|
|
|
|
||
Mamelodi
1994 - Trois minutes
I – 1993 | ||||||
4. Naissance de la Bibliothèque des Emeutes La fondation de la Bibliothèque des Emeutes a eu lieu en 1989. Comme j’y ai joué un rôle prépondérant, l’origine de cette organisation, qui était d’abord un point d’observation, correspond largement à ma propre expérience. A l’université, le savoir a implosé. Il n’est plus que le paravent vide de diplômes vitaux pour la plupart des carrières. Mais la direction du savoir, qui s’y parodie encore par tradition, y a été perdue. Pour moi, c’était bien plus la critique virulente des situationnistes qu’une réflexion sur le savoir qui m’a conduit à fréquenter très peu cette école sclérosée, mais dans la critique situationniste cette réflexion sur le savoir perçait, même si j’étais moi-même trop jeune pour la percevoir. J’ai donc erré, avec des repères inégaux, mais une attention aiguisée (j’ai appris à traverser la rue en regardant la rue et non les feux), pendant toute une adolescence que j’ai prolongée bien au-delà de ce qu’elle a duré physiologiquement, comme une inconsciente anticipation sur le vieillissement moyen ambiant, mais avec aussi une maturité qui avait commencé bien avant cette fin d’études. Comme pour moi les dates charpentes de l’histoire sont les révolutions, les dates charpentes de mon existence sont celles qui sont liées à toi. Mon adolescence va ainsi de 1973, dix-neuf ans, à 1982, vingt-huit ans. Mon premier cycle d’études de 1971 à 1981 recouvre à peu près cette période, le second, qui fut la maîtrise, est parti de 1983 et s’est achevé en 1991. La fondation de la Bibliothèque des Emeutes, en 1989, a donc anticipé la fin de cette longue recherche de la maturation. A beaucoup d’égards mon premier cycle s’est avéré le plus important. Sans que je sache le formuler, il a été l’organisation d’un point d’observation exceptionnel, que j’ai choisi avec une minutie qui m’étonne aujourd’hui parce que je ne suis pas minutieux, et parce que j’ignorais ce que je construisais, et même que je construisais quelque chose, c’est-à-dire une vie, et une conception de la totalité que j’ai toujours voulu unique, et qui, à plus de quarante ans, me paraît effectivement unique. Cette première maturation a été une série de choix radicaux, c’est-à-dire des ruptures, et un nombre beaucoup plus grand d’hésitations. Les principales ruptures de cette époque ont porté sur le cadre de l’existence et se lisent, à mon sens, dans la continuité du mouvement le plus radical, le mouvement situationniste, au moins tel qu’il apparaissait quand on prenait sa théorie à la lettre : j’ai alors réellement rompu avec ma famille, j’ai rompu avec toutes mes amitiés pré-adolescentes, et par ces deux mouvements, j’ai acquis une grande liberté et disponibilité affectives ; j’ai aussi alors rompu avec le carriérisme, aussi bien par les deux manières dont il se manifeste : celle qui consiste à rentrer dans une hiérarchie préétablie, et à en accepter un échelon autre que celui qui est le plus bas, et celle qui consiste à une reconnaissance médiatique, donc principalement dans les professions exposées, l’information, le sport, la culture. En 1978-1980 il a fallu apporter des déterminations plus précises à ces grandes lignes négatives. Il y a donc eu le choix conscient d’une direction d’engagement, et d’un lieu d’existence compris comme observatoire. Les deux allaient de pair avec le constat suivant : la révolution en Iran qui était alors en cours, et dont les événements les plus radicaux allaient entièrement dans le sens de mes choix digérés, avait lieu en même temps que d’autres mouvements insurrectionnels d’essence visiblement similaires, notamment celui des niños du Nicaragua, écrasé par les sandinistes, mais n’étaient visibles que du lieu où j’étais. J’ai utilisé souvent l’image du monticule qui séparait ces deux fronts simultanés, dans deux continents différents, et qui ne se savaient pas. C’est par un jeu de miroirs faussé que l’information se transmettait : en bas, gueux d’Iran et du Nicaragua à l’offensive ; à mi-pente, leurs récupérateurs-massacreurs, ici les islamistes, là les sandinistes, qui pouvaient apercevoir mutuellement leurs têtes dépasser du haut du monticule ; et en haut l’information occidentale, qui séparait soigneusement les événements, mais unifiait leur sens, avant de le renvoyer réfléchi vers les récupérateurs, qui les déformaient à nouveau vers ces gueux ainsi abusés. J’ai hésité, ces années-là, entre l’idée romantique de la tradition de la guerre d’Espagne d’aller au front en Iran, et l’idée qui avait l’inconvénient majeur du confort évident de rester sur le monticule, où les enjeux sont plus abstraits, et les risques a priori moins excitants. J’ai choisi ce deuxième parti avec une argumentation qu’on peut appeler justification à savoir que les qualités d’observateur que j’avais déjà étaient certainement plus nécessaires au parti que j’avais choisi que mon bras, même prolongé d’un fusil d’assaut. J’ai ensuite longtemps soupesé le lieu : il fallait que ce soit une grande ville de la vieille Europe, et dans la vieille Europe j’incluais, comme marches, les Etats-Unis et l’Union soviétique. Je pensais a priori que Londres et Paris étaient les meilleurs endroits, mais pendant ma maîtrise, j’ai testé d’autres lieux, Rome, Berlin, Madrid, sans qu’aucun ne prenne un avantage décisif sur Paris, et le regard attentif que j’ai porté sur New York et Moscou m’a confirmé que ces villes n’étaient pas, même si c’était peut-être pas encore, le haut du monticule. Enfin, Paris ne l’emportait pas sur Londres, mais Londres ne l’emportant pas non plus sur Paris, c’est par commodité que je me suis établi dans cette première ville : j’y étais déjà, et j’en connais un peu mieux la langue. J’ai cependant tenté, toujours, de garder à l’esprit que cette classification pouvait être mouvante ; plus tard, je me suis aussi rendu compte que la construction d’une vie peut impliquer une modification de l’observation et, par conséquent, de l’observatoire voire même du type d’observatoire. Mais en disant cela, j’anticipe, peut-être, sur mon propre avenir. Il a fallu ensuite choisir une attitude par rapport à la survie. J’ai très tôt trouvé louche le « ne travaillez jamais » des situationnistes, parce que même ce que font les braqueurs de banque me paraissait un travail. Il fallait donc s’y mettre. Dans le travail je dirais qu’il y a trois voies : la première est celle des soutiens de cette société et elle se divise à son tour en deux. D’abord, ce sont les défenseurs au sens strict, qui travaillent à protéger cette organisation de l’humanité de ses ennemis humains, ce sont les politiciens, l’appareil judiciaire, tous les psys, les curés, les militaires, les matons et, comme profession générique de cette catégorie, les policiers ; la deuxième partie est composée de ceux qui se sont en quelque sorte offerts à l’ordre existant, c’est-à-dire qui y sont engagés : ce sont tous les postes hiérarchiques, du cadre dirigeant au contremaître, et tous les indépendants de l’information, de la culture, et des professions dites libérales. La deuxième voie est l’autre extrême, c’est celle du travail qui n’est pas reconnu, et qui n’est pas protégé par l’Etat : le vol, le trafic, l’escroquerie. Enfin, la troisième catégorie, qui est la plus nombreuse de notre société est celle du petit emploi, et va du petit fonctionnaire au mendiant, en passant par tous les emplois de base, dont l’ouvrier, qui sont d’ailleurs devenus extrêmement diversifiés au cours de cette période. J’ai hésité entre les deux dernières catégories. Mais j’avais déjà remarqué que la sincérité de la deuxième catégorie, en partie parce que le cache-cache qu’il y fallait jouer avec la loi s’était étendu à une méfiance et à une tromperie de tous et de chacun depuis que la loi s’est complexifiée et corrompue, était rarement à la hauteur de celle d’un Mesrine. D’une part on s’y glorifiait volontiers de mener une bonne vie, on était donc satisfait, et toute ma démarche était basée sur une insatisfaction profonde qui ne s’en laisse pas compter, d’autre part les problèmes de survie occupaient finalement beaucoup plus le temps et l’entendement de ces indépendants que des petits employés légaux. J’ai donc choisi là aussi la solution qui paraît à première vue la moins intrépide, et là aussi avec une argumentation qu’on peut appeler justification, et qui vaut ce qu’elle vaut, comme on dit généralement : c’est que mon observation de toute révolution, et particulièrement de celle en Iran, la seule dont nous avons été contemporains jusqu’à maintenant, est qu’elle ne se fait qu’avec le petit salariat non autrement commis, et non pas contre. Comme mon but à court terme était et est une révolution, parce qu’une révolution est le seul moment, au sens dialectique du terme, où l’humanité se prend elle-même comme objet, où le débat de l’humanité sur elle-même a lieu, j’étais convaincu que c’est donc avec cette majorité qu’elle devrait se faire. Il y a dans « milieu » en tant que concept quelque chose de très péjoratif, comme l’indique d’ailleurs la dégradation du terme de médiocrité, et plus récemment, dans notre époque de compétition du superlatif, l’évaluation « moyen » qui signifie maintenant mauvais et non justement entre le bien et le mal. Mais il y a aussi un autre milieu très riche, c’est le milieu qui est le cœur, qui est le noyau, qui est le monticule. Le petit emploi contient ces deux contraires, et c’est en ne tombant jamais dans l’approximation de l’un ou de l’autre que j’ai rejoint les autres galériens qui sont coincés là, avec beaucoup de petites satisfactions et beaucoup de malaise, les deux souvent inextricablement liés. Je n’y ai depuis pas tout à fait résisté aux promotions comme aux déchéances, avec toujours une grande méfiance, contre ce milieu, contre ceux qui le bordent, enfin contre moi-même m’y enfonçant. Mais j’ai toujours pensé depuis que le petit emploi, en tant que milieu de la société, était de loin le meilleur monticule social. Et de ce point de vue-là, il est facile de comprendre et de critiquer ceux qui se sont fait une profession de comprendre et critiquer la société, mais qui n’ont jamais vécu en son milieu. Aux sociologues et aux hors-la-loi il manque la même qualité pour comprendre et entreprendre, toujours dans la perspective d’un débat de l’humanité sur elle-même, d’être dans ce vaste marais entre deux, où le doute et la résignation se nient, souvent en vain. A ceux qui parlent et à ceux qui agissent, il manque l’écoute à laquelle est réduit, justement, leur entre-deux. C’est ainsi dans le milieu de la société que j’ai appris à connaître ma radicalité et à refroidir la colère qui s’accumule, mais sans la dilapider. En dix ou douze choix principaux j’avais réussi à donner un cadre et une perspective à la rencontre entre mon intelligence consciente et l’esprit de mon temps, qui est un choc violent, auquel, je dois le répéter, rien n’est moins préparatoire que l’université, et plus généralement l’école, d’aujourd’hui. La fin du premier cycle de ces études a aussi coïncidé avec la fin du mouvement dont la révolution en Iran était le cœur. L’observation que j’avais commencé à entreprendre du promontoire choisi révélait nettement une vague de révolte, intense, joyeuse, mondiale, sans chefs ni idéologie marquée, à partir de 1978. Cette vague a nettement reflué en 1982, après avoir culminé en une série de batailles décisives perdues sur tous les fronts, lors de l’été 1981, je ne citerai pour mémoire que l’Iran, l’Amérique centrale, la Pologne, qui fut la dernière grande révolte du vieux mouvement de classe ouvrier, et les inner-cities anglaises qui préfiguraient à bonne échelle la vague de révolte suivante. Qu’un tel événement historique, avec une cohésion aussi claire, une telle unité de temps, de lieu, de discours et d’idées, mais en-dehors de celles qui étaient formulées dans le monde de l’apparence qui se mettait alors en place durablement, puisse m’apparaître sans que personne d’autre ne semble reconnaître et nommer cette convergence d’offensives pourtant vérifiable au point d’être aux portes de l’évidence, me surprit d’abord, et justifia ensuite mon point d’observation. Mon cycle de maîtrise serait donc légèrement plus académique que mon premier cycle d’études. Ce qui avait manqué au mouvement de 1978-1982, c’était la fédération des différentes révoltes éparses engagées, et c’est moi, à titre générique, qui en avait la clé. Il fallait donc que j’en fasse la thèse. Celle-ci était le projet ambitieux de raconter et cette vague de révolte qui venait d’être battue, et par là son sens. Mais pour cela aussi il fallait inventer aussi bien la méthodologie que la recherche de sources, il fallait raconter et comprendre, il fallait écouter et expliquer. Bref, je pris huit ans pour écrire et publier la seconde des cinq parties prévues, en 1991, et je n’ai qu’un manuscrit très approximatif de la première partie, et rien des autres, si ce ne sont quelques notes. Mais cet écrit, truffé d’insuffisances, donna, au sens le plus fort du terme, le fin mot de l’histoire. La période qui va de 1983 à 1989 a été la période où j’ai appris à maîtriser le bouillonnement désordonné de ma pensée. Je m’aperçois aujourd’hui comme si c’était une chance assez extraordinaire que je n’ai jamais cherché à hâter ma maturation. J’ai vu quelques Riesel, qui ont connu ce malheur d’être « des fruits secs à dix-neuf ans », et j’ai connu davantage d’étudiants tardifs qui avaient déjà perdu leur vie avant d’y accéder, à force de la retenir. Je dois dire que je ne peux m’attribuer aucun mérite de ne me penser ni dans l’une ni dans l’autre de ces catégories. J’ai pris mon temps, peut-être est-ce seulement parce que depuis très jeune j’avais l’impression que mon zénith serait à trente-cinq ans, et j’ai eu trente-cinq ans en 1989. Je suis beaucoup moins affirmatif sur cette étrange intuition, maintenant que j’ai passé ce cap, mais j’y ai peut-être puisé une patience, sans m’endormir ni me détourner, à laquelle je n’aurais pas été disposé sinon. Ma maîtrise a donc porté à posséder le rapport entre mon intelligence là où je l’avais positionnée et ce qui l’empêchait encore de s’user, les émotions qui la brouillaient, la déformaient, lui enlevaient son assurance. Je n’ai pas fini ici de montrer en quoi la part de maîtrise de l’émotion, mais toujours avec mon souci de lui laisser la bride, a été complètement accaparée par toi, au point de devenir l’essentiel de mon existence. L’alternance et les rebondissements entre le traité sur la révolution en Iran et l’attirance dévastatrice que j’avais pour toi ont été d’autant plus singuliers qu’ils ne se sont quasiment jamais interpénétrés : je n’ai jamais tenté de te faire connaître mes positions théoriques, ni même l’état ou l’objet de mes recherches (un des regrets les plus crus que j’aie connu, est qu’un jour de 1984, où j’étais à la bibliothèque de Beaubourg, juste en sortant de chez toi, tu étais venue m’apporter je crois un sandwich, à ta manière fraîche, spontanée et hardie qui me ravissait ; et malheureusement, tu m’as cherché sans me trouver, comme nous l’avons reconstitué depuis : j’ai souvent pensé à la joie, longue, douce et fine que j’aurais ressentie à t’apercevoir dans ce lieu par ailleurs désagréable ; et à ce que tu ne savais pas le moins du monde ce que j’y faisais), et tu n’apparais que très en filigrane dans ces écrits. Je pense que cette séparation est le résultat de mon habitude de séparer mon existence en parties hermétiques, qui me sont nécessaires pour en circonscrire la façade légale, c’est-à-dire de petit employé. Comme d’autres ne mélangent pas le travail et la sexualité, j’ai, à l’extrême, séparé le travail et le jeu que je menais en dehors, la survie et la vie, le quotidien et l’histoire. Je pense néanmoins que mon émotion, quand elle réussit à s’extérioriser, me permit de gagner en lisibilité. Il y avait, dans l’extériorisation, toute désordonnée et confuse qu’elle fut, une libération de l’intelligence, par contrecoup. Je soulignerai toujours combien tu m’as donné le relief, moi qui voyais le monde comme une image, c’est-à-dire aplati, combien tu m’as apporté la couleur, et combien tu as touché ma nature sensible qui se ratatinait fièrement, et qui m’a fait comprendre comment les émotions des autres s’articulaient autour de risquer sa vie, du plaisir, de la souffrance. Par ailleurs, la passion, qui déjà en Iran m’avait paru la quintessence de ce qui y était désirable, mais donc périlleux, devint davantage le centre de mon conflit personnel, parce que cela me paraissait maintenant le centre du conflit de l’humanité. C’est en effet en 1988 que débuta une nouvelle vague de révolte, encore plus anonyme, encore plus décousue en apparence et encore plus logique dans le fond, et c’est l’attention qu’elle méritait qui m’a fait lâcher le récit de la vague précédente. Il y avait déjà quatre ans qu’une situation insurrectionnelle latente existait en Afrique du Sud (et comme je ne connaissais pas le nom d’Alice quand elle est venue au monde, en janvier 1986, je lui ai donné, à part moi comme on dit au théâtre, le nom si musical de l’un des townships les plus noirs, qui était insurgé le jour de sa naissance : Mamelodi. On y retrouve la mamelle de la mère, ma mélodie, qui est celle des voyelles qui riment si bien avec Moni), où les habitants des ghettos avaient chassé la couche intermédiaire noire, donc collaboratrice du pouvoir ; c’est ce qui obligea celui-ci à demander à l’ANC de revenir : le gouvernement de l’apartheid échangea finalement son pouvoir contre une nouvelle police qui le protège. Le danger allait bien au-delà de l’apartheid et de l’Afrique du Sud, et l’ANC, d’abord reluctante, transforma en boucherie acharnée, avec la complicité de l’Inkatha, cette révolte, qui a été terrassée d’épuisement en 1992, mais dont les feux désordonnés brillent encore plusieurs années plus tard. L’autre grand précurseur de cette grande vague de révolte, et qui l’a traversée avec des modifications presque exemplaires pour l’ensemble du mouvement, est l’Intifada, qui avait commencé en décembre 1987 en Palestine. Là aussi, il a fallu depuis appeler à la rescousse les vieux récupérateurs staliniens bannis dans le petit-terrorisme, ici c’est l’OLP qui s’y colle, Arafat-Mandela même combat, parce que la police de l’occupant ne peut plus faire face à la fraîcheur de la jeunesse, parce qu’on ne sait plus pourquoi les pierres volent, alors qu’il n’y a qu’à regarder quel plaisir c’est de jouer ainsi sa vie. Et, certainement, rien n’a encore été plus dangereux pour une société que d’y voir une partie de sa jeunesse y trouver le plaisir intense de l’affrontement ouvert, parce qu’aucun autre plaisir ouvre autant sur des idées qui n’existent pas encore. Tous les vieux de ce monde, des chefs de l’apartheid d’Afrique du Sud et d’Israël aux récupérateurs qui ont les pin’s de la révolte, mais la pensée de la conservation, comme Mandela et Arafat, le sentent mieux qu’ils ne le savent, mais cette sensation leur est comme une panique secrète. Ces deux insurrections qui ont été beaucoup calomniées, mais qui ont été si manifestes, et si difficiles à enfoncer, et la moindre surprise n’avait pas été qu’elles ne semblaient pas vénales, c’est-à-dire qu’il ne s’y fit pas de promotions sociales éclatantes, qu’il n’y eut pas de nouveaux chefs ou porte-parole ou de partis inédits qui s’y seraient médiatisés, et qui finalement auraient pu jouer le rôle des islamistes en Iran, des sandinistes en Amérique centrale, de Walesa en Pologne, constituaient un exemple et un début, ainsi totalement inacceptables. Pour la première fois, il fallut aller chercher les arrivistes dans des fonds de carrière, car pour la première fois l’arrivisme promettait moins que le plaisir de la révolte. L’été 1988 a été dominé ensuite par l’étonnante insurrection birmane, de loin le mouvement le plus iranien de la décennie, qui a été enfoncé séparément, alors que la récupératrice promue vedette du monde libre, plus tard Nobel de la honte, y avait été importée fort tardivement, et sans emprise possible, quand la sanglante empoignade décisive était déjà commencée. Mais au dernier coup de feu de Rangoon commença, comme dans une parade inquiétante parce qu’elle semblait inéluctable, l’insurrection d’octobre qui déchira le voile de la tranquillité en Algérie, et dont l’Etat de ce pays n’est pas encore remis, et ne le sera pas avant longtemps. Enfin, il faut signaler, au fond de cette période, un mouvement massif qui s’est épuisé, qui a été récupéré, et qui s’est arrêté sur un très providentiel tremblement de terre, celui qui avait mobilisé toute l’Arménie. Je pense qu’il y avait là quelques furieux qu’on a râpés comme du gruyère dans le nationalisme militarisé qui a bientôt dévasté le Caucase. Fin 1988 Agnès et moi avons rencontré Stéphane et Christian. C’était au Virage Lepic, un petit restaurant-épicerie, mais où l’épicerie servait plutôt de pôle d’attraction pittoresque, tenu par la mère Denise, qui était à moitié sourde, et où de nombreux souvenirs me ramenaient régulièrement. Les deux affreux distribuaient de table en table une feuille de chou postsitue, l’Enragé je crois, et comme nous ne la connaissions pas, nous eûmes une attitude plus intéressée que les autres clients de la salle très pleine, qui n’étaient pas familiers avec son jargon. Rendez-vous fut donc pris au Favori, chez Yvonne, où il serait plus propice de parler un peu. Je crois me souvenir que la première question que posa Stéphane en arrivant finalement était « comment réaliser le coup du monde ? ». C’était typiquement lui de lancer ainsi une sorte de défi intellectuel qui pouvait aussi engager, même si c’était sur une base éculée. Bien que la discussion ne restât pas longtemps sur la question, elle se termina fort tard dans la nuit, chez nous. Stéphane était une sorte de caricature ambulante de ce que j’ai appelé « le petit milieu » pour petit milieu révolutionnaire postsitu. Sans père, d’une mère tapineuse, envoyé tout jeune en maison de redressement, il était à quatorze ans sur les barricades de la rue Gay-Lussac. Il s’honorait de n’avoir pas de papiers d’identité, et je pense que les innombrables complications, ruses et précautions qu’il faut mettre en place pour vivre sans papiers dans un Etat bureaucratisé n’ont pour prix que cet honneur. Ayant évidemment fait un peu de prison, pour un casse manqué, il avait cependant la volonté bien arrêtée de n’y plus retourner. Petit, moustachu (il ressemblait beaucoup à Rouillan, qui avait été le chef d’Action directe, et s’en félicitait en riant, mais s’en félicitait tout de même, ce qui me semble assez éloquent sur les petites vanités du petit milieu, qui est un milieu hiérarchisé à l’extrême, malgré sa profession de foi inverse, et où le respect s’étage selon la notoriété), c’était une sorte d’Astérix démoniaque. J’appréciais sa très grande vitalité, il me disait d’ailleurs ne dormir que quatre heures par nuit, et son mélange d’intelligence ouverte et de volonté d’explorer, de connaître. Ainsi était-il toujours curieux, mais pas de cette curiosité malsaine des espionnages, mais de cette volonté de connaître et de comprendre des enfants dont on dit qu’« ils sont éveillés ». Sa qualité principale me paraissait être de pouvoir toujours porter la dispute, parce qu’il avait une aptitude à la fois apprise et pourtant très fraîche et pleine d’hédonisme, au négatif. Moitié par principe moitié par goût, il avait cette richesse de l’anarchiste de n’accepter aucune loi, et aucun avis, sans l’examiner, ou tout au moins il avait cette qualité bien au-delà de la plupart de nos contemporains. Il avait aussi laissé le cours assez libre à ses émotions, ce qui le rendait parfois grincheux et sauvage, même assez colérique, mais le plus souvent enjoué, facétieux, en un mot « agréable à fréquenter ». Nos rencontres se chiffraient en nuits, en alternance entre chez moi et chez lui, qui était une petite maisonnette, évidemment squattée, à l’île Saint-Denis. C’étaient toujours des rencontres très épuisantes, parce que, comme il était alcoolique, et que je suivais son rythme, nous buvions beaucoup de vin, dans des discussions fort diversifiées, et parfois un peu orageuses. C’était un vrai mondain du petit milieu. Il l’avait connu et le connaissait en entier. C’était une pile à anecdotes, et il tenait beaucoup de la concierge. J’avais toujours évité, non comme la peste, mais comme un mal probable ce petit milieu, dont je ne voyais pas très bien ce qu’il pouvait m’apporter, et inversement ce que je pouvais faire pour lui. Mais pour quelqu’un comme Stéphane, rencontrer Agnès et moi à ce moment-là était assez singulier, parce que nous avions fait des choix existentiels contraires aux siens, petit emploi, légalité, mais en connaissance de cause des siens, c’est-à-dire que nous étions capables de soutenir allègrement des conceptions plus radicales que les siennes, et de critiquer ses choix de vie autant qu’il pouvait critiquer les nôtres, d’un point de vue d’ensemble, d’une cohérence de projet ; en outre nous étions vierges, c’est-à-dire que dans le petit milieu, personne ne nous connaissait, alors que nous avions le même âge que lui, un âge où tous ces déçus de 68 s’étaient croisés dans des projets ou des groupes dont tout le monde avait entendu parler, s’étaient dépannés dans des ruses de survie, s’étaient fréquentés, séduits ou disputés, les uns chez les autres, ou s’étaient retrouvés dans les mêmes manifestations de rue, aux mêmes endroits du cortège ; mais nous, nous riions de ces assiduités de collégiens, de ces rituels de l’impuissance, et traitions avec un grand mépris le plus récent fait de gloire, qui était le mouvement étudiant de la fin de 1986. Ainsi, j’avais peu de lacunes dans sa large culture théorique, et pourtant j’avais un avis critique très ferme, très neuf, très sûr, et qu’il n’avait encore jamais rencontré. Notre rencontre était aussi cruciale pour lui parce que nous étions capables d’explorer des projets dont le reste du petit milieu, usé par les disputes de détail et de protocole, alourdi par les consensus et les compromissions ne savait plus concevoir. Mais à trente-cinq ans, même s’il avait évidemment le tic du petit milieu à rejouer ses vingt ans à l’infini, il sentait qu’il était à un carrefour. Et son intelligence, quand elle glissait facile, où quand elle rocaillait mille objections, soit appuyées de références, soit issues de son vécu qu’il avait voulu varié, et qui devenait monotone, menaçait d’être perdue dans les cuisines crasseuses de squats où l’insurrection à venir ne dépassera pas la dernière bouteille de vin. Lui qui n’avait commencé que des embryons de projets, abandonnés, suspendus, oubliés, sabordés par les miroirs réfléchissants du petit milieu, commençait à laisser percer la gravité de l’instant, la perche tendue qu’étions Agnès et moi. Et c’est pourquoi, je pense, la prison que devenait son existence était menacée dans cette rencontre, et c’est pourquoi, au fond de sa jovialité incisive, il y avait une note aiguë, sorte de paroxysme larvé du désespoir et de l’espoir, qui le mettait à son meilleur. J’ai souvent noté que des rencontres ou des disputes qui paraissent insignifiantes sont finalement des tournants dans une existence, parce que ce qui en apparaît est bien inférieur au contenu réel, c’est l’exemple du mari qui part acheter des cigarettes et qui rentre trente-trois ans plus tard. Ce qui nous frappe là est le contraste entre la faiblesse du prétexte et la gravité du fond. Mais ainsi en va-t-il de la plupart de nos rencontres et de nos actes : le moment où l’on bascule est déjà un résultat ; et j’ai, pour moi, toujours tenté de comprendre mes propres ruptures et rencontres les plus inconsistantes en y analysant ce qu’elles recouvrent en fait : souvent, rien ; parfois, des choses évidentes ; et aussi, en certaines circonstances, elles reflètent de profondes modifications de fond, des tournants de l’existence. Si pour Stéphane cette rencontre était plus grave qu’il n’était apparu, il en allait de même pour Agnès et moi. Agnès, surtout, avait beaucoup de difficultés à mener notre double vie qui ne lui accordait pas l’occasion de parler de ce qui constituait notre hors-travail/loisirs depuis douze ans. Elle étouffait de n’avoir que moi à qui se confier, et la rencontre avec Stéphane a explosé ce cadre. Pour moi, j’avais surtout senti que Stéphane était capable d’entrer dans une construction, à fond, pour la première fois de sa vie probablement, et probablement aussi pour la dernière. Ce que je voulais faire était en fusion lente depuis des années, mûr maintenant, avec toute la force retenue depuis mon adolescence. Entre nous trois, il y avait donc une grande intensité, une sorte d’urgence cachée, doublée d’une recherche d’accord, qui nous faisait comprendre nos différences comme des complémentarités, et l’énergie que nous y mettions, même si elle nous paraissait sans effort, n’en était pas moins énorme, inhabituelle, un concentré de nos capacités qui, pour ma part, ne s’est vérifié ainsi ramassé et opérationnel qu’à de très rares moments de mon existence. C’est de cette chimie explosive et expérimentale qu’est née la Bibliothèque des Emeutes. Mais le petit milieu était pour Stéphane un vice profond, et qui s’est avéré plus fort que sa détermination légèrement altérée par l’urgence. Il lui fallait sans cesse voir des gens, beaucoup de gens, parler, étonner, disputer, et même comploter un peu. En quelques semaines j’ai rencontré des échantillons considérables de cet obscur et misérable sous-monde, où des accords d’opinion minimum sont supposés. En ce qui me concerne, les rapports affectifs privilégiés qui m’ont labourés n’ont jamais été dictés par ce type d’opinion, mais toujours par un accroc irrationnel, regard, odeur, sympathie dans le geste ou dans la parole, parfois une vitesse de son, parfois une fragilité, toujours la même chose, mais chaque fois différente, que je ne sais pas définir, et vers quoi je tends. Ce sont longtemps d’autres affinités qu’un accord idéologique minimum qui ont fait les cinq ou six personnes que j’ai considérées comme mes amis, et je voulais qu’il n’en soit pas autrement, ne serait-ce que parce que je n’aurais pas voulu entrer en affection avec quelqu’un avec qui je ne puisse pas entrer en dispute, sur la signification ou la valeur même de cette affection. J’ai tout un corpus construit, ou plus exactement bricolé, sur ce terrain-là. Mais ce terrain ne m’intéresse que confronté à d’autres opinions, avec d’autres références. Mon attirance pour toi, en particulier, était indépendante de mes opinions générales, qui pourtant comptent tant, et des tiennes, et je me réjouissais mêmes qu’elles fussent si différentes. J’ai appréhendé avec toi quels étaient les inconvénients de cette démarche : d’abord comme mes opinions sont extrêmes, il y a beaucoup de choix et de doutes qu’elles rejettent implicitement, et dont toi, tu étais richement parée ; mais surtout je me suis aperçu que comme je retenais énormément toutes les opinions générales, attendant de sentir que je puisse te les soumettre, mais en y prenant plaisir, elles te sont devenues d’autant plus suspectes. Si j’avais tenté de te « convertir » à je ne sais quoi d’ailleurs, tu aurais facilement pu rejeter cette tentative ; mais ne pas le tenter signifiait comme une épée de Damoclès permanente, comme si je construisais lentement un piège, comme si j’attendais des occasions qui te seraient nécessairement fatales. Aussi c’est toi, dans la dernière lettre que tu m’as écrite, juste avant notre rupture en 1982, qui as porté la dispute sur la dimension « idéologique », alors que j’étais si loin de songer même à te gagner à quelque cause, moi qui attendais tant de la tienne. A travers le jeu, et je crois que c’est une disposition singulière de mon caractère, j’ai souvent remarqué combien les autres se méfient de mes manigances, ou de mon pouvoir de conviction, là où il n’est pas engagé. Ainsi, le fait de retenir son opinion est considéré de nos jours comme un stratagème menaçant l’intégrité, alors qu’il avait pour moi la fonction de découvrir la logique différente de l’autre, son individualité propre. Et le prosélytisme, qui est systématiquement associé aux idées les plus radicales comme un appendice de la radicalité, m’a toujours été étranger, parce que, tout simplement, il est étranger à la singularité que j’ambitionne, à l’unicité tranchante de ce que je professe. Ce n’est pas en tant que proies de mon parti totalitariste que j’ai le goût des gens qui pensent autrement, mais parce que ces gens-là m’apportent cette différence qui a dégénéré à l’état de nuance dans le petit milieu, où l’homogénéité est construite sur des complicités culturelles et idéologiques, comme d’ailleurs dans tous les autres milieux. Ma rencontre avec Stéphane était d’autant plus incongrue, justement parce qu’il était cette somme de connivences préétablies auxquelles je répugnais chez tous les autres. Mais ce qui me plaisait en lui était son être, son ouverture, et ce léger tintement d’urgence, qui était en harmonie précise avec le puissant tambour de la charge que je me sentais maintenant capable de mener. Et Stéphane était donc estimable bien qu’il soit une sorte de racontar du petit milieu. Pour toutes les autres personnes qu’il m’a fait connaître en un an, à la fin de 1994 je n’étais plus en bons termes avec aucune, même si la plupart, comme Christian avec qui je l’avais rencontré le premier jour, où Sophie, qui était alors la compagne insignifiante de Stéphane (elle ressemblait autant à Nathalie Ménigon que Stéphane à Rouillan et elle avait des péremptions ridicules : elle affirmait, par exemple, que chaque commune de banlieue avait un château, ce qui nous a beaucoup fait rire sur le château de Gennevilliers, ou bien que, comme je l’ai appris d’un potin qui m’a donc paru vraisemblable tant il soulignait ce trait de caractère qui lui était si particulier, étant venue à Berlin en août 1989 lorsque j’y étais, elle avait vu une voiture foncer dans le Mur, ce qui avait été, comme elle l’aurait assuré à la manière d’un témoin secret, le déclencheur initial de la révolte qui allait conduire à la chute de cet édifice, dans les semaines suivantes), se sont simplement évanouies. Le projet de la Bibliothèque des Emeutes était cette alliance du feu et de la glace que porte le titre. Ce qui manquait aux bibliothèques était ce qui faisait la richesse des émeutes, une passion incontrôlable ; ce qui manquait aux émeutes était la richesse des bibliothèques, le savoir qui permet à ces acteurs d’orienter cette passion. Nous voulions donc seulement archiver toutes les émeutes qui avaient lieu, froidement, presque neutres, en reliant les faits à travers les informations dominantes essentiellement (j’étais déjà très méfiant de la presse dite « révolutionnaire » qui informe peu mais déforme beaucoup à son image). Je savais pour avoir commencé cette méthode vis-à-vis de la révolution en Iran que le résultat était forcément subversif. Et la profusion d’émeutes, qui se développait alors depuis le Caracazado au Venezuela aux émeutes argentines, en passant par les grands événements médiatiques de l’information dominante qui ont jalonné cette année 1989 de la Chine à la Roumanie, où les incohérences, les inexactitudes, les omissions et les procès d’intention sous-jacents devenaient si faciles à décrypter à travers le filtre d’une Bibliothèque des Emeutes, donnait alors un vaste champ d’application à cet outil si fin. Mais il fallait encore le tailler et l’adapter. Je parle du feu et de la glace, et ce sont aussi bien des métaphores que j’aurais pu appliquer à Stéphane pour le feu, et à Agnès pour la glace. Sans Agnès il n’y aurait jamais eu de Bibliothèque des Emeutes. D’abord je crois que c’est elle qui en a eu l’idée formelle, et qui en a trouvé le nom, je ne me souviens malheureusement plus à quelle occasion. Mais elle était surtout la garantie d’une rectitude plus grande que les nôtres, une humilité et une modestie loin de toute ostentation, perfectionniste, ordonnée, un souci permanent de l’exactitude et de la vérification, calme dans les décisions mêmes qui l’enthousiasmaient, et avec la capacité, qui tient de l’honnêteté au sens traditionnel du terme, de réaliser, de finir ce qui a été dit. C’est essentiellement grâce à elle que nous avons constitué une base de connaissance suffisante, pendant deux ans, avant de commencer à en tirer publiquement les conséquences. Le contraste à cette démarche vive mais mesurée était celle de Stéphane qui nous avait bien étonnés lorsque, après avoir entrepris de découper trois articles de journaux, il écrivit à Ken Knabb, dont il avait une adresse en Californie, pour lui faire part de l’existence d’une Bibliothèque des Emeutes ! Ce théoricien derriériste du « derriérisme » du petit milieu n’a bien sûr jamais répondu à cette information pour le moins prématurée ! Et, pendant l’hiver 1988 et le printemps 1989, nous avons eu de grandes disputes, et de violents débats, sur ce qu’était l’émeute, est-ce qu’il fallait y compter ou non les mutineries, est-ce qu’on pouvait déterminer un nombre minimum de participants, est-ce qu’il fallait inciter ou non à des émeutes, et comment fallait-il comprendre ce qui se passait au Nigeria et en Ouzbékistan, dans le monde en général et en Iran en particulier, où Khomeyni allait mourir, peu de temps après avoir condamné à mort Rushdie, parce qu’il voulait récupérer les émeutes que le livre de ce dernier, au demeurant un auteur minable que les grands ayatollahs n’avaient pas pris la peine de lire, avait provoquées dans plusieurs Etats islamiques, notamment au Pakistan voisin. Nous parlions aussi de la folie et des sciences exactes, de la poésie et de la théorie, du vin et de l’argent, mais non de l’amour, que je n’effleurais qu’en glissant. Et puis, alors que nous étions l’été à Berlin, Agnès transforma soudain son violent besoin de s’exprimer en intense désir pour Stéphane. J’en fus choqué, et d’une jalousie tout aussi violente, que je n’ai jamais connue pour toi. Elle pensait que je serais ravi et que je l’aiderais, en grand frère. Stéphane, gêné et flatté, ne ressentit pas la même chose qu’elle, mais il appartenait à sa façon de voir de ne pas sublimer le désir, comme il le disait. Après une scène très vive, nous partîmes de Berlin séparément, l’orage de notre électricité était en train de se jouer. De retour à Paris, j’exigeai la fin de cette relation, en mettant dans la balance la relation avec moi. Agnès était d’avis de passer outre, mais c’est Stéphane qui accepta de revenir à un statu quo ante, et ceci convainquit Agnès, parce que ce qui était dans la balance était la Bibliothèque des Emeutes, qu’ils n’auraient pas pu continuer sans moi, alors que moi je pouvais me passer d’eux. Rapidement, dans nos rencontres maintenant chargées qui pourtant tentaient encore de formuler le projet commun, Stéphane regretta sa décision, et tenta de se dédire. Je rompis aussitôt avec lui, et Agnès, parce qu’elle avait une parole, aussi. A une ou deux reprises, il tenta de se rabibocher avec moi, mais notre ressort commun avait quand même beaucoup souffert ; j’étais aussi persuadé que son manque de rigueur si profondément empreint du petit milieu était incurable. Je savais qu’une grande droiture, j’étais moi-même déjà en difficulté pour y atteindre, était nécessaire pour mener à bien ce qui était en construction, et le petit milieu s’est depuis longtemps affranchi du minimum de probité, au nom de la liberté, mais uniquement par faiblesse, bassesse, et convenance pragmatique. C’est même la pauvreté principale de ces gens-là : ils veulent changer le monde, mais ils ne savent pas que pour y réussir, il faut prendre beaucoup d’élan, et tenir sa course longtemps, veiller sans cesse à la trace, à la vitesse, ne pas s’arrêter avant le saut, et n’être pourtant pas sûr d’atteindre la cible. Ce qui par exemple étonnait beaucoup d’entre eux était qu’Agnès et moi avions œuvré pendant déjà six ans à un projet d’écrit, que nous étions encore loin d’achever, celui de la révolution en Iran. Eux n’étaient plus capables de soutenir un si court long terme, en tout cas dans l’informel. Depuis ton départ de Paris, j’observais le temps, mais la pérennité de ta présence ne s’était pas relâchée. Je ne savais pas comment dépasser cette préoccupation constante, parfois étouffante, souvent déchirante, mais toujours délicieuse. Mais je n’allais pas vers toi, à part ces frénétiques et brûlantes courses dans La Grande-Motte, je me retenais terriblement, sachant que si je cédais à ce désir, la dépendance n’en serait que plus constante, et toutes les misères et les souffrances n’en seraient que renouvelées, ce qui n’était pas un véritable obstacle, mais ton rejet n’en serait que renforcé, et ceci m’immobilisait dans des abattements profonds : si je restais prostré dans la contemplation, l’inévitable envol de l’imagination, la séduction intense des gestes que je sentais avoir, la variété de couleurs et la richesse du flot d’images et de pensées, la profondeur de leurs piqûres soudaines, leur effet de vagues chaudes et majestueuses sur mon sang, rendaient ces contemplations interminables et intolérables ; mais si je remuais, c’était toujours vers toi, et si c’était jusqu’à chez toi, ce serait une augmentation obligatoire de ton rejet, qui par moments me paraissait déjà absolu, donc impossible à augmenter. Aussi m’abrutissais-je de mélancolie, de monologues éperdus, de dérisions. Mais, tous les matins, qu’il y ait un autre corps ou non dans mon lit, c’est avec toi que je me réveillais. Pourtant, en 1989 j’ai eu l’impression que cette emprise, qui était goût dans la bouche et paysages à couper le souffle dans la tête, mais aussi dans le sang et dans le sexe, se distendait. C’est un constat presque impossible à soutenir, pour plusieurs raisons : d’abord, nos paradigmes de l’amour, même si je revendique l’originalité du mien, n’acceptent pas un mouvement descendant. Soit il y a l’amour, soit pas, et quand il y a l’amour il augmente, mais de mémoire d’amoureux, il n’y a pas de diminution. D’autre part, j’ai pensé, et mes actes violents envers toi étaient toujours empreints de cette pensée, que certains événements et certains signes étaient le début de la résolution de cette dépendance si impérieuse. Mais chaque fois, je m’étais trompé, confondant une forme du désir avec sa fin. Mes actes de rejet étaient toujours singulièrement minés de l’intérieur, et finalement, mimaient le rejet, ou l’indifférence, ou l’effort de volonté pour m’échapper. Cet effort même, s’abandonnant dans l’épuisement, s’avérait t’appartenir depuis le début, et me ramenait dans le giron des préoccupations que j’ai pour toi, plus dépourvu d’indépendance qu’avant de les tenter. J’ai toujours guetté les apparences de modifications dans cette passion, et elles ont toujours été des leurres, souvent cruels. Enfin, une autre raison est que quand je pense à toi, je perds jusqu’à la notion du temps, de l’espace et d’autre chose. Ainsi il m’est impossible d’affirmer quelle est l’importance des moments où je ne pense pas à toi, puisque quand je compare alors ton empire au reste du monde, c’est à toi que je pense, cela fait partie de l’empire. Pourtant, les petites taches blanches qui m’apparaissaient maintenant dans ta grande étendue pourpre, striée d’anthracite, aux rosaces de sable et d’azur, qui était le ciel même des moments de ma concentration sur l’Iran, me paraissaient désormais trouer ce décor. Depuis, rien ne me paraît prouver ce constat, que j’ai tout de même fait, notamment lors de ma crise de jalousie concernant Agnès, et c’était déjà une immense insolence de pouvoir faire ce constat. Mais ton attirance est aussi pleine de feintes subtiles, en tout cas trop subtiles pour que je n’y succombe pas. Ses retraites, principalement, ont toujours été des appâts. Et j’ignore aujourd’hui encore si ces taches blanches, que je croyais fermement être ce retour au monde plat, mais étranger à ton emprise, n’étaient pas de nouveaux motifs que tu dessinais dans mon hallucination, t’appartenant en définitive avec la même douloureuse acuité que tout le reste. Car j’ignorais alors que ce qui se perd en superficie, en impression, en éblouissement, en immédiateté de la suffocation exquise, s’est simplement infiltré en profondeur, en processus, en concepts, en vues, en projets, en finalité. Ta présence était encore trop proche, alors même que je la trouvais trop loin. |
||||||
Retour | Suite du Laser azuré | |||||
|
||||||
|
||||
observatoire de téléologie | ||||
éditions belles émotions | ||||
a&c |
|
|
||