l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      8. Troisième rupture
 

Ce n’est qu’avec le temps, dans un processus progressif, que j’ai compris que l’arrêt de rupture que j’avais épié n’avait été que la conclusion d’une discussion que j’avais manquée. J’ai pu reconstituer qu’elle avait fixé les décisions qui ont été mises en pratique dans les premiers mois de l’année 1986, à savoir faire un enfant, et peut-être partir de Paris, ouvrir un commerce dans la région de Montpellier. Sans doute était-il logique, en changeant ainsi d’existence, que tu penses rompre avec moi ; et sans doute était-il impossible de m’en parler, parce que je ne l’aurais jamais admis. Pourtant, je ne sais pas quelle était ma place dans ce choix violent, suggéré par Nuy, et qu’il te laissait seule exécuter, je ne sais pas si la fuite devant moi était une conséquence de ce choix, ou une cause, je ne sais pas si c’était choix radical poussé dans ses conséquences, ou lâcheté, ce qui me paraît tout de même le plus vraisemblable, parce que l’orientation que tu allais prendre était un début de résignation et de renoncement. Et j’ai été ému de constater à quel point renoncer à me fréquenter était le symbole du renoncement à ta jeunesse, à tes perspectives immenses.

Les quatre mois qui ont suivi le Conways sont passés à une vitesse qui m’étonne toujours, comme un ciel de vent violent où le bleu profond et les lourds nuages bruns se chassent dans une cavalcade chaotique. Je m’en souviens comme une période d’alternances instables, imprévisibles. J’avais bien vite oublié ma proposition de me tuer, sans qu’elle disparaisse trop profond dans mon inconscient, mais avec toi, l’air vif de l’imprévu et de l’émerveillement, des souffrances et du manque, balaie chaque situation dans l’oubli, devant l’intensité de la suivante ; j’ai souvent payé ces occultations-là, qui n’étaient évidemment pas les tiennes, et il aurait souvent mieux valu que je sache ce que tu mémorises. Mais même si j’avais songé à remédier à cette propension à l’effacement rapide, je ne vois pas comment j’aurais pu m’y prendre.

Le chaud et le froid, comme on dit, soufflaient très proches l’un de l’autre. Je me souviens par exemple de cette soirée, qu’en moi-même j’avais cataloguée en cours comme la meilleure que j’aie passée avec toi. C’était une chaude soirée de printemps, et tu m’avais invité, car tu mettais un point d’honneur à ce que nous alternions les notes, au restaurant qui s’appelait le Millefeuilles et qui était à l’angle de la rue Rambuteau et de la rue Vieille-du-Temple, dans cette maison où, sur la façade, encadrant deux par deux les fenêtres, veillent les bustes incongrus de tous les rois et reines de France, que jamais les passants ne remarquent et qui ne figurent pas dans les guides touristiques. Pendant ce dîner, tu n’étais pas jolie comme toujours, tu étais belle. Peut-être était-ce la lumière, la façon dont tu étais habillée, où simplement la calme assurance dont tu rayonnais, mais il y avait à la fois cette indéfinissable sophistication et cette simplicité directe et franche. Tu riais presque en silence, des cascades graves, et tu parlais, tu te moquais de moi avec beaucoup de gentillesse, d’infinies précautions, mais tant d’esprit que je ne pouvais que te suivre. Puis tu me laissais parler, par souci de l’équilibre, plus que pour ce que j’avais à dire. En tout je me rappelle que tu étais amicale, très proche et pourtant il n’y avait pas d’ambiguïté, mais je me sentis en confiance, et je me souviens même qu’en te raccompagnant rue Marie-Stuart je te confiais comment j’avais analysé la dernière nuit où tu avais permis puis interdit mon désir, un an plus tôt. Tu m’écoutas avec un indéfinissable sourire, mais pas hostile, en coin, énigmatique, tu ne répondis pas, à la grave et pourtant timide interrogation qui accompagna cette confidence. Mais je me sentais si proche que j’avais l’impression que je pouvais te parler comme à ma meilleure amie, non celle qui vous offre son épaule, mais celle qui vous donne la main, qui prend et qui donne la chaleur d’une légère pression. Et c’est à ce moment-là que tu me décochas un violent coup de bambou « oui, une chose que je voulais te demander : est-ce qu’on peut un peu espacer nos rencontres, passer de deux fois à une fois par semaine, ça me ferait beaucoup de bien, et qui sait, peut-être à toi aussi ». Mais ta voix était limpide, ton regard était clair et seulement implorant, comme le jour où tu m’avais demandé de respecter la rue Rambuteau comme retraite. Je crois que j’ai tenté de négocier en plaisantant, mais il n’y avait en moi que ma bouche qui plaisantait, tout le reste saignait, vomissait, hurlait, anticipait avec terreur des intervalles doublés. Avec la même franchise angélique tu continuais « alors d’accord, samedi je veux être tranquille, s’il te plaît » et tu me tendis la joue, nous étions arrivés, ta peau était un crime. Je ne pus même pas te dire oui, trop troublé, et surtout pas sûr de pouvoir tenir une telle promesse.

Le samedi suivant, je me glissais sur ton trajet, en début de soirée, te rencontrant dans la rue. Evidemment tu n’étais pas très contente, mais enfin, tu n’étais pas non plus trop fâchée. Tu dis simplement « c’est si difficile que ça ? » et tu ajoutas plus décidée, « non je ne peux vraiment pas te voir, j’attends un ami ». Nuy était parti travailler et tu attendais un ami. Ta gentillesse était telle, et j’étais déjà si honteux d’être là quoique non en cachette, que je me retirais en soupirant. Mais pas loin : j’allais au café à l’angle du passage du Cerf, là où nous nous étions revus la première fois en 1982, là où tu avais fini par m’accorder tes larmes juste avant de partir pour Nice à la fin de l’année précédente, là où je pouvais voir l’entrée de la maison où tu attendais ton ami. Mais en deux heures je n’avais toujours vu personne entrer. Je t’appelai : « Si ton ami ne venait pas, est-ce que je pourrais passer ? » « Mais non », dis-tu comme à l’enfant que j’étais et dont tu prenais, avec une patience attendrissante, la souffrance pour du caprice, « nous avions convenu de ne pas nous voir ce soir ; d’ailleurs mon copain va venir ». Je partis à la fois radieux et mourant, avec une douleur incroyable, et la joie sensible d’abord que l’homme que j’avais supposé être ton amant à venir n’était pas venu, ensuite de ta douceur avec moi, malgré ta fermeté qui me déchirait comme un papier sale. Je me souviens encore que ce soir-là je constatais que mon cœur battait fort, alors que ton calme m’avait laissé dans un état relativement tranquille par rapport à d’habitude, le fait que je puisse analyser mon état en atteste ; par conséquent, que mon cœur battait toujours au moins aussi anormalement fort quand je m’approchais de toi. Et je vérifiais à chaque fois, par la suite, cette histoire de cœur qui bat quand on aime, que j’avais pris jusque-là pour un lieu commun populaire sans fondement. Je localisais en effet ton effet physique sur moi plutôt dans le ventre : je sais qu’il n’y a pas moins poétique, mais c’est là que je sentais battre mon sang furieusement, c’est là que j’avais le plus souvent mal, c’est dans ce centre de gravité du corps que semblaient se dispatcher les peines et les délices ; et je fus donc bien étonné, moi qui n’ai jamais été très à l’affût de mes sensations, que le cœur, chaque fois, était donc aussi de la partie.

Un autre jour, je ne sais plus pourquoi, tu voulais soudain raccourcir notre rendez-vous, prétextant que tu devais aller voir ta grand-mère. Profondément touché de cet injuste rationnement qui me frappait de nulle part, je te menaçai, « eh bien, allons-y, je t’accompagne ». Malgré tes protestations tu vis que j’étais déterminé, et j’étais en effet comme électrisé par la crainte de cette coupure trop rapide, en tout cas prêt à marcher, courir, jusque devant chez ta grand-mère, rue Pasquier. Tu étais en colère, mais tu te sentis obligée de m’accorder un arrêt dans la grande brasserie de la Trinité. Là, tu me fis vivre une des scènes les plus pénibles que j’aie connue, ridiculisant, méprisant, injuriant mon attitude par rapport à toi, et j’étais comme paralysé par cette virulente invective, d’autant que la table qui nous jouxtait était occupée par une jeune femme plongée dans un livre, qui n’en perdait pas une miette, et je me sentais incapable d’avancer mes arguments, évidemment fort intimes, devant ce tiers hypocrite. Il m’était, de plus, assez pénible de constater que tu semblais jouir de ce show semi-public, et que tu parlais autant à notre auditrice qu’à moi, satisfaite de mon embarras qui m’empêchait de te contredire. La jeune femme partit bientôt, ton ressentiment et le jeu dans lequel il était à moitié tourné s’épuisaient, je pus commencer à te répliquer, doucement, fermement, très précautionneux. Tu m’écoutais de plus en plus, et après l’orage, ce fut le plus doux des arcs-en-ciel, une pluie de sourires, l’air était devenu net, tu avais retrouvé cette fraîcheur ailée, et espiègle, qui m’enchantait jusqu’au fond de mes réserves. Et, à un moment tu te levas même, contournant notre table, et vint déposer un baiser sur mon front, pour réponse à une phrase qui t’avait plu. Il y avait tant de spontanéité et de vivacité que je souris de ta nature si légère et si généreuse, me demandant comment j’allais pouvoir suivre. Mais aussitôt, le coup partit avec d’autant plus de brutalité qu’il était inattendu : « Que je suis bête ! Je ne te ferai plus ce genre de faveur, tu vas croire je ne sais quoi ! » Rien ne pouvait être plus humiliant que d’avoir supposé que je puisse avoir pris ce baiser fugitif et enfantin pour une invite ; d’ailleurs, pendant toute la période de 1984-1985, je suis presque sûr de n’avoir tenté aucun geste qui traduise mon désir en demande, à moins que ces gestes n’aient été inconscients, ce qui en revanche est fort possible. J’étais persuadé qu’il fallait que ta façon de me considérer change, qu’une forme d’égalité s’instaure entre nous pour que le plaisir des sens puisse n’être pas que la pointe de frustration d’une baise classique, où chacun des partenaires vit son expérience séparée. Et que tu puisses avoir pensé que je me méprenne sur l’innocence de ton geste, et que tu tentes de te graver en mémoire l’interdit de répéter un tel acte, qui m’accordait si gracieusement le bénéfice du délié et de la confiance, je le ressentis comme une punition injustifiée, face à laquelle les protestations mêmes auraient aggravé la certitude du juge. Je reste néanmoins persuadé, comme je l’étais alors, que ces brutalités soudaines, tu n’en mesurais jamais la violence ou les dégâts, et c’était pire, parce que je ne pouvais même pas prendre appui sur elles pour te remontrer ta violence, comme je l’aurais probablement fait si tu les avais déclenchées délibérément.

Moins comme abri de ces bombardements-là, qui étaient si irréguliers que je ne pensais jamais qu’il y en aurait un suivant, que pour t’abriter de la charge d’émotion, d’orgone, de désir, de pensée que j’avais en ta présence, je cherchais à nous détourner le regard dans une activité commune. Celle-ci fut trouvée dans l’idée que je t’apprendrais à conduire, sur ma vieille 4L orange, cabossée, et dont les papiers étaient au nom d’Agnès. A l’époque, même si je n’habitais pas avec elle, nous partagions une voiture, sorte d’épave que nous changions tous les ans pour une nouvelle épave, si j’ose dire, et comme nous l’achetions chez un petit garagiste, ce Jeff prenait en charge les réparations pour des prix relativement modiques. Ta mère t’avait promis de te payer les leçons du permis de conduire dès qu’elle aurait réussi à vendre son appartement de Ville-d’Avray, et moi je n’avais pas encore compris que tu n’aurais besoin d’un permis de conduire que dans la perspective de quitter Paris. Comme le passeport que tu m’avais demandé en 1974 pour t’enfuir du Chambon, avec Nuy, tu me demandais de t’apporter l’usage d’une mobilité qui devait te servir hors de mon univers collé au tien, mais cette fois-ci je ne le savais même pas. Lorsque ta mère eut finalement trouvé un acheteur pour cet appartement où nous avions passé notre première nuit, en 1973, il s’est d’ailleurs passé un phénomène qui mérite une parenthèse. J’avais vécu la deuxième décennie de ma vie à Ville-d’Avray, dans cette banlieue pour cadres, et j’y avais de vivaces souvenirs. Je venais parfois y passer quelques heures, près des Etangs, rendus célèbres par Corot, ou le long de la Grande-Rue, ou dans les enfilades de « résidences » que je connaissais par cœur, et où ma mère avait d’ailleurs gardé son appartement, où j’avais vécu, et qu’elle louait à je ne sais qui. C’étaient de longs moments nostalgiques, où je retrouvais toutes les émotions de mon adolescence, les petites amies que j’emmenais sous les grands saules pleureurs, les matchs de football, mes bagarres avec les jeunes fils d’ouvriers du coin, le collège où j’avais passé deux années avant le lycée de Saint-Cloud, les musiques, les booms, les amis de notre bande informelle, les acides et les fumettes, les couleurs, les voisins, et bien sûr ma famille, et par-dessus tout toi, une multitude de liens, différenciés et singuliers, un catalogues d’émotions dont je retraçais, parfois avec des exagérations lyriques les moments saillants ou ceux qui menaçaient de sombrer dans un oubli que mon conservatisme craignait. Je tentais aussi d’analyser la part de ces souvenirs, pourquoi ils me remuaient, et à quoi ou à qui ils étaient liés, et je pensais, non sans agacement, que l’œdipe devait y jouer un rôle central, trop encombrant à dénouer. Mais, depuis que ta mère a quitté Ville-d’Avray, je n’y suis retourné qu’en passant, pour d’autres affaires, et je sais que le charme du souvenir a complètement disparu. C’est comme si c’était toi qui avait aimanté et emporté tout ce qu’il y avait d’émotion entre mes dix et mes vingt ans. Le départ de ta mère, pourtant, signifiait seulement qu’il n’y avait aucune chance que je te rencontre à Ville-d’Avray, et le paquet de mes souvenirs d’émotions en a flétri, desséché, devenu dérisoire. La cause œdipienne pourtant aurait stipulé que c’est avec le départ de ma mère, qui vivait en Allemagne depuis quelques années, et non de la tienne, que mes trésors d’adolescence auraient dû partir. C’est comme si l’affection et l’attirance que j’avais pour toi étaient la vérité, l’épanouissement de toute l’irrationalité que j’avais vécue pendant ces dix ans d’adolescence. Ce n’est que bien plus tard que j’ai pris conscience de cette étrange à-côté de ma passion, qui en livrait un témoignage inattendu de grandeur, d’impérialisme presque, et par là de menace absolutiste : c’était un flot d’émotions qui avait été annexé et englouti, réduit à un détail constitutif ou décoratif, mais d’un goût démodé, celui du passé même.

Nos cours de conduite avaient lieu au bois de Boulogne, où il y avait un peu de place pour rouler, puis à Saint-Cloud, le jour où tu voulus conduire en ville, parce que j’en connaissais les endroits les moins fréquentés. Cette après-midi-là, j’avais eu quelques grosses inquiétudes, ton art n’était pas tout à fait consommé, mais ces inquiétudes étaient bienvenues, parce que l’adrénaline prenait là une origine indirectement liée à toi. J’avais ensuite prévu un moment solennel. Je t’ai emmenée au Beau Site, et nous avons pris la même table où pour la première fois de ma vie nous nous étions parlés, douze ans plus tôt. Tu avais oublié la scène, que je t’ai alors racontée. Je me rappellerai toujours de ma surprise de constater combien ce retour à cet endroit, avec toi, était pour moi chargé d’une profonde vulnérabilité, et comment l’intense tendresse donnait son timbre mat à chaque mot détaché, à chaque son grave, à chacun de mes gestes économes et alignés sur ce souvenir de contours nets, d’enchantement colorié, de peur intense ; et comment, en parallèle, tu m’écoutais distraitement, avec indifférence, dissimulant à peine un début d’ennui équilibré par l’impatience. Tu me rappelas alors qu’il fallait que tu rentres tôt, que tu étais attendue, que tu avais un dîner et qu’il fallait que tu le prépares, que tu m’avais déjà accordé plus de temps que convenu, alors que c’était moins puisque cette urgence ne m’avait été assenée qu’au début de l’après-midi, sans réplique évidemment. Nous rentrâmes en silence, moi encore abattu par la profonde vibration, comme un coup de gong, de la reconstitution du Beau Site, et ton absence complète de le sentir, et toi, presque un peu agacée, peut-être par ma sensiblerie, le trop de temps perdu, le froid de ce jour-là, ou le silence lui-même que j’avais dû rendre, bien involontairement, assez lourd. Et comme ce jour-là tu avais raccourci mon temps, j’étais en manque aigu et je me faufilais comme si ce manque le légitimait dans le couloir derrière le studio de la rue Marie-Stuart. Mais tu n’étais pas attendue. Pendant deux heures tu ne téléphonas même pas, préparas seulement le repas du soir, que tu m’avais laissé entendre être destiné à plusieurs personnes. Et seul Nuy rentra, comme à l’accoutumée. Il te demanda « alors qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ». Et tu dis : « On a été dans le bois de Boulogne. Puis il y en a eu marre, alors on a été un peu conduire dans les rues de Saint-Cloud. » « Et alors ? » demanda-t-il, « et alors c’est tout » répondis-tu, et vous avez parlé d’autre chose. Et à la tristesse profonde de cette après-midi s’ajouta la consternation de ton mensonge, évident : tu avais inventé une excuse simple pour écourter notre rencontre, pour t’échapper de moi, sans même te douter de ce que cela me coûtait. Ainsi, j’étais donc à ce point insupportable, et je devais être craint pour que tu me payes d’excuses aussi plates qu’à un mari idiot. Même si j’ai quitté mon observatoire étourdi et vidé, je ne t’en voulais pas. Au contraire, la sourde petite douleur de ce jour-là venait de l’inquiétude que j’avais pour toi. L’espèce de membrane transparente qui t’emmitouflait depuis l’automne précédent s’était durcie et épaissie. Tu avançais dans le long couloir éteint de ta jeunesse, la porte d’entrée était encore ouverte, mais pour te faire quitter cette tonnelle qui donnait, je le savais, sur un mur, il fallait déjà te tirer, te séduire comme jamais personne ne t’avait séduite. Je sentais mieux que je ne savais que tu venais de vendre ta vie contre ta survie, découragée par tes années d’hésitation et d’errance, dans l’attente de l’occasion d’aimer ou d’œuvrer. Et tu glissais ta grandeur dans ce petit ciré que je savais être une camisole. Par moments, quand je te sentais préoccupée, essentiellement d’ailleurs quand tu n’étais pas là, je savais de quelle dimension était ce qui agitait cet esprit dont la majesté, inégalée, dormait, et je me sentais pris d’une colère impuissante, et je me ruais sur ton spectre, te prenant par les épaules, te secouant, te secouant, allez réveille-toi Sophie, regarde autour de toi, tout est à toi si tu le veux. Et je t’ai dit un jour, mais regarde-moi, donne-moi une chance, tu ne m’as jamais regardé ! C’était très mal exprimé, mais ce que je voulais dire, c’est attention, tu t’enfermes dans le minuscule, et ce n’est pas toi, toi tu n’es pas minuscule. Oui, un Nuy est fait pour ça, il y est à l’aise, les petites combinaisons, les tricheries sur les centimes l’amusent et le stimulent, mais toi, tu ne seras toujours qu’à l’étroit dans cette survie que tu ne sais pas maîtriser. Si j’ai une bonne raison d’être un ennemi acharné de cette société, c’est qu’elle parvient à faire croire à tant de ses administrés que la survie est la question centrale, et que tout ce qui est la vie n’est qu’une sorte de loisir qu’on atteint quand on a assuré la survie. Qu’un être exceptionnel comme toi croie cela, au point de renoncer à croire d’être exceptionnel, est toute la catastrophe régulière, systématique qui est générée par le gouvernement de la médiocrité, et par le conservatisme le plus plat qui en résulte, et qui domine cette fin de siècle de majorités molles, de classes moyennes dont le mécontentement ne sait même pas en quoi il consiste : et de la sorte, il ne consiste en rien, n’a pas de consistance. Le pire était que notre jeu, où ta membrane qui t’insensibilisait et t’épaississait était à la fois défense et provocation contre moi, interdisait que je te tienne un tel discours, parce que cela aurait renforcé ce que je voulais combattre, par cette dialectique dévastatrice qui était ton garde-fou contre ma pensée consciente. Cette paroi que tu t’étais créée te donnait de l’assurance contre moi, et cachait ta profonde absence de confiance en toi. Moi, qui n’ai jamais rencontré quelqu’un de plus grand, de plus noble que toi quand tu es sûre de toi, ce n’est que trop tard que j’ai compris combien peu tu étais sûre de toi, aveuglé par mes propres craintes démesurées, et par l’admiration. Ainsi je voyais impuissant, incapable même de le dénoncer, comment on plie la plus magnifique des fleurs, comment on congèle un cœur énorme et fin, comment on stérilise l’esprit le plus vaste et le plus prodigue de mon temps, sous mes yeux, comment nos routes s’écartaient doucement, durement.

Quelques jours après cette leçon de conduite, et après m’avoir demandé ce que je penserais si tu avais un enfant, nous avions rendez-vous à l’Ecluse, qui était la première filiale de l’ex-cabaret de Saint-Michel, dans les Halles. J’étais en retard, pris dans des embouteillages en revenant de la Porte Maillot. Je ne pouvais même pas m’en excuser, tu aurais en effet pu me demander ce que je faisais Porte Maillot, ce que je ne voulais pas te dire, mais que je n’aurais jamais pu te cacher si tu avais voulu le savoir : je m’étais renseigné pour un spectacle de Noureïev, qui allait être son dernier, et que je comptais t’offrir, et j’espérais bien ce jour-là, par d’habiles questions, déterminer quelles seraient les dates qui te conviendraient le mieux ; j’avais en plus l’intention de n’y pas venir moi-même, pour que le cadeau ne soit pas chargé d’une contre-valeur, ne soit pas en définitive un cadeau pour moi dont tu aurais été le moyen. C’était d’ailleurs un leurre, puisque plus le sacrifice du cadeau était grand, plus il devenait un cadeau pour moi, mais cette élémentaire vérité, je ne l’ai comprise que beaucoup plus tard. D’ailleurs toutes les architectures dans lesquelles j’essayais de cristalliser mon désir pour toi, prenaient la forme de plans de cadeaux, plus baroques les uns que les autres. J’avais alors un autre projet, qui me paraissait très difficile à réaliser : je voulais organiser, pour la fin du mois, nous étions en mai, une fête avec tes amis. Mais comme je ne les connaissais pas, j’avais pensé m’associer avec ta cousine Sophie, pour fêter la fête des Sophie, qui est le 25 mai. Je t’avais donc demandé de me donner les coordonnées de cette cousine, que j’avais croisée deux ou trois fois. Tu refusas brusquement, et je ne m’y attendais pas du tout, en lâchant un injurieux « je ne veux pas que tu te répandes ». C’était une très curieuse formulation, et conception. Moi qui ne parlais jamais de toi à personne, je me demandais soudain si effectivement j’allais me « répandre » auprès de ta cousine ; et plus tard je me demandais si j’allais me répandre tout court, et dans quelle mesure l’écrit n’entrait pas dans cette terrible appréciation. En tout cas il y avait une ombre de méchanceté dans ce refus, mais que j’attribue à la crainte de cet échange sur toi que tu ne contrôlerais pas, comme si le fait que je me « répande » soit précisément ce qu’aurait désiré cette autre Sophie. En attendant, c’était un coup d’arrêt, parce que je n’avais plus que peu de temps, et je ne connaissais pas le nom de cette Sophie, et d’ailleurs, quelle aurait été ta réaction si j’avais réussi à la contacter après ton refus ? D’autre part, je m’attendais à ce que cette cousine me dise que ce ne serait pas une fête pour toi si j’y apparaissais, ou alors qu’il faille que je négocie pied à pied comment te faire plaisir avec cette surprise en y apparaissant ; ensuite il y avait à trouver le cadre, la liste des invités, et même si j’étais prêt à assumer la dépense, ce qui était d’ailleurs présomptueux, il fallait encore m’assurer de ta disponibilité ce jour-là, et ceci nécessitait une solide complicité avec peut-être une ou deux autres personnes de ton entourage. Ces préoccupations étaient l’arrière-fond, que tu devais surtout ignorer, de cette rencontre à l’Ecluse. Tu étais d’une humeur exécrable. Après m’avoir reproché mon retard, tu me contredis sur chaque phrase et pourtant j’évitais les sujets conflictuels. Je te pris une cigarette, dans cette période-là je ne fumais plus, sauf avec toi, et tu me fis une violente scène. « Arrête de me prendre mes cigarettes, t’as qu’à t’en acheter, y en a marre à la fin ! » J’étais choqué par cette sortie mesquine qui ne te ressemblait pas. Je me suis levé aussitôt, te suppliant de m’attendre un moment. J’ai couru au tabac de la rue Saint-Denis, j’ai acheté une cartouche de ta marque, et j’ai mis un paquet dans ma poche. J’ai considéré plus tard, dans la superstition qui accompagne les moments émotionnels de notre existence, qu’un bref incident qui s’est produit, rue Saint-Denis, à mon retour vers l’Ecluse était le symbole de cette journée d’air sale, d’après-midi couverte et orageuse : un homme, que je ne connaissais pas, me croisa et me frappa au passage du poing dans les couilles. Le coup n’était pas appuyé et donc pas douloureux, mais très surprenant, parce que gratuit et inattendu, et pourquoi moi ? Le temps que je me retourne l’autre avait déjà disparu, et j’aurais été bien incapable de le reconnaître une minute plus tard. J’ai pensé que je devais charrier cette agressivité dérangeante, qui confirmait ta mauvaise humeur. Je te tendis la cartouche, que tu pris en bougonnant, c’était encore très peu toi, et notre conversation ne s’améliora pas, au cours de laquelle tu m’assuras que tu aurais préféré être avec ton mari en ce moment, sur une très maladroite question de ma part, et où tu m’avertis qu’il fallait que tu partes tôt, étant attendue ailleurs ce soir. Je me suis donc levé avant ce terme raccourci, et je t’ai dit « Sophie, si tu es avec moi, sans être là, ce n’est pas la peine. Ce n’est pas ta présence obligatoire que je viens rencontrer », et je suis parti, dans l’espoir que cette rencontre annulée pour cause d’intempéries pourrait être rejouée et non perdue par mon forfait. J’avais l’impression, pas seulement depuis le Beau Site, que tu trichais sur nos rencontres, c’est-à-dire que ce n’étaient plus des rencontres, mais tu te montais une façade derrière laquelle tu t’appliquais à te réserver, à te soustraire à l’instant. Et quand je sortais de la souffrance de l’intervalle, j’avais maintenant l’impression que celui-ci continuait en ta présence. Je supposais que ton attitude était moitié voulue, moitié résultante de cette membrane qui t’éloignait dans le vide, et ton authenticité, qui était mon carburant vital, était enfoui au fond de ce jeu court et triste.

Mais cette sortie que j’avais faite m’avait privée de mon dû, et cette privation à la fin d’un intervalle d’une semaine était un manque redoutable, encore aggravé par la dureté d’une séparation hostile, d’une discussion qui ne me paraissait pas terminée. Je t’ai donc rejointe le soir, tu partais maquillée et apprêtée, dans le métro, cette fois-ci ta soirée n’était pas inventée. Tu en étais pâle de colère. « Si c’est comme ça c’est terminé, n’essaye même plus de m’appeler. » C’était la rupture. Mon effondrement commençait. Je dis d’une voix qui n’avait plus de force, ni agressivité, ni menace, ni perfidie, juste la surprise et les genoux cotonneux : « C’est la guerre alors ? – Mais si tu veux, mon pauvre ami, tu fais ce que tu veux ! » et tu étais partie.

A un certain degré, la souffrance s’abstrait sans disparaître. Dans les heures qui ont suivi, je me suis senti à nouveau comme une toupie, non pas une toupie qui ralentit, mais une qui accélère au point de décoller ; et généralement on pense qu’en retouchant terre, grâce à la force centrifuge, et à la sympathie qu’on a pour les toupies, la toupie va retomber pile sur l’aiguille. Mais non : les frottements de l’air, les mouvements contradictoires de la gravitation et de la vitesse, la feront nécessairement dévier. Mais moi, dans cette lévitation due à l’accélération des événements, au fond de laquelle la douleur contribuait incrustée comme une mâchoire de chien qui ne lâche pas prise, j’avais perdu pied dans ma réflexion, non qu’elle fût fausse, mais elle devenait spécieuse et se trouvait délestée des contrepoids de la vue d’ensemble, de l’avis de l’autre, et des expériences passées. Rapide et fine comme une flèche, elle n’en était pas moins une flèche, destinée à blesser.

J’avais parlé de faire la guerre, mais maintenant que tu l’avais acceptée, je voyais la dernière grande guerre comme un cratère de bombe, un vide noir, où poussent des herbes non comestibles, une sorte de cauchemar sans issue. Je savais l’immense fatigue de t’affronter, je savais que je n’étais pas armé, que je n’avais pas d’allié, et que mon adversaire m’avait déjà démontré sa supériorité dans ce type de conflit. Le seul avantage que m’avait gagné la grande guerre de 1982-1983, c’était que tu avais reconnu mon attachement à toi, que tu ne semblais pas me mépriser. Mais ce que j’avais gagné en estime, je l’avais perdu en affection, ce que la crainte m’avait apporté, la crainte me l’avait aussi enlevé. Du reste, tant que mon hostilité prouvait quelque chose, et au début c’était avec quelle force tu étais fichée en moi, elle m’avait rendu service, mais la reprendre ici ne prouverait à nouveau que mon attachement dont entre-temps tu n’avais eu aucune raison de douter.

Et puis au fond je comprenais, oui j’avais sans doute prévu depuis bien avant t’avoir proposé de me tuer, que ma présence dans ta vie était une incongruité intenable, qui ne t’apportait que les charges vaines de mon émotivité ouverte, donc imprévisible, lourde à supporter, suffocante, mais que tu ne goûtais pas au-delà de la vanité, éventuelle, d’avoir pu lier un homme à ce point, bien au-delà semblait-il de la plupart des romans et des films qui susurrent l’amour aujourd’hui. Mais comme tu ne voulais pas de happy end, et je ne vois d’ailleurs pas très bien quelle forme il aurait prise, et que tu ne voulais pas non plus de tragédie, cette façon de rompre, et de reporter l’effort que te coûtaient nos rencontres dans l’organisation d’une guerre de tranchées dont tu sortirais inévitablement vainqueur, paraissait logique, et il semblait même un effet d’une patience et d’une bonté assez excessive de m’avoir enduré si longtemps.

Mais comment est-ce que ces grands constats pondérateurs auraient pu m’habiter ? J’ai même, tant d’années plus tard, du mal à me mettre dans cette posture d’avocat du diable, quoique le charme non évanoui de ce diable y aide considérablement. Et ma pensée tournait alors en spirale autour de l’enjeu même de notre dispute du jour. Car bien plus encore que de ta brutalité, qu’apparemment tu te dissimulais, et dont je ne sentais pas encore ses terribles effets, j’étais outré de ce que je considérais être ta malhonnêteté. Depuis quatre mois tu avais peu à peu substitué dans nos rencontres un masque à ta personne. Tu m’offrais une façade, derrière laquelle tu te cachais, mais tu me vendais cette façade pour ta personne. Et ce trucage, probablement inconscient, me paraissait lié à la vie que tu choisissais maintenant de mener, une petite existence de ménagère sans ambition, avec des marmots, et une tranquillité achetée au prix du possible. C’était cette pellicule, cette membrane, qui était à l’état expérimental, mais qui s’expérimentait d’abord sur moi. Je me sentais personnellement grugé de ta présence, et je sentais sans en être sûr, que cette tromperie commençait à s’étendre à toi même, c’est-à-dire que tu te trompais sur toi-même. Et en même temps je te connaissais suffisamment pour savoir que quelque part en toi tu n’ignorais rien de cette duplicité, mais que tu savais aussi en scinder les personnages de sorte à te croire absolument innocente. Ainsi tu pouvais te paraître de la meilleure foi du monde et en même temps jouer un personnage que tu contrôlais, dédain pour celui, en l’occurrence moi, qui tombait dans le panneau, et subordination de tout ce qui venait de lui, en l’occurrence moi, aux buts transcendants une pièce aussi bien maîtrisée. Aussi, dès que j’ai dénoncé cette tricherie, qui était la même tricherie que le mensonge de devoir rentrer plus tôt le jour où nous étions allés à Saint-Cloud, que ton espèce d’absence maussade, l’après-midi même, repliée dans le personnage honnête qui ignorait cette tricherie, tu avais trouvé là le prétexte qui te manquait pour rompre, étant à peu près persuadée que l’excès insensé de mes exigences infondées valait que tu risques enfin toutes les conséquences de ce que nous appelions une guerre. Je pense que ta malhonnêteté était justement dans cette capacité de repli, qui t’exonérait, finalement, d’examiner ce en quoi le différend pouvait être fondé. Et mon reproche m’avait paru d’autant plus vertueux qu’il concernait à la fois ma passion pour toi et ta vie, même indépendamment de moi. Ton refus de l’entendre, outre la catastrophe de la rupture, mais dont les implications n’étaient pas encore bien précises dans le bouillonnement de ma pensée survoltée, était particulièrement blessant, parce qu’il signifiait que dès que je n’étais plus le comparse ahuri de ton jeu de dupe je devenais jetable. Je t’avais prise par les épaules et je t’avais secouée, et tu faisais comme il s’agissait d’une lèse-majesté. Moi qui voyais avec inquiétude la dégénérescence rapide de l’intérêt de ton existence, j’étais scandalisé de te voir exercer tes pouvoirs sur moi, sans même tolérer la discussion, en protection justement et au nom de cette misère qui s’installait. Ce n’était pas seulement cruel au-delà de ce que tu pouvais imaginer, c’était prétentieux et minable. Ainsi donc, je me mettais en colère, mais une colère construite, sèche et désolée, pour détourner dans un sens actif la profondeur du malheur et l’horizon de souffrance dont j’évitais de regarder en lignes coupantes qui se peuplaient déjà les heures qui ralentissaient.

Mais aujourd’hui je pense que tu avais encore d’autres raisons de commettre cette rupture, si difficile et si périlleuse pour toi aussi, et je suis moins convaincu que tu l’aies faite avec ce mépris ridicule et haïssable que je t’imputais. La discussion que j’avais épiée en janvier avait probablement conclu que pour avoir un enfant il fallait que je sois hors de ta vie ; et mon énergique désespoir avait reculé cette échéance du projet, à la certitude de sa réalisation. Or tu devais avoir appris que tu étais enceinte. La rupture avec moi, sans explication, était maintenant une partie du contrat avec ton mari, à laquelle tu étais tenue. Et ce qui t’a paru la première aspérité, qui devait être bien légère à tes yeux, a suffi pour entrer dans un conflit que tu savais inévitable depuis plusieurs mois, et que tu avais peut-être même commencé à préparer en tissant cette fine pellicule qui te calfeutrait dans les préoccupations que je ne devais pas connaître.

J’avais donc eu, comme si souvent depuis mon enfance, la volonté de tourner la souffrance en colère, et j’avais également cédé à la tentation de nier que je t’aimais si profondément, comme si cela allait pouvoir atténuer les terribles conséquences de ton rejet si arbitraire, si injustifiable que tu n’avais même pas essayé de le justifier. Et j’écoutais même mon sens de l’honneur, touché de te laisser la gloire, que tu étais sans doute loin de rechercher, de la rupture. Le lendemain matin, je t’attendis donc à la sortie de chez toi, allant à ton travail, et prenant mon élan, je te donnai un magnifique plat du pied en travers des fesses, en disant en riant, « il y a longtemps que je voulais faire ça ». Il était hors de question de te faire mal ailleurs qu’à ta fierté, et celle-là je l’ai bien touchée, car ayant sauté dans ma voiture je t’ai vu arriver rue René-Boulanger, pas du tout effrayée ou souffrante, ne soupçonnant pas même que je pouvais être déjà là, non, blême de rage, les poings et les lèvres serrés, le regard droit et fixe, avec une petite flamme noire tout au fond du bleu magnifique de tes prunelles. La joie de voir combien j’avais trouvé le geste juste pour relancer le débat, par d’autres moyens, dura à peine une petite semaine, et me permit peut-être de croire effectivement, jusqu’à ce que je t’ai revue en septembre à travers la vitrine de la boutique d’Evelyne, que ma souffrance serait légère, passagère, et que je ne t’aimais plus, d’ailleurs André Breton avait sans doute raison en disant qu’un révolutionnaire ne peut pas aimer une contre-révolutionnaire, ce qui était évidemment à traduire : comment est-ce que, avec la vie que je revendiquais, je pouvais encore t’estimer, t’aimer avec celle que tu concédais ?

Les jours suivants confirmèrent encore la justesse de mon geste, par l’importance que tu lui donnas, et par les bas moyens avec lesquels tu menas les représailles. Je fus d’abord convoqué au commissariat de police. Je m’y attendais, mais j’étais déterminé à dire la vérité, que j’avais voulu t’humilier, et que s’il fallait payer pour cela, et bien cet Etat n’en serait que complice de ton humiliation et je serais volontaire pour en supporter le ressentiment. D’ailleurs j’imaginais un grandiloquent procès, où l’accusation devenait la défense de la mesquinerie, et moi, l’accusé, devenais le plaidoyer de l’amour. Cette vision ne prenait ces invraisemblables allures d’emphase que parce qu’elles me permettaient de cacher sa vraie raison : c’était que s’il y avait un procès, j’espérais t’y voir, que tu y serais, que je puisse te parler, t’émouvoir, que nous puissions peut-être même nous réconcilier. L’inspecteur de service m’apprit ta version des faits : je n’avais pas cessé de te persécuter depuis deux ans, et c’était là une petite infamie qui trahissait bien ta colère, puisqu’il y avait quinze mois que nous avions fait la paix ; et, dans le métro Les Halles, je t’aurais donné un violent coup de pied dans le dos. J’aurais bien voulu attraper celui qui aurait exécuté le rattrapage du bleu qui aurait justifié l’inévitable attestation médicale, car mon shoot était placé, ferme, mais sans force autre que l’intention. Je compris plus tard que tu avais déplacé le lieu et la date du crime, pour faire intervenir un faux témoin, parce que tu pensais probablement que j’allais nier le fait. J’avoue que j’ai failli frapper l’inspecteur, tant il était bassement, graveleusement, complice de moi. Je ne niai point le coup, mais je ris de l’idée du dos, en disant « c’était un coup de pied au cul, et d’ailleurs elle l’a suffisamment large pour que je ne rate pas ma cible » (l’inspecteur rigolard, il n’y avait pas de quoi, refusa de noter cul, arguant que l’argot ne pouvait pas entrer dans les rapports, et je renonçai, un peu dégoûté, à lui faire remarquer que cul n’était pas de l’argot, et qu’un coup de pied dans les fesses n’est pas la même chose qu’un coup de pied au cul). Je replaçai l’acte au lieu et à l’heure où je l’avais réellement commis (l’inspecteur me fit ajouter que j’étais en colère, en me disant que la colère pouvait excuser le geste, et j’eus beau lui remontrer que mon acte étant symbolique, la colère y était fort abstraite, que c’était au contraire du sang-froid, que d’ailleurs si j’avais été en colère au sens où il l’insinuait j’aurais pu te blesser, il insista tant que je concédai la colère ; j’avoue que je me suis ensuite demandé si ce n’avait pas été un piège, et que justement ma colère me serait retournée à charge). La deuxième intervention fut celle de ton père, ce don Quichotte que j’avais eu au téléphone une fois déjà, en 1973, quelques instants avant que ta mère ne nous sépare, et il n’avait pas eu plus de pertinence alors, diagnostiquant avec aplomb que j’avais une blennorragie quand je n’avais qu’une infection. Cette fois-ci il me signala qu’il avait des amis dans la police, ce qui paraissait probable au vu des films policiers qu’il venait de commettre, et qu’il en userait. Dans ce genre de situation c’est une impuissance que de menacer, surtout par téléphone, et je supposai que c’était uniquement pour te montrer combien il était de ton côté, j’étais d’ailleurs persuadé que tu étais à côté, l’écouteur en main, et c’est pourquoi j’ai réfuté toutes ses allégations un peu farfelues il est vrai, en répondant à sa question « vous voulez dire que ma fille ment ? » « comme elle respire »… Mais je me couvris quand même en t’envoyant le lendemain une petite lettre très sèche où je doutais que l’ami que tu avais fait m’appeler de manière aussi puérile pouvait être ton père, et que si ces menaces continuaient, je recourrais aux moyens déplaisants auxquels je me verrais ainsi contraint ; et copie à ton père. Et ce fut tout.

Comme je n’ai pas honte de l’admettre, je sais parfaitement soutenir la dispute avec toi. Je peux te critiquer, même t’injurier, pour tout ce qui fait, et qui me semble déshonorer, ton existence, et malheureusement il y a de la matière. Ma capacité polémique sait trouver le détail qui blesse, mon expérience sait que je peux renchérir en puissance et en finesse, et mon personnage est alors celui dont la pensée guide souverainement l’émotion, et utilise celle-là juste pour donner la grinta nécessaire à l’expression. Dans ces batailles-là on donne des coups, on en prend, mais je connais l’art délicat d’y avoir le dernier mot, dont je ne nie pas contrairement à la coutume, l’essentialité, et les coups que je reçois font toujours moins mal que ceux que je donne. Mais ce personnage-là est une couverture, tout comme la fine pellicule qui commençait à recouvrir ton authenticité. Mon authenticité, en cette circonstance, se trouva rejetée, rejetée au fond des nuits, rejetée quelques mois plus tard, rejetée hors de la visibilité des dégoûtants seconds rôles que tu avais recrutés (et je notais que ton mari s’était une fois de plus défaussé), rejetée loin de l’adorable cervelle qui avait déclenché cette crise qui eut été comique si l’intensité avait réellement pu en disparaître : elle aurait consisté à hurler de souffrance, à pleurer, à supplier.

En y repensant, je trouve que tu as agi au mieux pour m’écarter de ta vie. La cause de la rupture était fondamentalement arbitraire, injustifiée, et l’absence de discussion, oui de droit à la défense que nous associons à la plus élémentaire liberté individuelle, liée à l’étendue irresponsable de la punition, était contraire à toutes les règles que j’approuve. Et puis, l’appel à la police est l’acte que je trouve le plus bas que je connaisse. Encore en 1982, je conçois que tu te sois sentie physiquement en danger : mais là, la volonté de réduire à une psychopathie personnelle mon apparition aux abords de ta vie avait quelque chose d’odieux. Il y avait bien sûr la dénonciation, qui est misérable en soi, alors que tu n’a jamais tenté de régler le différend par toi-même ; il y avait en outre cette espèce de déplacement de l’enjeu qu’il y avait entre nous sur un terrain qui n’était pas celui de cet enjeu. En effet, comment la police pourrait-elle soutenir l’amour, voire même le comprendre ? Elle ne soutient que des règles, élaborées par la raison, et l’amour ne soutient aucune règle, et renverse le rapport actuellement dominant entre raison et passion. D’où sa mise hors la loi, et d’où la tentative de toute la littérature et du cinéma serviles d’inventer l’existence d’un amour qui respecte toutes les règles de la société. D’ailleurs les cas où l’amour est à sens unique est un thème fréquent du polar d’aujourd’hui, et l’amoureux y a toujours tort, non d’être amoureux, mais on nie son amour, on le transforme en maladie, alors que l’héroïne persécutée devient justement le modèle d’amour de la société, pour une liaison tiédasse et middleclass qu’elle entretient avec le premier second rôle, qui souvent est le vainqueur physique de l’amoureux psychopathe. Et si l’on voit beaucoup d’amoureux poursuivis par la police, et la justice, ils ne sont évidemment jamais accusés d’aimer. C’est pourtant leur crime, du point de vue de la société. Le mépris des règles et des lois est un résultat de la grandeur de l’amour, qui ne peut pas se satisfaire des cadres étroits de la raison. En ce sens aussi, l’amour est profondément négatif. Pour moi qui finis toujours par te pardonner tout, ou bien dont l’attirance est plus forte que toutes les vindictes, pour moi dont les principes ne sont pas souples avec tous les autres, faire intervenir la police, alors que je combats pour un monde sans aucune police, est l’outrage qui passe le plus mal. Je demeure déchiré par rapport à cet acte, où la tentative d’avilissement de ce que je ressens pour toi est si manifeste qu’il est impossible qu’elle ne soit pas volontaire, où tu mouchardes à l’institution la plus méprisable depuis que l’Etat existe, et où tu veux rendre cette institution juge et arbitre apparent d’un conflit qu’elle ne peut comprendre en sachant que cette cécité te donnera toujours raison. Ainsi tous les deux, chacun à sa manière, en essayant de toucher au plus profond l’adversaire, nous avions au mieux tenté de rendre cette séparation irréversible.

Mais là encore, l’injure profonde, la malhonnêteté jusque dans le détail du mouchardage, la police comme arbitre, je les ai excusées, contre tout ce qui gouverne ma vie. Et il ne me suffit pas de dire : je sais pourquoi. Car, en vérité, je ne sais pas pourquoi. Peut-être me soulagerait-il de trouver que c’est seulement parce que ta façon de me choquer toujours, de bafouer toutes mes règles, me séduit au profond de moi-même.
 

Cette rupture mérite une courte réflexion. D’abord, c’est la dernière en date, la plus longue, la plus dure. Ensuite, elle représente un condensé assez marqué de notre distance, beaucoup plus significatif que lors de la rupture de 1982 et qui était déjà présente lors de celle de 1974. Sans doute peut-on comprendre un certain ballet de dupes, où moi, celui qui subit la rupture, ai toutes les caractéristiques de l’imbécile, qui ne comprend rien, qui n’a rien vu venir, et toi, qui fais la rupture, as tous les signes extérieurs du salaud, cruel, fourbe, mouchard, menteur.

Ce que ce récit a, ainsi, de trivial, n’est exact que dans l’interaction que nous avons eue, à ce moment, et encore, tel que le voit le monde, puisque cette rupture était aussi destinée à un public, et c’est pour un public qu’elle a été jouée. En effet, je ne pense pas être idiot, et je te crois loin d’avoir des motivations de salaud.

Il est vrai qu’à l’écrit de cet événement, je suis confus d’avoir aussi peu compris ce que tu es, et ce que tu voulais alors, dans la vie, ce sur quoi portait l’essentiel pour toi. Je t’ai si peu écoutée et entendue que même quelqu’un d’une perspicacité en dessous de la moyenne doit s’étonner profondément d’une telle stupidité et d’une telle insensibilité de la part de quelqu’un d’aussi violemment épris que moi. Mais justement : ce que ta présence m’apportait à chaque fois était une profonde modification de moi, d’abord une altération remarquable des sens et de la perception, qui transformait en matière rare, hallucinogène, et délicieuse au goût et à l’odeur jusqu’à l’air que je respirais en ta présence ; et ta présence déréglait également à chaque fois ma pensée, l’accélérant comme une luge dans une pente, et lui donnant cette merveilleuse vitesse qui la portait juste un peu au-delà de ce qu’elle pouvait supporter. C’est dans ce monde, fermé, nouveau, étrange, mais incroyablement fécond et je le répète, délicieux, que je construisais des perspectives, mais sans la moindre prise, sans la moindre matière. Je ne pense pas, depuis le recul acquis tant d’années plus tard que ces perspectives étaient de moindre ampleur, et de moindre intérêt que celles que tu construisais alors. Au contraire, j’estime que j’avais là à te proposer un horizon qui a toujours transcendé celui que j’avais avant de te connaître, et qu’il me faut une vie à exprimer. Mais cet horizon n’est pas chimérique, il est seulement unique. Le présent écrit n’en est qu’un des travaux préparatoires, et on peut tracer un parallèle tout à fait valide avec ce que, quelque temps plus tard, j’ai appelé les préalables à l’assemblée générale du genre humain, parce que le programme et l’ouverture que tu me suggérais à travers l’étrange état dans lequel tu me transposais, ont la même envergure, et tendent au même but.

Si je n’ai pas réussi alors à te communiquer cette grande tranchée, qui était tienne, c’est parce que tout me manquait : la compréhension, le vocabulaire, la capacité à faire coïncider de manière cohérente et convaincante ce mode de pensée, avec ceux dans lesquels tu étais réfugiée, ou résignée. Je pense cependant que je te ferais une grande injustice si je ne considérais pas que tu attendais de moi un discours qui puisse au moins te proposer cette vision, à laquelle tu sentais bien que je m’accrochais avec la fébrile conviction et les borborygmes des muets ; mais il n’y avait de toute évidence rien de suffisamment concret pour que cette attente, plus bienveillante que confiante, puisse repousser encore davantage les choix qui devenaient urgents pour toi. Je crois donc que nous étions moins loin, et l’un et l’autre, d’entendre ma proposition, que ce discours, où la rupture en rejette le possible au loin, le laisse entendre.

Il faut mesurer avec prudence cette matière d’abord abstraite et qui, comme la lave, se durcit avec le temps, trouve sa forme avec beaucoup de temps. Le fait d’être avec toi était une propulsion hors du quotidien, et je n’aurais pas pu partager un quotidien avec toi, je savais déjà à ce moment-là cette étrange paradoxe d’une attirance maximale, et d’une impossibilité de la stabiliser dans un cadre social convenu. Mais j’ignorais à quel point ce champ gigantesque m’écartait de toi, qui en était l’auteur et le propriétaire, et à quel point j’étais hermétique au rythme même de ta pensée, qui était le vaste soufflet initiateur de la mienne. Bien sûr, les événements de ton quotidien influaient considérablement sur le mien ; mais ils ne pouvaient pas, sérieusement, tenir le centre de ma réflexion brûlante, déraisonnable, illogique, exaltée, qui ne se portait pas même encore à la tentative de comprendre ces excès, mais simplement à l’exploration de l’immensité de l’empire et des lignes qui pouvaient tendre ces courbes vers un but que nécessairement je t’aurais imploré d’accomplir, même sans moi.

Au nom de cette recherche, que tu nourrissais de chacune de tes inestimables présences, je revendique de n’avoir pas entendu ta volonté de faire un enfant, de n’avoir pas compris ta décision de quitter Paris, de n’avoir pas pensé que dans ce virage que tu donnais à ton existence, la force centrifuge devait m’expulser. Justement, tout ce que tu m’apportais m’empêchait de voir ces évidences, même voilées finement comme tu sais le faire, et d’y réfléchir, avec une cohérence minimum. C’est maintenant seulement que je conçois quelle difficile situation ces quatre mois, et cette rupture ont dû être pour toi aussi. Car, en temps de paix, je n’ai jamais pensé, dans le mouvement vertigineux qui tourbillonnait en moi, que ma présence puisse t’être désagréable, que tu me voyais sans doute à certains moments comme une menace, mais aussi que tu me regardais avec une vraie compassion, comme quelqu’un qui se sentait la seule porte entrouverte à un enfant autiste, qu’il faudrait, sans espoir qu’il comprenne, chasser bientôt. Je n’ai pas pensé que tu devais chercher des solutions à ma présence, et que tu repoussais une décision déjà prise, fermement, ce que j’avais occulté dans l’abondance de contenu de nos rencontres qui me rendaient incapable de hiérarchiser tes priorités, parce que tu espérais peut-être qu’un autre dénouement te délivre d’un acte qui était au moins immensément pénible et que tu redoutais peut-être même. La fine pellicule qui a fini par se glisser entre nous, les mensonges dont tu tentais d’écourter nos rencontres, les délicates approches avec lesquelles tu essayais de me convaincre de les espacer, vont toutes vers cette rupture sans rupture, qui te ressemble mieux que l’acte violent et inique auquel, à la fin, tu t’es crue contrainte, parce que ta grossesse était enfin établie, et parce qu’il fallait te débarrasser de ce symbole de ta vie et de tes rêves antérieurs, que j’étais devenu, non sans abjection. Mais je reste au moins surpris que tout cet effort t’ait incombé toute seule, et qu’au moins ton mari n’ait pris aucune part à tracer la frontière entre nos conceptions du monde, et notre perception alors en jeu, du possible lui, dont je pense qu’il avait si centralement œuvré aux choix que je trouve si contraires à ton immense esprit, et qui ont balisé toute la suite de ta vie.

Aussi, je dois ici te remercier d’avoir pendant vingt à trente rencontres supplémentaires ouvert cet horizon qui a pris là sa grandeur définitive et d’avoir retardé le supplice qui, à cause de la distance de nos appréhensions, à cause de l’incroyable influence que tu exerçais sur moi, était un résultat alors nécessaire. Je me demande toujours de quel poids l’offre de me tuer, que je n’ai pas renouvelé lors de la rupture, a pesé sur la durée de ce sursis.

Je me demande aussi, plutôt pour jouer avec l’hypothèse – car jouer avec les hypothèses est l’une des activités principales de ce tourbillon de pensée que tu as toujours mis en moi –, ce qui serait advenu si tu m’avais fait part de tes projets de faire un enfant et de quitter Paris, comme tu l’as fait avec tous les gens que tu connaissais. Est-ce que prendre la responsabilité d’une explication n’aurait pas été moins terrible que de la laisser découvrir, lambeau par lambeau, est-ce que justement, la franchise et l’honnêteté, risquées peut-être, n’auraient pas été un hommage à l’enfant qui en était la raison ? Car il n’était pas imaginable que j’ignore ces choix toujours. Ma naïveté heurtée était bien sensible aussi à dénicher les évidences. Mais je pense que tu as dû évaluer cette possibilité. Et il est vrai que la rupture était contenue dans le choix de faire un enfant, non parce que j’étais resté tout aussi opposé à cet acte que lors de ton avortement, comme tu l’as tout de suite su après m’avoir questionné, mais parce que ce choix t’enfermait à son tour dans un mode de pensée, dans un univers et dans un horizon qui étaient profondément incompatibles avec celui que tentait de te soumettre le bredouillant expérimentateur que j’étais, et qui ne savait pas qu’il faut plusieurs décennies pour rendre intelligible, un début de ce flot magnifique, dont tu es l’auteur si inconscient.
 

Du « coup de pied au cul », je ne voudrais pas tenter de m’excuser, parce que le sincère besoin de me le faire pardonner n’est apparu que bien plus tard, mais comme c’est aussi un geste symbolique qui agglomère de nombreux niveaux de notre incompréhension réciproque, je vais essayer rapidement d’en donner un commentaire.

D’abord « coup de pied au cul » marque le mépris et le rejet, une certaine violence, et une incapacité de l’autre de riposter sur ce plan. C’est exactement ce que je ressentais que tu m’avais fait. J’essayai, en matérialisant ce que je vivais comme un profond mépris, un arbitraire sans raison, une violence sans réplique possible, de te rendre le coup que justement je savais ne pouvoir rendre. Je te mimai, pour te peindre toute l’iniquité, toute l’horreur et même toute la terreur que contenait ta rupture, qui était justement ce « coup de pied au cul » métaphorique.

Ensuite, j’exprimai aussi à travers cette riposte gestuelle que le projet et la vie dont j’étais porteur en puissance valaient largement tes choix, que je sentais alors sans les connaître, et que la proposition qui était chez moi en gestation pouvait regarder d’en haut celle au nom de laquelle tu me rejetais. Le but de la vie que j’assignai à tes possibilités extraordinaires portait loin, mais n’était pas encore formulable ; ce que j’ai compris du but que tu as choisi alors, c’est que tu ne croyais pas en ce destin exceptionnel dont je te savais capable et qui nécessitait de l’élan, du temps, de la réflexion, de la passion. Devant aucun tribunal contemporain, je crois, je n’aurais eu gain de cause de cette évaluation, ne serait-ce que parce que tous les tribunaux que je connais redoutent l’exceptionnel et le combattent ; mais je visais au-delà du trivial dans lequel je te sentais glisser, et mon geste était justement une alerte contre cette résignation.

Ce geste voulait aussi te signifier que j’acceptai ta sanction, que la séparation était inévitable. En t’insultant, en t’humiliant, il y avait un fait accompli, un véritable geste d’hostilité irréparable qui creusait la distance, qui affirmait que je l’admettais. Il y avait aussi en moi toute la dialectique de la légitime défense, les coups désordonnés, ô combien excusables, de la victime immolée. Je sais depuis qu’une volonté puérile de dissimuler le chagrin immense était renforcée par la structure cyclique des intervalles, dans lesquels, à chaque fois, une phase violente de ressentiment à ton égard s’installait au moment de l’apparition du manque. Cette phase est le creuset de toutes les violences et de toutes les injures que j’ai commises à ton égard. Le tragique de ce phénomène est que pour moi, il est une immense et inexprimable souffrance, et que dès que cette souffrance s’atténue, pour des raisons cycliques, ou parce que tu interviens, j’oublie mes propres méfaits, comme si je ne les avais jamais commis ; ce qui, naturellement, ne peut pas être ton cas.

D’autre part, comme la guerre recommençait, je voulais montrer, tactiquement, que je serais là. Or c’est exactement le contraire qu’il faut conclure de ce geste absurde et désespéré, qui voulait encore une fois, par un moyen extrême, attirer ton attention. Je savais bien que dans un conflit contre toi, je n’avais aucune chance. La guerre précédente l’avait déjà prouvé. Je ne pouvais pas te battre, et je n’avais aucun traité de paix à te proposer, aucun plan de bonne entente à faire valoir. Seul mon besoin de toi me traînait et me traînerait, tous les jours s’il le fallait, à la bataille, à la défaite. C’est pour masquer cette désespérance, pour te dissimuler dès le début du conflit ta supériorité indiscutable, que je lançais cette dragonnade. Je voulais que tu penses que le conflit serait dur, que tu aies peur, que tu penses à moi, je voulais surtout commencer par contrer le mépris. Mais aussitôt après ce geste, les bras me sont tombés, mon découragement a tenté de puiser ses ressources dans une résistance à aller vers toi, finalement comme tu le souhaitais. Aussi, ce coup de pied baroud d’honneur a-t-il si bien épuisé ma vindicte forcée, que j’ai pu, selon ce que tu pouvais souhaiter, disparaître de ta vue, entre le printemps et l’automne, au prix il est vrai de ton terrible ressentiment.

Or ce geste, qui était à un point extrême l’incapacité dans laquelle j’étais d’exprimer le magnifique mouvement de pensée que tu avais fait naître, et dont tu es le génie, s’est entièrement retourné contre moi, et je l’ai payé, comme on dit, beaucoup plus cher qu’aucun autre geste entre nous. En effet, même si tu en ignorais l’intensité, la durée, et la nature, tu savais que cette rupture allait me faire immensément souffrir. Et son caractère inique, puisqu’il n’y avait aucune faute de ma part qui méritât une telle punition, sa soudaineté, le manque d’explication fondée d’un tel jugement, le refus fait à la défense de présenter ses arguments, t’attribuaient, dans notre face-à-face, le rôle violent et injuste. Mais mon coup de pied a renversé la vision du seul juge que nous avions, toi. Il te signifiait après coup combien cette rupture avait été nécessaire et juste : voyez comme il est violent, je ne veux plus jamais en entendre parler. Et je ne sais si ta culpabilité a vraiment disparu ainsi, mais c’était comme si, dans la balance du jugement de cet acte, non seulement tu avais mis ta condamnation de mon geste, mais tu l’as alourdi du sourd reproche à ton égard que contenait l’atrocité de ta rupture, et dont tu te débarrassais avec une vindicte et une répugnance que je ne peux pas comprendre autrement. Dans les heures qui ont suivi, puis dans les jours, les semaines, les mois, et les années, jamais le tourment de t’avoir permis de t’innocenter si facilement et si faussement ne s’est apaisé, et il a pesé de toute sa terrible force, sur le poinçon incandescent de ton absence, de ton hostilité, démesurément vrillé en moi.

     
             
             
             
             
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