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Mamelodi
1994 - Trois minutes
I – 1993 | ||||||
3. On ne peut oublier le temps qu’en s’en servant Un effet de libération fort différent de celui de pouvoir réduire et étendre l’émotion à l’écrit eut lieu lorsque tu as quitté Paris, en mars 1986. Ce fut un soulagement, comme je n’en avais encore jamais connu. La violente tension, permanente et contraignante, à laquelle me soumettait ton implacable fermeture, le profond malaise de ne pas réussir à ne pas contrevenir à ton désir de me savoir l’accepter, trouvait là un apaisement inattendu, un désarmement de fait, une détente que je reçus comme un don sans contrepartie. Mon quadrilatère des Bermudes, Concorde-Bastille-République-Opéra, dans lequel je n’allais pas mais m’aventurais, et me noyais plus de trois fois sur quatre, redevenait le centre de Paris, aimable et cosmopolite juxtaposition dans une joyeuse indifférence des quartiers du Palais-Royal, des Halles et du Marais. Comme si elles avaient été libérées d’une oppression dictatoriale, stalinienne par exemple, les principales artères du quadrilatère redevinrent rues secondaires, avec leurs anciennes appellations : la rue de l’Enfer reprit le nom de Jean-Jacques-Rousseau, la rue de l’Amour retrouva son Pierre-Lescot, la rue Sophie-W. recouvrit l’obscur fonctionnaire d’Empire qu’a dû être Rambuteau. Bien que je n’eus soudain plus aucune raison de les fréquenter, alors qu’elles avaient été, quelques heures plus tôt encore, le laboratoire expérimental de coordination entre gravitation, force électromagnétique, interactions forte et faible, je m’accordais un paresseux plaisir gratuit à déambuler dans ce qui était devenu un autre monde. Les couleurs, les parfums, la musique des cris et des sons, les jolies filles, tout cela n’existait pas il y a encore un instant, et semblait maintenant s’offrir, accessible et gai comme la jeunesse, pressé et indifférent, à la fois nerveux et sec, comme Paris. Le rythme de ma démarche dépendait soudain de ce que mes sens recueillaient à l’intention presque bucolique de mon esprit, à moitié enivré de ces offrandes si simples, et ma respiration retrouvait toute la palette des vitesses et des lenteurs que je m’amusai à moduler selon ma fantaisie. Je pouvais maintenant suivre les vieilles maisons et les pigeons, les affiches et les paroles en l’air sans les interpréter, fermer les yeux, faire un tour sur moi-même, sourire du jeu affolé des ombres qu’alternait la course printanière de lourds nuages chargés de douceur sur le bleu sérieux du ciel. La liberté, pensais-je avec l’euphorie légèrement emphatique qui me permet de dépasser parfois les émotions blessantes, la liberté. Je me ravissais que toute chose ne soit pas le moyen, l’outil, la rationalisation d’un mouvement qui devait être si précis et concis et conçu, que tout y existât comme si rien n’avait changé, alors que ce n’est que parce que tout avait changé que toutes ces choses existaient. Je fis donc l’étonné de la complicité de l’instant. La liberté est une affaire bien simple, elle consiste à n’avoir pas un seul but, sans cesse renouvelé, sans cesse inaccessible, auquel le reste est un décor, rigoureusement mis en place, et violemment structuré par cette contrainte. Finie la démarche saccadée, nécessairement plus rapide que le flot, changeant de rythme et de direction pour rester imprévisible et couvrir le maximum de territoire, dégénérant en courses vives, courbé, caché, aux abois, à l’affût, d’une parole et d’un signe, d’un recoin à une terrasse de café, d’un escalier à la vitrine réfléchissante d’une boutique, dont mon inquisition savait les horaires, la clientèle, et surveillait le personnel qui pouvait me surveiller ; finie la culpabilité de risquer n’être une fois de plus que l’ombre de ta journée ; finie la honte de ne pouvoir y résister, et la rage de me justifier le long de boulevards qui me brûlaient les pieds, qui me démolissaient le ventre, dans les siroccos du cerveau, réflexions précipitées que l’incohérence transformait tour à tour en certitudes triomphantes, en filandreuses excuses, en matins radieux, en culs-de-sac amorphes ; finie la peur, surtout la peur, d’être vu avant de te voir, de perdre ton pas soudain pressé par mon regard, de ne pas t’avoir vue t’engouffrer dans telles sinuosités de ton refus, d’où tu me regardes en plein, la bouche serrée, l’œil comme le ciel aujourd’hui, concentré, où se succèdent si vite les nuages noirs dont il faut maintenant craindre l’éclatement ; finies les heures rongées d’attente vaine, rouillées d’explosions d’espoir, finies les colères ruminantes, les ruminations tristes, les tristesses coléreuses ; finies les interminables déclamations vaines qui font trembler Beaubourg et se voiler le Forum, alors qu’elles ne résonnent qu’en moi, mais que rien n’arrive à empêcher de résonner, pas même la raison pourtant alerte et vive, aiguë car aiguisée et décidée, car pressurisée ; fini le creux insupportable et insaisissable qui taraude à l’aveugle entre l’estomac et le cœur, et qui seul ralentit la somme délirante de calculs et de projets, d’analyses et de vérifications, de doutes et de certitudes, posés et opposés et qui érigent lentement et sûrement dans la bascule de la défaite quasi quotidienne les murs de passants, les murs de prison, les murs d’incompréhension qui interdisent ton sourire, de te sourire, et qui pourtant commencent et finissent tous par ton nom. J’ai du temps une mesure et un respect attentif mais critique, que je regrette voir perdu chez la plupart de nos contemporains. Je me laisse peu immerger dans le temps quotidien, j’ai de l’histoire une observation qui ne se paye pas des croyances dominantes, j’ai toujours Chronos au coin de l’œil et je ne me laisse plus surprendre par les nappes solides quoique mouvantes qui isolent les étapes étagées de l’élan averti avec lequel j’ambitionne d’embrasser le monde. Cette propension, qu’on peut aussi – au vu des dates dont j’affectionne par goût et provocation de parsemer mon expression –, considérer comme agaçant arriérisme ou pédant blocage, se trouve toutefois largement déroutée lorsqu’il s’agit de toi. Non pas que je n’utilise aucune mesure, au contraire, datage, chronologies, relevés de durées, tentatives d’harmonisation de durées courtes et longues, anticipations de rythmes, observations de cycles d’humeurs, relations aux événements historiques, n’ont pas manqué, même si je tentais seulement ainsi d’encadrer, sans rien formaliser rigoureusement, le cadre externe de l’expérience, et que je n’ai jamais voulu accorder à cette panoplie de repérages, qui ne s’est pas étendue à tenter de traduire ce temps en espace, une place aussi importante que celle que le temps a dans ma vie. Mais l’urgence et l’étonnant pouvoir d’absorption que tout ce qui est lié à toi ont toujours exercé sur moi me font, au moindre souffle de l’action, perdre ces mesures, comme on perd l’équilibre, qui permettent habituellement de situer sans effort ce qu’est une seconde, depuis combien de temps cuisent les œufs, quelle date nous sommes, quel âge tu as, quelle est la durée de la Première Guerre mondiale ; et sans plus de difficultés d’être sensible aux milliards d’années depuis le début actuellement accrédité de la Terre et au millième de seconde auquel, pendant un interminable quart d’heure, de mystérieux officiels sont obligés de recourir, recourir est bien le terme, recourir sans e, pour départager, alors que l’écran géant remontre et remontre la différence avec des ralentis surréalistes, deux coureurs qui ont avalé cent mètres en dix secondes moins quelques centièmes, ou encore de maîtriser l’étrange locution « a fait son temps », étrange parce que si ses deux sens valident l’irréversible, ils sont également, dans leur plaisante dialectique, fondamentalement contraires. Par exemple, lorsqu’en septembre 1985 je t’ai rencontrée, et j’ai oublié sincèrement quelle en était la part de hasard, probablement très faible, et que nous avions pris le métro ensemble vers ton lieu de travail, c’était la première fois que je voyais ta grossesse, mais tu me laissais entendre que tu étais accablée d’un mystérieux mal d’yeux qui me raidit d’effroi, parce qu’en effet, je n’avais pu supposer la moindre fragilité à ce laser azuré qui avait perforé toutes mes défenses et colonisé, même par procuration, les ruines de cette destruction, et colorié de ses multiples teintes l’ensemble du paysage qui s’était construit là comme le fond révélé de ma vie. Et ce matin-là tu m’avais parlé avec méfiance mais sans animosité, j’avais même dégusté un soupçon de douceur tranquille au fond de ta voix qui me racontait sa lassitude, et il y avait tant de simplicité sans hostilité durant ces trois minutes que prirent ces deux stations, que j’ai osé te faire promettre de me raconter ton accouchement, et que, dans la joie d’avoir tant obtenu, je t’ai quittée dès la porte du métro, sans t’accompagner jusqu’à la rue René-Boulanger, craignant d’avoir déjà abusé immodérément de ta délicieuse et inattendue gentillesse si visiblement puisée au fond d’une vulnérabilité inhabituelle. Mais, plus soucieux de tes yeux que de ton ventre, je pensais en te quittant que tu accouchais le lendemain. Ma hâte de ta réponse avait vite transformé cette hypothèse en certitude, l’appuyant du rapide calcul rétroactif qui neuf mois en arrière me ramena au tournant de 1985, une des situations les plus dramatiques qu’il y ait eu entre nous lorsque, partant à Nice, tu avais refusé de me donner tes coordonnées, même après que je t’avais assuré ne pas y venir, puisque j’avais choisi pour reprendre ma respiration d’aller le plus loin possible de toute tentation interdite, à Los Angeles. Cette terrible dispute me paraissait, neuf mois plus tard, le symbole d’une conception, et c’est un des multiples exemples où l’erreur d’appréciation cumule plusieurs erreurs : la première étant que je donne aux moments-clés par rapport à toi une pente à devenir des moments-clés universels, ensuite que le perfectionnisme, dont mon imagination essaye de construire des successions de faits aussi précises que possible, se sublime en vérité par et dans des symboliques, enfin que je perds le doute sur de nombreuses conclusions dont j’étoffe la probabilité avec tous les indices possibles, que ma subjectivité tend à transformer en preuves. C’est pourquoi une semaine après notre entrevue dans le métro, j’étais dans la pire anxiété, parce que tu ne m’avais toujours pas rappelé pour m’annoncer une délivrance en douceur. Je n’ai pas envisagé un instant que ta grossesse pouvait se voir sans être à son terme ; ni que tu aies pu me faire la promesse de m’appeler sans la moindre intention de la tenir, et même de t’en souvenir, tout occupée, par un stratagème si simple et dont la garantie d’efficacité sur moi est si complète, d’écarter l’importun qui avait glissé sans que tu ne t’y attendes, un pied dans ta défense, et qui pouvait, qui sait, devenir dangereux, ce n’aurait pas été la première fois. C’est ainsi que dans l’anxiété grandissante des jours, puis des semaines qui ont suivi, j’ai repris, comme un moteur emballé qui tourne à vide, les marches et contremarches, les poursuites et les surveillances, haletantes et dérisoires, que j’avais interrompues depuis notre rupture de mai 1985. A vrai dire je me demande aujourd’hui si le fait de magnifier cette promesse d’un matin de septembre n’était pas essentiellement pour moi le prétexte de libérer mon besoin de te suivre et de te voir, après quatre mois d’abstinence, où mon seul timide essai de sortir de l’horizon sans réalité que tu étais resté avait été anéanti par une coïncidence t’impliquant : traînant dans les Halles, j’avais reconnu à l’intérieur d’une boutique de vêtements masculins qu’elle taillait elle-même la belle Evelyne, qui au lycée de Saint-Cloud, dans les classes juste au-dessus de moi, était la rousse égérie de tous ceux qui comptaient dans le tapage juste après 68 ; et l’ex-jeune fille sulfureuse, devenue femme sûre d’elle, semblait goûter mon approche, et moi-même je faisais quelques efforts, qui t’étaient dédiés, de me piquer à ce jeu, donc, puisqu’au bout d’une heure, c’est une durée de conversation qui contient des suites lorsqu’on est avec une femme qu’on vient de louer pour sa beauté et qui développe des points de complicité, après avoir remémoré les uns et les autres, nous parlions maintenant de Berlin, d’où je rentrais et où elle avait vécu, et de littérature, car je venais justement de faire état de mon snobisme qui consiste à ne pas lire, pour ainsi dire, des auteurs de ce siècle, au moment précis où, regardant la rue par la vitrine je vis, tournant sur soi, un regard de métal souple, et un pli dur et ferme et fin de menton volontaire, c’était toi, qui m’avais donc aperçu, trop tard, tu étais partie ; trop tard, tu étais là, je suis sorti de la boutique sans m’excuser, courant bien sûr mais trop tard, et je n’ai jamais voulu revoir Evelyne. Je pense que c’était à peine une ou deux semaines avant que je ne m’aperçoive de ta grossesse, qui ce jour-là, à travers la vitrine m’étais masquée par la hâte avec laquelle tu te détournais, par l’hypnose qu’exerce sur moi tout ce qui me permet de te reconnaître, et par le drapé compliqué de tes vêtements dans lequel tu appréhendais cette journée déjà automnale. J’ai aujourd’hui encore du mal à concevoir que quelques jours séparaient cet événement de celui où je dégustais ta promesse avec la lenteur inquiète qu’aurait un homme dans le désert qui sucerait un glaçon et qui craindrait autant le froid du glaçon sur son organisme fragilisé que la chaleur ne vole à sa soif cet impensable et inespéré trésor en le faisant fondre trop vite, parce que ce sont deux périodes si différentes que j’attribue au temps le fossé de leur distance. Mais à la fin de ce mois, dans la montée de l’anxiété, comme un enfant qui retarde l’exécution de sa menace, je compte jusqu’à trois, un, deux, deux et demi, deux trois quarts, je goûtais la trace longue et arrondie qu’avait laissée ta voix, j’en façonnais toutes les douceurs, elles sont nombreuses, et les plus douces sont justement celles qui me paraissent authentiques, qui me font oublier le rôle que j’ai dans leur entretien, dans leur idéalisation. Ta voix, ta parole, puisqu’il y flottait une promesse, formait une constellation à part dont on ne sait pas évaluer, dans le ciel, la distance, et ainsi démantibule le temps, et le bref instant qui en avait été le déclencheur grossit rapidement pour devenir un début, un départ, un butoir, une période. L’interminable attente me poussait à regarder ma montre, à refaire le calcul des neuf mois, et à écouter le silence de mon téléphone jusqu’à ce que je ne sache plus s’il fallait compter en heures ou en minutes, s’il était possible ou non que l’accouchement ait été retardé, peut-être d’une semaine, à cause d’une anomalie sans doute, comment t’aider dans un tel péril. Si je raconte ici ces troubles de la conscience du temps, c’est parce que, malgré les peines très grandes qui y sont liées, je plains tous ceux qui n’en sont pas victimes. Le vertige délicieux jusque dans la brusquerie qui heurte l’orientation, comme ces vents secs et tourbillonnants des étés méditerranéens, s’est reproduit de manière à précipiter mes gestes et mes pensées dans un tourbillon tout aussi labyrinthique, six semaines plus tard, lorsque je sus que tu allais quitter Paris. C’est en volant du courrier à Nuy, mais je ne t’en volais plus à toi, et il y avait à la fois une énorme différence et une plate excuse pour continuer ce qui t’était justement infâme, que j’ai deviné les projets provinciaux de cet homme, vers le début de novembre 1985. Dans ce courrier intercepté, une agence immobilière de La Grande-Motte offrait en réponse plusieurs bistrots dont la gérance était vacante. Après avoir peu à peu déplacé, depuis un an, ton lit vers son petit studio rue Marie-Stuart, et je n’ai jamais compris cette déchéance par rapport à la rue Rambuteau, en tout cas pour moi la rue Marie-Stuart avait l’avantage que je pouvais entendre à travers les cloisons dès que les voix s’élevaient un peu, tu allais donc d’un coup quitter Paris. Puis un jour de mi-décembre, tu n’avais toujours pas accouché, et je renonçais à comprendre le temps, une de vos amies en visite en reçut l’annonce, mais derrière la cloison je n’en compris pas la date, seulement la réponse de cette femme qui était l’expression typique d’une personne qui veut rabaisser une nouvelle qui lui a été présentée comme un peu trop extraordinaire à son goût, avec cette petite pointe d’acrimonie mal réprimée destinée à aplatir ce dont il serait inconvenant d’être surpris, « eh bien, moi je pensais que vous partiez dès demain ». Je crus d’abord que vous parliez de l’accouchement, auquel évidemment je ramenais tout ; mais je compris finalement que le départ était un projet de vie, de rupture, et je me rendis compte que l’accouchement en était probablement un maillon, sinon la cause. Le lien avec ton déplacement à Nice, puis Montpellier il y avait presque un an, où il ne fallait surtout pas que je connaisse ton adresse, m’apparut maintenant comme déjà dans cette construction. Et, malgré l’attente pluriquotidienne que j’avais de ton accouchement je me mis soudain à espérer de toutes mes forces qu’il soit repoussé au-delà du possible, si la raison du fait que votre départ ne soit pas demain était bien cette opération. Car je tremblais maintenant en priorité de l’imminence de ton départ. Certes, ce n’était pas « demain ». Mais l’au-delà de demain, là où la probabilité commençait, c’était après-demain. Et je frissonnai maintenant que tu n’aies choisi de partir pour accoucher. L’année changea, mais rien d’autre en même temps, si ce n’est ton retour de Marie-Stuart à Rambuteau, plus confortable pour le bébé, comme je ne le sus qu’après sa venue. Et lorsque je compris que tu étais finalement partie en clinique, donc quatre mois après que j’eus constaté ta grossesse, quatre mois !, ce fut l’une des périodes les plus misérables de ma vie. Je ne savais pas où, dans quel état (et tes yeux ?), pour combien de temps, je chavirais véritablement dans des résolutions radicales contradictoires, des insomnies fiévreuses, des courses, dans tous les sens, inutiles et épuisantes, sur les trottoirs glacés des nuits d’hiver. J’ai commencé à chercher ta maternité, mais de haute lutte, et quand je dis haute lutte ce sont vraiment des déchirements longs et graves et qui ne vous laissent pas sortir du ring dont ils ont jeté le gong, j’ai réussi à me convaincre que tu avais probablement pris des précautions pour que je ne la trouve pas, et que si par malheur je la trouvais, je risquais d’aggraver les difficultés de la nativité que mon angoisse te supposait toutes. Jamais aucune opération chirurgicale ne m’a autant inquiété. Pourtant, ne serait-ce que celle que je subis au Mans, en avril 1993, dans une proximité au moins aussi grande de la mort, mérite rétrospectivement de paraître de beaucoup la plus risquée ; et ne serait-ce que ton avortement, que nous avions décidé ensemble, en 1982, était sans doute lui aussi plus périlleux, à une époque où la légalisation de ce meurtre était en cours, et où j’étais à la fois éjecté et beaucoup plus impliqué, puisque j’y tenais le premier second rôle. Mais non, c’est en ce mois de janvier 1986 que j’ai découvert une peur nouvelle, celle que tu meures. Une petite voix dure et nette n’arrêtait pas de me répéter d’un ton factuel : « c’est quand même une opération ; il y a quand même un pourcentage de femmes qui meurent d’accoucher, malgré des équipements technologiques sophistiqués » (non ! je n’ai pas pu employer le mot sophistiqué pour un tel sujet, parce que ton nom y était inscrit, et il était impensable de le mêler à une insuffisance que justement je redoutais). Pourtant je n’osais pas imaginer que tu meures vraiment, j’étais simplement comme paniqué par la probabilité, qui me hantait, et que je lisais bien sûr dans une gamme plus égoïste, à savoir que je ne te revoie plus, plus jamais. Là encore, la représentation de la catastrophe était symbolisée par ta mort, mais signifiait plus certainement que la naissance que tu allais donner serait synonyme de ce que je ne te revoies plus. Je suppose aujourd’hui que cette peur me venait aussi de ta promesse de me raconter cet accouchement. Car si tu mourrais, tu ne pourrais pas tenir ta promesse, et c’est donc ma peur que tu ne me recontactes pas, comme promis, que je traduisais dans l’épreuve tragique de la mort. Ma vraie peur pour toi n’est certainement qu’une vraie peur pour moi, mais je proteste de ma sincérité, d’abord en affirmant qu’à ce compte-là, toute peur est toujours peur pour soi, et que je peux renverser partiellement cette importante attribution en affirmant que toute peur pour moi est au fond une peur pour toi, puisque c’est toi qui occupes ce fond. Je pense qu’à cette extrémité de peur, celle-ci s’objective, et les individus qui en sont sujets et objets y sont liés ensemble : la peur me paraît, dans le sens où elle modifie les défenses, quelque chose qui fait passer l’esprit d’une conscience à une autre, et en efface les frontières ; les paniques collectives sont un exemple bien connu de ce phénomène. Ce moment-là, par la peur, m’associait intimement à toi, et c’était peut-être le but inconsciemment recherché, sans pourtant qu’il ait la même fonction et signification pour l’un et l’autre. Sur ce terrain se poursuivit le vieux combat entre la pudeur et la hardiesse, quand j’imaginais l’opération. Je voyais la protubérance presque pointue de ton ventre, j’entendais tes cris, et je n’osais pas pendant cette évocation regarder le visage de ta souffrance, tes yeux qui seraient un rêve durci de larmes ; puis c’était le ballet des scalpels et des masques blancs, des ordres étouffés et des chuchotements trop entendus ; et je pensais à cet autre étrange contraste du temps, la hâte de ces professionnels en gants blancs, à l’impunité légale, mais je ne leur promettais qu’elle ne serait que légale, et la durée sans fin que j’imaginais à ta souffrance qui amplifiait la mienne. J’imaginais aussi d’autres possibilités, qui même quand elles paraissaient improbables méritaient d’exister, et donc d’être examinées. Si tu avais décidé d’accoucher là où vous vouliez partir, alors que Nuy que je voyais tranquillement à son travail, restait à Paris pour liquider les affaires courantes ? Et si tu avais rompu avec Nuy, rupture qui, si elle devait avoir eu lieu, j’aurais très bien pu ne pas percevoir ni anticiper ? Ou bien peut-être avais-tu décidé de partager le moment de la naissance avec le père de l’enfant, dont je pensais alors que ce n’était pas Nuy. Car au mois de mai précédent, quelques jours avant notre ultime rupture, tu m’avais demandé de cette voix dont je savais l’indifférence, non pas fausse, mais composée, et, j’en étais persuadé, que tu avais l’intention de me poser la question, avant de me rencontrer ce jour-là : « Que dirais-tu si je faisais un enfant ? » Et toi, que dirais-tu si quelqu’un s’apercevant que tu es un être à plusieurs étages étanches envoyait simultanément un électrochoc différent à chacun de ces étages ? Car c’était l’effet que me fit cette question. Elle s’adressait à l’homme dont tu avais avorté la dernière fois que tu étais enceinte ; à quelqu’un qui s’est toujours affirmé très opposé à faire des enfants ; à un homme qui te désirait à l’instant même ; à une personne follement éprise de toi, et follement inquiète pour toi ; à un mendiant d’un peu de ton temps. Je pensais que tu avais prévu plusieurs réponses de ma part, et je pris ta question comme si c’était à la fois une bombe à fragmentation et à retardement. Je répondis que c’était une très bonne idée. Ce qui m’importait dans cette réponse n’était pas au premier degré, et ce n’était pas un mensonge dans le sens où j’entrevoyais avant de pouvoir les analyser de très grands avantages pour moi : faire un enfant, à vingt-huit ans, signifiait la réduction de ta mobilité, la mise en parenthèse d’une partie non négligeable de ton affectivité, ce qui la mettait hors jeu pour d’éventuels rivaux, la décrispation par la présence d’un tel tiers de nos face-à-face, ainsi qu’un champ d’intervention latéral vers toi, et peut-être y avait-il aussi la perfide intuition que tu serais plutôt tentée de faire le contraire de ce que je conseillais. Mais le sens réel de ma réponse était de dérouter ce qui me paraissait comme un coup de poing au plexus, comme une volonté immédiate de me chercher une querelle que je ne pouvais pas soutenir. J’avais déjà à cette époque admis que sur le point précis de faire des enfants, il ne faut pas contredire le fait accompli. Toi-même le présentais alors comme une pure hypothèse, mais si j’avais aussi peu réussi à te convaincre qu’il ne fallait pas faire d’enfant que tu puisses me poser la question en toute apparence d’innocence, il était parfaitement inutile de renouveler ma batterie d’objections, qui sans inclure encore les raisons téléologiques, allait des inconvénients d’une mobilité réduite, par exemple décider à l’improviste d’aller au cinéma, jusqu’à la métamorphose sociale qui avait créé un fossé entre les enfants et les parents, par les sollicitations des marchandises qui les ciblent de plus en plus jeunes, et par conséquent les stratifient en générations, en passant par l’inévitable parallèle de l’enfantement avec la résignation, car c’est souvent, surtout comme chez toi après tant de tentatives malheureuses de t’exprimer pour ce que tu es, une forme déguisée de passage de témoin, sans oublier l’interpénétration des obligations avec l’homme avec qui tu vivais. Justement Nuy : « Mais si je veux faire un enfant, me répondis-tu à ma question de ce qu’en pensait ce conjoint, et qui était essentiellement destinée à laisser le choc se diffuser en moi, à souffler, en te renvoyant prudemment et avec autant de délicatesse que possible cette problématique si brutale, si je veux faire un enfant, ce ne sera pas avec lui. » Et devant mon interrogation muette, après avoir réfléchi un moment, tu ajoutas « c’est justement pas ça que je veux qu’il y ait avec lui ». Comme je goûte encore cette façon de penser ! C’était me surprendre à nouveau, c’était rééquilibrer la négation précédente, c’était donner un contenu mystérieux et indétectable à ta relation, que pourtant je connaissais si bien, avec Nuy. C’était aussi l’évidence d’un autre géniteur et, d’ailleurs, je ne sais plus si c’est pour donner du badinage à cette nouvelle et inattendue menace que j’ai encore essayé de gagner du temps en riant « si tu veux, je peux m’occuper des détails techniques », où il fallait vraiment que le ton soit juste pour ne pas sombrer dans l’aveu trop cru de mon désir. J’ai souvent pensé depuis que ce dialogue n’avait été pour toi qu’un jeu de contre-pieds et d’hypothèses. Mais quelques jours plus tard, après que tu aies rompu avec moi, je t’ai vue, du sommeil dans les yeux, rue René-Boulanger te hâter vers ton travail, la main dans la main d’un homme que je ne connaissais pas, et que je n’ai pas revu depuis, et j’ai depuis fortement douté de la paternité de Nuy. Bien entendu, que tu m’aies menti sur le rôle de Nuy dans ce projet de procréation n’était pas écarté, c’était simplement l’éventualité mineure, d’autant que je m’aperçus que ce mois de mai où tu m’avais sondé, était huit mois avant ton accouchement, et qu’il est donc très probable que tu étais déjà enceinte. Et il m’est loin d’être indifférent, aujourd’hui encore, de savoir si toi-même l’ignorais ou non. Voici donc comment, lorsqu’une réflexion te concernant m’accapare, je m’enfonce dans ses profondeurs, ouvrant de longues parenthèses dans les parenthèses, et le temps y apparaît en zigzag, dans des séries imprévisibles de flash-back, où le flash prend plus d’importance que le back. Ce sont ces contractions du temps qui, à mon sens, le déstructurent, parce qu’elles donnent une logique différente à la continuité. Ce sont toujours des secondes où se ramassent les mois et les années, mais dans des explosions ou implosions imprévues, qui peuvent donner un cours différent aux événements, ou au contraire en révéler l’unité. Un moment de cette sorte se produisit quelque peu après ton accouchement. Mon espionnage m’a tout de suite appris quand tu es rentrée rue Rambuteau, et se fut un profond soulagement, parce que, en apparence, tu étais saine et sauve. Mais ce délicieux apaisement ne dura pas plus de un ou deux jours ; car l’attente de l’appel que tu m’avais promis commençait alors son empire, doublant chaque matin l’amertume de l’injustice, et mon bon droit augmentant ma curiosité dévorante, que je me racontais à ce moment-là avoir courageusement réfrénée, qui pouvait maintenant s’arroger toutes les mesures. Cependant, je te cherchais des excuses, excuses qui sublimaient chez toi un martyre imaginaire et romantique, et je te supposais avec terreur hors d’état même de me le faire savoir. Aussi, au bout d’une semaine, après avoir encerclé de mes courses et de mes surveillances la rue Rambuteau, n’y tenant plus, moi-même hors de moi-même par la terreur que j’ai chaque fois que je te téléphone, et qui est évidemment encore augmentée quand je pense que je ne serai pas bien reçu, je t’appelai. Mais, au bout de dix coups de sonnette, pas de réponse. Je retournai sur le terrain tout proche, il y avait de la lumière, et même ta silhouette. Au téléphone, toujours personne ne décrochait. Je tentai alors au hasard le premier système de décodage qui me vint à l’esprit : laisser sonner trois fois, raccrocher, rappeler, et, moment magique, ta voix. Cette attente de ce son toujours si parfumé, si prenant, quel que soit son ton, avait largement éclipsé la moindre lucidité, qui aurait été de constater que justement ce système de code était contre moi, qui pourtant risquait si peu de téléphoner, tant mon infériorité, due à une insoutenable nervosité et à une impossibilité gestuelle de te parler avec la profondeur nécessaire, y était accablante – que de nombreuses fois où j’ai entrepris de composer ton numéro j’ai raccroché pendant les premières sonneries, ne supportant pas l’intensité démultipliée de chacune par rapport à la précédente, la gorge obstruée, la bouche sèche, les mains moites, les cils tremblants de toute la terreur de l’instant à ne pas manquer, alors que nécessairement ta première réplique me désarçonnerait, me laissant face à des milliers de développements, également cruciaux, également impensables. Depuis, je n’ai jamais essayé de te joindre au 271 67 37, qui me restera en mémoire tant qu’il me restera de la mémoire. A la question de savoir comment s’était passée l’opération tu me répondis avec une hostilité qui me désempara « qu’est-ce que ça peut te faire ? », et j’étais comme ces ordinateurs d’échecs qui examinent à une vitesse prodigieuse toutes les possibilités, ce qui les rend en définitive plus lents que les humains qui en éliminent d’emblée l’écrasante majorité pour se consacrer, avec lenteur, à deux ou trois développements possibles. Ce que « ça pouvait me faire » était si varié, si opposé même, et en même temps si violent, si profond, si tendre, si apaisant, si horrible, si vital que je n’en savais moi-même aucune réponse exacte. Mais tu étais si audiblement agacée par mon appel, et probablement par le fait que j’aie réussi à percer ton code, et pourtant si maîtresse de la situation, parce que ta supériorité dans notre relation était d’autant plus établie que nous étions au téléphone, que je sentis comme une lance qu’on fiche dans le corps qui entrerait par une épaule pour ressortir par la cuisse opposée ta fermeture lisse et dure qui se manifesta par ce sempiternel stratagème téléphonique qui avait pour but et pour effet de m’empêcher de te toucher : faire comme si un tiers se trouvait à côté de toi, que tu introduisais comme coupe-intimité par des apartés insignifiantes, mais l’insignifiance était justement ce qui empêchait la vivante profondeur de s’exprimer. Là, le viol de ton code avait provoqué dans les inflexions de ta voix, tout de même irrésistible d’entraînement pour mon oreille à chaque fois étonnée, une fermeture de tout le reste, une colère sourde plus grande que la peur, un interdit pour que ta douceur si libre s’exprime avec la fraîcheur dont j’avais cette soif si insoutenable. Je battis en retraite plus gémissant que récriminant, confus et désorienté, ne sachant même pas finalement comment ton accouchement s’était passé, grondé et chassé, le désir grandi au lieu d’être assouvi. La retraite fut comme souvent pleine de contrastes et m’offrit des provisions de réflexion pour longtemps : au triomphe honteux et secret d’avoir constaté qu’une défense si spécifique m’avait été destinée qu’elle était même si importante qu’elle empêchait tout autre non-initié de te contacter, et qu’elle était même la preuve rassurante que tu n’avais encore jamais constaté cette infériorité si aggravée que j’avais au téléphone et qui m’en faisait user si rarement, défense que j’avais si facilement pénétrée, s’ajouta la certitude malheureuse de t’avoir heurtée, fermée, de ne rien savoir, sauf que tu n’étais pas dans ces extrémités que j’avais craintes. Mais surtout, que tu délivres ta promesse était le but, la perspective dans le temps qui ordonnait ma vie, et qui avait survécu à cette rencontre quelques semaines plus tôt, où je te suivais bien sûr, quand tu étais sortie rue Marie-Stuart promener le chien rue Montorgueil, et je t’avais perdu dans la foule trop dense du rush juste avant la fermeture des magasins, il faisait nuit, et soudain j’étais devant toi, qui marchais vers moi, sans encore m’avoir vu, et l’instant d’après me frôlant, tu m’avais dit avec une lassitude que j’avais interprétée comme tolérance, « tu peux pas me lâcher cinq minutes », à quoi j’avais répondu « cinq minutes, oui », répondant toujours à la lettre. Mais après la morsure terrible de savoir que ta promesse n’avait vécu qu’en moi, et que non seulement tu n’y pensais plus seulement, mais encore que ceci annulait tout pont vers une date fixe de l’avenir, qui simplement soutienne tout ce luxuriant et incontrôlable trop-plein qui n’avait que toi comme possibilité de fusion ou de chosification, je me retrouvais à nouveau à la recherche d’un pareil délai, à rôder, avec une laisse très courte, aussi près que je pouvais du centre énergétique et pulsionnel qui seul pouvait m’en donner un : toi. J’avais également perdu la vision d’ensemble des événements : car la naissance du bébé était pour moi un butoir. L’autre, ton départ vers La Grande-Motte, était pour moi abandonné, puisque, depuis si longtemps, il ne s’était pas produit. Et, quoique j’en avais lu le projet, et entendu la décision, je l’avais effacé de mes réflexions et prospections sans cesse reconstruites et revérifiées ; il était en effet plausible qu’il n’y avait eu aucune offre intéressante, un changement de projet, une complication. C’est le temps, tout simplement, que je ne savais plus évaluer : deux mois me paraissaient déjà trop longs, mais, sans que dans la raison il y eût un lien, le fait que tu ponctues ces deux mois par ton rejet téléphonique, annulait pour moi ton projet de départ. Ton retour rue Rambuteau pourtant m’avait mis dans une singulière difficulté pour t’approcher, et t’approcher m’était devenu d’autant plus indispensable que je n’avais même plus ta réponse promise comme mirage, difficulté que tu ignorais forcément. C’est que, un an plus tôt, alors que tu commençais à être plus souvent rue Marie-Stuart que chez toi, mais que nous continuions de nous voir régulièrement, tu m’avais demandé un jour que, si tu te retirais rue Rambuteau, et à l’époque tu entendais par là pour y passer une ou deux nuits consécutives, je ne vienne pas y « frapper à ta porte », parce que tu voulais te servir de la rue Rambuteau quand tu avais besoin de solitude. J’avais été très touché par cette demande, d’abord parce que c’est à mon souvenir la seule demande de ta part, non un « à prendre ou à laisser » ou un fait accompli, ensuite il y avait tant de franchise et de confiance, de faiblesse qui se donne, et un fond de fatigue, de lassitude, qui était en même temps celle de mon insatiable demande. J’avais dit d’accord comme un soupir, bien sûr avec toute la fermeté nécessaire à masquer une de ces fontes irrésistibles qui sont ma tendresse que je masque toujours, et qui à ce moment-là était ta faiblesse se communiquant à moi. La réaction à cet étrange phénomène est une rigueur très grande et dans cette situation-là cette rigueur s’appliqua à la promesse, l’amitié du ton m’avait renvoyé dans un serment d’airain. Je me suis souvent demandé ce qui se passerait si tu connaissais ce type de phénomène dont je n’étais pas maître : aurais-tu été touchée, ou bien en aurais-tu profité pour me faire promettre tout ce que tu voulais ? Probablement les deux, mais c’est le dosage dont je jouais à m’alarmer, ou à me griser. Il y avait aussi quelque héroïsme à un tel renoncement, j’arrivais à en maîtriser le ridicule, mais il était plus difficile de maîtriser les tentations qui menaçaient de faire échouer ce type de promesse, d’autant que ton respect de la parole n’était pas tel que tu puisses te souvenir, un an plus tard, de cette promesse murmurée accidentellement pour te permettre un repli dont tu n’avais plus ni usage ni besoin, dans les conditions complètement modifiées de ton existence. Mais une telle parole était pour moi aussi une certitude solide, sur laquelle je pouvais me reposer, et mon attitude indécise, changeante, poussée par cette force qui me surprenait toujours autant et m’entraînait à briser mes propres règles, à me trahir et à te persécuter tout en travestissant ces persécutions mêmes, trouvait dans ce type de règles, chevaleresques en effet, un appui dans la tempête. Cette certitude solide fut en effet à l’épreuve une fois, c’était un soir où Nuy venant de partir travailler, je me glissai en haut de l’escalier de la rue Rambuteau, pour voir, entendre, sentir, trouver, savoir. Je m’appuyai contre la porte qui céda alors légèrement sous mon poids : elle n’était pas fermée. A l’intérieur j’entendis le bébé qui criait ou riait, je ne sais plus. Ma tête explosait du battement de mon sang quand ma main poussa encore un peu plus la porte. Elle émit un grincement. Il y eut un silence. Puis ta voix vint caresser l’espace : « C’est qui ? » Je me rappellerai toujours de ce « c’est qui ». Il y avait la mère qui joue à demander à son bébé, il y avait la femme qui salue le retour de l’homme, et c’était une partie plus exclamée qu’interrogative dans la courte locution, il y avait la question du pourquoi ce retour à l’improviste, et tout au fond il y avait une crainte palpable d’une intrusion, qui faisait pencher le tout vers la domination de l’interrogation. Mais la voix, cet opium léger et gracile, rassurant pour l’enfant, et légèrement incertain pour sa propriétaire, contenait, sans se départir de sa majesté ineffable l’acclamation, la suspension et l’interrogation. Il y avait également ce caractère trempé que j’admirais, qui se donne du courage, qui se donne du temps. Il y avait ce liant, comme un alliage de douceur et de fermeté que je n’ai connu qu’à cette voix. Il y avait l’incertitude et l’invite. Je souris aujourd’hui en pensant à Ulysse qui s’était fait attacher au mât de son bateau, en ordonnant à son équipage d’avoir les oreilles bouchées de cire, et de résister à ses supplications de le détacher lorsqu’il entendrait seul, au milieu du navire, le chant des sirènes. Mais moi, qui ne suis pas ce sage guerrier, je n’étais attaché qu’à une promesse que moi seul couvais depuis trop longtemps. En deux pas j’étais à moins d’une caresse de ton visage qui, attendri par l’enfant, et surpris, n’aurait point le temps de composer cette hostilité, cette fermeture redoutée. Puis j’ai pensé à ta peur, à ton horreur, à mon serment, à l’enfant qui garderait de l’abominable intrusion un souvenir irrémédiable, pour lui et pour moi. Mais dans l’air flottait ta voix, non elle était l’air, comme si la respiration qui avait accompagné « c’est qui », ton haleine pleine de toute vie s’était immobilisée dans une attente, inquiète ou joyeuse ou curieuse, intolérable de séduction, d’aspiration, dans l’espace entre l’endroit où je t’imaginais agenouillée près du bébé et la porte qui marquait mon épaule comme un avant-goût en bois, mais doux, chaud, avec l’imperceptible odeur qui était enveloppée dans « c’est qui ». Il y eut trois bonnes secondes où l’irrésistible proximité me fit anticiper, un pas pour traverser le court couloir, le deuxième pour entrer dans le champ de vision, le troisième pour tomber à côté de toi. Et la tentation et son ennemie y combattirent dans cet air tentant, en un silence, tentant, ce parfum, tentant, en poussant de part et d’autre de cette porte, tentante, pour accéder à ce qui m’attendait derrière ce Rubicon et qui était ce qu’il y a de plus tentant au monde. Et dans cette indécision où j’avais entièrement l’avantage, je commençais à penser que tu commençais aussi à penser à moi et que, quoi que je fasse, c’était la dernière fois que je trouverais cette porte ouverte. Le courage est une vertu qui dépend grandement de codes culturels. La plupart des actions courageuses s’expriment à l’intérieur d’une morale, ou n’atteignent le concept que parce qu’elles sont reconnues alentour alors que celui qui agit est souvent poussé par une nécessité indépendante de l’ostentation qui en valide l’héroïsme. Cette qualité est de toutes façons la transcendance d’un interdit, il n’y a pas de courage habituel : pour l’un, prendre l’avion, aller chez le dentiste, sera une très grande forme de courage, pour moi, qui n’ai pas ces peurs-là, non. Le paroxysme du courage rejoint par ailleurs son contraire, le débat sur le suicide – est-ce un courage ou une lâcheté ? – en témoigne. J’ai donc toujours bien été en peine d’évaluer mon propre courage, et je crois qu’il en va de même pour tous ceux qui n’ont pas une réputation publique de héros. Avec toi, je me suis souvent senti courageux, parce qu’à chaque fois que j’allais vers toi il me fallait vaincre une barrière de peur très haute, que je ne connaissais pas sinon, ou qui m’arrêtait net dans d’autres circonstances, et que je reconnaissais alors pour ma limite, mais comme, dans la vie quotidienne, ce sont souvent des circonstances futiles, je n’y voyais pas de lâcheté. Ensuite, vaincre cette peur est devenu une sorte de besoin et de plaisir, et l’épreuve s’est avérée d’autant plus facile qu’elle était désirée, la tension de chaque rencontre me paraissant même la résultante de ces deux forces opposées, peur et envie de vaincre cette peur. Mais lorsque ce jour de février 1986 j’ai claqué la porte de ton appartement et que je me suis enfuis de manière à ce que chaque pas martelé piétine un regret, j’avais retrouvé mon courage premier, celui qui découvre une voie nouvelle, non dans l’affrontement de la peur, mais dans le refus de son jeu rituel qui dans cette situation précise était à la fois facile et sans espoir, et je me suis vraiment senti un héros. L’effroi est venu plus tard lorsque j’ai pensé que tu pouvais avoir cru que j’avais claqué la porte de l’intérieur et que je me tenais immobile dans l’entrée. Et donc que tu avais eu très peur. J’espère que ce n’est pas le cas, d’ailleurs je me suis torturé les méninges à trouver rétrospectivement comment j’aurais pu éviter cette ambiguïté, signe intense d’une frustration intense, qui rejoue et rejoue les scènes irréversibles en y cherchant des déroulements plus favorables. Dans ce renoncement, et on y retrouve le paradoxe du claquement brutal de la porte comme extrême compassion, compréhension, tendresse, le respect de la parole a joué un rôle prédominant. Mais c’était aussi une parade, une queue de paon que de te montrer contre quelle force je tenais une parole que je te donnais, et par cette pose courtoise surannée, geste noble et raide qui enveloppe une très grande faiblesse, j’espérais rien moins que t’émouvoir ; ce qui était d’autant plus illusoire, mais d’autant plus méritoire, qu’il était impensable que tu le saches, sauf par cet écrit, et ce me semble une preuve qu’il était présent par anticipation dans tous mes actes, qui peuvent donc aussi être compris comme théâtralement prémédités. Mais ta peur que je n’avais pas prévue, que je ne prévoyais jamais, car pour moi tu ne pouvais pas avoir vraiment peur de moi, comme si toutes les peurs étaient les miennes, et comme si j’étais si limpide pour toi que ton sang-froid se reconstitue toujours avant le danger, a très probablement effacé ce geste de chevalerie, et comme c’était une peur d’autant plus humiliante qu’infondée, pire en somme que si j’étais venu me jeter à tes pieds, elle a probablement beaucoup aggravé mon passif. Le soulagement de ton départ de Paris n’a pas duré. En deux, trois semaines, le manque, terrible, physique, s’était réinstallé en plein. Ce n’était pas un mal inconnu, certainement pas ; mais il était cette fois-ci aggravé, parce qu’il semblait irrémédiable. C’est d’abord une contraction, un rétrécissement respiratoire, l’impression de la cage thoracique se resserrant et d’une difficulté à trouver l’oxygène, d’un effort constant et plaintif pour y parvenir. Je conçois que cette description paraîtra comme une exagération un peu romancée. Mais ceux qui n’ont pas connu cette douleur, et sa légère migraine qui sarcle les tempes, ceux qui ne se sont pas mis à courir alors même que leurs pieds leur étaient anormalement plombés, ceux qui n’ont jamais porté ce regard inquiet, absent, instable, et pourtant plus perçant que n’importe quel autre, mais patinant dans le vide, mais chaud d’une fièvre antipathique, et entretenant cette antipathie afin que personne ne trouble et ne complique cette souffrance incommunicable, où la pensée a besoin de toutes les ressources du temps et de l’espace qui se referment inexorablement, et où la légère surtension trahirait un être hors de lui, sauf en apparence ou l’on peut tout cacher, n’imaginent pas combien j’atténue le terrible effort de la description. Enfin, ceux-là ne connaissent pas la connivence intime avec le temps, où la durée la plus longue est celle qui est la plus intense, où les perspectives de la vie sont toujours en bataille avec l’instant, dans l’instant et dans la perspective, et où finalement l’implacable temps qui tue ronge les propres réserves dont il a gonflé la mémoire et l’imagination. Je me suis remis à courir hors date les rues familières à la recherche de ton retour improbable et pourtant espéré. Mais il n’y avait plus cet écho doré dans les choses qui rebondissait en intention et donnait ce sens aigu aux décors anodins dont, le lendemain de ton départ encore, je me réjouissais de redécouvrir la luxuriance et l’indépendance : l’ennui, gris et dur, avait recouvert de sa patine les affiches et les jolies filles. Il n’y avait plus ton espèce d’arrondi gracieux modulant l’air et qui donnait un goût dont la finesse et la langueur déclassaient en piquette les plus grands crus classés, l’atmosphère était redevenue sèche et fade, banalement polluée par dix millions de citadins sans intérêt. Je venais à regretter avec une nostalgie très ancienne la veille même de ton départ, l’électricité de cette après-midi sale et chaude, où j’avais longuement plongé mon regard sur ta mère, que je n’avais plus revue depuis 1973, et qui achetait des packs de bière, puis interloquée par l’insistance de ce regard hostile, me reconnut plutôt par déduction que par mémoire. Et puis Nuy qui rentrait des courses m’aperçut devant l’immeuble de la rue Rambuteau, et me dit « t’es complètement nase », mot récent à ce moment-là, que personne n’avait encore jamais utilisé à mon égard. Je me suis aussitôt, par politesse, hissé au niveau de finesse et d’intérêt de ce début de dialogue, en choisissant soigneusement ma réponse pour qu’en même temps la généralité et la particularité du propos puissent s’y entendre, alternées et simultanées : « Qu’est-ce t’as ? T’es pas jouasse ? » J’avoue que je ne m’amusai pas peu d’avoir trouvé, dans un registre certes plus classique, moins branché, une vraie question qui sonnait comme une fausse, pour garder le ton, une surenchère brutale, mais qui tendait la perche, avec délicatesse, et donc, de manière plutôt spirituelle. Car, si quelqu’un, me semblait-il, avait les meilleures raisons d’être jouasse, c’était bien Nuy le Terne, qui avait la chance de faire tes courses. Et comme il tremblait de peur, j’avais donné quelques coups de pieds dans les sacs qu’il avait posés à côté de lui, en renversant même un. Mais ceci ne le provoqua pas. Alors je l’ai giflé, pas fort, mais bruyamment, pour qu’enfin il se mette en garde. J’avoue que j’ai regretté ce geste, fort inutile du reste puisqu’il est resté mou et glauque, incapable de bouger, les bras ballants, refusant le combat, et je sentais combien il comptait sur les commerçants et les passants fort nombreux, qui nous frôlaient sans nous voir, et il s’en tira donc avec la promesse que si ce n’était ni le lieu ni le moment de régler nos comptes, mais que ce moment viendrait ; mais moi, j’ai gardé sur ma main la trace de sa joue infecte de peur, pendant plusieurs heures. Je l’ai lavée et relavée, un peu sottement, espérant me purifier de cette impression immonde de gélatine tiède et plate. Et je me demandais avec étonnement comment la surface d’un corps aussi délicieux au mien que le tien pouvait goûter cette impression de veulerie physiologique, mi-molle, mi-suintante, au point que je me préoccupais sérieusement de devoir me ganter pour le moment où j’aurais à frapper pour de bon cette masse de trouille adipeuse. Mais le plus étrange de cette longue après-midi où je rôdais sans avoir finalement réussi à t’apercevoir, jusque sur ton palier, est que je ne suspectais pas un seul instant que c’était là le dernier moment que tu passais à Paris. Mais maintenant je me demandais comment j’allais pouvoir tenir à Paris. Comment survivre dans une ville où plus un macadam ne brûle, alors qu’on a l’habitude de slalomer entre les braises. Quel est ce pays, et je regardais autour de moi, où la saveur des choses est abstraite, risible d’un rire qui ressemble au bruit d’une bouchée de sable qu’on fait craquer entre les dents, où le soleil ne traverse plus les nuages, où personne, vraiment personne ne sait dire « qui c’est ». L’effet de l’aimant se fit encore mieux sentir trois mois plus tard lorsque je ne résistai plus au cabotinage enfantin de te signaler par une lettre à faire suivre que je n’ignorais rien de ton départ, et que si l’un de ses objectifs était une coupure encore plus profonde avec moi, celui-là au moins serait manqué. Son contenu était forcément cette vigueur insupportable que je n’ai jamais su retenir que pour l’accumuler, la macérer, puis, n’y tenant plus, la faire siffler dans des phrases qui soulagent et qui disparaissent de ma mémoire aussitôt postées. En effet, je ne me rappelle plus de son contenu et, étrange pudeur, je n’ose pas relire les copies de ces lettres, que j’ai stockées dans un petit meuble en bois, qui avait appartenu, il y a trois siècles, à quelque commerçant amstellodamois, et dont j’ai égaré la clé en 1987. Même avec le recul du temps, de ton rejet sans ambiguïté, le manque avait pour l’essentiel les mêmes caractéristiques que lorsque nous étions amants, et que je suffoquais de ta présence, et souffrais atrocement des intervalles. Je suis incapable de graduer la souffrance de ces intervalles plus tardifs, qui étaient aussi plus longs, et où l’expérience me permettait de savoir endurer, de m’attendre aux différents déroulements. Mais j’étais encore très dépendant de l’instant. Et le manque était, avec ce recul, essentiellement l’absence de ce pointillé parallèle qui disputait la réalité à ce que la société, c’est-à-dire l’ensemble qui réprime la passion, appelle la réalité. Et c’était ce cortège carnavalesque de lueurs et d’odeurs, d’idées et de représentations, de discours et d’instants irréversibles, qui rentraient dans la peau, dans ce désordre incontrôlable qui pourtant semblait obéir à une succession construite, une unicité singulière qui donnait de la grandeur au charme. Chacune de tes apparitions, parfois ta non-apparition, constituait un relief éminent comme si d’une vallée on grimpe sur la montagne, et on découvre un nouveau paysage, attendu, mais pas en tant que tel. Par exemple lorsqu’au loin apparaissait ton regard droit, plus aéré que dans la séduction de ses profondes interrogations silencieuses, oblique pourtant, légèrement par en dessous, ta tête gracieuse un peu en avant penchant imperceptiblement sur ton long cou, les lèvres nettes dans leur dessin, posées fermement l’une sur l’autre, l’attention fixée sur un point derrière moi de sorte qu’à peu près aux deux tiers de ton champ visuel je sois dégradé en masse sombre et imprécise, conservant ainsi tous les attributs de la menace, sans bénéficier des avantages de la passion, je comprenais que c’était alors une des rares situations, comme à travers la vitrine d’Evelyne, où tu m’avais aperçue avant moi. De cela naissait des giclées de pensée que j’étais souvent obligé de calmer en les scandant, à mi-voix, mais ce ton était à son tour ta tonalité, une cascade tiède et variée qu’il était un vrai plaisir de laisser seulement continuer. C’est parti : comment est-ce que j’ai pu me faire repérer ? J’ai dû commettre l’erreur de me retourner en sortant de cette rue, mais c’est vrai qu’il y avait une possibilité que tu arrives au fond de cette rue au moment où je la quitte, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai marqué cette pose scrutatrice qui t’a donné le temps d’être si proche de moi. Mais non, probablement me tutoyais-je moi-même, as-tu voulu te faire repérer, peut-être est-ce de là que lui vient une telle dureté, pourtant Sophie, que tu es jolie aujourd’hui, où vas-tu maintenant, de quel geste décidé de la main accompagnes-tu ton pas inimitable, tu es vraiment en colère, tant pis, tant mieux, non tant pis, non non tant mieux. Puis cette situation est vraiment absurde, je devrais procéder autrement, et tu sais je ne suis pas dupe de ce regard qui ne porte que sur moi, ce jeu-là ne m’intéresse pas. Je vais te dire ce qui se passe, pourquoi je suis là comme ça à te regarder, à t’attendre, aujourd’hui parce que depuis une semaine je savais bien, non j’espérais seulement que tu rentres tôt le mardi après-midi, mais arrête donc de fulminer, s’il te plaît, je vais t’expliquer. Et dans une de mes cavernes intérieures retentit un rire : mais elle le sait, qu’est-ce que tu vas lui dire là ? Elle s’en fiche, mon pauvre ami, et je commençais à me parler avec ta voix, tout ce qu’elle veut c’est rentrer chez elle, souffler, ouf, sans que tu sois devant sa porte. Sa porte ! Sa porte ! s’emportait une autre voix d’un autre tiroir de ce puits noir et glacé depuis que tu venais de sortir de mon champ de vision, me replongeant dans l’horreur de l’intervalle, pourquoi sa porte ? D’abord nous ne sommes pas devant chez elle ici que je sache, et ensuite, si la propriété est à celui qui occupe, alors c’est bien ma porte. Et qu’est-ce que ça lui fait, ces nouvelles arguties ? ironisait le contrepoint pessimiste, pendant qu’une autre voix plus chaude commençait à couvrir cette dispute lassante : n’a-t-elle pas regardé, toujours fermée ça va de soi, par-dessus son épaule, là-bas sur la droite, vers le café où j’étais hier matin ? Ce n’était pas pour se regarder dans le miroir de la vitre, vu l’éclairage, et le fait qu’elle sache que je l’observe. Y aurait-il quelqu’un qu’elle attend ou qu’elle veut y voir ? Bon, il est quatre heures. Elle va peut-être sortir faire des courses dans deux heures, j’irais boire un verre là-bas. Les différentes constructions tactiques et logistiques (car de stratégie il n’y avait vraiment pas) me prenaient des journées entières, sans cesse dominées par ces dialogues précipités, parfois longs, parfois fins que je menais avec toi, certains dans ce murmure audible qui devait étonner les passants. Chaque événement, et t’apercevoir en était un comble, donnait un thème fort à cette réflexion qui s’est entièrement perdue, et dont mes lettres ont dû achever une petite partie. Mais aussi ma pensée allait tellement plus vite que n’ira jamais l’écrit, et cette sensation de vitesse est capitale dans la compréhension de l’ivresse, que jamais même la parole, dont j’ai dit le rôle de frein, n’arrivait à en décrire l’intelligent bien-être. Cette même impression d’une vérité essentielle à te révéler, si essentielle qu’elle devait même abaisser le temps de cette révélation toutes tes préventions, transformait chaque lettre que je t’écrivais en trêve solennelle, en arrêt du temps, après de longues hésitations. Je pense aujourd’hui que dans ces lettres le plaisir a toujours consisté dans cette impression singulière d’être hors du temps, d’avoir une sorte de vérité absolue, une sincérité qui me récurait le fondement, et qui était intouchable. Même le fait qu’il n’en était évidemment rien, participait de cet étrange besoin, distribué très inégalement dans le temps. C’est que je savais qu’au moment même où la lettre partait, son contenu changeait. Le plus souvent le sublime paraissait soudain en cause, mais parfois c’était simplement un autre aspect de ces sortes de transes qui ressortait, comme souligné en rouge. Et au moment où je pensais que le message arrivait à destination, j’étais seulement capable de sentir comment tu pourrais le recevoir, et c’était encore des contre-éclairage sans rapport avec le contenu que j’avais espéré en faire entendre. C’est ce moment-là qui effaçait le contenu de ma mémoire, et ces graves problématiques qui m’avaient poursuivi des nuits entières jusqu’à s’imposer sous forme de vérités si lumineuses qu’elles arrêtaient le temps, disparaissaient soudain, déjà remplacées par la genèse d’une nouvelle cosmogonie, qui serait celle de la prochaine lettre. Que le fait d’écrire la lettre soit le plus important, ou qu’elle soit lue, c’était parfois l’un parfois l’autre, selon une règle que je n’ai jamais su découvrir au moment de la concevoir, participait également de cette aventure, aux différentes phases imprévisibles, mais qui ouvraient, qui saluaient l’avenir et donnaient du champ à l’entendement même. Ainsi, la lettre de l’été 1986 me laisse pour seul souvenir le malaise vague d’avoir une fois encore, sans retenue, distribué de l’épithète à partir de la position de celui qui n’a rien à perdre. Dans la douleur si vive et usante de ton absence, le temps s’aplatit alors et s’étira, comme sous l’estrapade, et la lutte se concentra dans la résistance à l’aimant. A la fin de cette année-là je quittai à mon tour l’appartement où tu étais venue, et c’était sous les tourments de cette lutte, puisque je m’efforçai de me réjouir d’avoir perdu cette inestimable présence de ta chaleur qui me paraissait ne pas s’évanouir des murs mêmes, et qui par là aussi relayait l’aimant. Au moment de ce déménagement, un jour où je passais par Marie-Stuart, je ne sais pourquoi, enfin, bien sûr que si, je suis monté au premier étage, et à ma grande surprise la porte du petit studio était entrouverte. J’ignorais alors que Laurent Voulzy, qui commençait à y préparer les travaux qui allaient le relier à son appartement, l’avait racheté et je croyais, j’espérais que Nuy, donc toi, voulais garder ce pied-à-terre parisien. Le lieu était en l’état de ton départ six mois plus tôt. Je n’y avais jamais pénétré, et je fus surtout surpris de son extrême exiguïté. Je me suis allongé un instant sur le lit où tu avais couché tant de fois, profondément ému par l’intense bascule de ma rêverie. Il me fallut un effort très violent, dix ou trente ou cent minutes plus tard, pour parvenir à me moquer de moi au point d’arriver à me lever. Au mur, au-dessus de la tête du lit, était accrochée une petite carte que je pris : « ... t’as des personnes qui baisent toute leur vie avec la même personne... c’est une question de conviction » Cesar. Même si la violence grossière et vulgaire me paraissait tout à fait contraire à toi, au point que je ne comprenais pas comment tu avais pu dormir sous cet aphorisme, il y avait dans le fond de cette sensibilité bourrue quelque chose qui me toucha, et dont je pensais que d’une certaine manière, à condition de réhabiliter baiser en aimer, c’est moi qu’on pourrait résumer ainsi, charmé de ce clin d’œil inconscient et inattendu. Et c’est l’année d’après, 1987, au retour d’un déplacement de quelques jours à Barcelone, que j’avoue avoir essentiellement voulu pour ce retour, que j’ai passé toute une journée à La Grande-Motte, et j’avais volontairement limité mon temps à une journée, afin de ne pas me noyer tout près de toi, mais nul doute que toute extension ne dépendait que de la rencontre. C’était une journée d’été avant la saison d’une chaleur corrosive et matraquante. J’entrepris d’entrer systématiquement dans tous les cafés de cette sous-ville de vacances au futurisme déjà vieilli, déjà déchu, déjà pauvre ; et en leitmotiv je gardais l’interrogation comment quelqu’un d’aussi transcendant que toi pouvait souffrir un tel décor, une telle présupposition sur, non seulement cette résignation que sont les vacances, mais sur un type de vacances particulières, dont la misère était étalée, nœud par nœud, en grosses ficelles. Ma course me restitua exactement la variété et les folles intensités de celles dans le quadrilatère des Bermudes : la permanente réorganisation des déplacements dans l’espace, carte en main et en tête, rationalisant à l’extrême, la prudence et l’attention à tout ce qui pouvait nuire à ma discrétion, des tensions progressives à l’approche de points stratégiques, des arrêts de cœur et de respiration aux moments où l’indice était si sérieux que tu devais être toute proche, des sautes de temps entre ces violentes émotions, entre le temps qui passe dans l’effort, dur et ingrat, entre le temps de la journée qui se perd trop vite dans le soleil déjà couchant, annonce haïe de la retraite obligatoire, de la perte du parfum délicieux de ta proximité, de l’arrondi du vent qui murmure avec ta voix, du doré des choses, des lieux, la poste où tu as sans doute été l’an dernier chercher ce cadeau d’anniversaire que j’avais envoyé poste restante, et qui a été retiré et renvoyé à l’expéditeur sans être ouvert, alors que je n’avais pas mis d’adresse d’expéditeur dessus, et qui était le symbole de ma présence, un diable qui sort de sa boîte, la pinède où tes si belles mains ont probablement frôlé les aiguilles, ces gens qui ne sont pas des vacanciers et que tu connais peut-être, qui te saluent, qui te font la bise. Et puis, comme toujours, les pistes moins probables m’occupent le plus, parce qu’elles sont plus nombreuses et fort compliquées : est-ce que tu tiens le café avec un bébé dans les jupes ? Ou bien est-il en gérance ? Mais si tu étais toi justement en vacances, mais non voyons c’est peu probable, en juin, c’est en fonction de ça que j’ai choisi d’aller à Barcelone ! Et pourquoi pas, après tout ? Et si ce jour de la semaine était justement un jour sans café, qu’est-ce que tu ferais ? Rester à la maison avec l’enfant ? La plage ? Les magasins de Montpellier ? Quand je pense que tu habites peut-être l’un de ses immeubles... Et si tu m’avais vu, derrière ta fenêtre ? C’est peut-être même ça, et ta meilleure invisibilité alors est de rester chez toi, à l’abri d’un rideau, tu as bien compris à me voir errer que j’ignore ton adresse... Attends, attends, attends, je viens de m’apercevoir que toute cette zone-là j’ai dû l’oublier. Oui c’est probablement là. Et j’y cours, dans ce secteur à l’opposée de la plage. Mais La Grande-Motte était plus grande que prévue, et à la fin de la journée, bredouille, les pieds en feu d’avoir arpenté les trottoirs et les pinèdes, le sable brûlant, et les dalles humides, je dus faire le plus violent effort du jour, en m’arrachant de ma contemplation mobile, et en me retirant vers Montpellier, où me donnant encore le temps de dîner, j’atténuais en la prolongeant la sortie de l’espoir de te voir, d’autant plus acéré que déçu. Durant les cinq années qui ont suivi, j’ai encore été trois fois à La Grande-Motte, qui sans toi m’aurait toujours paru un des endroits de la planète les plus hostiles à l’homme ; en ce sens d’ailleurs, j’imaginais que de me fuir avait été une des motivations principales de ta venue ici. Je n’y suis jamais resté plus d’une journée. J’essayais à chaque fois de nouveaux trajets, mais je n’ai jamais osé demander à personne, ni à la poste ni dans un café, si tu étais connue. Je n’avais une chance de ne pas te déplaire qu’en te surprenant, et donc, demander à des tiers était risquer qu’ils ne te préviennent avant que je ne te trouve. Une fois, arrivant en voiture, c’était un matin en semaine, sur la route qui passe par Palavas, je crus que tu pouvais être la passagère de la voiture devant moi. Ce couple a dû être fort surpris de l’espèce de ballet incohérent qui s’en suivit pendant vingt kilomètres. Je roulais derrière eux à la même vitesse, puis les doublait, mais très progressivement, puis soudain, immensément effrayé parce que cette observation avait étrangement confirmé mon espoir, je me mis à accélérer comme un fou, à te fuir donc, laissant sur place l’autre voiture. Mais après avoir pris une grosse avance, le doute me vint, et puis je me disais que si c’était toi, c’était après tout cette autoroute le meilleur endroit pour en être sûr. Je ralentis donc considérablement pour que l’autre puisse me doubler, réaccélérant quand il arriva à ma hauteur, pour voir la passagère à côté de moi. Mais, devant cette manœuvre, l’autre ralentit à son tour renonçant à me doubler, et les rétroviseurs et la lumière déjà vive du soleil de dix heures ne me permettaient pas de lever le doute sur la passagère. Je ralentis donc énormément, mais l’autre accéléra pour me doubler, et son dépassement fut trop rapide pour que je puisse reconnaître la femme qui portait des lunettes noires. Je recommençai donc à les rattraper, et c’est en les redoublant à nouveau, et ils me regardaient comme un fou, que j’eus la certitude d’une profonde déception. Cet épisode aura été le plus proche de toi que j’aie vécu à La Grande-Motte. Proche de toi signifie que l’anticipation nécessaire du choc de ton contact produit des mises en état progressives selon l’augmentation de la probabilité de la rencontre. Mais, d’une part il n’est pas nécessaire pour cela que la rencontre ait réellement lieu, d’autre part je contrôle en partie seulement ces états progressifs, dans lesquels j’essaye d’éliminer les à-coups alors même qu’ils sont une appréhension d’à-coups très violents. Et à chaque fois que je quittais La Grande-Motte, frustré, épuisé et battu, je devais encore combattre un nuage plus grand que moi, qui était le profil du malaise effrayant que tu aies pu m’apercevoir. Alors, il aurait été impossible que tu n’aies pas eu peur plusieurs jours durant. Alors, tes mouvements n’auraient plus pu être prévisibles. Si, dans sa continuité, cette période de cinq ans est logique par rapport aux instants de Paris, elle vaut autant que le moment de ton départ. Je veux dire par là que le temps, s’il est reconnaissable par la saveur de la madeleine, n’était pour moi qu’une suite d’instants juxtaposés, un instant pouvant être les quinze secondes où tu dis une phrase, où les cinq ans où cette phrase prend son sens dans le purgatoire de ton absence. Dans cette logique interne, aux puissantes compressions et décompressions, la durée du temps avait perdu sa mesure du temps, et l’intensité du temps vécu, marqué par des instants datables, se superposait à la construction ordinaire. Aussi, le moment de ton départ n’est un moment pivotant que dans cette construction différente du temps, intimement et directement lié, non au temps que nous avons coutume collectivement de reconnaître comme support de communication, mais aux fines bandelettes de temps, se croisant en des glands argentés qui sont des moments qu’il serait inexact, par rapport à la justesse de l’événement, de dérouler selon une chronologie. Celle-ci pourtant, en gardant les saillies cahoteuses du temps de la passion, où l’énormité intime est l’unité qui détermine, et où la durée sans horizon est comme le passage de la conscience à l’esprit, retrouve dans la contrainte du récit les puissants atouts habituels de la raison contre le chaos. |
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