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Mamelodi
1994 - Trois minutes
I – 1993 | ||||||
2. Le sens de la vie au milieu de la vie Le verrou, qui m’interdisait de m’exprimer sur toi, a sauté soudain, dans les premiers jours d’avril 1993. Rien de particulier ne semble avoir ouvert cette perspective inespérée, qui reproduit la même libération imprévue et en douceur après un enfermement anxieux lorsque au début de 1984 j’avais pu t’aborder, un beau jour, pour te proposer le dialogue qui avait mis fin à plus d’un an de guerre sans issue. Une sorte de mûrissement imperceptible arrivait à son terme, inopinément. L’activité impossible avait basculé, d’un coup, dans l’évidence. J’avais sans doute écrit déjà sur toi, dans bien des circonstances. J’étais même parti, en 1975, en Ecosse, et pendant cette période comme tu me l’as appris plus tard, tu m’avais vainement cherché rue de Crimée, avec l’impression qu’il fallait que je secoue mes fibres frémissantes, et que l’écrit pouvait avoir raison de ce fiévreux tremblement intérieur auquel je ne supposais pas encore que tu présidais à ce point. Mais je n’avais réussi qu’à me perdre dans mes propres méandres, épuisantes et frustrantes, et, sacrifice symbolique achevé, je m’étais fait voler pendant mon retour à Londres l’ensemble de cet effort, et quelques-unes de tes lettres, ce qui m’avait navré bien davantage. Plus tard, pendant notre liaison, la même fébrilité me forçait à éjaculer sur le papier, en de courtes réflexions qui n’arrivaient pas pourtant à freiner l’incontrôlable vitesse de ma pensée, alors qu’elles y étaient manifestement destinées. Quelques-uns de ces fragments attestent et de la douleur et de la perte de maîtrise, et du plaisir, lui aussi non maîtrisé de ma cervelle déchiquetée. Mais ce sont là des éblouissements, comme une image en négatif extraite d’un film underground, dont la vitesse n’aurait pas eu de commune mesure avec celle, docile et affable que nous avons pris pour habitude de limiter aux montages rapides des publicités et des clips, image qui de plus aurait été forcée par le pinceau énervé d’un iconoclaste pressé d’en finir ; rien donc que des impressions crues et vertes, sans cohérence apparente. L’expression parlée aurait pu pallier ce trop-plein, mais s’est finalement avérée une parenthèse de l’expression écrite. J’avais alors si peu parlé de toi, qu’il n’est pas faux, du point de vue du contenu, d’arrondir à jamais. J’ai sondé des interlocuteurs, mais les coups de sonde se sont arrêtés à la superficie. Personne n’est préparé à ce que j’attends d’un tel dialogue, moi aussi peu que les autres. Ce qui est proprement incommunicable est l’importance du contenu, parce que, si elle est transférée dans le dialogue, elle bouleverse aussitôt la relation avec le confident, et si elle n’est que figurée, la légèreté des réponses nie la gravité des questions. D’autre part, le point d’observation des personnes sollicitées pour prendre position sur une si explosive matière est généralement très mauvais : je ne peux demander ce soutien qu’à des personnes proches de moi, qui t’auraient alors vue à travers moi, où à travers la relation particulière qu’ils ont à moi, ce qui aboutit toujours rapidement à des lieux communs d’une banalité effrayante pour la sensibilité prudente et hardie qui me fait exposer un début voilé de ce que tu es pour moi, ou bien à des prises de position contre toi dès que la nature conflictuelle de notre relation est pressentie, qui m’obligent aussitôt à te défendre, non sans plaisir, mais l’objectif escompté d’une demande de conseil est alors manqué. Par ailleurs je refuse de m’adresser à des professionnels payés pour avoir leur lumières mercenaires sur un problème qui ne les concerne pas intimement. Je sais qu’il me faudra soit adhérer à leurs grilles approximatives, dont ma sincérité envers toi a toujours été le négatif, ou alors il faudra que je traduise leur nébuleux et lourd jargon dans le langage des événements de ma vie, et le labeur de collectionner dans ces toiles d’araignée provoque en moi une répugnance tout aussi contraire à mon attirance pour toi. Ainsi les amis ne sont pas faits pour parler d’amour, ainsi il n’y a pas de professionnels équipés pour en parler. Seuls les amoureux me paraissent aptes à conseiller les amoureux, parce qu’ils sont de plain-pied dans la sphère où leur compétence est requise. Mais les amoureux sont souvent incapables de parler, mon expérience m’amène à attribuer cette incapacité à cette précipitation vertigineuse de la pensée si difficile à exprimer parce qu’elle va plus vite que la parole, qui va plus vite que l’écrit ; et lorsque les amoureux sont capables de parler, ils sont encore loin d’être capables d’écouter ; et lorsqu’ils finissent par écouter, leur apprentissage de leur propre série d’explosions les y contraignant, ils sont encore rarement capables de conseiller, car quand ils s’y essayent, c’est pour retrouver, par une anecdote ou une comparaison, le fil de leur propre soif, de leur vitesse, de leurs évidences incompréhensibles sinon par les fines variations des degrés d’intensité, là aussi j’ai compris à quel point je pouvais moi-même être mauvais confident ; et puis, les amoureux sont rares. En dix ans, je n’en ai pas rencontré cinq. Aussi mes courts détours par l’expression orale, s’ils m’ont confirmé qu’une expression était nécessaire, m’ont convaincu qu’elle ne pouvait être orale qu’en appoint, ou en confirmation. Quant à l’image, je pense sur ce point comme Debord, qu’elle ne suffit à aucune théorie, et malgré ses efforts, et les miens, aucune encore ne peut être considérée avoir été réussie en images. L’image, qu’elle soit fixe ou mobile, qu’elle soit dessin ou peinture, qu’elle soit fantasme ou symbole, n’a pas encore vu domestiquée sa multiplicité, multiplicité exponentielle en cette époque, au point d’inquiéter les vertus de ceux qui estiment l’essentiel en perdition dans le labyrinthe de l’apparence dont l’image est l’image. Le discours de l’image aujourd’hui est très rudimentaire, et s’appuie sur des conventions conservatrices, qui ratissent large pour séduire le grand nombre, de sorte que la finesse n’y est toujours apportée que par l’écrit, en rajout. C’est pourquoi l’amour au cinéma semble limité à un discours sans ambiguïté, même si l’accumulation des divergences et des influences en font un témoignage plus complexe que lisible, bien contraire aux contradictions hoquetantes de sa réalité, et si la force d’évocation de l’image filmée est plus grande que celle de l’écrit, elle est avant tout plaquée et bornée, c’est-à-dire qu’il lui manque le raffinement de l’indicible nuance, dont d’ailleurs la peinture à travers l’histoire a été l’épuisante et infructueuse tentative, et elle ignore la possibilité de dépassement qu’offre l’écrit comme son devoir. Le simple fait de revenir en arrière, mécanisme fertile de la supériorité de l’écrit sur la parole, permet une grande complexité intelligible et des tons variables dans le même discours, alors que pour le film, outre que l’opération est techniquement malaisée, cassant le rythme, l’émotion supporte mal le replay. Pour ma part, je bute toujours sur la limite bidimensionnelle de l’image, qui promet certes une troisième dimension, mais qui en frustre toujours, alors que dans l’écrit, jamais cette extension ne manque. Et, notre monde de représentation est incomparablement plus riche que notre gestion actuelle de l’image : combien rarissimes sont les contre-exemples de la déception d’un film quand on a lu le livre avant. Le comble de la Confusion des sentiments, où la figuration des personnages ne tient pas les promesses du roman, est encore dépassé par le Portrait de Dorian Gray, dont tout l’intérêt réside dans la beauté puis l’horreur évoquée du tableau, qui dans le film est montrée, et c’est une ridicule toile d’Ivan Albright qui illustre à merveille ce mauvais goût de l’image détruisant l’imagination ; de même, les clips, nés dans les années 80, en imposant une représentation imagée de la musique, en ont détruit l’un des principaux intérêts, qui consistait justement dans l’imagerie personnelle suscitée par les rythmes, les sonorités, les mélodies. Mais l’écrit a surtout l’avantage de tenir la hauteur qu’a perdu la parole dite, depuis la mort d’un Mesrine, aplati lui aussi en quelques images qui l’ont privé de sa parole, justement. L’écrit est une parole donnée irréversible, et son intention n’est pas une image. Cette puissance de pénétration du temps, j’emploie à dessin la métaphore sexuelle, élève l’écrit au rang de ce qui peut nier, sans ambiguïté, le quotidien, qui est si contraire à l’amour. L’écrit, avec le temps, me permettait donc d’espérer desserrer la densité volcanique du tourbillon, lui donnant un territoire d’écoulement à la mesure de sa grandeur. Mais les expériences parcellaires de mes écrits te prenant pour objet, y compris les lettres que je t’ai envoyées, si pleines de désastreux quiproquos, constellées de virulence malheureuse, aveuglées par l’instant, m’ont averti que je ne savais pas m’exprimer, non en mots, mais en phrases, en chapitres, je ne savais pas construire une idée, lui conférer sa juste portée, l’envelopper, l’adresser, la timbrer. Je peux donc dire que j’ai passé dix ans à apprendre à écrire. Cette maturation n’était certes pas préméditée sous la forme où j’aurais pu dire, un beau jour de 1983 ou 1884, allez, il faut que tu apprennes, car j’ai toujours pensé, vanité mais vanité percée, inquiète, et attentive, que je savais écrire. C’était un processus qui ne me paraît d’ailleurs lié à toi qu’en tant que chaque fois que j’ai songé à me formuler un but à moyen terme dans ma vie, il était par rapport à toi. Mais les choix de vie que j’ai entrepris pendant la longue période de mon adolescence, que tu as bouleversée, avant de venir l’achever, ont aussi amplement contribué à cette maturation particulière qui valorise l’écrit. Sans doute aussi ce moyen d’expression m’était apparu comme un pont en pointillé vers ton retranchement, donc aussi médiateur, et médiateur signifie toujours intermédiaire, impartial, filtre, conciliant, et plus récemment liquidateur de contradictions. Lorsque, début avril 1993, le verrou a sauté, et que j’étais convaincu que le récit serait la substance de la thèse, j’étais enchanté de la facilité non précipitée avec laquelle des scènes intérieures ressuscitaient joyeusement. Fini l’impossible début enchevêtré dans le doute sur quelle extrémité choisir, finie la crainte de me laisser lentement dériver dans ces réflexions informelles, précises, trop précises, qui hantaient l’ordinaire de mon temps et perdaient l’ensemble jusqu’à ce que la fatigue ou une brutalité extérieure les intercepte, me laissant pantois avec une interrogation souvent pleine de malaise : mais où suis-je encore ? Qu’ai-je fait ? Il est étrange d’avoir autant vécu avec le plaisir dangereux des rêveries, qui conduisent à des distorsions et des confusions irrémédiables, pour un homme comme moi qui, au rang de ces meilleures qualités, citerait la faculté de synthèse et de déclinaison. Aussi, l’évaporation qui me paraissait providentielle de cette véritable infirmité, pouvoir enfin écrire sur toi sans perdre le fil, m’a paru un élément de distanciation inappréciable. Je me réjouissais de ce que je pensais être une baisse d’intensité de la passion, et je m’en réjouissais bien sûr pour les perspectives d’activité qu’elle ouvrait, mais je m’en réjouissais surtout parce que cela ne pouvait que te plaire. En fait, outre que cette baisse d’intensité n’en était pas une au moins pour toi, je ne voyais pas, ou je ne voulais pas voir, la contradiction qui consistait dans la joie de t’aimer « moins » : si une baisse d’attirance supposée devenait un cadeau, il y avait simplement un transfert, un jeu de passerelle semblable à ceux des bilans financiers, où le « moins » aimer se retrouvait dans le « plus » du cadeau. D’autre part j’étais flatté de la qualité meilleure que je ne l’avais supposée de ma mémoire. Et, sans plan, juste avec quelques directives générales, je me mis à revivre des instants privilégiés, comme si c’était une nouvelle sorte et série de rencontres avec toi. C’était un plaisir nouveau qui puisait dans le grand fleuve de ton être, d’autant qu’en toile de fond je continuais de me persuader de la rédemption qui ne manquerait pas de te donner raison, comme je le souhaitais intimement : je t’avais objectivée, je parlais de toi à la troisième personne, innovation délicieuse pour quelqu’un qui passait plusieurs centaines d’heures par an à te tutoyer en silence. J’avais aussi noté que d’écrire certaines des pensées qui finissaient par me broyer les tempes par leur répétitivité, chaque fois légèrement modifiées, comme des Monet mais en quantité incomparablement plus grande, les cessait. Cependant, ce phénomène n’était pas systématique, et je ne savais quelles conditions précises il nécessitait, et l’euphorie du moment, combinée avec mon optimisme systématique, me grossissait ses valeurs curatives, et diminuait d’autant les dangers d’ouvrir la boîte de Pandore d’une mémoire meurtrie et voilée. De sorte que l’écrit ayant enfin acquis une conception d’ensemble, me parut sous les traits essentiels d’une thérapie, risquée peut-être mais comme presque toute thérapie, où, pour valider l’argument, j’accréditais non sans un volontariat lui-même maladif le simplificateur lieu commun traditionnel qui voudrait ravaler l’amour à une maladie ou à une infirmité. Cette période d’euphorie non dénuée de tendresse venait de commencer, lorsque, le 13 avril 1993, en roulant vers Rennes au volant d’une Renault Clio de location, et quoiqu’il n’y ait là aucun indice probant et que ma mémoire obstinément obstruée, en pensant à toi non seulement comme l’objet le plus courant de ma pensée, mais aussi comme le donateur d’un projet qui se mettait en place avec la promesse de la maîtrise sur le phénomène le plus étonnant, le plus plaisant et le plus contraignant que j’aie rencontré, j’ai légèrement dévié sur la gauche de l’autoroute, puis brutalement sur la droite, c’est ce qu’en dit le seul témoin, roulant derrière moi et qui a désiré resté anonyme, ma mémoire étendant son black-out, fort démocratiquement, de l’objet de ma réflexion à la perception de ce qui m’arrivait. J’ai ensuite fait une demi-douzaine de tonneaux dans le ravin. Le plus vraisemblable est que je me sois endormi, même s’il était trois heures de l’après-midi, et que je venais de m’arrêter boire un café dix minutes plus tôt, dernière chose dont je me souviens. D’après les gendarmes j’étais conscient lorsqu’ils m’ont dégagé au chalumeau des ruines de la voiture. Et je l’étais à nouveau en arrivant au bloc opératoire, puisque j’ai donné mes coordonnées, qui ont permis à l’hôpital du Mans de prévenir Agnès. A minuit, il y avait neuf heures que l’hémorragie interne avait commencé. Je n’avais pas un ongle de cassé, mais tout ce qu’une ceinture de sécurité peut comprimer pendant cinq ou six tonneaux lancés à 130 à l’heure, dans un organisme qui n’est pas préparé à s’y défendre. Le chirurgien me dit plus tard qu’il passait son poing à travers mon poumon. La rate a éclaté, le diaphragme s’est déchiré. L’opération dura six heures pendant lesquelles mon cœur s’arrêta cinq fois. A la fin, le chirurgien vint voir Agnès qui était accourue et lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir. Il n’avait pu faire cesser l’hémorragie. Mais une heure plus tard, sans raison apparente, il remobilise son équipe de réanimation, déclare qu’il me trouve bonne mine et les doigts roses, il paraît que j’avais 4-2 de tension et les doigts verts translucides, reprend la transfusion arrêtée, jusqu’à porter le record local de culots de globules rouges à 89, plus de cent dix en comptant plaquettes et globules blancs (une infirmière m’avoua qu’elles en avaient eu un fou rire nerveux, et que mon sang s’écoulait tellement vite qu’elles n’avaient pas le temps de décongeler celui qui arrivait). Agnès passa soixante-douze heures sans dormir dont quarante-huit sans manger. Convaincue par la franchise pessimiste des praticiens et par l’extrême douleur que je manifestais lorsque les doses de sédatifs étaient abaissées pour vérifier ma sensibilité, et que si je me réveillais, ce qui n’était pas garanti, ce serait diminué au-delà de ce que j’aurais pu admettre, elle essaya par deux fois de me tuer, en y mettant toute la détermination de sa volonté trempée dans la certitude du choix bien fait, notamment la deuxième fois, où elle attendit un moment propice pour débrancher les tuyaux qui suppléaient pour ma respiration à mes poumons perforés, et se jetant sur moi pour m’étouffer. Je survécus à ces attentats d’une manière tout aussi miraculeuse qu’à l’accident et à l’opération, par l’arrivée in extremis d’une équipe suffisamment nombreuse et musclée pour arracher mon amie à son embrassade tragique. Elle fut exclue de l’hôpital, en proie aux doutes les plus affreux, inconsolable d’avoir échoué dans sa tentative, et s’attendant à une inculpation imminente pour homicide volontaire. Je n’ai pas de l’euthanasie une opinion très originale. Avec Agnès nous en avions longuement discuté quelque temps plus tôt, lorsque Jimmy, qui était un homosexuel écossais sourd-muet, vivant à Berlin, rongé par une longue agonie qu’il avait vainement combattue, était venu mourir du sida à Paris, alors qu’il était de passage dans l’intention d’aller saluer une dernière fois ses amis qui vivaient au Pays basque. Il était attaché à un lit d’hôpital et souffrait atrocement, sans la possibilité linguale et linguistique de l’exprimer précisément. Un médicament pouvait apaiser cette torture, mais les services médicaux le lui refusaient sous prétexte d’effets secondaires qui pourraient lui nuire par la suite. En effet, par une hypocrisie alors courante, Jimmy n’était pas à l’hôpital à cause du sida, mais parce qu’il avait les poumons en charpie, et l’admirable logique médicale voulait qu’une fois ce petit inconvénient réparé, Jimmy sortirait joyeusement vivre son riche avenir de trentenaire cosmopolite, sans effets secondaires. Il valait mieux qu’il souffre un peu. Nous étions donc en train d’examiner les moyens de le tuer, que l’hôpital reconnaissait exclusivement à sa famille, lente à venir à son chevet lorsqu’il mourut finalement tout seul, c’est le cas de le dire. Nous avions alors été confrontés aux difficultés pratiques d’aller tuer quelqu’un dans un hôpital, où le contrôle n’est pas absolu mais suffisant tout de même pour que l’opération soit précisément conçue, et nous n’avions pas fini d’examiner les conséquences légales. Je n’ai jamais véritablement compris l’absolu de l’interdit que cette société impose sur le fait de tuer. Nous sommes dans une situation historique où rien ne semble moins certain que le sens de la vie. Moi qui ai tenté d’en donner un, en général, et donc aussi en particulier, et qui n’ai pas été contredit, pas même concurrencé, c’est-à-dire que je n’ai entendu aucun autre contenu, aucune autre finalité donnés à la vie, je suis bien obligé, en dehors d’une telle détermination de trouver absurde cette conservation forcenée, envers et malgré tout. Substance et essence de la vie sont si sujettes à controverse, que vivre ou cesser de vivre devraient être des positions pour le moins tout aussi controversées. Je peux sans doute, en terme de critique sociale, reconstituer des fragments de cette obstination. Il y a d’abord l’interdit biblique du meurtre, qui m’a toujours semblé être une mesure contre le risque d’autodestruction de l’espèce ; mais cette prévention pouvait s’expliquer à une époque où l’humanité était dans une précarité fort différente de celle d’aujourd’hui, où la surpopulation paraît un danger plus grand que l’extermination. La volonté de l’idéologie actuellement dominante est aussi de confondre la vie avec la survie, et en sacralisant la survie l’importance du contenu de la vie disparaît d’autant. Nos contemporains sont fiers des records d’âge, et sont indifférents au contenu de ces durées. Ils ont, devant l’urgence angoissante, qui est de faire sa vie, et qui devrait entièrement les occuper, la passivité du spectateur détaché, privé de son propre contenu, qui transfère sur son opposition fondamentale à la mort donnée le nom du respect de la vie, devenant, ainsi réduit, un malheureux respect de la mort. Et j’en veux pour témoin ces lugubres cérémonies qui accompagnent la mort, et les hypocrites afflictions qui la drapent, qui dans l’information dominante vont si loin qu’il y est interdit de facto de se réjouir de la mort même de quelqu’un dont il est patent qu’on l’aurait souhaitée. J’espère fortement que, s’il est trop demander que la mienne soit fêtée, pas seulement par mes ennemis, qu’elle soit au moins traitée avec indifférence : je revendique la fosse commune, ou tout autre usage non cérémonieux qui pourra être fait de mon cadavre ; et si c’est nourrir les chiens, je trouve qu’ils valent bien les vers. Poser la survie, comme le font les intégristes déistes, comme sacrée, comme n’appartenant pas à soi, mais au créateur, est donc évidemment aussi un vieux moyen de gouvernement conservateur, que le pseudo-humanisme d’aujourd’hui a repris à son compte. L’interdit du duel, qui s’est avéré le début de la culture, et la confiscation du débat sur l’humanité par le salon, c’est-à-dire la tentative d’arrêt de ce débat, est aujourd’hui encore en vigueur. Je trouve légitime que l’on puisse tuer ses ennemis, et je n’ai jamais considéré scandaleux que les miens veuillent également ma mort. Je n’entends pas ici la mort comme une punition, telle qu’elle était dans le vieux code de la noblesse, et dans le code plus récent du banditisme, j’entends donner la mort, soit comme un geste technique, pour supprimer un obstacle, soit comme un achèvement, et tuer peut alors même passer pour un hommage. Mais je trouve aussi de la vie à tuer par vengeance, comme dans toutes les révolutions, où c’est une des formes les plus calomniées de la passion. Ainsi, certainement, l’une des justifications les plus iniques de l’Etat est de garder le droit de tuer en l’interdisant à tous les citoyens. Et comme l’Etat n’est pas impartial, comme des citoyens le contrôlent et ont des ennemis, l’Etat tue selon des préférences, et selon des buts qui sont opposés aux miens, puisque je souhaite un monde sans Etat. Je suis convaincu que dans un demi-siècle on saura que la plupart des attentats terroristes dans le monde, depuis Milan en 1969, ont été commandités par les Etats sur le sol duquel l’attentat avait lieu. Ces attentats n’ont toujours profité qu’à ces Etats, au point que même les groupuscules terroristes, aussi bornés et différents qu’ils soient, et plus ils sont bornés et différents et plus un service secret peut les infiltrer facilement, ont dû finir par s’en apercevoir. Et les citoyens croient que leurs gouvernants ont pour la survie le même respect bovin qu’eux, et seraient donc incapables d’actes aussi décriés ; mais pour arriver à être ces dirigeants, il faut, comme dit le mot populaire, savoir marcher sur des cadavres, ce que justement ces dirigeants ont contribué à désapprendre à ces citoyens. D’ailleurs ces dirigeants, s’ils étaient en procès pour terrorisme, pourraient se défendre avec un raisonnement humanitaire à la mode gestionnaire : dans bien des cas ces bombes, prévenant des soulèvements, étaient peut-être le moindre nombre de morts. Et puis notre interdit sur la mort est d’autant plus ridicule que de toute évidence personne n’y échappe. Eluder, repousser, châtier les meurtriers sans que leurs raisons puissent être approuvées (à moins d’assassiner Hitler, mais Hitler est mort) est simplement se mettre dans de mauvaises conditions pour sa propre mort. Quand nous nous cachons derrière des tonnes de médicaments, des projets qui ne seront jamais réalisés, quand ils ne sont pas séniles ou nains, ou le maintien d’affections-alibis destinées à éterniser, nous perdons des occasions de savoir mourir. Je ne sais pas si je sais mourir, mais je sais que la mort étant une partie de la vie, non son contraire, elle mérite de pouvoir être choisie, offerte, signée, signifiée si cela lui donne le volume qui convient au reste de cette vie. Pour moi, l’avortement est un meurtre, mais je suis d’accord pour le meurtre, j’approuve donc aussi l’euthanasie et le suicide, non pas rituellement, systématiquement, mais en tant que choix de vie, outil neutre, à prendre en considération. De sorte que la libération de ces actes dans la société où ils sont pour l’instant interdits serait plus certainement une responsabilisation de chacun que le carnage anarchique que ses adversaires en prédisent, tout comme le fait de se tuer en voiture est actuellement soumis à des interdits qui vont bien au-delà de la protection du tiers innocent, par exemple dans l’obligation du port de la ceinture de sécurité, imposée par le lobby des compagnies d’assurance. Toute la politique de sécurité routière est comparable à celle de l’interdiction du duel. Il y a la négation du code d’honneur implicite des conducteurs automobiles qui superposent leurs complexes et importantes disputes au triste Code de la route, dont le but est si visiblement de ramener le plaisir de la voiture, qui est vitesse, puissance, virtuosité, à la fade fonction utilitaire d’aller d’un point à un autre, il y a la négation du plaisir de se tuer, car se tuer de vitesse est une sortie de la vie qui parle pour cette vie, et il y a l’interdiction de mourir : car mourir et tuer sur la route, c’est priver l’Etat de son monopole de gestion de son cheptel humain. S’il y a tant de morts sur les routes, ce n’est que parce que c’est là que se sont réfugiés, dans notre société, la liberté et le plaisir de jouer sa vie et c’est pourquoi l’Etat court après cette zone d’ombre ou d’obscures disputes échappent encore à sa loi. Et je dis ceci après mon accident de 1993, où je n’ai pourtant pas tenté de mourir, et je le disais avant, où j’avais tenté la mort plusieurs fois pour lui opposer ma virtuosité, que je crois pourtant fort médiocre. Lorsqu’un jour je traversais une rue de Berlin, dans la disciplinée Allemagne, hors des clous et en calculant la vitesse des voitures pour les éviter alors que le feu était vert pour elles, je fus apostrophé par une femme, qui me reprocha vivement l’exemple que je venais de fournir à son enfant qu’elle tenait par la main. Mais je lui répondis que cet apprentissage, qui consistait à montrer le danger en l’évaluant et en l’évitant, en le côtoyant aussi, me paraissait beaucoup meilleur que de lui enseigner le Code de la route, la loi imposée, que je n’ai pris aucune part à constituer ; parce que si l’enfant regarde les feux de signalisation mais non les voitures, il sera certainement plus rarement, mais aussi plus fatalement en danger que s’il regarde les voitures sans regarder les feux de signalisation. Deux personnes ont mon mandat d’euthanasie. Agnès d’abord, parce qu’elle en a une expérience, même malheureuse, et parce qu’elle connaît mon existence, mes intérêts, et le prolongement qu’il convient de donner au contenu de mon existence, si la fin de ma vie venait à m’en séparer, sans que je l’aie décidé. Elle est mon amie, elle a ma confiance. Et toi, bien sûr, parce que ce que je t’ai délégué est ma vie en entier, à merci comme disaient les anciens chevaliers et troubadours, ce qui te donne un pouvoir beaucoup plus grand que la simple responsabilité d’une euthanasie éventuelle. Je ne peux que recommander à chacun de choisir des responsables de sa vie, et d’être capable d’endosser cette responsabilité, de la mériter auprès d’autres. Une telle délégation pourrait même donner la mesure des affections : ceux à qui on délègue un tel pouvoir, nécessairement en dehors de sa famille, seraient les vrais amis. Je conseille également de ne pas hésiter d’en augmenter ou diminuer le nombre, d’en changer, bref d’y réfléchir souvent. Mais si ces mandataires sont à la hauteur de leur mandat, ils en finiront alors avec les testaments, qui sont des tracas et des contraintes pour les pauvres, et qui sont rarement respectés quand il s’agit des princes. Qui peut ainsi déposer sa vie dans d’autres mains a généralement su l’évaluer, le choix de ces mains le vérifiera. J’ai donc été d’accord, après coup, avec la double tentative d’Agnès pendant mon coma. Nous n’en avions pas parlé en terme de mandat formel, mais celui-ci était implicite. Mais elle en a gardé de profondes séquelles. En effet, elle a commis deux fautes : d’abord, elle s’est trompée sur le diagnostic, en grande partie égarée par l’attitude de l’équipe médicale, qui avait choisi un profil bas, comme on dit, probablement sous forme d’excuse anticipée en cas d’échec, et peut-être aussi guidée par la pente de la catastrophe sur laquelle elle s’était laissée, insensiblement, glisser ; et elle s’est trompée dans l’exécution, puisqu’elle n’a pas réussi à me tuer. Pourtant, et j’ai beaucoup de mal à l’en convaincre, je n’ai aucune sorte d’animosité, de rancune, de mépris pour ces échecs. Au contraire, je me suis toujours demandé si moi même, dans une situation comparable, où le doute est quand même un puissant allié de nos lâchetés et de nos craintes, j’aurais pu choisir, avec autant de détermination, de donner la mort, et de répéter l’opération vingt-quatre heures plus tard, face à une adversité généralisée, et à l’idéologie ambiante dans un hôpital juste avant l’an 2000, où la mort est un interdit absolu, où toute pensée consciente affirme concourir à prolonger l’existence, à l’exception de quelques arrière-pensées budgétaires inavouables. J’ai donc convenu, depuis, que le diagnostic possible à ce moment-là appelait l’euthanasie, comme la solution qui rendait le mieux justice à ma vie jusque-là qui, si elle devait alors se prolonger, l’aurait été dans une intolérable diminution. Je soutiens que cette faute méritait d’être commise, parce que je ne sais pas aujourd’hui encore comment elle aurait pu être évitée, c’est-à-dire comment réussir, dans ces circonstances, un diagnostic plus conforme à l’état dans lequel j’étais effectivement. Quant à la seconde faute, j’en ai toujours ri comme la plus heureuse qu’on ait pu commettre à mon égard. Et là encore je ne saurais blâmer Agnès d’avoir manqué son exécution, car il n’y a pas de doute qu’elle a bien choisi son moment, et qu’elle y a mis toute la détermination souhaitable. Mais pour elle qui a vécu ces instants, la meurtrissure est profonde : son jugement a été mis en cause, et de manière particulièrement blessante par les tiers que nous fréquentions, où l’on entendait volontiers des « elle a pété les plombs », qui niaient le raisonnement lucide, et complice avec moi, qui avait fondé son acte ; sa capacité d’exécution lui a soudain paru incapacité ; et l’état nerveux et physique dans lequel elle a tenté ce qu’il fallait est devenu une sorte de crevasse de sa confiance en soi, augmentée aussitôt après par la peur des conséquences, légales, mais aussi ses craintes pour moi, car elle croyait avoir aggravé mes lésions. Et, devant une adversité si complète, après une pareille Berezina, elle attendait finalement mon réveil avec une angoisse à moitié aplatie par la résignation, car elle pensait avoir autant de raisons qu’elle avait commis de fautes de subir mon ressentiment qu’elle se peignait dans les mesures les plus extrêmes. J’espère que tu pourras relire ma tentative d’élucider l’amour à une époque où il paraîtra incongru d’y avoir inséré une telle prise de position sur la mort volontaire. Alors, si donner la mort sera permis, et parfois même recommandé, parce que la mort n’y sera plus comprise comme quelque chose qui essentiellement empêche une activité future, mais comme quelque chose qui clôt une vie, et que donner la mort sera devenu inséparable d’une connaissance de sa vie qu’aujourd’hui, avec raison, la plupart d’entre nous évite, nous serons loin des supputations mesquines tirées directement de notre environnement fictionnel, de romans et de films qui composent presque exclusivement notre contact abstrait à la mort, et où la mort volontaire est toujours l’accident, et où l’accident est le résultat de combinaisons mercantiles ou de défoulements psychopathes et non d’un respect de la vie, ce qu’étale aussi avec une complaisance qui relaie celle de leur public, dans d’interminables faits divers, notre information quotidienne. Quoique l’hôpital du Mans ait fait savoir à tous ceux qui étaient sur sa liste humanitarée des ayants droits, ma famille donc, peut-être mon l’employeur pour qui j’étais en route, apparemment pas la police ou alors celle-ci avait suspendu son intervention à ma convalescence, ce qu’Agnès avait fait, et que la rumeur l’eût colporté auprès de tiers dont je n’aurais jamais soupçonné qu’ils fussent initiés, personne ne m’en a jamais parlé. Ce silence trouble et honteux admet évidemment les réflexions sur les assassinats crapuleux qui suintent du décor fictionnel dont nous sommes entourés : « crime parfait », « elle a eu une occasion en or de se débarrasser de lui », et moi-même après m’être réveillé plusieurs fois, n’ayant toujours pas vu Agnès, et pour cause, je pensais qu’elle avait dû profiter de mon absence pour rendre visite à un homme pour qui elle avait eu une brusque passion quelque temps plus tôt, et avec qui j’avais rompu, et dont je situais la maison, dans la brume géographique de mon retour progressif aux dimensions de notre monde à quelques kilomètres de mon lit, alors qu’il était en réalité à plusieurs centaines. Agnès, en vérité, n’avait pas été expulsée de l’hôpital parce qu’elle avait tenté de me tuer. L’éthique médicale actuelle est trop confrontée aux incessantes déformations de la frontière « entre la vie et la mort » dont elle soutient pourtant l’inflexibilité définitive. Des traversées du coma, de longs et cotonneux labyrinthes médicamenteux, des sauvetages miraculeux, et quelques petites erreurs fatales, bousculent jusque dans l’absurde le sens de la vie, vu par ceux qui luttent seulement contre la mort. « La misère est une drogue », me confiait mon chirurgien en synthèse de son métier, et par là il voulait exprimer la fascination de cette limite insaisissable qui fait qu’on ne sait pas, qu’on devine, qu’on tâtonne, puis qu’on décide, puis qu’on a raison comme avec moi, ou qu’on se trompe, comme peut-être sur l’opération suivante qu’il avait refusée, le routier sectionné par son camion aurait été au mieux un homme-tronc s’il avait accepté de tenter de lui faire revoir ce monde plein de camions, lorsque, un peu cabotin, il délaissait ses tyrannies de décideur en philosophant au pied de mon lit. Agnès donc avait été bien éloignée d’aller voir Stéphane, et n’avait été expulsée de l’hôpital non parce que son geste circonvenait aux efforts conjugués de la lourde équipe de réanimation qui m’avait accueilli après l’opération, mais parce que dans une dispute ouverte elle avait refusé d’endosser la langue de bois officielle, selon laquelle elle aurait pété les plombs, ce qui aurait été encore plus compréhensible, n’est-ce pas, que regrettable. Non, il y avait là un choix, une décision délibérée. Oui, elle revendiquait l’acte sans ciller, et les conséquences seraient assumées, puisque, jusqu’à preuve du contraire, elles font partie de l’acte. Ce qui était intolérable, ce qui lui a fait mériter la si insultante réflexion en catimini des plombs pétés, c’est bien plus encore d’avoir affirmé son geste que le geste lui-même. Et j’ai déjà émis les doutes sur mon courage en une circonstance analogue, d’autant que sa part du feu est de la transposer sur toi. Et m’imaginant te voir au fond de ce singulier abîme dont je n’ai aucun souvenir, comment alors trancher entre achever d’un coup sec ce qui me paraîtrait à la fois ta profonde, irrémédiable souffrance, et mon espoir, moi qui n’ai encore jamais réussi à me représenter un monde où tu ne vivrais pas, ou alors, laisser aux efforts salariés de praticiens sans contrôle la possibilité de rouvrir ton regard, dont ils ne peuvent qu’ignorer la magnificence, et qui risquerait alors de peser de toutes les amputations dont cette résurrection forcée pourrait t’hypothéquer, avec au fond de ton silence le vivant reproche d’en avoir permis ne serait-ce qu’une seule. Et comment affirmer un tel choix, s’il s’avère faux, contre la manière d’éluder les responsabilités, pour que ne s’avèrent pas fausses des décisions qu’on peut imputer aux méchantes circonstances, en s’attirant l’adversité de tous ceux qui auraient agi moins franchement, alors que je ne serais même pas sûr de ton soutien ! Après mon réveil, six jours après l’opération, ma reconstitution des faits s’est opérée de manière fragmentaire, conjuguant des à-coups singuliers dans une lucidité extraordinaire, mais occupée. A mon deuxième réveil je pensais encore pouvoir partir à l’instant, et je me souviens avoir échafaudé une aberrante machination policière, dont j’étais l’une des victimes, pour expliquer mon accident, où grosso modo il se serait agi de protéger un politicien célèbre, mêlé et responsable du carambolage, qui avait conduit tout le monde à l’hôpital. Cette conception des faits ne me dura que quelques heures, et j’ai remarqué le même type de délire chez Eric à sa sortie de coma après une tentative de suicide pour les grands yeux sombres de Manon. Pour Eric, on a attribué l’invention romanesque, tout aussi formellement contredite par tous les témoignages que la mienne, au fait qu’il était alcoolique ; mais moi qui ne l’étais pas, j’ai voulu me débarrasser ainsi, au plus vite, de cette reconstruction nécessaire pour retourner à mes constructions bien plus importantes que la nécessité. Les services hospitaliers par ailleurs ne sont pas formés pour restituer d’un récit pratique et simple au patient ce qui est souvent considéré comme une épreuve à la fois évidente parce que physique, et qui a été vécue par les intervenants comme une difficile épreuve pour eux. Aussi ce sont des bribes incohérentes, entrecoupées par mes sommeils ou soins, rapportées par des personnes différentes, j’ai pris par exemple plusieurs jours pour distinguer qui était le chirurgien responsable de mon opération, qui m’ont obligé constamment à modifier les conclusions les plus élémentaires, que je prenais aussi vite que possible pour retourner à l’objet de ma réflexion, toi, sur mon corps, ma présence, le temps, et l’expérience que j’avais vécu hors de ma conscience. Même la première visite d’Agnès, que j’avais aussitôt réclamée, et que l’hôpital accepta, sous cette autre hypocrite impression humaniste qu’on ne refuse rien à un malade, surtout quand il est « miraculé », terme que personne n’a démenti à mon égard, se passa dans l’incongruité de nos deux états d’esprit si marqués par cette semaine écoulée. Je n’ai reconstitué le violent état d’émotion dans lequel elle a pu se présenter devant moi, au milieu du service même dont elle avait été expulsée quelques jours plus tôt, que bien plus tard, et cette entrevue s’est pratiquement bornée à discuter de divers courriers qu’avait reçus la Bibliothèque des Emeutes, dont le bulletin n° 6 venait de paraître. Agnès en a toujours gardé deux sujets d’étonnement. Le premier était la facilité et la clarté avec laquelle j’examinais et je commentais ces pièces, comme s’il ne m’était rien arrivé ; le second étant que, dans l’entrebâillement de mon placard je n’avais pas vu mes vêtements, et comme j’avais l’intention de partir, je lui demandais de m’apporter tout ce qui pouvait m’être nécessaire pour un départ immédiat. Ce qu’elle fit d’ailleurs, avec une confiance démesurée, comme elle s’en étonnait souvent par la suite, croyant que puisque j’avais cette conviction, je pouvais effectivement partir, et ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elle réussit véritablement à convaincre les gens de ce service que c’était bien de cela dont j’avais besoin, et non, comme le suggérait un médecin, de mes poésies préférées (je n’ai jamais goûté d’autre poésie que celles qui ne passent pas pour telles : une belle émeute, un geste sauvage, ou selon le mot de Voyer, Hegel), de mes musiques favorites (tu te rappelles que j’ai écrit une brochure contre la musique), et de livres d’art bien reposants mais malheureusement très ennuyeux pour moi. Mais son propre récit, noué, son propre basculement intérieur lui a juste permis, pendant cette première visite, des allusions, qu’elle a cru être des aveux clairs de ce qu’elle avait fait, et que je n’ai pas comprises. C’est donc Nathalie, une infirmière qui avait été ébranlée par le comportement d’Agnès, aussi bien sur le fond de son acte que sur la forme, et qui attendait avec impatience quelle serait ma réaction à notre première entrevue, qui visiblement étonnée de ce que je ne comprisse pas ses sondes voilées à la question de l’euthanasie, prit la responsabilité la nuit suivante, troisième après ma sortie de coma, de me peindre un bref et cru tableau de la succession de mes miracles. Pour dire la vérité, la franchise si courageuse de Nathalie m’émut moins que sa féminité qui confirma que mes lésions ne descendaient pas en-dessous de la taille, et ne me parut qu’un petit torrent, agité certes et qui méritait d’être éclairci, qui se jette dans le grand fleuve de mes pensées, qui était resté le même depuis mon premier réveil. De nombreuses personnes dont d’ailleurs l’anesthésiste qui avait fait revenir cinq fois mon cœur m’ont demandé par la suite ce qui se passe lors d’un tel réveil, quelles étranges pensées accompagnent quelqu’un qui quitte la barque du passeur au-delà du milieu de l’Achéron pour revenir sous les aboiements de Cerbère. Comment auraient-ils pu entendre que ce qu’il y a de plus cher et de plus caché dans les profondeurs d’une femme dont ils n’ont jamais entendu parler prenne la place du mystère de la mort dont ils espéraient des nouvelles, comme s’il s’agissait d’un voyageur revenu d’un pays lointain, à propos duquel un documentaire grave et net les a fait soupirer ? Il n’y a pas eu en moi le défilé accéléré des images de ma vie écoulée, aucune impression terrifiante au bord d’un vide incandescent, pas d’éblouissement ou d’enseignement d’un au-delà aperçu, pas même une sensation d’écrasement ou d’éclatement, imperceptible et pourtant inéluctable. Tout au mieux ai-je pu faire entendre l’écho coulé d’un rire intérieur qui clapotait de fraîcheur entre mes flancs, rire multiple en vérité, comme autant de sources de toi et de vie, rire cristallin mais sourd, pétillant d’énormes bulles transparentes, joyeux à profusion, discret et innocent comme, certains matins de buée, où tu t’étirais avec cette gravité ironique qui semble t’accompagner même quand tu ignores être vue. Car ayant compris où j’étais, et ce qui s’y était passé, j’ai vu le monde comme beaucoup plus simple qu’à l’ordinaire, obstrué qu’il est par des milliers de liens enchevêtrés de nos quotidiens, qui nous traînent dans la poussière derrière leurs chars, nous laissant parfois jusqu’à l’impression d’être cette petite fille mexicaine qui est emportée par une coulée de boue et qui fait ses adieux, en l’ayant déjà jusqu’aux lèvres, à sa mère et au monde entier dont les caméras clignotent là-bas au fond. Tout ce qui était à venir me paraissait riant, tout avait le goût savoureux de la force de mon projet, épuré de ses tracas, je jouissais d’une gratuité qui est rare dans notre monde où, depuis Mauss, nous savons que même le don cache presque toujours un salaire. Et je reprenais à la volée une expression de joueur de flipper en la solennisant légèrement par l’intonation de l’article défini : j’avais gagné la partie gratuite. Et même la platitude de cette grosse idée courte, si simple, me réjouissait de ce rire léger et inaltérable qui surprenait les services médicaux, qui ne l’entendaient pas mais le constataient indirectement, et leurs fatigues, et leurs morosités, et leurs inquiétudes, et leurs aigreurs et leurs prévisions. « Tout va dépendre maintenant de sa capacité à souffrir », avait annoncé à Agnès l’un des médecins, pas particulièrement le plus anxieux. Mais moi, non seulement pressé de vivre, mais déjà secoué de vie, je n’ai pas souffert du tout. Lorsqu’on m’a refermé les longues cicatrices qui sillonnent mon buste, c’était comme si je m’apercevais seulement qu’elles existaient, et lorsqu’un examen révéla que ma capacité respiratoire n’était qu’au quart de ce qu’elle devrait être, j’en fus fort surpris, parce que je n’avais constaté aucune différence. Il y eut toutefois un moment sérieux pour moi dans la solitude nocturne de cet hôpital. C’était juste après avoir compris et l’intensité ressentie autour de moi, et la durée et le déroulement des faits. Je fis alors, avec une honnêteté dont je souhaiterais d’être toujours capable, un bilan de ma vie passée. C’est un instant privilégié où, fort au-dessus des contingences courantes, la pensée embrasse l’ensemble, avec sérieux, avec tranquillité. Pour la première fois, à l’orée de la quarantaine, je voyais ma vie du point de vue de sa fin, et non comme une ascension épuisante, à la machette, vers des stades intermédiaires où la jungle des cycles de temps que parcourent nos habitudes et l’organisation sociale ambiante, qui vous force à un repos, ne vous permet pas de voir devant, sauf un étroit chemin obstrué, et ne vous permet plus de voir derrière, tant mieux se dit-on. Là, j’établis mon rapport avec une simplicité et une rapidité que l’existence m’a repris depuis, me laissant comprendre qu’une telle lucidité est juste un prêt, pas une propriété. Ce rapport tenait en trois phrases : honneur et déshonneur se sont tenu la balance ; j’ai échoué dans de nombreuses tentatives et j’ai laissé une trace dont j’ai allongé la portée ; cette trace mérite de devenir empreinte, mais cela ne dépendra jamais principalement de moi. Et devant cet équilibre concret, je me rappelais bizarrement ces commentaires que griffonnaient par paquets nos enseignants sur nos carnets de notes, et qui pour l’élève que j’étais avaient résonné longtemps comme des oracles, énigmatiques, à plusieurs étages de sens, comme les courtes phrases d’horoscopes dans les journaux quotidiens, aux prédictions taillées pour qu’y aient recours, au fond du subconscient même, ceux qui n’y croient d’ailleurs pas, mais qui n’en sont pas moins égaux à ceux auxquels elles font acheter le journal, horrifiés et ravis : « peut mieux faire », « trop sûr de lui dans sa manière de ne pas voir les problèmes ». Je sais qu’il paraît prétentieux de dire que je me sentais en dette d’une solution au monde. Peu importe, j’ai toujours eu des ambitieux démesurées, fort difficiles à communiquer dans une époque qui s’est déshabituée à quereller le temps. C’est parce que j’ai des perspectives qui vont au-delà de l’existence même de l’information dominante d’aujourd’hui que je ne peux les y exprimer, car son mode de fonctionnement même la contraint à ramener à sa petitesse, qui paraît le contraire dans nos existences, qui paraît même souvent consécration, tout ce qu’elle avale et défèque. Aussi, les arrivismes carriéristes et médiatiques m’ont toujours paru des résignations, pièges qui brillent, mais dont les étroits barreaux, assez bas, sont inflexibles. Moi qui peux parfois être troublé de douceur et d’exaltation par la vue d’une foule dans le métro, je suis aussi misanthrope quand les êtres humains m’apparaissent par la bassesse, par la modestie de leurs vues et de leurs buts. Et l’équilibre instable que je reconnaissais à mon œuvre me paraissait alors pouvoir aussi bien supporter ma mort que souffrir ma vie. Le sens de ce bilan à ce moment-là, même si je l’ignorais en ces termes, était pourtant de savoir si dans l’état où j’étais j’allais accepter la mort, ou vouloir vivre. Mais à côté de cet ensemble qui se tenait, et que je résumais ainsi « a ouvert une grande porte, mais ne s’y est pas assez engagé », j’étais alors incapable d’ignorer la grande note rouge qui dépassait la colonne débit, et qui n’était composé que d’un mot, mais c’était ton nom. Et si du haut de mon invincible optimisme je contemplais, en cinq secondes précises et décidées, tout ce qui s’était passé entre le 9 janvier 1954 à 4 heures 30 du matin, et ce 22 avril 1993, au milieu de la nuit, en me taquinant de ma schizophrénie latente et indifférente, par de petites plaisanteries pimentées de « crève crétin, qu’est-ce que tu veux encore changer du haut de ta médiocrité ? », et je me frappais familièrement dans le dos à me faire tousser des tubes pour aligner mon allégresse sur celle d’Arthur Cravan lorsqu’il invente sa rencontre avec Oscar Wilde mort depuis dix ans, « t’as pas fait assez chier ton monde, et il ne te l’a pas assez rendu ? », ou alors optant pour une indifférence qui n’était pas même affectée, je me sentais en mesure de rire de n’importe quoi « quel beau plafond, par exemple ! », cette lettre écarlate, en dessous de la ceinture du rapport ne modifia nullement l’excellence vorace avec laquelle j’examinais la vie, et sa partie finale, mais arrêta le rire. J’étais, je suis, chère amie, en face du fond de moi-même que je n’ai pas réalisé. Je peux certainement tricher sur le profond déchirement que tu es en moi et dans le monde, regarder ailleurs, l’appeler autrement, me taire. Mais à cet instant, où une autre cassure fortuite me commandait de cesser de vivre ou de donner un contenu à la suite, ce contenu que je n’avais pas réalisé, que je devais, à toi, au monde et à moi, s’est imposé tout seul, dépouillé de toutes considérations je dirais même affectives : c’était toi. Et Agnès qui a tant souffert de me voir souffrir, ne s’y est pas trompée. Elle a relevé à plusieurs reprises que la robustesse insoupçonnée de ma constitution, et en particulier de ce cœur revenu cinq fois de nulle part, a un nom ; miracle ceci, intuition de chirurgien cela, bravo à toute l’équipe médicale, Agnès qui seule ne jouait pas sur un savoir technique, et qui n’était pas payée pour trancher sur ma vie, a bien compris, et c’était peut-être ce qui a rendu son expérience si dure, d’où venait que son diagnostic fut faux, d’où venait que la souffrance n’a jamais été l’enjeu médicalement prédit de ma résurrection, quelle était la cause du véritable galop de ma convalescence, l’origine de la vitalité abyssale implantée en moi, en une effrayante et triomphale volonté de vivre : c’est toi qui m’as sauvé la vie. |
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