l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Mamelodi

       1994 - Trois minutes

             
             
             
             
             
      I 1993      
             
             
             
             
             
             
             
             
      1. Lointain sourire
 

Lorsque je me suis réveillé, je pensais à toi. Et comme la vanité gouverne jusqu’à nos allées royales, je sais qu’une partie de mon attention s’appliquait alors à elle-même. Prendre sa conscience pour objet, à la manière dont le regard, sur l’autoroute, contrôle le paysage, est souvent ce réflexe de défense qui reconsidère l’architecture, colmate la rouille et les défectuosités de nos fatigues, et parfois, comme là, glisse dans le plaisir régulateur qui indexe la vitesse de la pensée au flot de ses représentations. C’est le bruit du moteur, son ronronnement impeccable et soporifique.

Le plaisir de cette prise de conscience de ma conscience provenait de l’état particulier de ma pensée à ce réveil, était donc constitutif de ce réveil. Vive sans hâte, imprévue sans à-coups, claire et impérieuse, c’est surtout en son altérité que résidait le délice de son cours. Ce sont des moments privilégiés lorsqu’on sent, au fond du délié de l’intelligence à son meilleur, qu’il faut les goûter et les pousser, en évitant de les forcer, penser à sa pensée, mais pour servir l’objet qu’elle s’est alors destiné, car c’est essentiellement cet objet qui contribue à la rapidité silencieuse et sûre d’elle de cette noble cascade, où la complémentarité entre la conscience et l’esprit tourne à la complicité. Dans cette vivacité il y avait quelque chose de pur, parce que le parasitage perpétuel de la diversité de l’entendement était réduit à ce souffle fin comme serviteur de la conscience de ma conscience, seul contrepoint, si plein d’esprit lui-même qu’il en devenait accélérateur, du cours central, ouvert, simple et pourtant suivant un cheminement si rapide, si varié, que jamais l’écrit n’en rattrapera que la partie de la trace, épargnée par les caprices de la suite.

Cette réflexion si dense dans sa clarté, à laquelle je tente ici un solennel hommage en lui permettant d’apparaître par sa forme, autorisée exceptionnellement à précéder le contenu, mais non comme ayant le pas sur lui, simplement comme un serviteur magnifique qui introduit et habitue à la splendeur du contenu son maître, cette réflexion sert aussi de quiproquo classique et froid : je sais qu’une telle présentation, le fil assez couvert des mots, devrait empêcher comme l’essuie-glace en panne, de prendre la route à ceux qui n’y voient qu’un pare-brise encombré. Ceux qui, quel que soit leur degré d’intelligence, de connaissance, de curiosité, de colère, attendent que la soupe soit une confirmation de leur appétit, auront déjà dans le début de dédale d’une pensée qui se complaît à ses propres détours, à son emphase nécessaire, sans perdre de vue qu’elle est dispensatrice donc garde du trésor, détourné le regard vers des pentes mieux apprêtées à leur impatience. Je donne du fade pour du goût, je parle sans dire, je ris sous la cape de la gravité, j’étoile le sujet du côté inverse de la boule de feu. La banalité éthérée, avec laquelle le lent et sûr appât se confond, s’étire à perdre les cyclistes fatigués par la montagne à la première colline, fait grouiller les mots sans lever le masque de son énigme, le temps, le temps, le temps, que les importuns quittent le salon, que les bâillements aient raison, que ceux qui ont un culte de l’action s’étonnent et s’indignent. Et les autres ? Eh bien les autres sont encore en train de suivre le serviteur chamarré, qui revient justement au départ de son tour inutile pour ceux qui l’ont accompli en entier. Anesthésiés, résignés, patients ou tenaces, malicieux, hautains, les revoilà en face de cette pensée qui se contemple, dans sa coulée ouverte, et dont la conscience de soi, le serviteur chamarré, est d’abord garde du corps, pudeur donc, déposeur de phéromones, marqueur de territoire donc, petit tyran du rythme qui est son péché mignon, myope et obéissant, prétentieux et disert, peut-être intelligent, et peut-être pas. C’est d’ailleurs comme si la conscience de ma conscience, ce bouffon modernisé, comptait, sans se soutenir par l’humour, toujours aux lisières d’un écœurement qui j’espère saura passer : le contenu de ma pensée est la cathédrale dont tu es le Saint Esprit, et il s’accorde ce lieu commun comme tentative supplémentaire de faire hausser les leurs à ceux qui lisent encore par-dessus ton épaule, et à faire frémir d’irritation ceux qui ne savent pas entendre parler de Saint Esprit sans penser à Dieu, surtout si c’est dans une cathédrale. Fabuleuse et crénelée, irréelle le plus souvent dans les brumes obscures d’un vouloir exorbitant, distordue d’imaginations et taillée des accidents de son interminable chantier, sa nef m’avait paru si haute que sans l’écho soufflé comme un orgue qui fait enrager ses cloches, je ne l’aurais pas crue arrondie d’un souffle si doux, car seule une extrême douceur est l’arme des terreurs mystiques, et la nef, je ne pouvais en connaître la forme que par l’écho, qui même en m’élevant se refusait encore à mes sens tendus.

Mais ce réveil était celui où je savais que je tenais la pierre d’angle. Par ce geste enfin juste, à la sortie de tant de tâtonnements, je me sentais confondre le mystère et l’illusion. J’avais les chevilles dans le pourpre froncé du tapis de la certitude, alors que tout autour de moi, en ce réveil grandiose, était incertitude, paradoxe en mouvement, de la pensée sentant sa chair. Les longs boyaux obscurs qui m’égaraient depuis des années, avaient fini par aboutir à l’air libre, frais et chaud comme toi, j’avais retrouvé l’unité et l’harmonie chahutées du vent de la marche, le mouvement de tes cheveux quand tu tournes la tête. Elucider l’amour, voilà à quoi s’occupait cette lucidité à jour. Moi qui avais buté, ma tête avait enflé et rétréci, rétréci et enflé, moi qui avais secoué, frappé, gratté, caressé la flexible étroitesse des boyaux, soudain je découvris cette porte, une lumière, une aire gazonnée où l’on pouvait avancer dans tellement de directions qu’il fallait s’y retenir pour ne pas en devenir ivre trop vite. Je ne savais pas encore que ce champ était limité à son tour, que les boyaux se reforment, l’horizon n’est rien d’autre. C’est en chapitres et en paragraphes que j’organisais tout ce que ma mémoire et ma connaissance, ma fantaisie et ma pertinence avaient amassé en des tas rocambolesques, emboîtés dans l’architecture contrite des boyaux autour de temps d’insomnies, de submersions, d’espoirs et d’espoirs déçus. J’organisais et je réorganisais, sans jamais laisser au lyrisme la chance de m’égarer, je triais, j’associais et vite et juste. L’emphase même, qui était comme une plainte molle contre l’étroitesse élastique des boyaux et en tapissait les parois suintantes, trouvait sa place, fondée mais circonscrite, tout près, sans doute, de l’autel. Et je suis moi-même surpris de ne pas pouvoir reproduire une ligne, un mot de ce sommaire si réussi, et de m’apercevoir que ce que j’écris en ce moment n’approche que le comment je pensais et non le contenu. Mais c’est aussi précisément ce que je pensais : le contenu ne peut se trouver, ne peut se comprendre, qu’après les longues et tortueuses circonvolutions formelles, et à travers elles, il émerge peu à peu, comme d’une anesthésie, par les à-coups des détails qui révèlent nos sens et nos pensées, nos consciences et l’esprit du temps ; et l’écrit nécessite des kilomètres pour rendre la silhouette de quelques secondes de pensée extralucide.

Pourtant une réflexion parasite vint interrompre ce précipité ardent, ici nitescence limpide, qui donne sa substance au moment si important, généralement sans durée, de la réflexion la plus générale préalable mais non miscible avec l’expression même. Je m’étais réveillé dans un endroit que je ne connaissais pas. A vrai dire, j’ignorais ce qui m’avait amené dans ce lit inconnu, dans cette obscurité opaque. Certes je percevais le reflet de clignotements, rouges je crois, comme un néon à travers les persiennes d’un motel américain, et des cliquetis ou des bips-bips sourds et grêles, de machines besognant leur convoi de messages que personne ne déchiffre quand, dans une salle d’ordinateurs une réaction en chaîne déclenche ces concerts mécaniques sans vie, mais non sans comique. Du reste, j’avais ce rendez-vous à Rennes, et ce n’était certainement pas le moment idoine pour ordonner les fins et brutaux dégradés d’une théorie de l’amour. J’essayais de me lever, mais n’y parvint pas. L’état particulier de ma lucidité, allant aux décisions rapides mais sans perdre l’essentiel, qui était largement dominé par la conscience de la brièveté de sommets aussi utiles, me fit admettre cette incapacité sans même tenter d’en analyser les causes. Quelque part il me parut évident que si les causes étaient importantes elles se présenteraient d’elles-mêmes, et que par conséquent, tant que mon incapacité à me lever n’était pas elle-même levée, je devais jouir de l’indiscutable excellence de mes dispositions pour tailler mon objet.

Je pensais donc à toi. Comme un événement souterrain et inconnu, mettons, puisque j’ai déjà parlé d’eux, une mutation génétique ou une maladie incendiaire des phéromones, et ses conséquences sur notre espèce, c’était une foule d’indices déposés à tous les endroits sensibles de tous les corps, une cataracte d’hypothèses du scepticisme le plus sobre aux désirs les plus échevelés, des théories secrètes et des lieux communs publics, une perspective vertigineuse et un cahoteux surplace, tout cela devait s’unir dans une organisation aussi claire que l’était ma pensée à cet instant. La révolution en Iran avait permis de souligner en quoi les méthodologies courantes ont dérivé vers une impossibilité de comprendre l’événement. On rencontrait d’abord de sèches chroniques ou des récits de « vécus » qui se voulaient témoignages utiles et qui jouaient sur leur modestie hypocrite. Mais le démocratisme occidentalisé avait acquis, par l’unanimité que lui conférait l’information dominante qui ne laissait passer que les variantes de ce même refrain, un caractère objectif et inamovible, un peu comme l’écrit lui-même : pour s’exprimer sur la révolution en Iran, il fallait d’abord écrire, ensuite adhérer à cette idéologie et enfin seulement de faibles nuances pouvaient s’opposer aux paradigmes communs. De sorte que les chronologies elles-mêmes, qui paraissaient factuelles, étaient déjà une prise de position très partisane, et dont le seul intérêt était d’être la chronologie d’un parti. L’abandon de l’analyse au spectateur, si falsifiée par ces choix initiaux non dits, était déjà depuis quelques années la règle au cinéma, où l’on ne présente plus une thèse, mais un récit sans conclusion franche, mais avec des conclusions induites à l’intérieur du récit. Le spectateur de cinéma, sans doute le plus mal disposé à conclure par lui-même, incapable de répondre, quitte donc le récit, non en tentant de le faire aboutir, mais en épousant la position implicite du film, et, assez souvent, en tout cas pour les films à prétention thétique, ce qu’il a bien voulu dire. La réponse est toujours ce que le spectateur a bien voulu voir. Pour la révolution en Iran, il existait aussi quelques analyses. Mais celles-ci reposaient toujours sur des faits supposés connus, alors que, dans la coulée de boue laborieuse et hachée de l’information dominante, personne, sans une mise à plat préalable, n’était en mesure de confronter ces analyses aux faits sur lesquels ils s’appuyaient nommément, puisque cette confrontation présuppose également connus les faits qui ne sont pas pris en considération par ces analyses. Ainsi scindé entre des rapports sur les faits fortement idéologisés et des analyses aux bases invérifiées, le discours sur la révolution en Iran avait atteint une dimension arbitraire qui a défiguré le sens de l’événement, et a eu de graves conséquences depuis. La dichotomie entre un exposé des faits et leur conclusion s’est, depuis, généralisée. J’étais donc convaincu que, malgré la lourdeur de la méthode, il fallait, pour qu’un événement soit compris, que son socle soit le récit, et que le récit lui-même ne doive épargner les propres interrogations sur soi du récitant, non de sorte à lui donner de la crédibilité, mais afin d’aiguiser la faculté critique ; et que la statue où est gravée le récit devienne la théorie de l’événement mais en lui injectant, autant que l’écrit le peut, l’ouverture, le vivant, la nécessité de son propre dépassement. Là encore ce n’est pas la volonté de passer pour plus honnête que les informateurs officiels qui régit cette exigence, mais ce qui fait vivre une théorie, en d’autres termes ce qui lui donne aussi son plaisir, est cette aération qui lui permet de sortir d’elle-même, de projeter au-delà, d’inscrire ses forces en insuffisances et ses insuffisances en promesses.

Pour l’amour, il me paraissait indispensable d’avoir la même méthode que pour comprendre la révolution en Iran. Elle permet d’abord de mettre en scène le paradoxe qui, pour l’instant me permet d’affirmer qu’il n’y a pas encore eu de théorie de l’amour : pour écrire sur l’amour il faut aimer, mais quand on aime, on ne peut pas écrire sur l’amour. Ainsi les écrits sur l’amour sont soit des comptes-rendus passionnés, la poésie est l’épicentre de l’amour giclé sur le papier, et par amour giclé on doit bien sûr comprendre une extension immédiate de la spontanéité, soit de froides réflexions, qui excluent avec tant d’évidence que l’auteur vit alors ce dont il rend compte et mesure, qu’elles en perdent toute crédibilité. Ou, plus exactement, ceux qui aiment sont toujours déçus par les prétendues théories de l’amour, qui tentent sèchement des généralités définitives et qui, bien souvent, ne cernent ni ne délivrent ce dont ceux qui aiment sont justement préoccupés ; et ceux qui n’aiment pas admirent bien sûr les poèmes, pour leur esthétique, pour leur outrance, pour la part de rêve qui est la leur, mais n’y goûtent qu’en gens cultivés, c’est-à-dire comme on goûte un objet à travers une vitrine, en en supposant les délices, par le prix, la réputation, la forme, et le quelque chose d’original ou d’extraordinaire rapportés de son usage. L’association du récit à la conclusion théorique n’est pas une certitude de réussite : c’est d’abord un effort très long ; c’est surtout un équilibre à maintenir tout au long de cet effort, pour trouver à l’intensité de la passion son expression, et à jouer des baisses de tension pour gagner du recul, ce qui nécessite, en principe, d’anticiper les mouvements de cette passion, et c’est bien là le plus utopique. D’autre part, s’il existe d’innombrables récits sur l’amour, il n’en va pas de même des théories. La filière de l’intelligence de ce mouvement est toujours en cause, car le cas particulier a toujours dominé et renversé, pour l’amour, la généralisation.

J’ébauchais ici un chantier dont la grandeur n’est pas dans la perte de vue que par la durée. Mais le fond lui-même n’était pas encore perceptible. Je savais, dans un tel moment de confiance en moi, que l’ouverture par laquelle j’entrais comme un Scipion de retour à Rome ne serait pas que triomphe. Il faudrait aussi lentement glisser, supporter des effluves étranges, fermer les yeux, oublier, retrouver des murs, oublier qu’on se laisse emporter par le soleil, entrer dans des raffinements si subtils qu’à un moment on en perd le retour. Et rien ne garantit que cette tendre perte de soi-même dans les vitesses soudaines d’échafaudages superposés comme les ruines de Troie aboutisse à la maîtrise, à la théorie, qui dit ce qui est achevé. Le joueur d’échecs de Stefan Zweig n’est que l’un des écueils d’une pareille dérive, à la fois abandonnée et décidée, après la destruction des vannes de protection, qui relient la passion au monde qui ne l’éprouve pas.

Les deux infirmières entrèrent les bras chargés d’objets médicaux. Je les regardai calmement et en silence. « Vous êtes réveillé ? » me dit l’une d’elle. « Il est réveillé », dit-elle à l’autre comme si celle-ci était aveugle ou imbécile, sans avoir attendu ma confirmation. C’était donc un hôpital. Il y avait dû y avoir eu un carambolage massif sur l’autoroute, et par mesure de sécurité tout le monde s’était retrouvé là pour la fin de la nuit. Il fallait décidément que je m’en aille. « On ne bouge pas », dit l’infirmière à son chien, en détachant les syllabes. De toutes façons, je devais être sanglé parce que je ne pouvais pas bouger, même lorsqu’elle retira sa main de mon épaule. « Qu’elles s’en aillent », pensai-je tranquillement, en cherchant le meilleur moyen d’accélérer leur départ. Elles étaient en train de changer un tube que j’avais apparemment dans la bouche et qui me descendait jusque dans la gorge en disant « incroyable ce que ça se dégueulasse vite », et c’est ainsi que je m’aperçus que je ne pouvais pas parler. Je fus simplement irrité par le délai qu’il leur fallut pour fermer la porte que je claquai, et reclaquai mentalement, comme si ça pouvait, non devait, accélérer leur geste. Mais elles étaient plantées dans l’embrasure pour dire à quelqu’un au fond d’un éventuel couloir « ça y est, il est réveillé ».

La principale difficulté est évidemment de parler de toi. J’ai la faculté, assez courante puisque notre éducation, où la dialectique est cependant plus sous-jacente que manifeste, nous met en nécessité de savoir synthétiser, de tracer le portrait de quelqu’un en trois mots, trois phrases, trois paragraphes, y compris le mien. Toi, cependant, tu échappes souverainement à cette capacité de jugement si nécessaire au réglage de nos comportements, à la calibration de nos affections. Quand je pense à toi, c’est toujours une pénétration latérale, et j’avance, j’avance au cœur d’un monde chaque jour différent, parfois brûlant ou sauvage, parfois lisse et tendre, parfois froid et dur, parfois tapissé de terreur et de violents rejets, parfois fin et majestueux. Mais la prise du sujet de mon avancée me prend en retour, et c’est une sorte de volubilité qui m’égare sur des chemins inconnus, avec des ravins soudains ou des habitations imprévues, des discours obliques comme certains de tes regards, des carrefours silencieux, où le moindre ralentissement paraît synonyme d’expulsion. Et je pense, en m’approchant ainsi, voir en entier ta ravissante silhouette surgir de la brume de mots. Mais c’est alors le contraire qui advient : je suis égaré dans une contrée reculée du vaste empire, j’ai oublié mon point de départ, j’ai oublié mon but. Ma pénétration n’était pas davantage qu’une goutte de mon sang au bout d’une aiguille très fine entrée dans n’importe quel pore de ta peau captivante et envoûtante. J’ai donc pris une infime part de toi pour toi en entier, faux jugement s’il en est, et probablement je t’ai piquée, et peut-être même je t’ai fait mal. Car, sans même sortir de l’inextricable perte de soi, j’ai conclu, sans doute sur un détail minuscule pour toi, comme s’il s’était agi de tout toi, et comme si je maîtrisais alors la coulée de ma réflexion en un résultat synthétique qui aurait convenu à n’importe qui d’autre que je sais comprendre en trois mots, trois phrases ou trois paragraphes. Un des obstacles les plus délicats de cette expression est donc de me construire des obstacles, garde-fous, observatoires, régulateurs comparatifs, qui ne brident pas l’extrême mais le sauvent, qui balisent les dérives. Ce que je dois avouer, j’ai assez envie d’entreprendre. Car pour moi qui n’ai pas parlé de toi dix fois en dix ans à un tiers, écrire sur toi est une extension du plaisir de cette pensée, dont en même temps, nouveau paradoxe, le plaisir est avant tout dans le penser que l’effort d’écrire risque de violenter. Mais ce plaisir est guetté par la complaisance, le monologue abscons, l’hypertrophie. Et si le récit, auquel il faut pourtant laisser cette qualité de divagation plus fertile dans ses énigmatiques rapprochements que les constructions moins hardies et plus courtes de la conscience, doit être le piédestal des conclusions, il faut veiller à leurs proportions réciproques, mais aussi aux mesures de densité de leurs propos.

La pierre d’angle que je venais de trouver était le début de la théorie, et je contemplais l’étrange objet de ma pensée, en évaluant son polissage de conscience, son long son de bombardon, ses inscriptions cabalistiques, la chute du monument qu’il soutenait et comment te l’offrir : l’amour est d’abord une destruction comme celle qui est consécutive à un violent accident. La carapace caractérielle qu’avait notamment théorisée Reich est soufflée. L’amour est d’abord un négatif. Le premier moment de l’amour est une violence, un choc hors de toute quiétude, une agression non pas envers l’aimé mais envers l’aimant, qui devient tel uniquement par cette brutalité imprévue et invisible. Ce constat vaut autant pour les plongeons abrupts et les coulées lentes, et se situe aux antipodes des rêveries sucrées de l’amour mythique. Sans même parler du « coup de foudre », « tomber amoureux » est l’un de ces lieux communs qui portent l’empreinte de ce négatif. « Tomber amoureux » indique quelque chose qu’on subit et un changement de vitesse dans un mouvement, une différence qualitative dont, dans la dialectique, le négatif est toujours l’opérateur. C’est-à-dire que l’on ne « devient » pas amoureux, comme dans le discours conservateur, qui voudrait que l’amour puisse ne pas être imprévisible et, dans une idéologie où la violence est bannie, ne puisse pas, par des saccades ou des coups, se retourner contre les façades de cette idéologie. La maîtrise du phénomène n’appartient pas à ses auteurs, et les contrecoups en sont toujours des ruptures d’équilibre. Dans « tomber amoureux » il y a en outre l’idée d’une chute, d’une verticalité, que ni mon expérience personnelle ni ce que j’ai pu observer chez les autres ne vérifie. Je ne peux relier cette idée de chute qu’à l’impression du monde raisonnable, qui place la raison au-dessus de la passion, et qui, dans la perte de celui qui tombe amoureux, plaint cette rétrogradation culturelle supposée. Il est tout à fait remarquable que même pour ceux qui prétendent « tomber amoureux », s’il y a verticalité, ce serait plutôt une montée, une sorte d’élévation. Et ceci vaut encore pour ceux qui « tombent amoureux » progressivement, bien que je n’appellerais cela de l’amour qu’à travers des médiatisations beaucoup plus sauvages et cachées que celles que concocte la vie de tous les jours partagée. Car il n’y a pas dans ces processus gouvernés par l’habitude et le quotidien, qui font que deux individus intensifient leur relation, cette destruction brutale des systèmes de défense, mais au contraire un aménagement, une sorte d’espace affectif où les murailles défensives sont mises en commun, long processus d’alliance et de confiance, où le dangereux explosif est à la fois stocké, contrôlé et mis en service homéopathiquement de façon préventive, et qui sont aussi un renforcement des défenses contre le monde extérieur, si plein de bombes à retardement, dissimulées dans d’infimes instants, ou dans des catégories de la pensée insoupçonnées. Dans ces progressions lentes, il resterait aussi à mesurer la part de résignation, qui respecte les vertus peu probantes d’une sorte de gestion intériorisée des affections et des pensées qui les accompagnent, où l’organisation extérieure de la société aurait raison par postulat, et serait la première à laquelle toute forme de désir et de plaisir devrait savoir se plier. Ainsi, la négativité initiale de l’amour met en cause le principe d’un amour grandissant, quoique les conséquences d’une déflagration ou d’une série de déflagrations peuvent paraître accroître le phénomène, ne serait-ce que par l’imprévisible durée qui semble souvent, en regardant derrière soi, une telle mise en puissance des événements fondateurs du phénomène, que la grandeur en semble grandir. Mais, dans « tomber amoureux », j’apprécie que le mouvement aille dans le sens de la gravité ; tout en observant combien l’empire de cette gravité creuse dans les souterrains insoupçonnés à la recherche d’oxygène qui lui font quitter l’obscurité de la surface pour investir les plus grands espaces libres où cette gravité renversée prend et donne du volume.

L’effort de suivre ce mouvement comme un sauteur en hauteur qui longuement mime les yeux mi-clos le geste qu’il demande déjà à la foule exaspérée d’attente de scander des mains, m’avait fait me redresser inconsciemment. Une sonnerie répétitive et insistante se déclencha alors. Les deux blouses blanches apparurent aussitôt en courant usant de cris secs et brefs hors de propos comme « tout va bien ? » ou « ne vous en faites pas ». Eteignant la sonnerie l’une d’elle vint me tapoter la poitrine ce qui me permit deux constats inattendus : le haut en était constellé d’électrodes dont l’une d’entre elles avait été tirée par mon mouvement, ce qui avait déclenché l’alarme ; et, du haut du ventre jusqu’au nombril, je voyais une longue plaie ouverte, jalonnée de petits montants en métal, qui reliaient les deux bords comme des ponts de bois dans un jardin japonais. Il n’est pas exclu que le sourire de cette comparaison me fit endurer le ballet ergonomique des deux importunes, qui d’une série de gestes vifs et précis accomplissaient une multitude de petites tâches incompréhensibles, dont je renonçais à détailler le déroulement.

Il ne s’agit pas de discuter Reich ou sa théorie, ni celle plus générale de l’orgone, ni celle plus particulière du caractère. Ce théoricien hors normes mérite cependant un respect qu’ont démenti depuis Freud, dont il fut disciple puis critique, tous les collègues de sa profession initiale, la psychanalyse. La tâche de misère et de honte qu’a généré ce racket mental, cette police parallèle qui a travaillé si activement à la lenteur du siècle, en clôturant la pensée dans des domaines où toutes les perspectives lui étaient permises avant, s’est révélée avec excellence et concision dans l’existence et le succès d’un Jacques Lacan, par lequel on voit également la confusion à son comble entre science officielle, charlatanisme, et arrivisme forcené. Reich, avant d’élargir le champ de ses recherches bien au-delà de ce qu’est, dans le salariat, la discipline psychanalytique, avait montré en quoi le caractère était la manifestation corporelle du refoulement. C’est la description de la carapace, qui est en grande partie blocage musculaire de la respiration, la respiration étant un plaisir, et à un tel point d’inconscience que certains muscles figés, tendus, depuis l’enfance, sont hors d’autre usage à force de bloquer la respiration. Je n’entre pas ici dans les développements particuliers de cette recherche qui a tant vexé, après les psychanalystes le corps médical, parce qu’ils touchent, en conséquence principale, au cancer, ce qui semble avoir beaucoup intéressé les services secrets américains, mais il me paraît indispensable de souligner que le point de départ de Reich, qui semble être resté son but toute sa vie, est tout opposé au mien. Reich, en effet, était le héraut d’une sexualité normalisée, hétérosexuelle, dénuée de ce qu’il appelait des perversions, et d’une société où l’activité alternative à cette économie sexuelle ennemie de l’imagination était un engagement dans le travail, dont Reich lui-même était un exemple qui avait vraisemblablement, avec des motivations toutes autres, fortement concurrencé Stakhanov, au point que si Reich lui-même n’en avait été l’avocat militant, je serais tenté de dire que ce que faisait Reich était bien au-delà d’un travail, son contraire, le jeu. Je présume peut-être en raccourcissant ce que Reich pensait de la société de son temps : puritaine, refoulée, cancérigène, parce que le nombre d’individus qui échappent à sa « peste émotionnelle », et qui ont une balance entre une sexualité normale et une activité riche dans leur travail, est très faible. Pour ma part, compte tenu du mouvement de l’aliénation dans le monde, je pense que voilà un constat bien optimiste. Il n’y a pas aujourd’hui de sexualité « normale », la gestion de la sexualité est certainement une forme de perversité au sens de Reich, et je ne vais pas te faire l’affront d’entrer dans toutes les objections qui font du travail un vase communicant de la sexualité, rendant supportable celui-ci et misérable celle-là et vice versa. Le phénomène de l’aliénation peut lui-même être considéré comme vase communicant plus généralisé entre une pensée particulière, dont le noyau est la conscience, et une pensée plus générale, collective, qu’on appelle l’esprit. Depuis la déroute des déistes, et la débâcle des collectivistes staliniens, la conception de l’individu humain, construit autour de son intégrité physique, c’est-à-dire autour de son intégrité sexuelle, admet quelques happy few parmi lesquels se comptait sans aucun doute Reich, exempts de carapace caractérielle, normaux, travailleurs. Mais si l’on considère la pensée comme catégorie centrale, l’individu n’est plus qu’une division de la pensée, qui coulisse pour ainsi dire avec le genre. Dans cette représentation, le caractère évoqué par Reich est une sorte de régulateur entre la séparation du particulier, et l’esprit général du genre. De sorte que le caractère, avec ces conséquences musculaires, respiratoires, voire cancérigènes, n’excepte personne, pas même Reich ; et que la carapace ne se présente plus, lorsqu’on tente de visualiser son image, comme un tout englobant comme chez la tortue, mais plutôt comme dans un intérieur japonais traditionnel, un système de parois coulissantes, imbriquées, permettant et cassant la respiration selon des mécanismes dont l’esprit reçu par la conscience détient la clé. La théorie de Reich combattait avec vigueur le refoulement sexuel. La seconde moitié de son siècle, qui est celui de la révolution en Iran, a montré que le défoulement sexuel modifiait sans la supprimer la carapace caractérielle décrite par Reich. Si le défoulement sexuel a dénoncé l’idéal de Reich il a cependant confirmé l’existence d’une carapace caractérielle, d’une grande complexité, et dont le décodage n’a même pas encore été entrepris à l’époque qui se flatte d’achever celui du génome humain.

La carapace caractérielle, davantage encore qu’en contractions musculaires, se manifeste en nœuds de pensée. Ce sont par exemple les principes, ce sont aussi les préceptes moraux, ce sont les concepts et les conceptions que nous installons dans l’éternité. Ce sont évidemment de puissantes protections contre l’aliénation, tout comme le caractère est une puissante protection contre les affections inconnues. Mais cette fonction défensive a aussi son revers : une carapace solide est lourde, un caractère trempé ne permet plus de se mouvoir avec souplesse et d’avancer dans les zones glissantes ou inédites comme les révolutions par exemple. L’imagination est limitée, et l’intelligence se stérilise aussi à mesure que les parois coulissantes du caractère se rigidifient. Mais c’est certainement en tant que check-point entre la conscience et l’aliénation que les redoutes du caractère plongent la pensée dans des abîmes contradictoires, entre les grands fonds marins de l’esprit, et les plaines rocailleuses de la raison.

Mon amour pour toi n’a pas détruit ma carapace caractérielle, rigide quoique chaotique, fortement idéologisée depuis l’enfance, avec ses sécurités successives en forme de créneaux et de meurtrières. Mais il en a troué et rasé des pans entiers. Cette occurrence, qui part d’un désastre perçu comme son contraire, va vers un délice perçu comme un désastre, puis revient au désastre, continuant l’enlacement de désastres et délices sans jamais que le désastre lui-même ne soit considéré comme un délice, s’est vérifié dans des modifications physiologiques, visiblement destinées à compenser l’effondrement du système de défense caractériel en place. Allergie (aux chats, depuis que ta Charlotte pissait sur mes chemises pendant que tu dormais dans mes bras), excroissance de chair, besoin de parler tout haut tout seul, apparition pathologique du vertige et je suis même enclin à penser qu’au plus profond de mes méditations, c’est-à-dire en temps ordinaire, je ne marchais plus tout à fait droit, enfin action indirecte et salutaire sur un pityriasis auquel je m’étais résigné depuis dix ans, témoignent d’un tâtonnement pour retrouver un équilibre entamé. Je pense également avoir, moi-même complaisant, contribué à cette destruction, non que je veuille changer de vie ou tomber amoureux, je n’avais même pas conscience du phénomène, mais j’avais besoin, pour faire tomber des défenses qui commençaient à mieux me gêner qu’à me protéger, de les miner, afin de les éliminer. Je veux dire par là que pour connaître l’amour, il ne faut pas vouloir connaître l’amour, je pense que les circonstances d’une telle connaissance sont nombreuses quand on constate le peu d’élus, mais il faut vouloir ouvrir, et même vouloir détruire à un moment quelque chose qui empêche d’ouvrir. C’est une précondition. Et je ne sais pas aujourd’hui, si quelqu’un avait pu me relater la dureté des épreuves que ma prédisposition favorable permettait, si j’aurais accepté qu’une personne, même toi, y commette les ravages qui s’apparentent tout de même à une mutilation, même s’il s’agit d’une mutilation qui peut enrichir, comme l’ablation du prépuce, dont Sade vante la qualité qu’elle donne au plaisir. Mais cette hypothèse est absurde : bien sûr que, en bilan, si c’est un terrain sur lequel un bilan est possible, j’aurais donné des tourments plus grands encore, pour connaître ce que sait faire ton être.

La situation présente dans laquelle j’avais ce triomphe de la pierre angulaire au fond de la ligne ouverte de mon ventre, était justement la situation où je me sentais, enfin, capable d’exprimer cette destruction. Car il n’y avait pas eu une explosion, comme un big bang, mais une série d’explosion, en deux temps qui avaient deux époques, et cette série d’explosion semblait ne jamais prendre fin. Or, la capacité que je me savais soudain d’exprimer ce phénomène témoignait de son recul, ou de son avancée vers une maîtrise nouvelle, même si je me leurrais à ce moment sur l’étendue de cette maîtrise.

Tu es certainement surprise de me voir parler de moi, quand c’est toi que je proclame l’héroïne de ce récit. Mais il n’y a là aucune contradiction : tout ce que je dis de moi est tellement imprégné de toi, que c’est de toi que je parle quand je dis : moi. Justement le long phénomène de destruction et de colonisation que tu as conduit en moi, et que je pense que tu nies, est précisément cette succession d’explosions, dont le compte-rendu exige aussi un relevé de l’implication des consciences engagées, qu’on retrouvera également à travers mon exposé de la mienne.

Alors que s’épuisait la lucidité altière avec laquelle je mettais en valeur par ses découpages les épisodes précis décrivant cet événement central d’une vie, je n’avais pas encore le descriptif que m’a procuré la plongée dans l’écrit, et qui me permet de dresser un inventaire du champ d’explosion, moins pendant qu’après, mon tranchant s’émoussa à cause – ou au fil – de la morphine, et glissa dans sa représentation favorite, toi, me laissant suspendu entre le plaisir de la découverte et la découverte du plaisir, dans lequel la splendeur de ton être érigé me coulait vers un somme où le rêve commençait par un lointain sourire.

     
             
             
             
             
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