l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      6. VQ, BE, SW
 

A toutes les époques, le récit paye son tribut à ce que l’époque en attend. Dans l’Antiquité, le mythe, le surnaturel et le merveilleux d’un côté, l’original, l’héroïque et le réfléchi de l’autre en étaient la trame ; dans les ouvrages en pays islamiques, la référence à Allah et à son prophète forme le frontispice et la soudure ; et dans le roman romantique la description de la nature était le décor obligatoire de la sensibilité. Aujourd’hui, notre conception de la vérité et du récit semble profondément marquée par le roman policier, et celui-ci impose que les circonstances soient cohérentes jusque dans le minuscule, principalement dans le minuscule, afin que l’enquête, qui n’a gardé de celle d’Hérodote que le nom, puisse aboutir au détour d’une faille minutieusement préparée. Il n’est plus concevable de parler de la vie sans que la plupart de nos contemporains entendent survie. Et le récit d’une passion n’aurait aucune vraisemblance s’il n’était compréhensible à partir du quotidien. Mais comment gagnent-ils leurs spaghettis ? Mais, est-ce qu’ils ne travaillent jamais ? Qu’est-ce que c’est que ce roman ! Bien que je trouve misérables ces fouilles de la honte sociale, je n’entends pas m’y dérober, même si j’entends bien, en revanche, ne pas m’y attarder.

J’ai dit que, pendant la révolution en Iran, j’avais choisi de travailler dans le petit salariat. Après y avoir tâtonné, j’ai trouvé et gardé le même emploi depuis 1980. C’est un emploi précaire, intermittent, et dont les interlocuteurs, ceux qui me payent et ceux qu’on me paye à rencontrer ont défilé en très grand nombre. Même si en termes de type d’activité et de salaires j’ai évolué comme dit le jargon du salariat, le travail est toujours fondamentalement le même. Je travaille à des études de marché, dont l’activité de terrain a constitué, jusqu’en 1993 en tout cas, la presque exclusivité de mon revenu. J’interviewe, à travers de petits cabinets d’études, pour des marques, des produits, des publicités, et même parfois des politiciens. Mes horaires y sont très changeants, selon le type d’« étude », et les lieux de travail sont très différents, ce qui me permet ou me contraint à me déplacer beaucoup. J’y gagne un peu plus que ce qui m’est nécessaire, et ce plus, je peux soit le prendre en argent, soit en temps. C’est un travail très généralement méprisé, ce que je trouve une bonne chose, parce qu’on y évite plus facilement d’y adhérer que dans ceux qui sont valorisés pour des prétentions ridicules. Par ailleurs, on y examine ou côtoie des milieux et des problématiques très variées, qui ont peu d’intérêt en elles-mêmes, à part de fonder dans un puzzle immense et dont on n’a là que quelques pièces ce que la sociologie échoue à capter. Je n’ai aucune sécurité d’emploi, un employeur n’a pas besoin de me licencier, il suffit qu’il ne fasse plus appel à mes services pour que je dépende des allocations dégressives de l’Etat ; mais je peux avoir plusieurs employeurs simultanément. Cette activité est tout à fait réfractaire à la lutte sociale : les entreprises qui m’emploient, pour ainsi dire à la tâche, sont trop petites pour avoir des syndicats ou des organisations de salariés, et les négociations se font de tâche en tâche, souvent salarié par salarié. Les employés y cherchent d’ailleurs davantage à nouer des relations amicales avec leurs patrons qu’entre eux, ce qui les affaiblit considérablement. Encore que, comme il s’agit d’un métier récent, il n’a pas encore deux générations, il est hasardeux d’en généraliser quelque comportement que ce soit. J’ai donc concédé cet isolement relatif à l’intérieur du salariat pour bénéficier d’une indépendance relative à l’extérieur.

Ce travail traverse donc le récit en filigrane. En 1993, c’est comme accident de travail qu’a été enregistrée ma sortie de route, près du Mans, sans qu’il y ait eu le moindre trucage pour obtenir cette homologation. En 1989, lorsque les autres fondateurs de la Bibliothèque des Emeutes sont venus me rejoindre à Berlin, j’y étais en déplacement de travail. Et en 1984, quand je suis parti à Los Angeles, c’est parce que, les deux mois qui ont précédé, j’avais gagné suffisamment, et donc travaillé beaucoup, pour me gratifier de cette brève visite chez Igor et Jacotte, qui habitaient alors Santa Barbara. Je ne tiens d’ailleurs pas pour impossible que cette intense période de travail ait eu sur notre série de rencontres qui a précédé ce départ une certaine influence, peut-être même bénéfique, parce qu’elle a retardé mon empressement.

Comme le salariat m’avait paru la forme de travail la plus adaptée à l’observatoire que je voulais construire, et que le travail m’avait paru malheureusement inévitable tant que la révolution en Iran ne serait pas le mode de vie de la planète, j’ai tenté de le circonscrire afin que son influence dans mon existence ne soit pas aussi polluante que dans l’ensemble de la société, et que chez la plupart de mes collègues. J’ai donc une construction très compartimentée de mon existence. Je me suis souvent demandé d’ailleurs, si ce compartimentage, que j’ai voulu assez hermétique, n’a pas provoqué le phénomène qui, après nous avoir uni, nous a divisé ; est-ce que ce ne sont pas ces divisions de mon existence, et cela serait une grave mise en cause, qui auraient finalement rendu nécessaire celle que tu m’as imposée entre nous ?

L’ensemble de cette architecture peut se représenter en trois cercles ou sphères. Le premier cercle est celui de la lettre, de la loi, du travail. J’y suis un personnage civil, confronté au quotidien, à la sociabilité courante qu’impose cette société, et à laquelle je ne me soustrais pas. Au contraire, sans effort particulier, je tente d’y paraître imbécile, insignifiant, indifférent du point du vue du désir et de l’affectivité, inintéressant. J’y suis plat et conforme aux autres, j’entre sans élan ni retenue dans les activités courantes de la basse middleclass naissante, et j’utilise plusieurs ruses psychologiques simples pour dissimuler mon fond, c’est-à-dire les deux autres cercles, par exemple, parler beaucoup de sujets sociaux indifférents comme le sport ou le cinéma, prendre ainsi les devants, ou encore détourner par l’ironie toute incursion un peu trop indiscrète dans la gravité. Ces subterfuges égarent les impatients et découragent les autres et n’ont pas pour fondement ma misanthropie, mais ma volonté de passer inaperçu dans la grisaille. Dans une foule, je prends garde d’être une des personnes les moins observées, ou alors je la quitte. J’ai assez de mépris, mais aussi de douleur et de honte, et encore de la colère pour les activités que j’y pratique, principalement le travail, mais j’y tiens, c’est la bogue où mes contemporains construisent leur négatif, qui donne son sens au mien. Je n’imagine pas réaliser ce que je propose sans ces pauvres encore informes qui pullulent dans cette sphère, et c’est là qu’on les rencontre, c’est là qu’ils pourrissent, mais aussi qu’ils fermentent.

Cette sphère de la survie est de loin celle qui colonise le plus mon temps. Même si mon travail m’en coûte moins qu’à la plupart de mes contemporains (en moyenne sur une année, je dois effectuer à peu près ce qu’on appelle un mi-temps), il prend beaucoup plus de temps autour : des périodes de récupération, de rêverie pauvre, souvent angoissées, de dérivatifs, et de reconcentration lente lui sont annexées. Ainsi il peut arriver que mon activité de travail formelle dure trois heures par jour quatre jour de suite, et que pourtant, c’est la semaine entière qui est perdue. D’autre part, la gestion du quotidien s’est beaucoup compliquée pour les pauvres ces dernières années : de nombreux comptes complexes, différés, fractionnés, invisibles sollicitent une attention grandissante qui tend à devenir permanente. Enfin les mille petits détails de l’existence quotidienne, de la nourriture et de l’hygiène, de la courtoisie et du désir, viennent empaqueter cette débauche de temps, et l’alourdissent d’autant.

La seconde sphère est comme le cœur de cible de la première. C’est l’exégèse, l’interprétation de ce grand cercle extérieur, vaste, plat et vide, non plus la lettre, mais le verbe. En ce sens, elle est la conscience, le négatif. Si la première sphère est la soumission mal acceptée, intermédiaire entre l’esclavage, dans tout ce qu’il a d’intolérable pourtant toléré, et un simple effacement, comme une vicissitude passagère, comme une zone de silence et de torpeur contrainte (je ne décris là que les impressions extrêmes que connaissent tous les salariés), la seconde sphère est celle de la liberté et du doute, de la critique, du jeu. Cette seconde sphère n’a de sens que dans la suppression de la première. Plus étroite dans le temps, elle est incomparablement plus fertile. Autant celle du travail est un silence et une participation mécanique, exténuante cependant, raffinée dans la cruauté des adversités, plate, défensive, celle du jeu est un discours sur l’extérieur, en contreplan de la première, offensive. Son négatif contre la première sphère, et contre ce qui l’entoure, finit par se tourner également contre soi. Puisant dans le silence de l’autre son bavardage fécond, elle ne se contente pas d’être un discours ouvert, elle cherche à l’élaborer en le démolissant. Même si au fil du temps j’y sais mieux utiliser la certitude, je n’y rencontre pas suffisamment de critique pour y faire l’économie de la mienne.

La Bibliothèque des Emeutes, avec l’éditeur qui la représente, Belles Emotions, a été la construction idoine de ce grand cercle intérieur. La séparation, aussi complète que possible avec le cercle de la vie quotidienne, s’est avérée à l’origine de sa fertilité. Ce n’est pas à partir de mon travail que j’ai construit mon discours, et mon discours en aucun cas ne pouvait se substituer à mon travail. Ainsi le mépris profond de la survie a toujours commencé par la mienne. Ainsi j’ai toujours affirmé les balancements du jeu, depuis les plus innocents aux plus dangereux, comme en opposition avec l’organisation mercantile de la société actuelle, et je retrouve la même rupture entre ma sphère de l’observatoire et ma sphère de la reptation. Mais mon observation ne sera pas soumise à ce qui me soumet. Et encore la même partition se retrouve, comme un signe du temps, entre la pratique dans la révolte moderne, c’est-à-dire depuis la révolution iranienne, et sa théorie : ce ne sont plus les émeutiers qui analysent et projettent leur geste, et ceux qui les analysent et les comprennent ne savent plus tenir une rue. Tu peux voir ici le déséquilibre intense de cette deuxième sphère, qui est aussi sa vitalité, parce que je n’ai jamais pu me satisfaire de cette profonde coupure, que je me suis moi-même imposée, avec une rigueur que l’ambition seule m’a permis d’endurer.

Le troisième cercle n’est composé, avec moi, que de toi. Il est au cœur du cœur du premier cercle. Si la survie est comme une droite, la Bibliothèque des Emeutes est un plan, ton cercle en moi est mon volume. C’est toi qui donne du relief au reste, et ce n’est pas réciproque. A la lettre se superposait le verbe, au verbe, la phrase. Ce cercle est un monologue qui cherche le dialogue. Indifférent au cercle de la survie, celui qui porte ton nom nie celui de la Bibliothèque des Emeutes. Pourtant cette négation n’abolit pas, elle rejette seulement, elle sépare. Ce troisième cercle est un murmure permanent, parfois jusqu’au cri, un chant, un ensorceleur des sens, qui les tient jusqu’à l’épuisement. Ce glissement tumultueux et facile n’est séparé que d’un souffle de son envers, qui agit également sans cesse, la souffrance. Le délice et la souffrance peuvent être simultanés, pourtant ils sont aussi nettement séparés que les deux premières sphères de ma vie entre elles, c’est-à-dire qu’ils ont aussi des passerelles, mais très rares et très minces.

Je vais maintenant approfondir cette construction, parce qu’elle me paraît exemplaire, non au sens qu’elle serait ce que je conseillerais à tes enfants, mais comme mode d’existence de notre génération, pour ce qu’elle révèle sur l’époque qui nous a vus passer. Pour simplifier je vais nommer ses trois parties : VQ correspond au premier, BE au second et SW au troisième cercle.

Le type de discours dans VQ est organisé autour de ce qu’on appelle le langage parlé ; cette médiocrité d’expression est dominée par l’approximation, et les modes de langage techniques : les mots et locutions utilisés par les administrations, les argots, les mots de spécialités, par exemple celles du marketing, l’usage du ton, comme le mot crié pour se faire entendre dans un bistrot, et la gestuelle qui est souvent la réalité de l’expression, le mot n’étant plus que son complément, enfin l’abréviation, dont par ailleurs VQ, BE et SW sont les caricatures, et dont l’idéologie syntactique de ces ordinateurs munis de correcteurs grammaticaux qui recommandent systématiquement de n’écrire qu’une idée par phrase résume sans doute le mieux la tentative de substituer l’utile à l’agréable. Dans BE ensuite, le verbe est un style construit à partir d’un contenu. C’est tout le discours de la maîtrise de l’émotion qui rencontre l’émotion de la maîtrise du discours. La dialectique y est un des jouets. La volonté y creuse et y édifie. Si le plaisir n’en est jamais exclu, au contraire du premier cercle, la volonté y est toujours d’aboutir à un usage, à une réponse, à une vérification pratique. Ce qui est dit y est médiatisé par la conscience, c’est la sphère où la conscience agit, sort de son silence ou du discours de façade qui lui est imposé dans l’organisation du langage parlé. Et ce n’est que ce contraste, voulu, qui permet parfois de croire que cet exotérisme serait un ésotérisme. En réalité, il est le tracé de l’allée royale, mais pas une allée royale rêvée, non, l’entrée dans la totalité qui va mettre fin à la totalité. C’est le plan qui aujourd’hui porte le plus loin, justement parce qu’il connaît son extrémité. Le cercle intérieur, SW, celui du cœur, chante. C’est une négation permanente du discours BE, mais ce n’est pas non plus le langage de VQ. Ces deux premiers cercles ont les mêmes mots, mais si l’un parle et l’autre écrit, le cercle SW est simultanément les deux. C’est pourquoi il nie le discours de BE en s’appuyant sur celui de VQ. C’est aussi une mélodie que j’essaye ici de rendre avec des mots, sans jouer sur leurs consonances, mais je vois bien que cette mélodie ne se rend pas au mobilier rustique de nos vocabulaires. Elle ne se met d’ailleurs pas davantage en musique, car elle n’a qu’un son intérieur, sans tonalité, et je doute même qu’on puisse traduire en longueurs d’ondes ses vibrations quand elles s’approchent du soupir, du hurlement, ou de cette sorte de clapotis qu’on prête aux ruisseaux, frais, clairs et vifs. Je vis ainsi avec trois langages distincts, qui sont aussi complémentaires, mais sans doute essentiellement opposés, et surtout qui ne se mélangent pas. Il faut comprendre la tentative d’écrire ceci comme celle d’unifier le deuxième et le troisième cercle ; et seule la fin de cette opération dira si j’y suis ou non parvenu, ou si l’un de ces deux cercles s’est réduit dans l’autre.

Je remarque aussi que mon organisation du temps n’est pas en proportion de cette hiérarchie des cercles. VQ occupe la plupart du temps, repousse BE, mais subit à son tour SW. SW parvient à se superposer aux autres temps, en dehors des moments qui lui sont exclusifs, et que je ne sais pas mesurer : parce que quand je suis dans ce cercle, je perds la vue de l’ensemble. Le temps de BE est tout ce qui est pris à VQ, soit vol, soit lutte, soit résistance. La chose curieuse est pourtant que ma vie est organisée en donnant la priorité au plus faible de ces temps, BE, menacé par les deux autres, mais n’envahissant que l’un d’entre eux, grâce à cette préférence, et n’ayant que peu de prise sur l’autre.

Si VQ est le socle, BE l’observatoire, j’ai beaucoup de perplexité à caractériser SW, qui sort de cette instrumentalisation. En vérité, VQ s’est présenté comme un donné, une contrainte initiale, à la fois irritante par son caractère incontournable et que j’ai cherché à rabaisser, à circonscrire dans sa misère. BE est ce qui s’y oppose, le refus de la seule survie, mais aussi, avec le temps, le projet positif de l’existence. Comme la formulation de ce projet est hors de toute norme, d’une ambition et d’une démesure qui me paraissent non seulement uniques mais insurpassables, l’importance qu’a pris SW dans mon existence s’est avérée un cas particulier non réductible à la mécanique simple de la séparation VQ/BE. C’est une grave perturbation, irrespectueuse des socles et des observatoires, mais qui ne saurait les remplacer. Car, vu de l’angle de l’observatoire qui examine la vie, SW en est la pleine synthèse, au point d’abolir, par évidence, socles et observatoires ; mais vu du point de vue de la logique, SW qui est une sphère sans projet, sans explication, sensitive, ne peut en aucun cas concourir avec l’importance de BE. Et j’ai toujours pensé que si l’amour était ce qui pouvait arriver de plus fort, ce n’était pas ce qui pouvait arriver de plus important. Dans ce conflit entre la conscience et l’émotion, qui est aussi celui de la Bibliothèque des Emeutes et de notre époque, je ne crains pas de dire que, malgré la prédominance que je reconnais à la conscience, j’aurais trahi celle-ci sans hésiter si tu avais accepté les extrêmes passionnels auxquels j’ai cherché à t’engager. L’exploration de la sphère SW m’a toujours paru valoir l’explosion des deux autres, même si je suis persuadé que mon projet n’est pas dans cette passion. L’amour me paraît toujours aussi gratuit et inutile, ce qui en fait le riche contrepoint d’une construction qui nécessite de la rigueur, de l’intelligence, de la cohérence et du courage.

Ainsi donc SW n’est jamais là où on l’attend, capricieuse et versatile, elle occupe pourtant la place souveraine. Et comme le roi dans l’Ancien Régime en France, elle règne dans une curieuse alliance avec VQ, dont elle est en quelque sorte le représentant mythifié. VQ est comme la plèbe, SW est le souverain, et je peux même prolonger cette comparaison en disant que BE est la noblesse. Cette division-là recoupe celles qui précèdent, aussi bien dans le langage, où VQ est celui de la plèbe, BE celui de la noblesse, et SW celui du prince, prisonnier certes de conventions, mais dont le libre arbitre permet de sauter du langage populaire à celui de la noblesse, s’il n’est pas en guerre contre elle, et de la bienséance au caprice. C’est par cette comparaison, que je peux aussi bien ancrer dans la Rome impériale que dans l’Ancien Régime, que peut se lire la symbolique des divisions de ma vie, à travers les relations que j’y ai entretenues. Comme je l’ai déjà dit, je ne fréquente presque que des gens de la plèbe, et dans la plèbe je fréquente facilement et beaucoup. Mes affinités y sont toujours irrationnelles d’abord, bien que ma capacité à la sympathie et à l’antipathie spontanées soient faibles. Je ne recherche nullement des gens qui partagent mes opinions, je doute d’ailleurs qu’il y en ait, et je fuis d’ordinaire ceux qui s’en rapprochent. Ces gens que je fréquente, et j’en fréquente trop, la preuve est que j’ai eu toute ma vie plus de difficultés à m’isoler qu’à avoir de la compagnie, sont pour l’écrasante majorité dans une situation d’argent, et l’argent est le paradigme dominant VQ, plus difficile que la mienne. Ce déséquilibre est un double inconvénient, qui freine. Mais c’est par le développement des affinités que je cultive sans précipitation, ou que je romps d’un coup, que le cercle de mes proches change. Très peu de ceux que j’ai rencontrés connaissent BE, qui alors tend plutôt à les effaroucher, ou à leur en faire diminuer le contenu, deux réactions qui n’apportent rien à BE, et que j’évite donc de provoquer. La plupart du temps, les particuliers que je rencontre dans VQ préféreraient que l’ensemble de mon existence soit celle qui leur apparaît à travers VQ ; et si quelques-uns subodorent bien que je ne m’en suis pas arrêté là, il s’est trouvé fort peu de curiosité qui aurait tenté de forcer cette discrétion : peut-être ceux qui voient cette porte entrouverte craignent-ils seulement d’être déçus en la passant, et probablement le seraient-ils vraiment, tant on ne cherche dans le mystère des autres que ce qui peut ressembler, et confirmer notre propre mystère. Ceux que j’ai rencontrés par BE sont toujours tenus à la noblesse du discours, et ne sont donc pas de grandes amitiés. Ils sont plutôt des alliés circonstanciels, qui permettent d’avancer à un moment, et je deviens très tranchant lorsque cet avantage s’inverse. Mais ceux-là, peu nombreux, souvent tenus dans des rapports impersonnels, épistolaires par exemple, connaissent ou peuvent connaître VQ, en tant que la base brute de mon discours. La vieille exigence de cohérence entre théorie et pratique, même si j’ai essayé de montrer en quoi elle s’était écartelée depuis la révolution iranienne, est toujours sous-jacente dans les rapports entre alliés, et je la respecte encore, parce que l’éclatement entre mon quotidien et ma révolte est si flagrant que là encore je le trouve exemplaire, un fort important propos dans les disputes de la sphère de BE. Là où VQ est l’argent, BE est l’œuvre ou la révolte, et les deux ont été jusqu’à présent confondues. Mais la sphère du débat, précisément de ce débat que BE appelle en conclusion provisoire, est figurée par SW. La sphère SW n’est composée que d’un seul particulier, et la rencontre y est celle avec le souverain, chaque rencontre est différente des autres, mais avec le même particulier, alors que dans les autres sphères quand on dit la rencontre avec telle personne signifie la première rencontre, on sous-entend qu’elle est générique des autres. Dans SW la rencontre générique n’existe pas, il y a autant de rencontres que d’occasions, c’est la sphère de la rencontre souveraine. D’autres individus figurent dans cette sphère, mais ils n’y figurent pas à titre d’individus. Ce sont les statuettes que tu as mises dans ta vie, et qui y comptent comme ton décor. Dans la construction de mon existence, les gens qui sont dans BE ne connaissent pas l’existence de SW ; et ceux de VQ auxquels j’ai tenté de la raconter ne l’ont pas comprise, soit que je m’exprime mal, soit qu’ils n’avaient pas envie de comprendre. Le particulier de la sphère SW, toi, par définition, peut tout connaître du contenu des autres sphères, mais je n’ai pas l’impression qu’il en ait jamais eu l’envie. Si bien que tu n’as jamais entendu parler de BE, et tu penses que je ne rencontre jamais personne dans VQ. Je n’ai agi qu’en noble, tribun de la plèbe, j’ai fait le vide autour du souverain, pour lui dire que je l’aime.

Ces trois compartiments coulissent les uns par rapport aux autres, mais ne s’interpénètrent que fort peu. SW étant d’une nature différente règne comme un nuage permanent sur la dispute des deux autres. Plus BE réussit à s’exprimer, plus VQ est méprisé. Et plus VQ mord dans le temps, plus BE, menacé de s’idéaliser, devient tenace et hargneux. La critique de la séparation est ici niée en actes. Je considère cette séparation de ma vie aussi comme son potentiel, même si je ne la préconise pas, parce que je pense qu’elle n’est potentiel avéré que pour moi, qui développe les capacités que j’ai à l’époque où tu es la séparation essentielle. Depuis que je suis adulte, j’ai tenu la critique de la séparation, comme concept de la communication, pour une exigence au moins idéaliste, au même titre que la protestation contre l’aliénation. Tout comme l’aliénation, je pense que la séparation, qui interdit certaines communications en permet d’autres, les ruptures en attestent. La séparation plus particulière que je subis avec toi me permet cette communication particulière. Cependant, je n’ai jamais envisagé sérieusement d’unifier BE et SW, même si j’ai bien conscience que le présent discours doit être aussi compris comme cette tentative d’unification de deux parties séparées non seulement de mon existence, mais de mon être. Mais tout ce qui te concerne t’appartient essentiellement, non par quelque sublime renoncement, mais dans les faits, bien malgré moi. Tout comme il m’était difficile au point d’y renoncer de même te soumettre mes convictions, je pense que la suppression de la séparation entre BE et SW ne peut se faire que dans le cours capricieux que tu voudras lui donner au gré ou par opposition à mon influence ; et je ne souhaite pas que cette séparation cesse autrement que par l’imprévu de ces méandres.

Il existe des canaux bien plus nombreux que je ne le voudrais entre VQ, BE et SW, parce qu’ils sont souvent des contradictions. Je ne citerai à titre d’exemple que cette scène qui m’a bloqué le souffle, et qui était une semaine à peine après notre rupture en 1985. Ta difficile survie dépendait en partie de ces réunions de consommateurs où les participants, recrutés par les sociétés d’études de marché, sont payés pour venir parler d’un produit, d’une marque, d’une publicité. Tu savais que j’animais de telles réunions, et tu m’avais même demandé un jour de t’y inviter. Rien que l’idée m’avait donné une sueur brûlante, tant mon sang-froid me paraissait improbable en ta présence au milieu d’un tel groupe. Et j’entends encore ta voix, un peu indifférente mais avec ce petit pétillement rieur qui m’enjôlait, et qui là me terrorisa d’autant, « Mais si ! Tu vas voir, ça va être amusant ». Même si le fond opiacé de la musique de tes phrases savait me détendre, et si cette assurance teintée d’évidence me semblait pouvoir surmonter, par mimétisme, cette incapacité atroce de rompre la séparation de mes cercles, je refusai en t’expliquant que je ne saurais le soutenir, et d’ailleurs, il faudrait que je m’immisce dans le recrutement, ce qui n’était pas impossible, mais si peu coutumier, que la démarche risquait aussi de te désigner à la curiosité de mon environnement VQ. C’est donc une semaine après notre rupture qu’en arrivant je t’ai trouvée assise dans la salle, outrageusement maquillée, lisant le journal. J’ai quitté les lieux et je me suis mis à courir dans les couloirs en parlant très fort à tous les autres, dans l’espoir de couvrir mon bruyant tumulte intérieur. Agnès, qui participait à cette réunion, est venue me voir : passant de personne en personne, elle lisait les noms et demandait les prénoms et les signatures. Elle me raconta que les yeux sur le papier, elle ne regardait pas les gens, quand tu lui as dit ton nom, elle a immédiatement répondu avec ton prénom qui ne figurait donc pas sur la liste, et je pense que c’est la seule fois où vous vous êtes parlé. Ma première idée était de t’expulser de la salle, non parce que nous venions de rompre, ce qui aurait été le prétexte, mais parce que je me sentais incapable de tenir ma place dans cette réunion. Tout de suite après, je ne désirais rien de plus que de pouvoir parler, parler, parler devant toi, en te privilégiant finement, en t’embarrassant de questions, en t’évitant autant que je pouvais, c’est-à-dire très très peu. Mais, pendant que mon irrésolution me labourait à grands coups, incapables de me préparer à la réunion, tu étais déjà partie, ayant expliqué à Agnès que tu ne pensais pas que c’était possible. Bien que je ne l’ai su que cinq minutes plus tard, j’ai couru dans la rue pour te rattraper, pour au moins te payer le salaire des interviewées, de ma poche bien sûr, puisque c’est te parler ce bref instant que je désirais alors. Je sais que si je t’avais rejointe, je ne serais pas retourné ce jour-là accomplir mon travail dont je ne sais plus aujourd’hui comment j’ai pu m’acquitter, tant ma pensée est restée longtemps dans la contemplation navrée de cette rue où tu venais de disparaître. Car tu connaissais non seulement mon métier, mais je t’avais même dit le nom de l’entreprise, et le lieu de ces réunions, qui était rue Saint-Anne, dans le quadrilatère des Bermudes, si près de chez toi. Il était donc tout à fait impossible que tu n’aies pas envisagé, ne serait-ce qu’entre la convocation et le moment où tu t’es rendue rue Saint-Anne, de me rencontrer sur mon lieu de travail. J’en ai conclu qu’une raison mystérieuse, pleine de douceur et de menace te poussait à vouloir me voir, ce jour-là, raison que je me suis ensuite torturé à définir, et à oublier, ou que tu jouais l’indifférence de ma présence, qui s’était démentie à l’expérience, ou que tu ne croyais pas que je t’avais dit la vérité concernant mon travail. Et je m’aperçois maintenant que tu avais peut-être simplement mémorisé ma terreur de te mêler à VQ, et comme tu voulais te venger dans les suites de notre rupture, tu pensais pouvoir me mettre dans cette situation intenable, avant qu’elle ne le devienne d’abord pour toi. Je pense que l’anticipation de ton prénom par Agnès, qui pensait donc à toi et te connaissait sans que tu t’y attendes, signalant en quelque sorte que j’avais au moins un allié, inattendu, dans cette place, la rendait pour toi impossible, que tu y sois venue pour y afficher ton mépris pour moi ou pour une intention plus agressive.

Agnès en effet est le grand canal qui connaît toutes mes sphères. Comme je viens d’ailleurs d’indiquer combien peu elle t’avait rencontrée, tu imagines combien peu elle connaissait la sphère SW. A la difficulté courante de parler de toi, qui tient à ce que, quand tu me viens à la bouche, je restitue un son qui est faux, tant que la caisse de résonance n’est pas cette profonde respiration, chargée de douceur et de gravité que je sais concentrer dans ton nom, mais seulement en moi ou pour toi, s’ajoutait avec elle la partialité qu’elle avait pour moi, et la douleur, tout à fait inutile, que pouvait lui causer ton évocation. Mais, d’un autre côté, le pacte de vérité que nous avions me contraignait souvent de la mettre au courant, aussi sobrement que je le pouvais, des bouleversements qui t’étaient liés et que je traduisais en courtes évolutions avec aussi peu de timbre que possible. J’imagine donc que ce confident qui a accès à tous mes tiroirs, mais qui n’en abuse pas, devait apercevoir cette énorme sphère comme une silhouette sombre qui planait aussi au fond de sa vie, pleine de mystères, et de misères. Elle semblait aussi avoir de grandes craintes à me questionner sur cette partie de mon existence si importante, et elle ne l’a toujours fait qu’avec la même réticence que j’avais à lui répondre, ce qui a réduit presque à rien l’expression de sa curiosité. Néanmoins, Agnès est de loin la personne la mieux informée, en dehors de toi, de ce qui m’arrivait par les enfoncements de tes prunelles au fond des miennes. Parce qu’elle a cette place à l’intérieur de chacune de mes sphères, Agnès a donc une place en dehors de mon système de cercles concentriques.

Je n’ai jamais voulu que les divisions, plus ou moins carapacées, de ma vie d’homme, ne durent jusqu’à ma mort, même si cela ne me chagrinerait pas. Elles sont avant tout adaptées à la réceptivité qu’en a la société humaine aujourd’hui et à ma place relative dans cette société. La bassesse de la vie quotidienne s’y est tournée en apologie, et il est considéré que l’existence organisée autour de manger, travailler, procréer, y est suffisante, et même qu’il serait prétentieux d’ambitionner plus. De sorte que lorsqu’un homme réfute comme nécessairement insuffisantes toutes les promesses de cette survie petitement glorifiée, il est déjà fortement suspect à l’ensemble de la population qui s’en contente en y cherchant des justifications. Il y est aussi admiré, mais non pour la vie qu’il mène, mais pour l’image qu’il en donne, et c’est aux stéréotypes de cette image qu’il est convié à se conformer : soit il est un savant, soit un homme public, soit un artiste. Et même confiné dans ces catégories au mythe décati, il va comme de soi qu’il les ramène à une preuve, ou volonté d’amélioration de sa propre vie quotidienne, qui du reste doit lui servir d’inspiration et de fil conducteur. Il doit donc être une sorte de tentative de vérification du bonheur de la middleclass par d’autres moyens que ceux qu’elle consomme, et son œuvre même n’en est que l’expérience, qui peut être réussie ou ratée. Mais moi, qui n’ai aucune bienveillance pour ces clichés, je ne peux pas confronter mon mépris et ma haine du travail, du besoin, du bonheur, avec ceux qui applaudissent ces désastres. Même toi, tu admettais mal de sentir que je puisse vouloir rejeter tout cela, du haut de quelque altérité qui serait purement intellectuelle, alors que toi-même y trouvais des ambitions et des plaisirs. Je me sentais aussi incapable de critiquer le travail au travail que d’attaquer la société en tuant le flic du coin de la rue ; et, l’isolation relative de ce VQ tentaculaire était une mesure d’hygiène et une dissimulation à laquelle je ne pourrais renoncer que lorsque la vie quotidienne sera proclamée à supprimer, ou au moins, à maintenir dans l’esclavage de la vraie vie.

La vraie vie, BE et SW, est fortement entravée par la corrosion que leur impose VQ. Il est en particulier considéré que l’amour puisse être partie, voire objectif de la vie quotidienne. Ce que j’en ai éprouvé me paraît prouver que non. Car la sphère SW, contrairement à la sphère BE, ne s’est pas créée par ma volonté. Au mieux ma répugnance de la vie quotidienne a monté des obstacles à ce que celle-ci te revendique. Mais en réalité, même sur le plan des sensations, en tout cas sur celui des principes, des actes, des perspectives, le dérèglement a été tel que cette sphère s’est autonomisée brillamment, menaçant aussitôt tout mon quotidien, mais tout autant toute ma lutte contre ce qui le conditionne. Et je ne vois pas quel quotidien j’aurais pu vivre en le conciliant avec ton existence tant tout explosait sur ton passage, tant un changement profond de règles, pas seulement de ma propre existence, mais aussi du monde, en était l’exigence. De sorte que loin d’en prendre, hélas, SW a même donné des leçons à BE, heureusement.

     
             
             
             
             
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