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Mamelodi
1994 - Trois minutes
I – 1993 | ||||||
7. Une proposition fondamentale Quelques impressions fugitives balisent notre première rencontre après mon retour de Californie en janvier 1985. D’abord cette sorte de malaise dans l’attente qui est la collusion entre des états d’esprit opposés : le doute, toujours présent avec toi ; la mauvaise conscience, moins de ce qui s’était passé avant que nous nous séparions, que de l’ombre de triomphe que j’en avais eue ; la vindicte de l’obstination, où je me répétais que j’avais eu raison, point d’exclamation, que je ne laisserais pas gagner les objections, point d’interrogation, et que mon attitude devait me permettre de voir loin, trois petits points ; et, par-dessus tout, la douloureuse fébrilité de me rapprocher de toi, les bouffées de tendresse durement réprimées par les angles de mes angoisses et de mes réflexions. Et puis tu as été charmante. Je me souviens que tu portais un tee-shirt ou une blouse noire, et le noir était finalement la couleur qui laissait le mieux supposer le fond de tes yeux. Je ne trouve qu’un mot anglais pour qualifier ce que tu étais ce jour-là, smooth. Il y a de la douceur, du poli, mais on peut aussi s’y accrocher, comme dans un tapis très profond, un azerbaïdjanais dont on oublie la complexité du dessin, fermant les yeux dans cette caresse subtile où le moelleux s’obtient avec des poils durs. Tu étais si légère, si facile, gaie, complice et fraîche, et dans les volte-face sans brusquerie, toute en arrondis rapides, cohérents, imprévus de tes regards, tantôt vifs et pétillants, tantôt lointains et supérieurs, tantôt proches et chauds, de tes paroles se laissant guider par la conversation et par leur naturel, de tes gestes, spontanés mais retenus cependant, tu étais à la fois attentive et captivante, et le soleil frissonnant jouait dans tes cheveux, jusqu’à ce que ta tête, fine et déliée, joue avec le soleil. Tu semblais avoir oublié les pénibles scènes précédant notre séparation, ou plutôt tu semblais les avoir bagatellisées, regardant vers l’avant, je ne savais pas si c’était un pardon, mais je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir un enfouissement. Je n’ai pas très bien su ce que tu avais fait pendant ton périple plus court que le mien, tu n’en as raconté que quelques anecdotes, comiques, rapides comme de subtiles esquisses de maître qui s’amuse. J’avais envie de te serrer contre moi avec toute la violence de mon être, puis de te baiser l’extrémité d’un doigt en fermant les yeux, puis de sortir dans la rue Etienne-Marcel, devant le café pour mieux me laisser pénétrer, devenir allié de ce soleil qui était trop faible pour soutenir longtemps sa compétition avec toi. Je me sentais grossier, pataud, niais. Je n’arrivais pas à t’écouter comme je l’aurais voulu, parce que je t’admirais trop, je ne parlais pas mieux pour la même raison alors que tu me faisais parler, je m’en voulais intensément de toutes les craintes et les réflexions graves et maladroites que j’avais eues dans l’attente qui, par ton souffle tiède dominé par cette saveur riche et épicée de ton essence coulée, étaient évanouies. Et puis, devant un rayonnement si incroyablement délicat et ferme, je sentis monter la peur de la fin d’une rencontre aussi merveilleuse et pourtant si réelle qu’elle avait effacé toute conception de la réalité dont elle n’aurait pas été le fondement. Et cette montée a effacé en moi tout souvenir ultérieur de ce jour. Sans doute, je peux aujourd’hui tenter de minimiser une pareille rencontre en rappelant que la longueur de l’intervalle qui la précédait a probablement altéré mon attention, que l’impression de la rencontre précédente, où ma violence s’était dans cet intervalle retournée contre moi, était d’un tel contraste avec celle-ci que je la surexpose, et qu’en fait il ne s’est rien passé ce jour-là, absolument rien de notable, et que c’est peut-être pour cette raison qu’il m’en reste un souvenir si cher, sans compter que cette rencontre est également dans le contraste le plus complet avec ce qui suit. Mais ce serait occulter comment l’empreinte de ton être pénétrait en moi, lorsqu’il n’y avait aucun enjeu, comment tu pouvais être si supérieure à tous mes stratagèmes, à toutes mes anticipations, par la simple unité, spontanée, de tout ce qu’il y a de si humain en toi, et qui n’est comparable à aucun autre humain de ma connaissance. C’est justement en ces périodes de trêve, où rien n’est notable, que cette grâce s’engravait le mieux en moi, confirmant les dégâts considérables que tu avais causés en ne les appuyant que légèrement, mais même ce légèrement devenait son contraire. C’est dans ces instants que ce flux, je ne sais pas comment le nommer, si perceptible, et si remarquable dans ses détails les plus infimes dont je regrettais de n’avoir pas le temps de me délecter parce que son rythme était impérieux, juste plus rapide que ma capacité analytique, juste frustrant, mais remplaçant déjà chaque frustration par l’occasion salvatrice de la suivante, m’inondait le mieux. Et c’est peut-être aussi pour avoir construit de très fortes défenses qui auraient été ruines si tu avais voulu les désarmer d’un sourire, sur les terribles assauts que je redoutais par rapport à notre dernière rencontre, sortes de piles de sacs de sable quand on redoute un bombardement atomique, que je me suis trouvé tourné par ton allégresse paisible, ta sensibilité alerte et, j’y reviens toujours en étant moi-même surpris de tant de répétitivité, de la profondeur de ton regard, tout juste aussi frustrant que le reste du flux dont elle semblait le commandant secret, parce que sa portée était juste un peu au-delà de ce que je pouvais alors en saisir, même immergé complètement, avec ce plaisir qui m’alanguissait mais aussi me faisait oublier la quête de son fond. Ces moments-là, parce qu’ils soutenaient l’ensemble des malheurs, et parce qu’ils les valaient largement, étaient la vérité, non élucidée suffisamment je l’admets, du déchirement profond qu’un homme peut expérimenter au contact informel d’une femme supérieure à toutes les autres. Ces ravissements qui me surprenaient toujours autant, qui me laissaient cette douceur paisible et opiacée où la pensée s’aérait jusques aux frontières de l’euphorie qu’elle ne franchissait cependant pas, contribuaient pourtant, j’ai horreur de l’avouer, à la cruauté vorace du manque, peut-être davantage que toute autre de tes manifestations, quoique rien ne me permette une telle mesure. Comme le trop-plein qui me donnait envie de sortir rue Etienne-Marcel quand je te savais, radieuse, dans la café, étant là pour moi, trop-plein qui se consumait lentement, atteignant une sorte de sommet peu après ton départ et la déception déchirante de n’avoir pas pu te retenir, avant de s’inverser en raréfaction à la fois douloureuse et paniquante, il y avait toujours ce mouvement insupportable jusqu’au trop-vide, dont même le passage par l’équilibre se manifestant probablement pour quelque balance familière dans la conscience n’était pas satisfaisant. Comme si après avoir pompé du vital, du délicieux en moi, on l’aspirait, tirant sur tous mes organes qui en étaient tous imprégnés au point de ne fonctionner plus qu’à ce précieux je-ne-sais-quoi dont ils devaient maintenant se priver sans raison. Et comme quand j’avais essayé d’arrêter de fumer j’avais considéré que si les autres fument ils ne contrarient pas ma tentative, mais me permettent de fumer un peu en secret sans que cela « compte », te suivre était recharger un peu de ton fluide, beaucoup moins que quand tu étais en face de moi, mais tout de même, ceci pouvait interrompre le mouvement de torture silencieuse de l’intervalle, ceci pouvait me redonner une direction de pensée selon ce que j’observais. Bien sûr je connaissais ton hostilité à ces menées, mais je pensais aussi que celles-ci, dans une période où il n’y avait aucune animosité entre nous, et à condition d’être suffisamment discret, pouvaient être tolérées. Ainsi un soir de janvier 1985, je me glissais dans l’immeuble de la rue Marie-Stuart, penaud et précautionneux, l’adrénaline aux dents, espérant entendre ta voix, sentir tes mouvements, tout près de ton odeur aussi légère qu’imprégnante. Nous avions rendez-vous le lendemain soir, mais l’intervalle avait sans doute un jour de plus qu’à l’accoutumée, et comme d’habitude, dans toutes mes démarches que je pensais que tu pouvais désapprouver, j’étais un tribunal où s’affrontaient en violents réquisitoires ton avocat, qui pouvait me reprocher dans les termes les plus orduriers mon espionnage, et le mien, qui se faisait solennel, légaliste, et au-dessus des lois, les deux s’empoignant physiquement dans la région de l’estomac, pendant qu’un public d’énormes globules partisans s’entrechoquait des genoux jusqu’aux tempes. J’entendis ta voix qui disait à Nuy : « Je lui dirais demain soir, ensuite je rentre et je prépare la mousse au chocolat, pour six personnes. » C’était de moi que tu parlais ! Mais cela signifiait que tu projetais d’écourter notre rencontre du lendemain ! Le pire pour un espion est de se voir justifié de son espionnage. La suite m’atteignit en plein : ce n’était pas seulement la rencontre du lendemain, c’était toute rencontre que tu projetais non seulement d’écourter, mais d’annuler ! Et je sentais ta voix blanche et s’affermissant, il y avait dans cette reprise de timbre toute la familiarisation avec les différentes situations d’une décision irrévocable, et je ne pouvais pas m’y tromper, moi qui appréciais tant la fermeté monter en toi, l’assurance irriguer en une pluie prometteuse d’arc-en-ciel les désirs de ton sang d’encre ; et il y eut un récapitulatif de ta journée du lendemain, où tu devais rencontrer quelqu’un aux Cinq Portes, qui étaient un café de la rue Etienne-Marcel où nous n’avions jamais été ensemble, à midi, puis revenir travailler l’après-midi, puis rompre avec moi en début de soirée, rentrer chez toi, préparer ta mousse au chocolat, et recevoir d’autres amis pour la fin de ce jour qui m’avait été confisqué. J’étais éperdu. C’était une des vraies catastrophes que j’ai vécues. L’aspirateur qui tirait sur mes organes pour me priver de tout ce que tu étais avait maintenant pris demeure dans mon ventre, et tournait à fond. Le gouffre d’un intervalle sans fin s’ouvrit jaunâtre et ricanant, en sueurs froides, en cris de rage et de désespoir. Mais j’étais plus près d’une désolation complète que d’une colère, et cette impression de chute dans une moiteur visqueuse ne me quittait plus. J’avais peur, j’avais perdu l’avenir. Je ne dormis pas cette nuit-là, réfléchissant comment utiliser l’avantage d’avoir anticipé ce que tu avais décidé, et je redoutais trop ta fermeté, et ma fébrilité, pour t’affronter. Au matin suivant, j’attendis d’être sûr que tu sois à ton travail, et je ne sais pas comment j’ai trouvé le courage d’attendre que tu décroches le téléphone. Je me rappelle t’avoir dit : « J’ai fait un cauchemar cette nuit : tu préparais une mousse au chocolat qui m’étranglait. » A travers le brouillard de ma terreur j’entendis comment je t’avais touchée : tu te mis à taper à la machine. C’était une façon de minimiser ce que je disais, cause toujours j’ai du travail, mais qui dans ce cas signifiait exactement le contraire, parce que la mousse au chocolat était une évocation trop troublante, et qu’à ce moment-là c’est la souffrance que tu avais convenu de causer qui dominait ta décision, et c’est réellement pour cacher cette torture que tu t’es mise à marteler les touches du clavier. Puis j’ajoutai : « Ecoute, je crois que je préfère qu’on ne se voie pas ce soir, si ça ne t’embête pas. Est-ce qu’on peut repousser à après-demain ? » J’avoue penser aujourd’hui que ma proposition te soulagea, ce dont je n’étais pas du tout sûr au moment de la formuler. J’avais l’impression d’avoir la tête sur le billot et de provoquer le bourreau, de lui désigner, d’un air dédaigneux, sa lame émoussée, au chocolat. D’un air bourru, qui ne me laissait pas d’indications, tu m’accordas mon surlendemain, au Conways. C’est dans un soulagement comme j’en ai rarement connu que je raccrochai. Rien n’était gagné, mais j’avais un sursis, et je n’en avais pas attendu autant. Alors, le mal du manque, suspendu depuis la veille au soir, rattrapa son retard. Et si l’instant d’avant le Conways m’avait paru à deux doigts, c’était maintenant une prolongation insensée du désert. A midi moins le quart, je m’installais dans la salle des Cinq Portes pour déjeuner. Tu es arrivée, dix minutes plus tard, et tu es venue droit à moi, mais il n’y avait ni colère ni douceur dans ton regard : « Ah, mais alors tu savais... » « Oui bien sûr », t’avouai-je d’une voix qui trahissait combien mon surf se maintenait très péniblement sur cette très haute vague de tendresse. Cet arrondi énorme que tu ne vois jamais, miracle, m’interdit de tricher, de manœuvrer, même de receler de l’intention ou de l’information, chaque fois que tu me regardes en face, que tu as besoin d’aide, que tu me touches par une nouvelle partie de mon épiderme dont j’ignorais l’existence. Tu venais de comprendre que j’avais tout épié, que mon cauchemar de mousse au chocolat n’était pas cette puissante transmission symbolique dont les romans parent l’amour, et tu me demandas de le confirmer. Sans hésiter, je te racontai tout ce que j’avais entendu. Appliquée et attentive, tu me demandas alors, sûre que je ne te mentais pas : « Est-ce que tu as entendu ce qui s’est dit avant ? » Je compris plus tard que mon ignorance sauva mon sursis. J’étais ainsi simplement la victime d’un arbitraire, et il ne pouvait pas être question pour toi, dans ces conditions, de lever cet arbitraire, qui ne l’était pas tant. Mais comme cet arbitraire apparent était inique, tu ne pouvais plus l’exécuter, peut-être que ma détresse était trop visible. Le Conways fut donc confirmé, mais tu ne restas pas à ma table. La personne que tu voulais voir arriva, et vous êtes aller déjeuner dans une autre partie du café, ce qui était à la fois humiliant et rassurant, et très étrange, parce que je crois que c’est la seule fois où je pouvais t’observer alors que je n’étais pas là en cachette. Ton amie était, par une de ces coïncidences où, dans l’amour, on voit des paroxysmes, celle qui s’était faite ta messagère au Chambon-sur-Lignon, presque douze ans plus tôt. Inutile de dire que je ne l’avais pas reconnue, et que j’aurais d’ailleurs été incapable de la reconnaître le lendemain, parce que, par une étrangeté physique, tant que nous étions tous deux dans ce restaurant, séparés par des rangées de tables, dans la douce trêve si dure par la distance que tu lui imposais pour rester seule avec ta chanceuse invitée, tu attirais toute la lumière, et ton amie n’était qu’une espèce de miroir qui me tournait le dos, et m’empêchait par moment de voir un de tes bras, et une de tes épaules, agaçant obstacle. Je partis plus tôt que vous, malgré une envie de rester que je ne me sens pas les ressources de décrire, mais je partis en venant à toi, qui me vit m’approcher avec une défiance stridente que trahissaient tes lèvres sombres, un peu trop serrées. La vague de tendresse remonta subitement et, appuyant doucement ma main sur l’autre épaule pour que tu ne puisses pas te lever, je posais aussi fermement que mon intention de délicatesse le permit, un baiser sur ton front, puis me retournais vers ton invitée, la saluant très brièvement, neutre, avant d’attendre cœur battant ta confirmation sur cette phrase trop prononcée, trop retenue, mi exclamation, mi interrogation : « Alors après-demain au Conways. » Mais pour toi j’étais déjà parti, parce que tu étais par avance en train de me raconter à ton vis-à-vis, et la coïncidence t’en donnait un cadre vivant et intéressant. Et me retournant bien sûr, je pouvais voir au regard de cette autre femme quelque chose d’indéfinissable qui accompagne toujours ceux qui ont compris un lien caché et profond, dont ils sont en train d’évaluer les cascades de déclinaisons. Mais c’est surtout ton dos que je vis alors : arrondi mais fermé, ta tête tournée de sorte à ce que m’apparaisse un quart de profil si dur et si poli que je savais que tu voulais alors que non seulement je parte, mais que je ne te regarde même pas, et la haute vague de tendresse implosa, non en écume, mais en roulements lourds et salés. Dans les heures qui me séparaient du Conways, j’avais réussi à embrasser la situation. Je n’y avais pas trouvé d’issue. Repensant aux deux années écoulées, à mon incapacité de me priver de toi, à l’impossibilité pour toi de vivre cet attachement sans projet, et combien la rupture pouvait être proche, sur un caprice, une colère, l’incitation d’un tiers, puis la guerre, que je mènerais quand même puisque je n’aurais pas d’autre bouée, et que je perdrais forcément, j’entrevoyais des cycles pernicieux s’enfiler sans rémission. Je n’avais aucun but, aucun projet, aucune perspective au-delà de l’orage fatal du Conways, puisque même exténuer le désir, qui n’était certainement pas le tien, et qui n’aurait même pas pu être le même pour toi, me semblait soumis aux mêmes règles. Pourtant, après m’avoir d’abord abattu, cette vision de fin du monde renversait cet hébétement, probablement avec le courant contraire de l’angoisse, en un sentiment ferme et sûr. Et, dans cet effroi de souris de laboratoire, poussant la réflexion dans ses extrêmes, j’avais soudain quelque chose à te proposer ! La joie et la vie remontèrent en moi, avec leurs sèves malicieuses, et les grandes étendues du possible. Quand tu es venue, en retard, je compris tout de suite que tu étais mécontente. De moi, bien sûr, parce que dans l’intervalle, le fait que je t’aie espionnée, et par conséquent que tout ce que tu pouvais dire rue Marie-Stuart pouvait continuellement être épié, avait probablement pris dans ton esprit, assaisonné par Nuy le Poltron, le dessus sur la cruauté que tu avais projeté de m’infliger ; tu étais mécontente de toi aussi, puisque après t’être affermie dans la décision d’en finir, tu étais à nouveau devant moi, dans ces interminables entrevues qui ne t’apportaient que les fatigues gratuites d’une charité sans remède. D’entrée tu parlais d’écourter l’entretien, et c’était un de ces coups de bâton brutaux, au foie, que tu ne donnais que quand tu ne le savais pas. Mais ici la violence de la menace était tempérée par son contraire, puisque écourter la rencontre signifiait que tu avais renoncé à la rupture, même si tu signalais à ma grande terreur que ton agacement ne cherchait qu’une occasion pour la ranimer. C’est alors que je te proposais de me tuer. J’y avais mis tout ce que j’avais de bon sens clair et lucide, aucune pleurnicherie ou animosité, le résultat d’une réflexion simple et logique. La situation était insupportable aussi bien pour toi que pour moi, et la meilleure façon d’y mettre fin, puisque tu ne m’aimais pas, était la mort. Comme il était hors de question que ce soit la tienne, que je n’avais aucune envie de te tuer, j’aurais dû dire que j’en étais incapable mais peut-être un orgueil secret voulait-il m’en conserver le mythe, il fallait donc que ce soit la mienne. Puisque tu voulais me supprimer dans ta vie, c’était la façon la plus sûre et la plus radicale de le faire, d’autant que me supprimer dans ta vie équivalait pour moi à être supprimé tout court, la souffrance en plus. Quant à l’exécution technique, de nombreuses modalités pouvaient être envisagées, en ce qui me concernait cela pouvait se faire très vite, je n’avais que très peu d’arrangements préalables à prendre, et il fallait simplement être bien d’accord sur le déroulement et les implications. Je te demandais seulement d’y réfléchir, et nous en reparlerions la prochaine fois, que non sans une innocente roublardise, j’espérais également m’assurer ainsi. Tu n’as jamais répondu, ni relevé cette proposition, d’aucune manière. Je n’ai jamais su ce que tu en avais pensé. Elle m’a probablement donné non une soirée de sursis, mais les quatre mois qui ont suivi. J’ai pensé, compte tenu de ton silence, que tu avais fort désapprouvé cette démarche, probablement pour un faisceau de raisons diverses. D’abord il me paraît presque certain que tu as dû souhaiter me tuer, bien des fois, lors des trois années passées, et que l’offre d’y procéder t’embarrassait autant que lorsqu’on exprime une colère violente qui ainsi s’apaise avant de remarquer qu’elle a détruit irréversiblement quelque chose qu’on ne voulait pas forcément détruire. En dénudant l’acte de tout contexte passionnel, je le délégitimais. C’est au passionné de tuer, et le persécuté, dont tu avais le rôle, ne peut le faire qu’en légitime défense, tant son personnage est justement d’être le raisonnable, le dépassionné. Ce sont là les prescriptions du roman, de la fiction à laquelle nous sommes puissamment soumis, et qui nous servent non seulement de modèle, mais de règle. Aussi, ma proposition de me tuer était complètement neuve, elle contestait l’usage de la mort en amour, qui est organisé autour du tabou de son interdit. La situation d’exception dans laquelle nous tenons l’avortement est aussi patente, puisque l’on peut comprendre le meurtre que je projetais sur ma personne comme une variante, tardive, de l’avortement, à ceci près que ce n’est pas à la mère que le sacrifice humain était demandé, et aussi au fait que l’avorté demandait cet acte. Ensuite, il est certain que je ne t’avais donné aucune garantie quant aux poursuites face à un tel acte. Notre société n’admet pas qu’un tel acte puisse être conspiré, mi-meurtre mi-euthanasie, et sans doute les particuliers non plus, la vengeance qui pouvait s’ensuivre contre toi était possible, et même la loi aurait considéré une telle vengeance avec une plus grande indulgence que ton acte de meurtre sur moi, même approuvé par moi. Et je reconnais que dans les nuits qui ont suivi, je me demandais, entre autres, comment te désigner comme mon meurtrier au-delà de ma mort maquillée. Mais je sais bien que c’était là une échappatoire à la sanction elle-même, échappatoire que je me figurais, et je pense, toi aussi. Mais que devant l’acte, si tu l’avais approuvé, j’aurais contribué à le déguiser, aussi complètement qu’il était nécessaire à ta sécurité, en accident ou suicide. Enfin j’avais à l’esprit comment le jour où j’avais failli te tuer, tu avais pensé que ma menace de mort était une menace de suicide, et comment tu avais réagi avec un dégoût anticipé à ce à quoi je n’avais alors encore jamais pensé, le « chantage sentimental » ; mais ici j’avais tourné le chantage sentimental. En effet après ton violent rejet de cette forme de menace, j’avais souvent pensé, non m’en servir, mais que, effectivement, la violence de ton rejet, si violent que tu en avais évalué ma menace comme destinée à ce moyen de pression indirect, alors qu’elle était à ce moment-là directement contre toi, ce qui t’avait peut-être sauvé la vie, était l’exorcisme d’un chantage auquel tu te craignais trop sensible. Car je l’avais autant en horreur que ce que tu en exprimais. Pourtant dans mon offre de me tuer il était également présent, mais amoindri par la logique de la proposition, par la responsabilisation : ce en quoi le suicide de l’amoureux n’est pas honnête envers l’aimé, c’est que l’aimé ne participe pas, finalement, dans la décision. Et, pour reprendre les règles de la courtoisie encore implicitement en vigueur entre amants aujourd’hui, le suicide met l’aimé devant le fait accompli, devant une violence à laquelle il a une part indirecte, bien plus difficile à assumer que la décision préalable qui caractérise le meurtre. Là, c’est à toi que j’offrais de décider, et donc, d’exécuter. J’ai aussi souvent pensé que tu pouvais me reprocher intérieurement d’avoir bluffé, quoique et parce que ce type de bluff était assez dans tes goûts à la fois hardis et posés. Mais personne, pas même quelqu’un qui maîtrise aussi bien ce genre, n’apprécie d’en être victime. Car, poursuivais-je ton raisonnement, il y avait tellement peu de chances que tu me tues, que le risque n’était évidemment qu’une dramatisation théâtrale. Mais je proteste de cette réflexion. Car s’il y avait fort peu de chances, c’est vrai, que tu me tues, il y en avait tout de même : le peu de probabilités me paraît largement contrebalancé par l’extrême de leurs conséquences. Ce n’était pas tricher avec la mort que te l’offrir, comme disaient les troubadours, à merci. C’était une vraie possibilité, et j’ai vraiment failli mourir, toi seule sais exactement à combien près j’y suis passé, et justement, le fait que moi je ne le sais pas, donne l’étendue de l’enjeu de mon offre. J’ai aussi supposé que cette proposition t’avait conduite à me reprocher, sans jamais l’exprimer, de n’avoir pas le courage de me suicider, et que mon désir de mourir, je n’étais pas même capable de l’assumer seul. Parce que l’envers de la responsabilisation de l’aimé, c’est qu’on le force à la responsabilité ; et on revient dans une situation de discourtoisie presque analogue à celle du suicide. L’amant, prêt à mourir, somme d’une certaine façon l’aimé, que ce soit après l’acte dans le suicide, ou avant l’acte, dans l’offre de tuer. Mais je n’avais aucun désir de mourir. Le suicide a pour moi un sens précis, particulier. Il est l’acte qui signifie qu’il est impossible d’atteindre mes projets. Le suicide est un raccourci de la résignation, la résignation à la résignation, en même temps le dernier refus de la résignation. En ce sens, je suis un strict disciple de Lafargue. J’ai réservé secrètement l’âge de mon suicide, et je ne le révélerai pas parce que je ne sais pas devant cette situation extrême si je ne changerai pas d’avis, ce qui est possible selon les projets en cours. Je suis fort peu hanté par des idées suicidaires, parce que cette fonction que j’ai attribuée au suicide les absorbe. Le suicide est un acte technique, la conséquence raisonnée d’un constat, et je ne pense pas qu’on puisse faire ce constat tant qu’on désire une femme autant que je te désire. D’ailleurs la mort en général m’occupe très peu, en comparaison de la plupart de mes contemporains, et je n’ai découvert que très tard, avec incrédulité, qu’on pouvait mythifier la mort, et que celle-ci occupait une place sacrée. C’est en réalité mon accident de voiture en 1993 qui a commencé à me révéler quelle importance la mort avait pour les autres. J’avais le désir d’en finir avec le calvaire, mais pas avec l’enchantement que tu représentais conjointement. Pour moi, tu étais ce qu’il y avait de plus intense dans la vie. Denis de Rougemont soutenait que l’amour était équivalent au mythe de la mort, et je ne doute pas qu’il trouverait dans cette proposition que je t’ai faite une confirmation supplémentaire à sa thèse. Mais ce serait une façon hâtive de considérer les choses. Car dans l’opposition entre la vie et la mort, dont je rejette d’ailleurs le systématisme, tu as toujours, non symbolisé, mais été pour moi la vie. C’est toi qui a donné de la vie à cette opposition, et qui, en définitive me l’a fait paraître si absurde, parce que je considère que la mort est une partie de la vie, celle qui la finit. La fin du monde n’est pas le contraire du monde, mais la réalité de son concept. Mais si quelque chose m’a toujours paru éloigné de la mort, dans ce qu’elle a de tragique ou de morbide – et l’incapacité dans laquelle je suis d’imaginer un monde où tu ne vivrais pas en témoigne –, si la richesse de la vie se mesure en activation intense et permanente des sens et de la conscience, c’est toi qui en es l’épicentre. Et ce n’est que dans la mesure où la mort peut être ce qu’il y a de plus intense dans la vie que je voulais que ce soit toi qui me la donne. Il y avait, de plus, dans mes représentations de toi, une scène se rapportant à mon suicide, et qui datait d’avant que tu fusses enceinte de moi, donc du moment où l’explosion a commencé à déferler et où je me suis forcément posé la question, devant l’ampleur d’un tel phénomène inexplicable et apparemment irrémédiable, s’il n’était pas possible d’y mettre fin par ma mort : c’était toi, avec ta fille entrant juste dans la puberté (mais c’était une fille imaginaire, bien avant qu’Alice ne soit même voulue), lui parlant pour la première fois de femme à femme. Et je t’imaginais exercer ton art consommé du récit, plein de faux jours, où l’imagination se substitue insensiblement à la compréhension, et où poser les questions rompt le charme, qu’on préfère donc endurer malgré la forêt de doutes. Tu laissais entrevoir la quantité et la variété de tes amants, et devant ta fille ébahie, tu ajoutais, sorte de coup de grâce, « il y en a même un qui s’est suicidé pour moi ». L’orgueil de t’avoir connue, le cortège de lumières et de misères que tu savais accélérer jusqu’à l’insensé d’un regard ou d’un mot, se rebellèrent toujours contre cette réduction à une infime apothéose jetée là avec toute la négligence nécessaire, comme le dernier triomphe d’un soleil couchant sur un soleil levant, comme une coquetterie d’héroïne romantique. Je redoutais qu’une telle dégradation de mon existence, si elle t’était permise, serait irrémédiable : ce serait vraiment ce qu’aurait été mon existence ; et j’en concevais la certitude que tu ne saurais pas ce qu’est l’amour, que j’ai toujours voulu te faire connaître. Depuis cette période où nous étions amants, j’avais donc résolu de ne jamais me suicider pour toi, tant que cette vision conserverait quelque pertinence. Elle m’a toujours fidèlement et efficacement servi d’épouvantail, quand les velléités suicidaires accompagnaient les plus grandes bouffées de souffrance, et qu’il s’agissait de transformer un désespoir sensible en idée d’acte concret. Et, comme les coïncidences doivent continuer de rythmer les pulsations du récit de leur désordre mystérieux, ta fille justement, Alice, est née jour pour jour un an après cette soirée au Conways, où je t’avais proposé de me tuer. J’y ai vu ta seule réponse, tardive mais cinglante, à mon offre. Mais je pense aussi que la naissance de ta fille n’est que l’anniversaire de ton refus, de ton incapacité, à la tragédie ; et s’il y a un acte d’amour à l’origine de cette naissance, c’est de la commémorer en tant que cet anniversaire. Ce que je voulais surtout, c’était t’impliquer. M’effacer d’accord, mais alors mourir, et mourir d’accord, mais alors par la main de qui voulait m’effacer. Je voulais que tu donnes, non que tu mesures ce que je vivais, mais que tu y tranches. Je voulais que tu prennes le relais. Tu avais tout le pouvoir, alors il fallait que tu l’exerces ou que tu acceptes que je me débatte, même d’une façon qui te dérange. Tu avais voulu la rupture, mais je voulais te montrer que ce qu’il fallait rompre n’était pas seulement quelques relations plus ou moins amicales, ex-amoureuses dans ce sens le plus tolérant, mais l’ensemble de la vie, à moins que ce n’était qu’une pose de rupture, inadéquate à l’intensité, et même au contenu encore secret, en gestation, de ce qui se jouait là. Soit nous continuions d’aller au fond des choses, toi en refusant, à reculons, moi en poussant, trop fort trop vite, soit il fallait rompre l’ensemble du jeu, trop avancé pour les demi-mesures. Même si dans une assemblée raisonnable un tel choix sera toujours incompréhensible, il n’était pas ici vanité, présomption, témérité, ou stupidité, non il rendait compte exactement de l’intensité en cours, et il traduisait ta volonté de rupture dans cette intensité. L’élan était, pour moi, réellement plus fort que les conventions polies qui font que des amants se séparent, et d’ailleurs nous n’étions pas amants, et la séparation que tu projetais était par rapport à l’intensité de ce qui me liait à toi, donc dans son registre, et non la victoire de ton indifférence. Il me paraissait, et il me paraît toujours, un leurre de penser que nous pouvions nous séparer, et que je puisse tranquillement vaquer à d’autres affaires, interrompre cet élan, et revenir sur mes pas en convenant de je ne sais quelle erreur, où aimer une autre femme, parce que celle que j’avais aimé ne voulait pas. Non, le sens de ma vie était là, je veux dire dans l’organisation incomprise de mes tripes et de mon cerveau, dans le sens que je suppose que l’humanité s’est donné, dans l’exacte mesure où un jour quelqu’un, nous, serons maîtres absolus de l’espace et du temps, de sorte à les abolir, et j’admettais ce jour-là que la mort seule pouvait m’empêcher d’aller dans le sens de cette vie, de la réaliser. Mais je n’aurais accepté le mot fin qu’à condition qu’il soit de ta main, parce que dans cette volonté de tout résoudre, tu étais plus que la complice, tu étais précisément l’ouverture vers le résultat. Je voulais enfin te commettre à signer, même si ce n’était que pour dire nous n’y arriverons pas. Tu n’aurais pas pu dire à ta fille, « il y en a même un que j’ai tué », et tu n’aurais probablement pas eu de fille. Moi, qui croyais profondément en toi, je n’avais pas le pouvoir de dire que nous ne pouvions pas résoudre le monde, parce que, en toi j’ai aperçu, fugitivement mais sûrement, cette résolution. Et certes, mon offre, par sa gravité, était aussi cette proclamation de la certitude qu’en toi était la solution de la vie, de la mienne mais en tant que générique de toutes les autres. J’en appelais, j’en appelle à tout ce que tu es, et qui n’est charmant, beau, désirable, que parce que je pense que tu peux donner la mort non en détruisant, mais en achevant, en réalisant. Et c’est le plus grand des dons. En filigrane de cette offre, comme dans tout ce qui nous lie et nous sépare, se retrouvait le conflit fondamental que nous ne savons ni dépasser, ni anéantir. C’est celui de l’intensité : si tu acceptes mon intensité, tu as perdu ; si j’y renonce, c’est moi qui ai perdu. Le vrai drame qu’il y a entre nous se joue là. Pour moi je ne sais pas comment renoncer à cette intensité, car même lorsque ma volonté se propose ce renoncement, c’est elle qui finit par renoncer. Et pour toi je crois que c’est encore plus complexe et plus contradictoire : tu n’es pas hostile à l’amour, mais au moment où ma passion t’as interpellée, tu as choisi de te fermer, et depuis tu es prisonnière de cette fermeture, pas seulement, j’en suis convaincu, par rapport à moi. Aussi, nous sommes dans ces positions inversées qui désespèrent les stratèges, coupés l’un par l’autre de nos bases. Moi, qui y ai peu d’aptitudes, je t’aime, et toi, qui y a plus d’aptitudes que personne, tu n’aimes pas. Je n’arrive pas à remplir les vastes étendues de la passion, et toi, qui es mieux armée que quiconque pour les vivifier, tu ne connais pas la passion. J’ai toujours rêvé que cette différence devienne une complémentarité, où les positions deviendraient interchangeables, sous ta direction, alors qu’elle n’a toujours été qu’un conflit, sous mon impulsion. De sorte que tu restes coupée de la passion par la mienne, et que ma passion est entravée par ce qui l’anime. Ma proposition de me tuer, c’était te transfuser ma passion. J’ignore si tu pouvais lui donner l’étendue dont je te crois capable. Mais depuis que je te connais je suis convaincu qu’il faut essayer. Je suis tout à fait conscient que ce pari doit paraître insensé à quiconque le reçoit au milieu des préoccupations du quotidien, et qu’il ne pouvait que te sembler fumeux tant que tu le voyais également comme une ruse pour t’attirer sur le terrain que justement tu avais rejeté, celui de ma passion. Mon regret en ceci est que je sais bien que tu as refusé toute passion en te défendant avec énergie contre la mienne. C’est notre ignorance profonde de cette matière, mythifiée par les uns, niée par les autres, mise à toutes les sauces par la publicité marchande qui t’as permis de penser que les passions sont comme les aliments dans les rayons des grandes surfaces : comparables, interchangeables, consommables. Tu pensais pouvoir refuser la mienne, et il est vrai qu’elle paraissait impossible à vivre, et demeurer libre d’en prendre une autre, dans le rayon voisin. Mais il n’y a pas de rayon voisin, malgré quelques apparences trompeuses. Nous ne sommes pas si riches, pas même toi qui as tant de richesse en puissance que bien souvent tu m’es apparue comme toute la richesse du monde. Et je crains bien que la seule passion que tu n’aies jamais vécue soit bien la mienne, mais en la refusant, arc-boutée parfois de toute ta volonté, de l’étendue de laquelle j’ai fait l’expérience douloureuse, et dont je doute que tu aies été entièrement maîtresse. Et, finalement, c’est sur cette volonté que tu ne pouvais plus restreindre que je pense que mon offre de sacrifice létal, non rituel, a épuisé sa tentation : il était sous-jacent qu’il t’invitait à la passion, flagrant qu’il t’invitait à ma passion, et ma passion déclenchait en toi une fermeture automatique, un refus de principe, qui n’avait plus besoin de justification rationnelle, tant il se présentait comme la justification rationnelle en soi. Dans les nuits qui ont suivi ma proposition et ton silence impénétrable, j’ai bien sûr eu peur de mourir. J’ai déjà dit que je cherchais des expédients pour faire savoir, à ton insu, que le suicide qu’on me verrait n’en étais pas un, et c’est indiscutablement la peur qui m’amenait à de pareils dédits, même masquée derrière d’autres arguments, comme par exemple qu’Agnès, à qui en principe et sauf ordre formel de ta part appartient mon suicide, avait le droit de savoir. Surtout, et plus directement encore, j’essayais au-delà de cette réflexion dont je ne suis pas fier, tu t’en doutes, de trouver des échappatoires à la mort elle-même. Mais la façon dont j’avais formulé les choses me laissait trop peu de marge, compte tenu de mon propre système de lois informel, de mon caractère. La parole donnée, et surtout l’étrange assurance que me donnait ce projet, s’offrant comme une cohérence interne difficile à discuter, m’obligèrent à chaque fois à secouer la lâcheté que la peur distillait. Je dois cependant assurer que cette peur n’était pas très grande. Non pas qu’elle s’alignait sur la probabilité très faible que tu me tues, mais ma mort a toujours eu cette étrangeté qui la rend neutre au goût, lointaine et abstraite, aussi infaillible et aussi insaisissable que l’horizon. La peur que j’avais, si elle n’était pas superficielle, n’était pas très profonde non plus, un petit sifflet strident dans le ventre, bien inférieur à la panique que j’avais de la rupture au moment où la mort m’était apparue comme une échappatoire à cette rupture, et où c’était une foule en délire qui hurlait en moi en se déchirant dans tous les sens. C’est que je concevais très bien que tu me tues sans que je souffre, alors que tu ne pouvais rompre sans m’infliger un très long cortège de tortures. |
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