l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      IV 1984      
             
             
             
             
             
             
             
             
      5.
 

Tout s’est dégradé, lentement, inexorablement, avec des soubresauts. Sophie, en mettant la distance, ôte une à une les formes, bride les politesses, laisse tomber une remarque rude, un sarcasme retenu. Elle maîtrise si bien les nuances de la mise à distance. Elle les goûte, c’est un plaisir.

Elle espace les rencontres, finement, impitoyablement. Elle écoute mal, montre qu’elle laisse glisser des inadvertances sans importance. Elle affirme souvent qu’elle a oublié tel moment, tel événement important, elle l’affirme avec du coffre, comme si « il ne manquait plus que ça ». Soudain apparaissent dans son rayon d’autres gens, qu’il faut absolument qu’elle voie, des amis qu’elle a trop négligés, des tâches qui lui incombent, oui pas de chance mais que veux-tu.

Son regard, se dégage et se pellicule. Il trouve les transparences, les raideurs, il ne fonce plus, les imperceptibles courbes deviennent d’impersonnelles droites, le précipité élastique et puissant se fait rare. Ses gestes deviennent vifs, la langueur tombe comme une peau de couleuvre, puis disparaît. Elle me regarde parfois avec impatience, ne m’écoute plus.

Un jour elle m’invite, cependant. Puis elle change la date. Je viens ce jour-là. A ma place, elle a invité sa cousine, l’autre Sophie. Une jolie table est dressée, avec soin et goût, rien jamais qu’elle ne m’aurait offert. Je suis fou de rage. Je hurle de colère. La bouteille de champagne que j’ai apportée vole contre le mur, sans se casser. Je sors dans ce fracas, une humiliation supplémentaire au ventre, celle de voir cette insignifiante Sophie traitée par cette signifiante Sophie comme j’en rêve.

Notre rendez-vous est remis. Finalement je me présente le jour dit, le cœur lourd, tendresse en laisse, repentant. C’est un dimanche soir du mois de mai. Elle me dit qu’elle n’a rien pu préparer, que je ne tombe pas bien. Mais c’était prévu. Je sais, mais voilà… je préfère finalement, dit-elle, que nous annulions. Je suis beaucoup plus triste que furieux, mais furieux. Je pars sans jeter de bouteille. Je suis tiré jusqu’à la rue de Charonne par un long monologue déclamé, à grandes enjambées, à courte vue. Je sais : elle veut regarder le film du ciné club. Seule. Sans moi. J’ai toujours des pensées minuscules dans le désarroi, pourquoi ?

Je veux empêcher cette petite entreprise. Je l’appelle dès rentré pour qu’elle reste en ligne, qu’elle soit avec moi. La conversation tourne, avance, recule. Nous ressassons, mais ressasser avec elle c’est recommencer un plaisir suave, un ton unique, un moment clé. Je parle, je continue. Elle avance à son tour. De son bon sens, de l’innocence à laquelle elle sait céder la place, elle désarme, elle claque des simplicités fraîches, précises. Je recule. Mais je ne lâche pas, parce que l’objet même du différend, bien au-delà de ma petite vengeance, me tient, et ne me laisse pas quitte de son discours.

Je ne sais plus pourquoi, comment, nous continuons. Soudain, très tard, c’est la fin : je suis terrassé, mais je vis, elle me domine, mais elle ne domine pas ce qui au fond de moi ne peut lui donner raison, son chant occupe tout le territoire, mais pas tout à fait car je sais bien que sous toute ma surface étendue sous elle, je sens bien qu’il y a cette étendue beaucoup plus grande qui demande la vie. Tendresse ? Vision ? Potentia ? Il y a ce quelque chose, qui est si grand, si plein et qu’elle tente de calmer, ce qu’elle parvient presque à faire de sa supériorité apaisante, mais qui résiste, qui s’ourle, qui déborde.

Soudain je lui dis : je t’aime.

Cinq secondes passent dans le silence. Je raccroche.

C’est la première fois que je lui dis : je t’aime. Je suis comme pétrifié. Car ce que j’ai dit là n’est pas une formule, une surenchère verbale. Bien plus tard elle me dit que l’une des choses dont elle s’était souvenue de moi, est qu’un jour elle m’avait dit « je t’aime ». Et je l’avais sévèrement grondée, puisque ce n’était pas vrai. Elle s’en était si bien souvenue que depuis, jamais, elle n’a plus dit à quelqu’un qu’elle l’aimait sans le croire véritablement.

Cette phrase était un constat, une synthèse. De toute ma vie je n’en ai fait aucune d’aussi concise, d’aussi définitive, d’aussi subversive. Elle était subversive parce que j’étais moi-même convaincu que l’amour n’est qu’une formule, qu’il n’y a rien de tel entre les humains. Toute mon attitude jusque là, toute mon agressivité, ma violence contre Sophie, hurlaient : tu vois, je ne t’aime pas. Il n’y a rien de tel. Le phénomène contre lequel je me débattais s’imposait là, dans un conflit feutré, au téléphone, comme une évidence, comme une vérité. A ma conscience défendant, je dis quelque chose que je n’avais jamais pensé, et que je combattais comme une superstition, une hérésie, une formidable escroquerie qui a cours entre les interlignes de la résignation.

Pourtant le son de l’idée résonna en moi comme un solennité apaisante, comme le versement d’un liquide doux et tiède sur l’immense crête de désarroi de cicatrices en feu. Au sens propre, ce que je venais de dire me fit tituber. Car c’était vrai, indiscutablement, le « je t’aime » correspondait à quelque chose, avait un sens, immédiatement constituable. Non seulement cet aveu à contre-courant correspondait profondément à ce que j’éprouvais, absorbait cette insatisfaction au nom de toutes les autres insatisfactions, mais j’étais soudain submergé par la contradiction dans laquelle je disais cela.

C’était, au sens le plus complet de son être, Sophie qui avait raison. Je l’aimais signifiait qu’elle emportait le conflit, que ma contradiction était erronée, que la merveille de sa puissante ondulation était juste, et que tout ce que j’y opposais était court, sans argument solide, sans cette force haute et douce qui m’obligeait de reconnaître « je t’aime ». Il y avait dans ce constat une vérité qui se trouvait parce qu’elle trouvait sa finalité. C’était un point d’exclamation qui contenait tout le discours.

La force de ce « je t’aime », je ne sais pas la mesurer. Mais je suis resté, du moment où je l’ai formulée, six mois sans essayer de voir Sophie. Que moi, dans ma dépendance extrême, anxieuse, de chaque instant, je puisse choisir de mon propre chef de ne pas voir Sophie pendant six mois – car nous n’étions en rien fâchés, et elle n’interdisait pas ma présence – me paraît proprement prodigieux, et indique l’importance de cette déclaration, de cet aveu. J’ai vraiment l’impression que c’était comme le recul d’un canon qui vous projette à six mois de ce coup de feu.

De ce jour-là, j’ai changé. Cet aveu a tué mon conflit avec Sophie. Sans doute y eut-il encore plusieurs violences de moi à elle. Mais au fond, le conflit était différent maintenant : il avait perdu la possibilité de l’antagonisme. Je ne me battais que contre moi-même, et je ne me battais plus contre Sophie, mais au moyen d’elle. Peu à peu j’allais reconnaître cet état de fait : quand on aime, on ne se bat pas pour l’emporter.

De même, j’allais modifier ma conception de cette étrange aventure spirituelle. L’amour méritait d’être compris, théorisé. J’étais entré dans son camp, et j’allais commencer, étonné, fougueux, malheureux, fasciné, à construire ce mouvement de pensée, avec ce nom, dans le monde dans lequel j’observai les bruissements du temps. Et cette exploration, qui n’est pas finie, m’a immédiatement entraîné dans la stupeur et dans l’immensité.

Pour donner un début d’idée de ce que contient « je t’aime », tel que prononcé ce soir de mai 1984 :

1. Je suis en train de passer au-delà de ce que je peux contrôler
2. Tu as droit de vie et de mort sur moi

A moins de ces deux conditions, « je t’aime » est une formule de politesse pour les chiens.

     
             
             
             
             
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