plus tôt, mais d’une façon courte et qui ne surprenait que parce qu’elle était si précoce, un homme qui se lâchait, avec une force d’expression écrite qui dissimulait encore bien le néant de son fond. La radicalité même d’« Adresse » s’avéra n’avoir été qu’une brillante technique, le contenu qui relate un meurtre était mensonge, et le tout ne servait qu’à poser devant sa glace, où il voulait se voir le plus beau depuis Lautréamont. J’avais d’ailleurs critiqué certains aspects de son écrit, et j’avais refusé son manuscrit en attente, parce que c’était la même sauce qu’« Adresse » mais en moins riche, en moins engagé. Je pense pour ma part qu’à notre contact il avait à choisir entre donner une perspective et un engagement à sa radicalité, un fond en d’autres termes, et sa vanité. Il a choisi sa vanité, sa petite carrière littéraire et l’image fort piètre d’être l’écrivain de sa génération, image à laquelle il n’a même pas réussi à conserver une ombre de subversion, et voilà comment il plaît. Après avoir filé à l’anglaise, il a bien sûr commencé par renouer avec Arnaud Viviant et tous les siens. Nous nous étions trompés sur lui, mais j’ai toujours pensé qu’il faisait partie de ces erreurs qu’il faut commettre, parce qu’on ne peut pas savoir au moment du choix que c’est une faute. Je m’en veux cependant de n’avoir pas compris comme les racines d’un arrivisme immense les boutures qu’il m’en montra, et que je pris pour des excroissances innocentes, tant je soupçonnais peu qu’on puisse venir à la Bibliothèque des Emeutes avec des plans de carrière. Skip, qui paraissait le second plus adulte des trois, fut aussi le second plus décevant. Il s’avéra qu’il ne comprenait rien à ce que disait la Bibliothèque des Emeutes, il ne l’avait pas lue, juste survolée. Ce qui l’intéressait était typique, c’était le brillant que nous avions, et la radicalité. Ce qui l’intéressait, c’est que nous horrifions des gens aussi radicaux que l’Encyclopédie des nuisances, mais pas les raisons pour lesquelles nous les horrifions : il était donc beau et riche de connaître les gens de la BE, d’autant que ce n’était pas si facile, parce que nous rejetions beaucoup de candidats dont nous sentions bien que l’intérêt n’était que celui-là. Mais si Skip n’était qu’un mondain, il était un mondain attentif, et sentant bien sûr qu’il y avait un danger à paraître trop mondain avec moi, il y prenait garde. Comme en général j’évite de parler de ce que j’écris, j’ai pris longtemps à me rendre compte que Skip était creux, et que sa fatuité était très proche de celle de Mehdi, moins grossière cependant, et engagée sur une durée plus longue, avec une activité pour la soutenir, juste un peu plus en profondeur. Mehdi avait voulu arriver tout de suite, ce qui l’avait mis au bord du cynisme ; Skip était moins décidé, se cherchait encore un peu, mais son plaisir de collectionneur d’individus subversifs rares était déjà non pas le moyen, mais le but de son discours. Quant à Nicolas, éternellement en porte-à-faux, son ambition était la plus grande des trois, même si elle n’avait jamais dépassé le stade de projet enfantin. Mais peut-être parce que cette ambition était grande, il avait compris qu’un certain arrivisme qui était autant à sa portée que pour les deux autres en serait une limitation. Admirant Mehdi à travers « Adresse », il avait aussi promis de lui faire sa fête s’il le rencontrait après que Mehdi eut fait la une des Inrockuptibles. Et il l’a rencontré deux fois : secouru à chaque fois de peu, Mehdi évite, depuis, les bistrots de Montmartre. En un sens, que je ne veux pas généraliser, je trouve que ces trois destins sont bien ceux d’une vague offensive de génération battue : celui qui en émerge comme le porte-parole auprès de ceux qui l’ont battue ; celui qui fait de cette expérience battue un espace de socialisation viable, et nul doute que ceux qui recherchent des figures auront l’œil sur lui dans les dix ans, quand le premier sera usé ; et celui qui hésite, désemparé, et qui erre à travers les ruines, qui sont aussi les siennes. Il rejoindra peut-être les deux autres, peut-être arrivera-t-il, lui qui au contraire des deux autres ne s’est pas encore donné, à être de la vague suivante. La fine fleur du négatif était bien en dessous de ce qu’il en restera, mais en même temps je trouve qu’elle valait bien celle d’autres époques. Si ces trois-là méritent d’être racontés, ce n’est pas seulement que, dans le cours du récit, ils ont servi à débrancher le courant central, c’est aussi qu’ils étaient réellement ce qu’il y avait de meilleur et de pire dans l’époque : on en aura des contre-exemples, mais aussi des preuves. Ils inaugurent, à mon sens, une période où les destins individuels ne sont plus que des symboles de leur temps, bien en dessous du riche contenu qu’elle élabore à travers les misères conjuguées. De l’amour, il n’était pas question. Avec Mehdi, qui n’était qu’écoute intérieure, et qui ne savait pas encore utiliser, ne serait-ce que dans sa littérature, les échos extérieurs, il n’était pas possible de parler d’un phénomène qui pouvait prendre plus de temps que son adolescence, depuis Tunis jusqu’à « Adresse ». Par bribes, mais dont la sincérité reste très sujette à caution, il nous indiqua la présence d’une femme avec laquelle il aurait une relation malheureuse ; il se dit ensuite attiré par des hommes sans qu’il ne soit très clair, ce qui était manifestement volontaire, si c’était une rupture avec son aventure qui sinon manquait de l’originalité à laquelle il se devait, ou si c’était par dépit pour donner le change. Avec Skip, l’amour n’aurait pu tourner qu’au comique. Rien n’est encore sérieux pour quelqu’un qui ne se délecte que des serial killers ou des évasions les plus rocambolesques, sauf d’ajouter enfin à son tableau de rencontres Annie Lebrun. Une dispute sur l’amour ne peut s’infiltrer qu’à partir d’une brisure, et avec des rompus de la conversation, comme Skip, il faut en plus quelque violence physique je pense, pour que le sujet passe le lieu commun redouté, et pour que le ton puisse abolir les clapotis équilibrés de la discussion en salon, qu’il avait par ailleurs très agréable. Nicolas parlait d’amour, mais alors je le rabrouais violemment, parce que je voyais bien qu’il en parlait en connaissance de cause que n’avaient pas les deux autres, mais en connaissance de cause culturelle, sans avoir fait lui-même sa jonction ; et il avait même un penchant pour s’en désespérer. Pour Nicolas, qui avait été en contact avec des stirnériens recyclés entre-temps dans une revue d’extrême droite, un couple dont la femme avait tenté un essai sur l’amour, où elle ne parlait d’ailleurs jamais du sien, l’amour était un thème valide et sensible, mais alors on tombait dans les limites de l’analyse de l’amour postsurréaliste, et dans les envoûtements middleclass, parce qu’il n’en avait pas de vécu, même s’il s’imaginait que oui, comme tous ceux qui croient que l’amour existe. Moi-même à cet âge-là je t’avais rencontrée ; mais tu avais simplement ébréché les voûtes et les piliers, tu avais déposé les charges aux endroits sensibles. L’explosion n’a eu lieu que dans la décennie suivante. Aucun de ces jeunes gens n’en était là. Et si les rencontres de ces silhouettes légères, qui attendaient trop de nous, et dont nous attendions trop, ont été l’espoir, puis l’espoir déçu, elles ne prenaient que très peu de temps, de loin en loin. L’activité archiviste, d’autres disputes, et d’autres gens, des correspondances parfois ardues, et j’avais à cœur que chaque correspondant fut honoré d’une réponse, même quand il ne le méritait pas, parce que tu m’en avais trop bien enseigné le refus, nous prenaient parfois beaucoup et pourtant toujours trop peu. L’ensemble de ces remous de petite envergure n’était que le cadre de la réflexion la plus générale sur le sens des choses qui, dans cette cacophonie, et ces allées et venues d’ombres pressées, était un décor sans beaucoup de sel, mais sans trop de sucre non plus. Je trouve encore singulier aujourd’hui qu’il y ait eu si peu d’indices et de convergences dans l’environnement immédiat où est née la téléologie moderne. En revanche, Agnès et moi étions frappés de combien peu cette façon de concevoir était perçue, et encore moins discutée. Nous savions avoir mis la main sur une vérité étonnante, mais les réactions qu’elle suscitait nous faisaient toujours nous demander si ce que nous disions était si mal dit, ou si ce contenu n’était pas finalement d’une banalité comparable à celle de l’existence de nos contemporains, et que nous combattions. Et chaque fois, cette différence entre la grandeur de l’idée et la consommation qui en était faite, nous faisait d’abord douter de cette grandeur, puis nous étonner de la petitesse à laquelle elle s’opposait. |
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