l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      5. Automne 1984
 

Il faut que je profite de cette brève situation où une certaine organisation la logique, en tout cas rationnelle, croit retrouver une respiration, pour rappeler, à travers un récit chronologique, le dernier acte amical de notre rencontre, même si l’empoignade de la mémoire m’y a déjà plongé en entier par ces retours dans le temps qui sont à la fois des juleps de menthe et des tenailles de braise happant les entrailles.

C’est en 1984, l’année d’Orwell, que s’est ouvert ce paysage plein et funeste. J’emploie le mot paysage parce que nos rencontres me font penser aux campagnes grecques, que j’avais trouvées d’abord laides, et que la mémoire m’a transformées, par le rapprochement avec Thucydide et Thémistocle, Diogène et Platon, sans oublier Pythagore et Polybe, en un décor très différent de celui de nos capitales d’aujourd’hui. C’est un terrain sec, mais jamais plat, où la végétation est tortueuse, torturée, mais où tout ce qui pousse s’élance avec une précision de ligne que nos campagnes impressionnistes ont brouillée. Comme la terre y est dure, et le soleil méchant, on y connaît la valeur de l’ombre, le goût salé du vent qui l’étend, et l’olive noire, qui peut nourrir longtemps. Il y a toujours une odeur, qui varie souvent, il y a toujours la mer, qui est une menace bleue implacable, il y a trop de chaleur pour que le repos ne devienne de l’oisiveté. Enfin, dans un monde si net il est permis de s’approcher de ce qui est doux, la mousse sur les arbres, la peau des moutons, le bruissement imperceptible qui chante dans les cheveux, les disputes des dieux païens, descendus de l’Olympe.

J’étais resté six mois sans tenter de te voir, parce que je pensais que la courbe de notre accord étant descendante, que les perspectives étant manquées, que l’aveu de l’amour étant sa décadence, il fallait que je prenne cet effort sur moi ; et je suis encore incrédule d’avoir tenu ma respiration si longtemps. Une seule fois je t’avais croisée dans la rue, oh pas bien par hasard puisque c’était la rue Tiquetonne, et qu’est-ce que j’aurais eu à y faire, sinon espérer cette rencontre fugitive. Tu m’avais regardé d’un regard grand et plein, ce magnifique rayon oblique, mais retenu, drapé d’attention noire, plein d’une sympathie un peu triste et attentive, en appuyant chacune des quatre syllabes de ton salut à mon nom, sans effort, mais avec une attention de médecin pour un patient ; mais la caresse si fine de ton timbre grave, le geste coulé de ton pas, et de tes doigts filant l’air que je respirais, étaient une enveloppe de douceur, avec ce chatouillement presque imperceptible tout au fond, qui vous modifie la peau d’un coup pourtant sans à-coup, et cela, aucun médecin ne sait le faire. Et je suis resté trois ou quatre heures dans les trois rues voisines, d’un banc à un café, à un porche, à te parler bas, mais en longueur. Je me suis senti comme une toupie en fin de parcours, quand elle ne tient plus l’axe et que les bords de la jupe accroissent le ralentissement en frottant la surface plane, vertige qui oscille entre le ridicule et le pathétique.

Ce qui m’a fait revenir c’étaient les vingt-six roses rouges et la rose blanche que je t’ai fait livrer pour le 17 octobre de cette année-là et, dans l’état de mon dialogue intérieur, j’ignorais absolument comment tu les recevrais. Je craignais ta colère, ton mépris, ton invective. Mais non : en épiant par la fenêtre du couloir, tout en haut de l’escalier, je les ai vues décorer ton appartement, le cœur arrêté, et un de ces sourires immenses, que je ne réserve qu’à moi-même, a illuminé cette découverte. Mais elle n’était qu’un premier pas, qu’un geste de début, qu’une inauguration de la pente ; et comment, dans l’assemblée houleuse qui débattait dans mon cerveau, reposant comme dans une danse les différentes étapes de tes pas, de tes humeurs, de ton charme qui excédait ce qui me touchait, et leurs différentes évolutions possibles, dans des palabres criées sans paix, aux avis contraires passionnés au point d’en venir aux mains, aurais-je pu le savoir ?

Car ensuite il fallait que je sache combien de temps ce bouquet resterait chez toi. Tu comprends, c’était capital. Si ce n’était qu’un jour ou deux, peut-être était-ce pour faire plaisir à quelqu’un d’autre ; très bien, voilà cinq jours que le cadeau résiste, mais c’est sans doute parce que les fleurs n’étaient pas encore tout à fait ouvertes, surtout la blanche, bien sûr ; d’ailleurs, je ne sais pas combien de temps dure un bouquet, et aujourd’hui, au septième jour, je n’ai pas pu bien le voir, l’as-tu déplacé, il faut que j’y retourne demain, pas demain, je ne veux pas que tu m’aperçoives, ne ternissons pas la douceur de l’image ; du reste, j’ai fait ce cadeau par nostalgie, d’accord je cultive un peu cette nostalgie, mais la nostalgie c’est une culture, j’allais dire comme les roses ; peu importe, je sais bien depuis le printemps qu’il vaut mieux que les choses en restent là, nous n’aurons pas d’horizon commun, c’est dit, c’est compris, et c’est mieux ainsi. Donc, j’y retourne encore après-demain, je voudrais respirer le parfum de ce cadeau dans tout le volume qu’il apporte, accordons donc ce répit à ma nostalgie, mais toi, tu n’en seras pas touchée, car tu ne le sauras même pas.

Le bouquet a tenu quinze jours, je l’ai vu dépasser de la poubelle de la cour le jour où tu l’as jeté, j’étais tellement attendri que j’ai failli l’emporter, fané, mais avec la trace de tes mains, avant de rire de mes propres puérilités sentimentales. Les choses sérieuses ont commencé quand, le surlendemain de ce jour-là, je me suis à nouveau glissé en cachette dans ton escalier. Il a bien fallu que je me consulte pour annoncer le prétexte au guichet que je tenais à l’entrée. Et j’ai beau eu bafouiller d’un air entendu, aucun prétexte ne venait. Et comme j’ai donc tenté de m’empêcher d’entrer, je suis donc passé en force, sans raison, sachant maintenant que mon cadeau d’anniversaire avait tué six mois de résistance, et sans même m’attarder à penser que, quelle qu’en ait été ta réception, j’aurais agi de même. Une sorte de furie douloureuse recommençait à me ronger l’intérieur. C’était cela que j’avais tenté d’étouffer pendant six mois. Mais pourquoi d’ailleurs, si c’était justement la beauté de la vie, la douceur de la cavalcade du sang, l’intelligence du sexe, le bain de volupté du cerveau ? Il aurait fallu y renoncer ? Pour quel dieu cette fois-ci ? L’escalier était à nouveau mon territoire, et je regardais ses degrés inégaux et pentus, comme si c’est moi qui leur avais manqué. Et je me réjouissais de ce qu’enfin le mouvement m’avait repris, de l’harmonie soudaine entre mes pieds et mes tripes, en même temps que je percevais quelque part tout au fond une colonne d’air glacé aux parois de glace bleue qui commençait à aspirer tout dans une spirale dont je ne voyais pas, ne voulais pas voir, ne pouvais pas voir, l’extrême extrémité, mais c’était là aussi un avertissement familier, inutile.

Et arrivé en haut de cet escalier en cette fin d’après-midi, je vis de la lumière, et la silhouette qui se découpait, à ma grande surprise, était celle de Nuy. Je compris qu’il était venu effectuer quelques menus travaux d’intérieur. Pour mieux voir, ou tout simplement dans ce besoin dicté autant par l’excitation que par la prudence, je décidai aussitôt de changer d’observatoire, et je dévalai l’escalier, y priant comme toujours à la fois de ne pas te rencontrer, honte et embarras suprêmes, et de t’y rencontrer parce que je ne pouvais pas à ce point répudier la finalité de ma présence, puis me ruai dans l’escalier de la cour, toujours avec ces précautions de Sioux des villes, qui ne croisent jamais personne non parce qu’ils sont si habiles, mais parce qu’ils sont si effrayants dans leur intention de discrétion exagérée. L’ensemble de l’opération, déroulée avec célérité, a peut-être duré une minute trente, ou deux, mais arrivé de l’autre côté, plus de lumière ! Voyons, si tu, vous, êtes sortis sur mes talons vous devez encore être dans l’escalier que je peux voir d’ici, laissons passer encore une minute, non, tiens, la minuterie s’est éteinte, c’est étrange, alors pourquoi n’y a-t-il plus de lumière chez toi ?

Vingt minutes plus tard, c’était si long, j’avais changé quatre fois d’observatoire, et pourtant c’était si court, j’étais en sueur et je haletais tant l’intelligence du moment m’avait pris, j’ai vu Nuy sortir de chez toi. Il ne m’a pas vu, il avait ces étoiles que j’ai reconnues tout de suite dans les yeux, mais je ne sais pourquoi, dans les siens, l’or paraissait doré, la douceur si exquise paraissait molle. Je l’ai plaint d’un plaisir si vite pris, qui semblait seulement très doux, mais sans explosion, sans grandeur, sans charme, où l’humanité n’avait pas été en jeu une seule fois. Et puis, surpris de ce retour, et j’ai pensé que ce jour-là était la première fois depuis si longtemps, dix ans peut-être, que vous en reveniez à éteindre la lumière en fin d’après-midi, je me suis réjoui de ce que ton nouvel amant soit enfin ton mari, c’était plus simple pour moi, lui ne risquait pas d’être mon rival, car il braconnait dans les potagers, et ne connaissait rien aux longues attentes du désert, aux chevauchées hirsutes dans les mêlées de fantômes, aux inexprimables avertissements et plaintes et chuchotements, et clin d’œil et sourires mauvais ou joyeux des degrés inégaux de ton escalier. Je ne nierai pas non plus le poinçon enfoncé sous mon cœur, qui déversait son liquide amer, vert et poisseux, ce vent de rage comme une giclée de poivre dans les yeux, que je ne peux éviter chaque fois que je sais tes bras autour d’un cou qui prend la place vers laquelle se tord le mien. J’y suis retourné à l’instant, remerciant ces djinns bordant la rampe, compatissants de leurs grincements plaintifs, il y avait ta lumière, ta silhouette. Je t’ai appelée le lendemain, le cœur serré de battements intenables, surprise mais avec une douceur que je reconnus comme celle qui avait donné leur ligne aux articulations de Nuy la veille, et un peu de distance froide et tintante, comme si un enjeu principal était déjà joué, tu sais comme lorsque l’on dit d’accord, je veux bien que vous visitiez si vous y tenez, mais je vous le répète la maison est déjà vendue, de bonne grâce tu m’accordas un rendez-vous.

Je ne te raconterai pas ce rendez-vous que tu as oublié. Il faudrait que je détaille l’indescriptible panique qui m’a rendu presque incapable d’y aller ; il faudrait que je décrive comment, sans pouvoir te le dire, je te trouvais jolie, inexprimablement jolie, beaucoup plus proche dans l’attention retenue et douce de la rencontre de la rue Tiquetonne que de ton dur détachement du moment de la prise de rendez-vous. J’étais comme un homme très sale, couvert de suie et de crasse, qui se passe sur les mains une serviette parfumée : il ne va pas loin dans le repos, dans le décrassage, et il anéantit le parfum. Je ne m’accuse pas pourtant, pas même de ma faiblesse d’avoir cédé à te prier de m’accorder cette rencontre, toi dont la grâce compréhensive faisait tout pour me faire oublier cette misère. Mais pourtant tu étais élastique, souple, une fine pellicule était entre nous. Je voyais bien, j’entendais bien, je sentais bien, mais même en t’embrassant lorsque nous nous sommes séparés, c’était au travers de cette fine pellicule. Je ne m’en suis pas rendu compte à l’instant. J’étais dans l’ivresse de recevoir ta pensée, ton tour d’esprit qui m’échappait déjà alors qu’il s’offrait avec tant de gentillesse, j’étais cet affamé auquel la première nourriture qu’on lui donne depuis longtemps est un foie gras entier. Après six longs mois de dépérissement, autant d’opulence soudaine chavira tout ce que j’avais de fragile.

La période qui alla de ce jour à mai 1985 se coupe en deux. La première moitié va jusqu’à la fin de l’année. Je pouvais te voir souvent, nous avions même pris un rythme d’une ou deux fois par semaine. C’est une période dont je me souviens très peu, parce que tout y glissait, avec ta douceur, ton entrain, tu étais spirituelle, et pourtant toujours avec cette fine paroi souple sur laquelle tout glissait. Je ne sais plus ce que nous disions ou nous faisions, je sais seulement que j’étais revenu dans le cycle des intervalles, ces insupportables intervalles, où toute la pensée partait dans des cataractes de constructions sans contrôle, qu’un sourire de toi, à la prochaine rencontre, démentait aussitôt. Et nos rencontres étaient toujours trop courtes devant la terreur de l’intervalle renouvelé. Et je passais la moitié de nos instants communs à tenter de détruire ce qui allait les finir, avec une angoisse grandissante qui dégénérait en subterfuges enfantins, évidemment vains, et me laissaient pliés par le vide. C’est toi qui t’es rendue compte de cette panique la première. Mais ça ne l’a pas diminuée. Sa conscience ne rendait pas plus supportable son terrible verdict, ton absence, qui était une espèce de traversée de cauchemar. Tu n’avais pas, heureusement, cette mesure des dimensions.

Ces hantises de la séparation sont d’ailleurs le leitmotiv marquant de toute cette période, parce que je n’avais absolument aucun projet à te soumettre, et ma respiration oppressée était soumise aux saccades de nos rencontres, qu’il fallait, malgré ta bonne volonté, négocier avec habileté, avec finesse, sans trop d’empressement, avec suffisamment de précision, un peu d’humour si possible, et une grande capacité à m’adapter. Ta présence à chaque fois était pour moi une grande et nouvelle surprise, et chaque fois j’avais quelque chose de nouveau à admirer, ton sourire, ta tenue, quelques courtes remarques ou quelques confidences plus longues, devoir t’attendre, t’apercevoir, avoir réussi à retarder d’un verre supplémentaire ton départ. Et chaque rencontre me gonflait d’idées, de constructions, de tentatives de monter la logique de choses que je ne comprenais pas, parce que tout ce dérèglement des sens et de ma pensée devaient bien se comprendre quelque part, avoir leur secrète architecture, de toute évidence hors des dimensions des constructions raisonnables. Ce qui te rendait merveilleuse, et comme tu l’étais !, c’était à la fois ces dimensions profondément irréelles que tu projetais hors de portée de toute l’activité fébrile mais concentrée de mon intelligence, et de cette réalité sans cesse présente, qui était la peau de ta main saisissant cette tasse de café, la sensualité légère et fugitive de tes lèvres sur la cigarette, l’étonnante variété, mais toujours inimitablement tienne, de tes regards, la gravité de ton sourire, auquel je ne m’attendais jamais, et parfois des humeurs plus sombres, qui m’écrasaient pendant les jours de l’intervalle suivants.

Ta vie avait continué son cours, à la fois tranquille et angoissé. Quand tu m’as raconté qu’à la faillite de l’agence de photo de Nuy tu en avais exigé des indemnités de licenciement, j’étais profondément choqué, parce que j’assimilais cet acte quasi légal entre deux anciens – et alors futurs – amants, comme une conduite contraire à celle que j’aurais pu jamais tenir. Puis j’ai pensé que tu exagérais peut-être le cynisme de cette transaction, que Nuy avait acceptée, parce que tu savais qu’elle me choquait, et c’était le même trait de comportement que celui qui t’avait fait prendre des amants pour cacher que tu avais un mari ; là, il s’agissait de ternir la relation que tu avais continuée avec Nuy pour dissimuler celle que tu avais maintenant, ou pour la grandir. Mais moi, j’étais secrètement ravi d’une telle indélicatesse, parce qu’elle signifiait, même si c’était une dissimulation, que tu te sentais capable de la commettre, et c’était un fort argument contre l’amour. Car enfin, même si Nuy était un être profondément méprisable, j’avais compris l’énormité de son emprise sur toi, et c’était maintenant que tu la reconnaissais, en le mettant dans ton lit, que je verrais bien si c’était ce que je craignais, une passion, ou ce que j’espérais sans joie, une résignation.

D’ailleurs tu avais aussi des indélicatesses contraires qui m’alarmaient bien sûr beaucoup. L’une des plus grandes souffrances que tu m’aies infligées, je sais que tu ne t’en étais pas seulement rendu compte. Un jour, nous avions rendez-vous rue de Rennes, où je crois était ta banque, et tu étais déjà très en retard, diminuant donc considérablement mon temps, et tu étais très pressée. Il fallait que tu achètes un cadeau pour Nuy. Je pouvais venir avec toi, ou non, comme je voulais. Comment aurais-je pu refuser de t’accompagner, ce qui aurait signifié que c’était l’ensemble de cette rencontre qui m’était radiée ? Mais rien n’était pire pour moi que de t’accompagner dans les rayons de la Fnac pour choisir un livre pour le misérable auquel il était destiné, que je ne pouvais pas souffrir, alors que pour ma part, que ce soit en 1973, en 1982 ou en 1984, je n’ai jamais reçu de toi le moindre cadeau, moi qui mettais tant dans ceux qui t’étaient destinés. Il y avait là cette même insensibilité que décrit Proust pour la duchesse de Guermantes, quand Swann mourant vient lui rendre visite, après tant d’années, et qu’elle ne comprend pas que c’est la dernière fois, trop prise dans sa routine mondaine qui la contraint ce jour-là à une visite sans intérêt. Et encore, avec un ton badin, légèrement affectueux, mais je ne savais vraiment pas alors si cette affection était ton état du moment, ou bien un petit coup de baume parce que tu avais vu à quel point j’étais livide, ou tout simplement attachée par le cadeau à son destinataire, tu voulus connaître mon avis : était-ce une bonne idée, y en avait-il une meilleure ? La meilleure était la plus rapide, mon amie, sans aucun doute. Tu choisis finalement, assez vite, un livre sur Buster Keaton. J’avoue que le rapprochement entre le fade Nuy, que j’avais vu si bourgeoisement satisfait sortir de ton oreiller, et ce grand clown triste me parut comique. J’eus un de ces rires intérieurs qui font mal, et qui me parut justement un de ces rires qu’aurait pu avoir Buster Keaton, auquel j’avais été quelque fois comparé, à tort évidemment, puisque ce ne pouvait être vrai que lorsque j’étais pince-sans-rire, ce qui n’est tout de même pas mon état général. Mais cette hilarité silencieuse était dominée par la profonde tristesse de constater alors comment tu voyais Nuy, car de le voir comme Buster Keaton signifiait tout simplement que tu applaudissais certaines de ses mines les plus surfaites, ce que je savais, mais que je n’aurais jamais cru, parce que je l’attribuais à ce que ta politesse pouvait avoir d’hypocrite, alors que là, c’était de la sincérité. Par chance je n’eus pas trop le temps de m’abrutir de cette atroce situation, ce qui aurait gâché ce qui restait de l’après-midi, parce que dans le café voisin où nous sommes allés, il y avait des joueurs de go, parmi lesquels Yves Grillat-Navarin, que je n’avais vu depuis plusieurs années, et avec qui j’échangeai les adresses, parce que Yves était un joueur invétéré, je voulais l’embaucher pour tester la guerre d’Espagne, un wargame que j’avais inventé. J’étais par ailleurs très gêné de rencontrer quelqu’un que je connaissais en ta présence, tant je maîtrisais peu la différence d’intensité entre des rencontres courantes et toi, sans oublier qu’une telle rencontre me prenait alors sur le temps que tu m’accordais. Nous quittâmes rapidement Yves, qui était effectivement le descendant direct de l’auteur de la Physiologie du goût, et je fus là encore étonné de ta surprise que je puisse connaître quelqu’un. Je me rendis compte alors que tu croyais que je vivais dans une tour d’ivoire, et que tu pensais que la solitude que j’avais avec toi, mon refus de rencontrer tes proches, s’étendait à l’ensemble du monde. Comme la Rome de la République avait dépeuplé toute la campagne du Latium pour devenir capitale d’empire, tu étais capitale de l’empire qu’il y avait sur moi, et tu avais dépeuplé tout autour ; mais en dessous de ton autorité, car je n’imaginais pas d’au-delà, là où les rencontres étaient indifférentes par rapport à toi, j’avais le contact facile et, dans les cafés, dans mon travail, même dans la rue, j’avais des contacts nombreux et sans importance. Ainsi, trop courte, l’après-midi se termina avec mon récit de quelques personnes que j’avais croisées à une époque où tu pensais que je ne voyais personne. Je sais que cette image de moi t’est néanmoins restée par la suite, parce qu’elle était pivotale du personnage que tu me voulais être. Mais cette dénégation d’un jour a surtout eu pour moi le bénéfice incomparable de suspendre la douleur de ton cadeau jusqu’après ton départ.

Tu en étais à un moment crucial de tes choix de vie et, bien entendu, je ne l’ai vraiment compris que plus tard. Pour la première fois depuis 1973, ta survie était détachée de celle de Nuy, tu ne vivais pas sous son toit, même si ton appartement, ton téléphone, ton électricité étaient à son nom, et vous n’aviez pas d’argent en commun : je sais, depuis, que l’effroi de cette distanciation a principalement contribué à ce que tu le reprennes comme amant, recréant par là un lien qui menaçait de rompre par là où il avait toujours été si sûr, l’argent. C’est aussi pour prolonger ce lien d’argent, le rendre plus difficile, marquer avec solennité ce qu’il signifiait de sécurité pour toi que tu lui a demandé des indemnités de licenciement, en fait pour le retenir. Après avoir été au chômage, tu venais de reprendre un emploi, secrétaire dans une petite maison de distribution de films, et c’était tout à fait capital pour moi, parce que, situés rue René-Boulanger, ces bureaux introduisirent un pôle nouveau dans mon quadrilatère des Bermudes. Ainsi les quatre sommets étaient maintenant la rue Rambuteau, la rue Marie-Stuart, la rue René-Boulanger, qui chassait ainsi Jean-Jacques Rousseau, et le Père tranquille, rue Pierre-Lescot, où Nuy avait trouvé un emploi de serveur. Tes projets d’actrice, auxquels, au printemps, tu avais donné un délai d’un an, ne pouvaient plus aboutir : le seul rôle que ton « agent » t’avait trouvé en deux ans était une « silhouette » dans un érotique sans relief, tiré de la série des Joy. Et, par conséquent, je te sentais fiévreusement chercher une voie, une solution, une dernière chance de vivre ta jeunesse. Ainsi me racontais-tu une soirée débridée, très arrosée, avec un ami de ton nouvel employeur, et je ne sais plus quels projets délirants, que tu étais prête à croire au point que ta naïveté me fit souffrir, et que je n’osais rien démentir, mettant cette naïveté translucide au compte de ton désarroi de l’étroite situation dans laquelle toute proposition était devenue pour toi une issue potentielle. Celle-ci n’eut heureusement aucune suite, sans doute parce qu’elle n’était en définitive que ce que j’en avais compris, une sorte de petite drague. Je sentais combien ta vitalité se débattait avec désespoir maintenant, contre cette porte inexorable qui se refermait. Et j’étais troublé à en avoir les poumons qui s’enfoncent dans l’estomac, indiciblement touché par ce malheur sans remède, parce que les miens étaient, parce que c’étaient les miens, tout ce que tu rejetais. Et je te regardais : ravissante, déroutante, gracieuse, fine, douce et majestueuse, légère et puissante, avec je ne sais quelle odeur délicate qui me prenait entièrement, et je voyais en toi un concentré de toutes les capacités humaines, et cette merveilleuse synthèse de notre temps était incapable de s’y exprimer. Et le rire jovial et tendre avec lequel tu dissimulais la teinte d’angoisse au fond de ta voix me mettait dans des rages contre ce monde, contre cette époque stérile, destructrice, trop pauvre pour accéder à l’intensité aiguë dont tu étais l’épicentre. J’avais beau essayer de te dire, doucement, que tu te fourvoyais dans des échappatoires alors que, étant ce que je savais que tu étais, il suffisait d’une ambition à ta hauteur pour que se déroule devant ta course l’autoroute que tu voudrais, mais tu ne savais pas écouter cette mélodie, parce que c’était une mélopée trop courante, trop banale manifestation d’amour et, comme nous en avons la coutume dans cette société, tu ne pensais pas que le regard de l’amoureux puisse être plus juste sur l’aimée que le regard de la raison, et même de l’aimée sur elle-même.

De sorte que je pense que si cette série de rencontres a eu lieu entre nous, c’est parce qu’elle était une ouverture, ni plus ni moins que celle de l’ami de ton nouvel employeur, puisque tout était ouvert et urgent, pourquoi une idée, une nouvelle direction, une orientation décisive et enfin souriante ne viendrait pas, non pas directement par moi, ça je pense que c’était exclu, mais indirectement, par ricochet, par coïncidence, par moi interposé ? J’étais une piste de recherche, pas la plus plausible certes, mais pourquoi fermer ici alors qu’il s’agissait justement de ne rien fermer, alors qu’aucuns principes ne s’étaient encore imposés consciemment dans le gouvernement de ton existence ? D’ailleurs, même si ton penchant si sensuel pour l’amour avait pris du recul, une certaine distance incrédule, parce qu’il aurait dû être cette étoile du Nord que les nuages masquaient maintenant, il n’était nullement mort, et je te sentais aspirer avec cette avidité douloureuse qui me donnait des frissons vers ce que je ressentais, si seulement quelque chimiste compatissant avait pu séparer ce que je ressentais de la façon dont je le vivais, qui n’était décidément rien pour toi.

Ainsi se rencontraient nos misères fort inégales, la mienne sans horizon que l’instant, la tienne avec un horizon qui fuyait, et une porte qui fermait, moi tenu dans le minuscule du détail, et ne parlant sans doute que de grandes lignes, toi angoissée par l’âge qui ne te donnait encore que des charmes, cherchant de grandes réponses en posant des questions de détail. Mais la profondeur de ton être, entrouvert et pourtant inaccessible, on pouvait juste en saisir l’étrange fumet, était si exquise, que j’ai la douceur de certaines de ces après-midi, de ces soirées collée aux paupières, me caressant avec d’inouïs raffinements. Pourtant que faisions nous ? Rien : je me souviens d’un de ces jours, où, suite à d’amicales négociations, nous étions allés voir sur ton choix l’exposition à la mode, à Beaubourg, un peintre contemporain nommé Bouchon je crois, ou Bonnet, ou Bonnard, de toutes façons un nom de préoccupation petite-bourgeoise, qui rendait un peu de comique à la tristesse des tableaux, puis, sur ma part de choix, à Austerlitz une exposition de cristaux géants, et comment nous avons ri ensuite de la naïveté d’y espérer trouver je ne sais quoi, ce qui finalement nous fit terminer cette journée épuisante et vaine dans un cinéma. Je m’en rappelle d’ailleurs à cause d’une réflexion qui m’était venue, à la suite des deux expositions lorsque tu m’avais demandé, avec un peu d’impertinence jouée, mais il y avait tout de même une question derrière : « eh bien, dis-moi un peu ce que tu penses de tout cela », je me souviens de l’effort pénible, contrastant avec la journée où tout effort n’avait été, contrairement à l’habitude, que pour les jambes, que je dus accomplir pour relier les différents niveaux d’interprétation de cette après-midi avec la cohérence de ma pensée d’ensemble, parce que chaque tentative d’abstraire l’argumentation me coûtait en charme présent. C’était une telle rupture de ton, de longueur d’idée, avec les impératifs si cassants aux rondeurs polies que tu me confiais, que j’avais l’impression d’une lourdeur qui m’empêchait d’avancer et d’articuler avec peine trois idées creuses, auxquelles tu fis d’ailleurs un fort bon accueil mais qui les acheva, ouf. C’était certainement la scène la plus révélatrice de mon incapacité à introduire dans notre cercle fermé tout le cercle plus large qui, à l’époque, était le début de la réflexion sur la révolution en Iran. C’est comme si ton aura onctueuse brisait à leur entrée ces phrases de cristal élancées et aériennes ; et entre les phrases de cristal et l’aura onctueuse, c’est dans cette dernière que battait, indiscutablement, la vérité des deux.

Le tournant de l’année 1985 promettait dans nos deux existences la coïncidence d’un temps mort appelé vacances. Tu me fis part de ton intention de partir dans la sud de la France, avec Nuy bien entendu, pour une quinzaine de jours, d’abord à Nice, ensuite à Montpellier. Et comme j’avais l’intention de partir aussi, mais sans savoir où, mais Rome tenait la corde, je te demandais ton téléphone niçois, au cas où j’y passerais pendant que tu y étais. Je me voyais déjà te voir arriver vers une longue terrasse pleine de soleil d’hiver, et t’enlever par la sève de l’instant et le goût du jeu et l’attrait de la surprise vers Rome, ou ailleurs d’ailleurs si tu voulais. A ma grande surprise tu hésitas à accéder à cette demande bénigne, qui par là devint gravissime, parce qu’il fallait d’abord que tu demandes l’autorisation à Nuy puisque c’était chez un membre de sa famille que vous alliez à Nice. Je ne voyais pas pourquoi il fallait que ton mari te donne l’autorisation de divulguer ton téléphone, et je n’eus pas là-dessus de réponse satisfaisante. A notre rencontre suivante, ce qui avait été un je-ne-sais-pas devint un refus net. Une partie de la précaire douceur de notre étrange relation se déroba sous moi. En même temps je ne pouvais penser, quoique j’en débattais toute la journée, que ton falot mari, qui n’osait pas venir me dire ce qu’il pensait, puisse décider de ta relation avec moi ; c’était donc toi qui te servais de cette situation pour me refuser l’opportunité d’une rencontre dans un intervalle si long. En pensant cela, j’avais l’impression que tu me resserrais la respiration, et je commençais à me débattre comme un pendu. C’est à ce moment-là d’ailleurs, que t’appelant un jour à ton travail pour te demander rendez-vous, j’eus une érection rapide mais progressive, très douce et très nette, provenant comme je m’en rendis compte sur l’instant, du timbre de ta voix de ce jour-là. Je ne m’étais jamais avisé d’un tel effet aussi clairement, et je cherchais depuis une cohérence à ces érections que j’avais pour toi, parce qu’elles semblaient sans règle : un jour comme là c’était ta voix, mais d’autres jours non, le lendemain ce serait de te voir, une autre fois ton parfum, ou encore le contact frôlé de tes cheveux. C’était souvent ce type de désir doux et coulé, imperceptible parce que tellement dans le cours du mouvement, que je m’en rendais souvent compte à rebours en me disant, tiens ça doit faire un moment que je bande, mais sans non plus qu’il y ait un impératif besoin d’amener ce désir à quelque aboutissement. Certes, il arrive que les hommes se retrouvent dans un état général qui s’accompagne d’une érection, ne serait-ce qu’au réveil le matin ; mais là, c’était une érection générale à l’intérieur, mais qui était pour une personne précise, toi, et même provoquée par une manifestation précise, parfaitement identifiable, de ton être, à la fois hors de toute situation érotique explicite ou perverse et liant indispensable et harmonieux de la situation. Et je dois ajouter que tu es la seule personne avec qui, pour qui, ce type d’érections tranquilles, faciles, plutôt soulignant un état général que jouant le rôle central, s’est jamais produit. Ensuite les occasions et l’attention m’ont manqué pour en découvrir la règle, s’il en existe une.

Il serait bien troublant pour moi de constater que cette érection eut lieu la veille de ton départ, mais je ne le crois pas. Parce que ce jour-là, je ne t’avais pas vue depuis trois jours, l’intervalle commençait à être assez insupportable, et tu allais t’absenter pendant quinze jours, ce qui serait vraiment la plus longue amplitude depuis ma pénitence infructueuse achevée avec mon cadeau d’anniversaire. Mais j’avais à t’annoncer qu’entre-temps j’avais renoncé à Rome, donc à Nice, puisque j’avais décidé de partir trois semaines en Californie, ce qui me paraissait la meilleure échappatoire à la tentation, d’autant plus que le délai s’en trouverait encore augmenté, puisque je ne rentrerais que quinze jours après toi. J’avais donc projeté en cette rencontre tout ce qui chancelait en moi, il fallait que je te respire avec toute la force de mon aspiration, me fabriquant des réserves substantielles. Mais ta réponse fut, « non, nous ne pourrons pas nous voir aujourd’hui, j’ai trop de choses à régler avant mon départ ». C’était tout à fait impensable. Une terreur sans bornes me gagna, je serais donc déjà dans un intervalle qui devrait durer quatre semaines, alors que je supportais déjà très mal ceux qui duraient quatre jours ! Je me réfugiais aussitôt dans une grande colère, l’injustice, l’arbitraire étaient flagrants, et c’était même de la cruauté puisque tu ne pouvais bien sûr pas ignorer complètement combien j’en avais besoin.

Cependant, nous n’étions plus en 1982. J’avais tout ramassé, la colère, la tendresse brutalisée et abusée, le besoin insurmontable qui crépitait en chaque nerf, et la panique qui était plus forte que tout, en une concentration froide, sorte de léger frémissement chaud et élastique, que je maîtrisai pour un temps relativement resserré. J’allai t’attendre à la sortie de la rue René-Boulanger, et je me complais en reconstituant cet instant à m’y imaginer serein pour une fois, alors que j’étais probablement anxieux comme toujours, la tête roulée de possibilités, simplement plus déterminé qu’hésitant. Tu es apparue comme un bateau amiral, forteresse, tanguant légèrement et la surface qui était tournée vers moi était lisse sans prises, fermée et polie, noire d’abîme et je pouvais me voir dedans, ton calme apparent, aujourd’hui je pense que tu n’étais pas calme du tout, élargit en la déchiquetant la blessure. J’avais cette excellente excuse de mon départ en Californie à t’annoncer, car sans même m’en rendre compte je gérais avec une parcimonie d’affamé les moindres détails substantiels dont je pouvais nourrir notre rapport, départ que j’aurais pu t’annoncer par téléphone, lettre, ou pas du tout, de plus j’avais le bon droit de la régularité de nos rencontres qui en fixait le terme implicite à aujourd’hui, et, plus inconsciemment, j’avais tous les passe-droits implicites que la culture a donnés à l’amour, qui était ici piétiné sans raison ni passion. Je t’implorai de m’accorder un instant. « N’insiste pas, je t’ai dit que je n’avais pas le temps aujourd’hui. » Le « aujourd’hui » était pire que tout, puisqu’il s’ouvrait sur un vortex, une spirale grise métallisée sans lendemain. J’insistais. « J’ai trop de chose à faire cette après-midi, tu sais je pars demain. » Il y avait dans ce demain qui était la spirale vertigineuse, le sans lendemain, une sorte de mépris jubilatoire, d’intransigeance atroce, un rejet et une insensibilité à l’émotion que tu ne voulais voir qui fit soudain naître une foule innombrable de petites aiguilles à l’intérieur de mon épiderme. Tu accéléras le pas. Le coup que je t’ai alors porté s’appelle un balayage. Il était fort mais dosé, car je ne voulais pas te faire mal, mais t’arrêter, au téléphone j’avais mendié deux heures, en te voyant j’avais espéré un quart d’heure, et là, j’engageais ma violence physique pour obtenir une minute, que tu me regardes, que tu m’écoutes, que je ne sois pas pour toi cette boule noire de peur et d’amertume mixées avec de la rage et du désespoir, une expérience physique qui comportait déjà la crainte de son écho, cette même boule qui commençait à obscurcir le haut de mon regard. Quand tu as trébuché je n’ai pas tout de suite compris l’étendue de mon geste. Je continuai de t’assurer d’un ton ferme que j’avais quelque chose d’important à te dire, et qu’il fallait que tu m’accordes un moment. Mais je sais maintenant que le coup a été terrible pour toi. Il était trop calculé pour pouvoir te faire mal, mais quelque chose s’est effondré en toi, ce que je n’aurais jamais cru possible. Ton orgueil outré de l’instant d’avant s’est tourné en une panique semblable à la mienne, et je pense aujourd’hui avec une étrange douceur combien de fois dans notre vie nous avons pu être l’un en face de l’autre, morts de peur, sans reconnaître cette intime symétrie, et ta peur que ce coup a libérée était irrémédiable. Le changement était complet, tu as aussitôt accepté d’entrer dans ce café du boulevard du Temple où nous étions, toute la colère en moi s’effondra en même temps que ta résistance, mais pas ma peur, qui maintenant se réglait sur la tienne. Toute prête des larmes tu te levas sans un mot, avant que nous ayons pu commander, te réfugier aux toilettes. Je n’avais rien osé dire, je n’osais rien faire, des effondrements se produisaient par avalanches en moi, toujours tendu et sévère, car souvent les émotions commencent à l’intérieur du cadre rigide qui les interdisait. Tu ne revenais plus. Je ne pouvais pas aller te voir, en vérité je ne pouvais ni te consoler, ni t’affronter, ni te parler. J’avais aussi eu peur que tu reprennes le combat en rameutant tous les gens qui étaient là, car le paradigme qui régit ce genre de situation dans notre société où l’un des vestiges de la galanterie donne a priori raison à la femme, et ne juge jamais l’agression émotionnelle, mais toujours l’agression physique, me faisait imaginer un esclandre violent et public, où il m’était impossible de te convaincre, et où il m’était impossible de me défendre, parce que ma seule défense était l’importance indiscutable de ma passion pour toi, qui est si peu communicable que toi-même pouvais avoir des attitudes qui l’ignorent complètement, et même qui doutent de sa réalité. Du reste, j’étais maintenant hors d’état même de donner des coups, à qui que ce soit. Je m’enfuis. Dix minutes plus tard, alors que je tournais autour du lieu où je t’avais abandonnée, incapable d’y retourner, porté par les précipitations volcaniques et les culbutes grotesques d’un flot épais de représentations recherchant leurs significations, leurs idées, je vis Nuy entrer dans le café. Il t’a ramenée par le métro, je vous ai vus entrer et je vous ai vus sortir, puisque j’avais avalé en courant les deux stations par la rue. C’est la seule fois où j’ai apprécié Nuy, où je l’ai admiré, et même envié. Il était simplement de cette grande douceur dont j’étais incapable, il a su essuyer tes yeux rougis, et je voudrais encore le remercier de cet instant d’apaisement qui s’est donc étendu à moi. Maintenant je me sentais malheureux, misérable, comme si toute ma force, ma détermination, mon irrésistible envie étaient partis dans le coup, et comme si c’était moi qui avais reçu un tel coup. Mais c’était toi. Il fallait donc ne pas en rester là. Le cauchemar d’un intervalle non seulement injustement long, mais maintenant hostile et peut-être sans retour, m’aiguillonna. Je te téléphonais. Deux fois Nuy décrocha, refusa de te céder le combiné. Cet intolérable écran me rechargea. Je vins frapper à sa porte. Il ouvrit. Je te vois encore, depuis le pas de porte où mon regard embrassait pour la première fois ce lieu que mon oreille connaissait si bien, assise au fond de la pièce, les yeux grands plus de peur que d’autre chose, mais pleins d’autre chose : tristesse, fatigue, humiliation, douceur, envie d’apaisement. Il me proposa d’entrer pour discuter. Mais je ne parlais qu’à toi, disant qu’il fallait que je te voie un moment, et que cela ne concernait pas ton mari, lestant d’un mépris justifié ce titre honteux, et mérité. Mais tu te retrouvais. Et c’est ta voix grave, pour en finir, et sachant peut-être maintenant que l’orage était passé, et qu’il fallait aussi que la pluie cesse, qui m’accorda ce quart d’heure tant désiré, au même café du passage du Cerf où, il y a presque trois ans, et plus de cinquante autres cafés, nous avions eu notre premier rendez-vous parisien. Maintenant je voyais la fatigue qui t’avait comme vieillie, maintenant je m’enroulais de pitié devant tes yeux encore gonflés, que j’avais donc fait pleurer, et qui avaient ce pouvoir de fabriquer cette célèbre boule qui tressaute dans la gorge et étrangle le ton de la voix. Je sentais l’immense tendresse pousser, pousser, et entièrement retenue par d’incompréhensibles herses, ponts-levis, filets de fer, redoutes, combles, tranchées, et je balbutiai bêtement deux ou trois protestations d’innocence, et d’amour. Tu reçus tout comme un prisonnier torturé reçoit sa condamnation à mort, qui est sa délivrance, avec cette apathie pressée, cette résignation molle d’être brisé. Mais, comme c’était toi, il y avait au fond de ton regard des lueurs intenses qui étaient des caresses pleines de mansuétude, il y avait dans tes gestes pâteux, des reflets de nacre, il y avait dans ta voix basse des intentions subtiles, toujours avec la fraîcheur spontanée de ton extraordinaire vitalité. Je réussis même à te faire sourire, un sourire timide et d’une richesse que tu ne soupçonneras jamais.

J’avoue que dans les jours suivants, je me sentis triomphant : j’avais réussi à te voir, te parler, j’avais réussi à ce que tu ne partes pas fâchée, et j’avais même, en passant, démontré la couardise de ton mari. Je suis d’ailleurs persuadé que ton refus initial de me rencontrer ce jour-là était au moins concerté avec lui, sinon une de ses idées ; ton effondrement, et l’énorme contraste entre tes deux personnages, ne me paraît possible que s’il s’est agi là d’un rôle de composition. Mais au fond de ce triomphe, une ombre de mauvaise conscience qui s’agrandit avec le temps voyait dans le bel arc-en-ciel de cette victoire une victoire à la Pyrrhus. Ainsi, en solennisant et dramatisant, je retombais aussi dans le doute. Le long intervalle qui passa l’année me rongea de craintes, et ce n’est point triomphant que, rentré à Paris, je me précipitai pour voir tes belles bulles bleues avoir retrouvé tout leur esprit.

     
             
             
             
             
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