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Sophie
1982 - Trois mois
IV – 1984 | ||||||
3. On ne revient pas d’une pareille humiliation. La femme que j’avais traquée pendant plus d’un an, qui était allée jusqu’à me faire convoquer par la police, et que j’avais réussi à convaincre de m’écouter ; cette même femme qui m’avait laissé entrer chez elle, qui m’avait ouvert sans lit, qui m’avait caressé et embrassé, m’avait refusé à l’ultime instant, abusant d’un pouvoir qui atrophiait le mien ; et quand j’avais éjaculé, à côté d’elle dans le silence de son écoute, le dos tourné, c’était comme je le lui avais annoncé deux ans plus tôt : j’avais eu l’impression de me cracher dessus, juste pour éviter de la contraindre quand même, après avoir résisté à la contraindre, in extremis. On ne revient pas d’une pareille souffrance. C’était le même geste que lors de Victor, Victoria, quand j’avais posé la main sur sa cuisse, dans l’élan de l’osmose, sans même penser qu’elle pourrait ne pas accepter un geste qui était le sien ; à l’époque j’avais été étonné : mais j’avais considéré que la sphère de Sophie en moi, n’était pas la même en elle, que l’harmonie de mon geste entraînait d’autres implications, moi qui admis si bien ces autres implications, quand je sus qu’elle avait un amant, même si je ne pensais pas encore que Sauvernier était donc alors seul amant, et que le geste qui ôtait ma main de sa cuisse était simplement la cohérence de sa conduite, un amant et un seul à la fois. Mais là, elle n’avait pas retiré ma main quand j’avais commencé à la toucher ; et là, elle n’avait pas d’amant pour justifier son refus ; et, ne justifiant en rien son refus, elle le rendait plus violent encore : c’était au-delà de la réflexion, où alors c’était une cruauté sans bornes, malsaine, mais qu’à aucun moment je ne lui prêtais. C’était donc un caprice, au dernier moment, une montée de réflexion par l’une de ses décisions glacées par la guerre, où elle savait manœuvrer les forêts qui me trouaient et m’embrochaient dans des hurlements de silence ; ou pire, une sensation, une émotion subite, que le jeu fervent de nos corps avait dénudée et fait surgir, elle contre moi, du plus profond d’elle. Comment une telle meurtrissure pourrait-elle jamais cicatriser ? On ne revient pas non plus d’un doute aussi profond. Car Sophie ne m’avait rien expliqué, avait laissé toutes les options ouvertes, comme elle sait le faire si bien. Une vengeance tardive, un dernier acte de guerre pour me faire expier les misères que je lui avais fait subir ? Un dégoût soudain, un rejet physique de mon désir trop abandonné, trop plein, trop menaçant par l’engagement dont je le chargeais ? Une peur d’être enceinte à nouveau d’un homme dont elle devait raisonnablement penser qu’il plaiderait, dans cette éventualité, pour un nouvel et intolérable avortement ? Une promesse faite à un autre de ne jamais plus me donner cette satisfaction que ces proches devaient penser si essentielle, à un Nuy peut-être, à sa mère ? Je m’épuisais dans la vaine ronde des hypothèses taillées seules, au point que j’en oubliais. Je n’avais pas pensé, par exemple, que lorsque nous sommes devenus amants, deux ans plus tôt, elle m’avait d’abord refusé à plusieurs reprises, moi déjà dans son lit, sans doute avec des gestes moins concrets, moins proches de la recherche de satisfaction immédiate. Mais mon image d’elle, femme à hommes restait en place malgré l’aveu de ses mensonges. Et je n’avais donc pas pensé qu’elle avait peut-être besoin d’une approche progressive, rassurante, qui lui réintroduise mon corps, qui étende la confiance de notre paix jusqu’à l’habitude de nos peaux mêlées. Je n’avais d’ailleurs pensé que très peu à son point de vue. Je suis encore bouleversé par cette incapacité d’écoute que nous avions l’un de l’autre. Elle, telle que je l’imagine alors, était dans une incertitude très grande, et c’est une peur plus redoutable que celle de mes harcèlements qui lui avait fait penser que la paix était une possibilité à explorer. Elle cherchait à construire une voie large, où elle pourrait reposer sa matrice, une grande et belle allée, aux arbres taillés, aux pelouses tondues, et sans doute aussi ornée de bosquets sombres, dont elle avait besoin, et peut-être de bassins discrets à fontaines douces et de tonnelles tamisées où elle pourrait s’oublier, sans dévier d’une marche à laquelle il fallait maintenant un rythme assuré, avec des marges et des horizons, avec des bancs et des tables. Mais, si de tout cela je n’ai qu’un vague postsentiment, ce que je ne savais pas, et que j’aurais dû percevoir, c’était sa peur. Ma superbe Sophie était désarçonnée, et je ne la voyais que superbe. Elle trébuchait, peut-être elle sanglotait, mais quand elle m’affirmait qu’elle m’avait menti sur ses amants, sacrifiant ainsi sa superbe, c’était encore plus de superbe ! C’était aussi pour cacher son désarroi, parce que non seulement nous avions été en guerre, et il fallait donc montrer à l’ennemi en puissance que j’étais nécessairement, mais aussi au monde, et peut-être surtout au miroir – celui, impitoyable, du matin ; celui, habituel, de chaque vitrine où elle se jaugeait, toute la journée ; celui, si indiscret parce que si aisément oublié, du bar du Conways, la nuit, quand les autres vous découvrent, étincelante et craquelée –, que la peur était engloutie, resserrée, qu’elle avait elle-même peur du superbe de ma superbe Sophie. Elle me paraissait tellement supérieure à tout le monde, que la peur n’entrait dans mon boudoir d’admiration qu’était notre sphère que par mon côté. Et il était pour moi incongru, presque inconvenant, de même rapprocher les termes de peur et de Sophie. Bien sûr, j’avais voulu lui faire peur, et bien sûr je savais que j’avais partiellement réussi pendant la guerre, mais cette peur était liée à un contact direct, à sa faiblesse physique face à moi, à un rapport de force depuis longtemps établi ; mais la peur, que je ne pouvais pas voir, essentielle, l’ombre d’une angoisse profonde dont j’étais incapable d’évaluer l’intensité, était une peur de la vie, du monde en général, de soi dans la vie et dans le monde, une peur que nous connaissons tous à un moment ou à un autre, et que connaissaient même les héros, même les grands seigneurs disparus. Et cette angoisse avait permis aux plus élégantes mains du monde de se nouer derrière mon cou, dans son lit, et c’est cette même angoisse, je le crains, qui avait rendu sèche et chaude l’haleine encore mêlée du goût de la mienne, qui m’avait soufflé au visage le « ah non, pas toi ! » Je ne peux attribuer qu’à cette peur, si constamment et difficilement balancée par une assurance parfois artificielle, l’incapacité de Sophie de me lire. Il faut cependant reconnaître que je ne pouvais pas être facile à lire. J’étais sans doute transparent, je n’aurais rien pu lui cacher, je ne savais pas lui mentir, mais j’étais tellement éclaté que le puzzle qu’il aurait fallu reconstituer délicatement nécessitait du temps, de la liberté d’esprit, de la concentration et de l’intérêt. Je crois que Sophie n’avait rien de tout cela. Elle s’était faite de moi une idée qui laissait peu de marge aux variations, alors que mon inconstance était complète, sauf dans le désir d’elle. Mais j’étais prêt à tout renverser, mes propres positions comprises ; et pourtant, pas entièrement : car j’ai toujours eu conscience que, en dessous d’une certaine intégrité, je détruisais le jeu avec Sophie. Ainsi, si deux ans après elle avait remis en avant sa volonté d’avoir un enfant – et peut-être même l’a-t-elle fait, à sa manière discrète et en double teinte, et je ne l’ai pas perçu –, je pense que je ne me serais pas dédit d’un refus clairement argumenté ; en revanche, j’ignore comment j’aurais pu résister si elle avait poussé cette volonté au-delà d’un simple sondage. Sophie me voyait comme un homme amoureux, c’était un fait qui devait correspondre chez elle à des comportements et des états d’âme très précis. Je crois même qu’elle dissociait cette qualité chez moi de tout le reste de mon être, social, psychologique, physique. L’amoureux que j’étais pour elle se manifestait par sa constance. Mais ma constance était effectivement inébranlable dans ma Gerichtheit vers elle ; mais justement, cette intentionnalité imperturbable perturbait tout le reste de ce que j’étais. Ainsi mon incapacité à l’écouter, ma courte vue, mes vives émotions avaient toutes cette inconstance adolescente, qui les font d’abord osciller sans raison, à vive allure, et les empêchent de constituer, justement, cette allée droite, longue et ample, dans laquelle j’imagine maintenant que Sophie répartissait le soleil, et l’ombre des contre-allées. Je n’étais qu’une somme disparate, instable, farfelue de lucioles, un bourdonnement électrique continu, qui certes savait parfois proposer d’intéressantes fulgurances, mais qui surtout menaçait de mettre le feu que de réguler d’un talent encore trop en gestation les grandes poches obscures de l’avenir, dont Sophie avait maintenant besoin de comprendre la structure, pour combattre cette crainte sourde, et ce manque d’assurance qui s’étaient glissés en elle, de manière si insidieuse. Elle me voyait raide et vif, bonne chose, mais point souple et tendre, et le souple et tendre lui était plus nécessaire à ce moment là que le raide et vif. Et quand elle m’avait dit cette phrase dont on ne revient pas, « ah non, pas toi ! », j’avais entendu qu’elle répétait, à hauteur du drap ce « je ne t’aime pas » qui avait signé son arrêt de mort commué en tendresse, et qui me condamnait à une peine pire que si je l’avais tuée ; alors que, au fond, je crois qu’elle répétait seulement avec une variante intime « il n’y a rien pour toi en ce moment », ce qui voulait dire : fais un effort, cherche mieux, trouve-moi là où j’ai besoin, envie, que tu me trouves. Je me voyais comme Napoléon à Moscou, la sphère à laquelle j’avais emmené ma grande armée brûle, incendiée par l’ennemi qui se retire, alors que j’étais vraisemblablement par rapport à une amie qui me disait que nos corps étaient proches, et qu’elle voulait bien que je pénètre le sien, mais qu’il fallait le faire sans heurter son corps à elle, que nos sexes n’étaient pas encore en face, qu’il fallait encore un peu tourner, trouver la température adéquate, peut-être la créer ensemble, amadouer l’impétuosité pour se glisser dans un terme plus long, dans une ambiance plus construite, plus fertile. Je vais vous dire. Non seulement, on revient de l’humiliation, non seulement on revient de la souffrance, non seulement on revient du doute, mais on revient aussi vite que si rien de tout cela n’avait eu lieu, et même que si exactement le contraire s’était passé. Aussitôt que l’intervalle commença à peser, deux, trois, quatre jours – ai-je tenu si longtemps ?, j’étais à nouveau devant sa porte, elle ouvrit, s’effaça, me sourit, et j’entrai. Le besoin terrible de la voir, de cette façon qu’elle avait d’organiser le monde accessible à mes sens, primait tout, réduisait toute réflexion et tout goût de la défaite en un paquet de cendres qu’on jette à l’océan, en l’oubliant dès qu’il se délace de vos doigts. J’avoue que toutes les hypothèses que je viens d’énumérer, je ne les ai probablement pas eues entre la longue nuit du feu de paille et la visite suivante, ou alors seulement à titre de soutien éclair à l’édifice de la pensée. Car, à nouveau, j’étais parti dans des hypothèses beaucoup plus aériennes, dans des constructions sauvages, qui s’élançaient de l’imaginable, dans des slaloms suicidaires de probabilités qui virevoltent au passage, avec des mélodies inédites et féroces. Ces pensées-là, je les ai perdues. C’est un mode de pensée, une exploration, que seule Sophie me donnait, et c’est précisément ce que je venais chercher chez elle, comme un drogué chez son fournisseur. Cette façon de penser, non sans souffrance, mais incroyablement altière et vive, en l’absence de Sophie déviait de son cours et de son flot délicieux et se raréfiait, devenait autre, s’aliénait, et se perdait peu à peu, dans un terrible regret que rien en moi ne voulait ni ne pouvait accepter. C’est en vain que par l’écrit je tente d’exorciser ces courses de funambules sur les crêtes, ces raisonnements qui cascadent de l’or. Sophie, dont la seule présence, et même la vue au loin, et même l’action supposée vers moi ou par rapport à moi in absentia, pouvait déclencher ses pensées, mais elle seule au monde, est trop loin pendant tout cet écrit, qui d’ailleurs aurait été impensable avec sa présence. Et peu importe, au fond, qu’elle accepte ou qu’elle refuse la satisfaction de mon corps. Et peu importe, au fond, qu’elle ait aussi peu compris l’héroïsme de mon refus de la violer que moi son héroïsme à m’avouer ce qu’il faut bien appeler sa mythomanie. Et encore peu importe qu’elle m’ait catalogué en amoureux malheureux, trop indéfectible pour rester séducteur, trop à part de la société, de Nuy, de sa cousine et de sa mère, pour pouvoir viser les projets défensifs que se doit d’envisager une jeune femme qui peut penser que de ne pas avoir d’enfants, c’est se priver d’une possibilité, d’une aventure physique et psychique, d’une profondeur de soi à nulle autre pareille. Car si j’avais compris ce qu’elle aurait voulu que je comprenne et, à quoi mon indéfectibilité m’aurait peut-être alors soumis, est-ce que je n’aurais pas mis en péril cet allumage magnétique qui, de sa présence à toutes les parties de mon corps, communiquait une virtuosité d’esprit, parfaitement inutile, extraordinairement jouissive, et qui m’était devenue indispensable ? Que Sophie ait ce pouvoir extraordinaire, et que ce qu’elle exerçait sur moi était un phénomène de la pensée, est ce que j’étais incapable de lui expliquer, parce que pour moi, cette explication n’aurait pas eu de sens. Cet effet qu’elle avait sur moi est la modification de pensée la plus directe et la plus radicale dont j’ai entendu de parler dans la société des humains. Je ne sais toujours pas expliquer ce phénomène. Je ne peux que tenter de le raconter, de l’éclairer sous des angles différents, et d’espérer qu’il fasse sens, ou qu’il ferait sens si elle le lisait. Car fondamentalement, ce qui nous a différenciés, ce qui nous a rapprochés et ce qui nous a séparés est ce phénomène, invisible, non voulu par elle, évanescent et d’une grande régularité dans l’effet et l’intensité. Quand je dis que cette capacité dont elle usait, sans le savoir, est ce qui nous a différenciés, c’est qu’elle n’a jamais connu cette capacité, qui est d’ailleurs si différente quand on l’exerce et quand on la subit. C’est l’un des plus grands regrets de ma vie, encore qu’on regrette en principe ce qu’on a fait, ou ce qu’on aurait pu faire, mais je n’ai absolument aucune idée de comment j’aurais pu produire sur Sophie un effet équivalent à celui qui me tenait si aimanté par elle. C’était surtout le saut qualitatif, entièrement subi, mais sans éliminer la progressivité de la pensée, et l’interpénétration de tout ce qui est considéré comme raisonnable – ce qui masque justement le phénomène – qui caractérise ces moments si souvent apparentés, dans ses traces littéraires, à la folie. J’ai essayé différentes drogues, j’ai eu des peurs abjectes, j’ai mis la musique à fond, j’ai cherché les délices de mon esprit dans les raccourcis de l’écrit et dans les voltiges de la dialectique. Mais tout cela, produit par des causes extérieures, s’émoussait vite, se détériore et apparaît finalement, non comme un décollage, mais comme des chocs, des ruptures d’intensité. Seule cette fusée dans la tête, que Sophie allumait à chaque fois, sans à-coups, sans presque que je m’en aperçoive, seul ce vol altier, urgent et goûteux n’était pas lié à la seule surprise, et me transportait au-delà de la curiosité, dans le besoin. Et seule Sophie savait faire le feu, qui allumait la fusée. Quand je dis qu’elle seule savait faire le feu, je pense très exactement à la façon dont l’humain a appris le feu. Aujourd’hui on pense que sur des milliers d’années, il s’y est repris à des milliers de fois, a perdu le savoir, l’a retrouvé sans savoir qu’il l’avait déjà eu. Mais dans cette allégorie, il y en a un, un seul, qui a été le premier. Sophie était comme lui. Comme lui, elle ne le savait pas. Bien qu’elle ignore que j’avais une fusée dans la tête, parce qu’elle ne s’intéressait pas à ce que j’avais dans la tête, je crois qu’elle aurait voulu que je sois sans cette fusée dans la tête qui m’empêchait, moi si intelligent, de comprendre des choses si simples. C’était là toute notre différence profonde, quand nous étions amants, pendant notre guerre, puis pendant la paix. Elle a toujours nié, non d’avoir allumé quoi que ce soit en moi, mais d’avoir l’étrange pouvoir de mon survoltage qu’elle craignait et qu’elle a fini par détester. Ainsi, ce qu’elle mettait en moi, et ce que je venais déguster comme un affamé, ma folie d’elle, était précisément ce qui nous séparait, quand nous étions amants, quand nous étions ennemis, quand nous étions amis. Plus tard, la moitié du temps de chaque rencontre tournait à la panique, parce que s’engageait entre nous la sourde lutte pour la fin de la rencontre, moi angoissé comme un lapin pris au piège, et elle, voulant maintenir, parfois avancer l’heure de la séparation, et me privant ainsi, par son pouvoir, de son pouvoir. Oui, sans doute, elle aurait voulu de moi sans cet effet qu’elle me faisait, mais sans cet effet qu’elle me faisait, ce n’était pas elle. La porte qui s’ouvre. Son sourire, c’est parti, les réacteurs sont déjà en feu. Elle s’efface, j’entre. Elle s’assoit à la table. « Je travaille, me dit-elle. Je tape des thèses pour étudiants. C’est Geneviève qui me les sous-traite. » Je passe derrière elle. A ce moment, elle lève la tête d’une langueur et coulée de son long cou, la rejetant dans la nuque. Je suis juste au-dessus d’elle, renversée. Mes lèvres trouvent les siennes. J’ai deux souvenirs contradictoires de ce baiser. L’un est une volupté rapide, facile, sérieuse, nos langues jouent en se reconnaissant. L’autre est plus vraisemblable. Nos lèvres seules se sont saluées, comme de vieux amis. Mais il y a au fond de ce geste que j’ai fait dans le cours du mouvement, sans penser à lui, la même douceur et la même pression qu’avait ma main sur la cuisse devant Victor, Victoria. Aujourd’hui, pourtant, Sophie ne retire pas ses lèvres, ou elle les retire, mais nous savons tous les deux qu’elles les a laissées pour signaler une approbation, de ma présence, de mon corps. Elle sourit encore, triste. Elle a vu ma colère devant ce que cette saloperie de vie quotidienne lui inflige : comment peut-on condamner cette personne qui sait faire le feu à taper des thèses de doctorat pour d’autres ? Et je sais bien comment. Ce sont d’ailleurs les moments où je me sens responsable de l’ensemble de cette société. J’ai participé à ce qu’elle soit ainsi. « J’en ai pour au moins deux heures. » Peut-être j’ai toujours ma main sur ses épaules. C’est possible, parce que ces épaules sont un formidable allié pour combattre la révolte en moi : toute l’injustice du monde est là. Je réponds, neutre, « est-ce que je peux prendre un bain ? », peut-être ne puis-je complètement empêcher ma voix de frémir. Dans l’eau chaude, les explosions multiples de mes sensations se concentrent et s’adoucissent, semblent trouver une unité. Mais rien : il y a trop de directions. Je voudrais l’aider, je ne sais pas comment. J’ai tellement envie de la prendre dans les bras, de la serrer. Où en sommes-nous ? Je me souviens du geste tendre que je viens d’accomplir sans le préméditer, naturel et compliqué, comme cette immense tornade. Comme la course de la fusée est différente, ici, à cinq mètres d’elle : c’est comme si cette fusée était dans une feuille ; cette grande feuille, c’est elle, son regard, elle porte tout de la furieuse envolée, et lui donne même des chants silencieux, des rires qui ressemblent à un pur-sang qui tape du sabot juste avant de partir. Oh, comme je la travaille, cette patience ! Je passe dans la pièce, je l’embrasse sur la tête sans m’arrêter. « Je vais lire un peu dans la chambre. » Un quart d’heure après, alors que je m’habitue à l’encre sympathique de ma pensée dans les interlignes d’un livre que j’ai oublié, elle m’appelle. Elle est debout. « Est-ce que je peux te demander un service ? » Je la regarde seulement, belle dans sa nervosité, dans sa fatigue, dans sa détermination, je détecte même les fragilités de ses envies, je vois ses sourires vers moi, rentrés, tout près. « S’il te plaît, ne reste pas. Si tu es là, je n’y arriverais pas, je le sais. Je t’assure, je préférerais que tu restes, mais fais-le pour moi. » Il n’y a rien à dire ; même soupirer serait mauvais, et pour elle et pour moi. Je m’habille et je trouve à combattre la foudre de l’amertume par la chevalerie qui tient toujours le pont-levis de ma tendresse : pour réussir ce sacrifice avec la bonne figure dont elle a besoin, je l’encourage, je lui dis que je comprends bien, qu’elle ne s’inquiète pas. « Je t’appelle. » Son soulagement quand elle tombe dans mes bras, dans la minuscule entrée où elle me raccompagne hurle en moi, me bouleverse complètement, sa douce chaleur, la reconnaissance au fond des yeux, un peu d’étonnement presque du renversement si complet du persécuteur d’il y a encore à peine un mois, son baiser, encore plus beau qu’affectueux, presque chaste parce qu’elle a la délicatesse de ne pas vouloir alourdir mon regret, parce qu’elle bride, à elle seule, nos deux désirs, je ne sais pas comment elle fait. Par-dessus tout son regard, simple, non pas simple : il y a du grand, il y a du franc, il y a toutes les histoires qu’elle se raconte dans une longue ondulation lointaine, il y a ce sourire indéfinissable qui peut être aussi bien la plus humble des gentillesses, et la plus cauteleuse des ironies, il y a quelque chose d’enfantin perdu dans un grand frère, il y a le souci du travail et de l’heure et il y a une promesse vertigineuse qui se détache sur le fond bleu-bleu-bleu d’une langueur mal réprimée. Nous avons répété la scène de la nuit précédente, avec plus de distance : outrepassant la main sur la cuisse, nous avons laissé venir le désir, elle l’a refusé, je l’ai sacrifié. Le désir joue ce rôle particulier d’être l’élément par lequel on raconte, depuis Freud, la « libération sexuelle », ce qu’il convient de savoir entre un homme et une femme ; qu’en tout cas le taire apparaît comme une entreprise de dissimulation, de naïveté, voire d’occultation et de frustration. Mon désir pour Sophie, et j’appelle désir dans ce cas son sens propre, c’est-à-dire les érections qu’elle provoquait, était très présent, et très varié, dans les rencontres qui suivirent. Je veux dire par là que je la désirais beaucoup, parfois fort, parfois furtivement, parfois doucement, parfois vivement et parfois longuement. Mon désir était très souvent là, mais il était là comme un chien fidèle, qui m’accompagnait lorsque je la visitais. Je me rendais compte de sa présence mais je n’y attachais pas d’importance, parfois je notais, avec surprise, que c’était un geste, une tombée de mèche, un sourire, un regard un peu appuyé qui en avaient été la cause, soudaine ou progressive, brûlante ou simplement chaude, douloureuse ou perfide. Mais jamais le désir ne prenait les rênes, parce qu’il était toujours dans le cours du mouvement, dépendant, et accompagnateur, comme un serviteur peu au fait des événements, dont on remarque la présence lors d’une grande cérémonie solennelle, parce qu’au moment d’un silence magique, au bord de notre champ visuel, il bouge, il gesticule, mal informé de ce qui se passe ; on le remarque alors, et son intervention perturbante reste tolérée, parce qu’il est vrai qu’il joue une partition, même secondaire comme un triangle de symphonie, tout de même importante, dans le grand jeu. Je pense que Sophie, qui savait se baigner dans ces coulées de pensée faites de changement d’angles soudains et de sensations que crée la conscience même, sentait mon désir plus qu’elle ne le savait. Parfois, cependant, ce chien fidèle criait sa faim, en me mordant la main. Je n’avais pas une façon type de le traiter alors : il m’arrivait de le chasser avec mauvaise humeur, d’autre fois je prenais sa tête entre mes mains, et la caressait longuement en lui parlant, jamais de Sophie, d’autre fois encore je lui donnais à manger. C’était effectivement la même situation que deux ans auparavant : Sophie refusait mon désir. Mais son refus, cette fois-ci, était étayé par la guerre que nous avions eue. Et de mon côté, j’étais fier de lui montrer que ce désir ne commandait pas ma présence. Je voulais, en effet, lui prouver que je voulais d’elle, mais pas n’importe comment, pas dans des conditions qu’elle aurait pu, par la suite me reprocher. Aussi, sans lui dire, je lui montrais que mon harcèlement, qui avait duré plus d’un an, n’était pas sexuel, qu’il y avait un autre enjeu. J’aurais sans doute mieux fait de le dire, nettement, parce que je ne crois pas qu’elle y ait pensé. Mais les mots de cette démonstration étaient difficiles, comme était difficile tout ce qui pouvait réfléchir le désir, quand il était présent. Il y avait tout de même de la souffrance dans cette insatisfaction. C’était à la fois injuste et mystérieux, et en même temps tout mon être tendu vers elle avait évidemment tellement besoin d’aller bien plus loin que cet acte, que le fait d’être interdit du rideau de perles devenait un obstacle à toute autre progression. Mais encore une fois, ce dont peu à peu, à travers la fierté, j’acquérais la certitude, c’est que je ne voulais plus de cet acte pour me soulager, ou me débarrasser, ou simplement parce que c’est un acte simple, immédiat, nécessaire et naturel. Je voulais que son velours et son laser azuré la fassent glisser dans cette pente, et je voulais que cette belle somme de désirs devienne un début, et non une fin. Sophie a hésité et je retrouve là la situation où nous étions, juste avant notre rupture deux ans plus tôt. Peut-être sentait-elle que si elle se donnait, que si la fusion des corps était ouverture, alors elle se jetait plus loin qu’elle ne savait ou voulait. Peut-être, comme dans le soupçon qu’elle eût voulu que je la viole, attendait-elle que je la bouscule, que je rie de ses défenses, que je brusque ces refus, amenés avec tant de tact et tant de fragilité exposée à ma compassion. Mais c’était un jeu que non seulement j’aurais eu de honte de jouer avec elle, mais je pensais fermement que c’était un cimetière de mes perspectives parce que l’entente qui pouvait naître de cette inégalité jouée avait des horizons trop rapprochés et trop éphémères, pour la grandeur du propos qui, de la fusée de mon esprit à l’appétit de mon désir, ne se démentait ni par rapport à ce que j’attendais de Sophie, ni par rapport à la grandeur du monde, qui justement était ce que j’attendais de Sophie. Dans nos rencontres, hebdomadaires, ou bihebdomadaires comme à l’époque où nous étions amants, il y eut deux moments où cette fine et invisible muraille entre nos corps faillit se déchirer. La première est une scène singulière, où j’étais couché sur le lit de Sophie, habillé, et le téléphone sonne. Elle décroche, elle répond. C’est une école de comédiens qui la relance, et je ne sais plus comment le lien s’était établi. L’homme qui parle est un homme âgé, au moins quarante ans, et c’est le directeur de cette école. Par tous les moyens, qui deviennent de plus en plus pitoyables, il essaye de convaincre Sophie de rejoindre son école. Il n’a vu Sophie qu’à travers des photos, et son insistance est uniquement commerciale, son école est payante, et donne plutôt l’impression du racolage anxieux d’un entrepreneur indépendant qui ne sait plus comment détourner la faillite, et qui supplie les très lointains candidats de considérer l’intérêt de son entreprise. Sophie lui oppose les arguments les plus raisonnables, son âge, ses autres occupations, le peu de débouchés que garantit sa formation, le fait qu’il ne la connaît pas, le prix de son enseignement, la qualité et la renommée de ses concurrents qu’elle n’a d’ailleurs pas l’intention de rejoindre, comme elle le lui confirme. La conversation dure plus d’une demi-heure. Sophie me regarde pendant qu’elle parle, je crois qu’elle veut que j’intervienne, pour surprendre cet interlocuteur duquel elle n’arrive pas à se dépêtrer. Je suis toujours à deux doigts de prendre la parole, soit j’ai un bon argument, soit j’ai un rire, soit j’ai une intervention cinglante, soit je dis simplement d’une voix grave et inattendue, mais cruelle et décisive : « excusez-moi, je raccroche », mais toutes mes idées viennent à contretemps de leur dialogue. Pourtant, Sophie est avec moi d’une complicité que je ne lui ai connue que très rarement, si bien que dès la moitié de la conversation, aussi pour que j’entende et peut-être pour que j’intervienne, elle est venue se coucher sur la lit, et a mis sa tête, qui parle, qui pense, qui chante et qui joue, sur ma poitrine, dans un geste de confiance très grande, et dans un jeu de séduction à la fois prudent et osé, ravissant, et qui m’empêche justement d’intervenir. Parce que j’ai peur que mon intervention arrête le jeu entre Sophie et moi, je suis simultanément à divers niveaux d’interprétation – l’homme et son triste métier d’enseignant de comédie, Sophie et son attitude par rapport à lui, mon désir, Sophie et son jeu avec moi, elle sait mon désir, et elle me lance des regards tour à tour interrogatifs, complices, câlins, vifs, longs, rieurs –, elle est dans mes bras, et s’il n’y avait cette barre de désir, je ne sentirais que l’anesthésie opiacée de sa chevelure et l’étroitesse insensée de sa taille qui, doucement mais avec impatience, cherche entre ma ceinture et mon bras, la meilleure position pour continuer à protester, dans l’écouteur. La pauvreté de mon langage atteint à nouveau, dans cette situation, une de ses désespérantes limites. Mais, de ne pouvoir décrire les puissants flots tempérés de ma pensée, alors, est une désespérance. Ce que je tenais à cet instant sur moi dans une retenue entièrement attentive, sous la protection de mon bras, était une source de vie tellement riche, tellement pulsante, que je sentais couler en moi l’encre noire et un peu épaisse que je prêtais au sang de Sophie. Elle était dans son jeu avec cet homme, et dans cet autre jeu simultané, avec moi, qu’elle honorait de longs regards complices, de petits étonnements furtifs face aux réactions de son interlocuteur, de réflexions profondes sur moi que je reconnaissais à ses plissements d’yeux, laissant parler l’autre, me consacrant cette altière présence. Dans la chaude harmonie de ce moment, je tenais la source de la vie, prête à jaillir, mais aussi à seulement couler, ou à faire désespérer les assoiffés. Mais la légèreté et la chaleur de son corps transformaient la pièce et le moment à travers une trame, incroyablement fine, qui était celle de sa peau. A l’éruptivité retenue se superposa une sorte de repos soyeux et mélancolique, qui pourtant était lui aussi masqué par la vivacité espiègle et une ou deux moues adorablement jouées. Ainsi lovée sur moi, elle donnait une merveilleuse harmonie, mais pleinement dynamique, à cette position qui m’avait embarrassé au début, et à laquelle je n’essayais plus maintenant que de me conformer, ce qui ne coûtait d’ailleurs aucune peine, pour qu’elle dure au-delà du coup de fil, de l’après-midi, de la vie, du temps. Jamais cette boule blottie avec grâce n’avait séjourné aussi longtemps ainsi, et jamais son corps au faîte de la splendeur, alternant si bien les finesses longilignes et les opulences ne s’était autant rapprochée de l’image que je me faisais de notre sphère, si elle avait pris des contours de chair. Mais la durée de cette étreinte, toute simple, que nous ne connaissions pas deux ans plus tôt parce que couchés l’un sur l’autre alors signifiait que le désir était apaisé, a déposé en moi cette marque d’elle, délicieuse entaille que le temps a affermie, et qui surpasse presque tous les accomplissements du désir charnel. L’autre situation est moins troublante en elle-même, et elle tient davantage de l’idée de la surprendre et de la bousculer, alors qu’elle ne procède que d’une urgence, comme une profonde rasade qu’un alcoolique peut penser devoir s’octroyer. C’est un soir, nous avons dîné ensemble – elle continuait d’être attentive à m’inviter souvent, pour que l’argent ne devienne pas un pouvoir entre nous, et il ne l’a jamais été – et je l’avais ramenée en voiture. Elle avait refusé que je monte, presque avec une fermeture, une absence, quelque chose de pâteux, qui me pétrifia et m’effraya. Je restais dans la voiture, et au bout de trois minutes, je montais l’escalier en tremblant, un peu plus fort encore qu’à toutes les autres fois, que ce soit en amant, en ennemi, ou en ami. Bouton rouge sang, je sonne. Elle m’ouvre, étonnée. Elle voit ma tête… elle rit. « Entre, ne reste pas sur le palier. » Elle a complètement changé. Je lui explique que je ne peux pas rentrer chez moi, et je la supplie de m’offrir l’hospitalité. Elle me regarde d’un air faussement sévère, réfléchit. « Bon d’accord, mais n’espère rien. » Et elle sourit, avec une bonté et une profondeur qui déposent au fond de ma confusion et de ma surprise un peu de cet or liquide en fusion dont elle est la seule créatrice connue. Je suis dans la fonte, mais ce qui me sauve de cet épanchement qui me tuerait, c’est que nous fumons un peu d’herbe, et je lui parle, poussé par cette légère griserie dans une ligne de crête encore inexplorée. Nous sommes nus dans son lit, et elle sourit parce qu’elle trouve drôle ce que je lui dis, mais ce que je dis est compliqué, et elle se perd un peu, et me prend la main, comme à un petit enfant, et me dit « ça suffit maintenant, il faut dormir ». Il y a toujours cette bonté, mais l’éloignement de tout à l’heure, l’absence un peu pâteuse, sont aussi revenus. Je crois que, sous la morsure à la main de ce satané désir qui était monté avec moi, je l’ai caressée lorsqu’elle a éteint. Mais sans un mot, elle a alors enlevé ma main de sa cuisse. Victor Victoria. Et je n’ai pas voulu lui faire peur. |
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