|
|
|
|
||
Sophie
1982 - Trois mois
IV – 1984 | ||||||
2. 14 février 1984, Lange Nacht des Strohfeuers Il était étonnant avec quelle évidence nous avions glissé dans son lit, éteint la lumière, et continué à parler, en baissant la voix pour que les sonorités deviennent graves et mates comme sa peau. C’était à la fois comme la première nuit, deux ans plus tôt, où, à la suite d’un long et épuisant débat, l’heure étant passée, elle m’avait proposé l’hospitalité de son duvet et, après avoir humé, goûté, apprécié mes premières caresses, elle avait repoussé la plénitude de mon désir ; pour moi, c’était aussi comme, en octobre 1982, quand nous nous étions retrouvé après la première rupture, et que, devant l’écran de Victor, Victoria, ma main, nonchalamment avait trouvé sa cuisse, comme un geste qui était dans la continuité et dans l’effacement par l’oubli du corps de quatre mois d’interruption ; elle avait alors pris ma main pour libérer sa cuisse et m’interdire la caresse. Ici, c’étaient les vingt mois les plus terribles de ma vie qui, soudain, étaient effacés dans cette obscurité retrouvée, dans la rapide et impérieuse traversée de cette somnolence repoussée, de cette opacité pleine, riche, décorée de son souffle et de son parfum, de sa profondeur qui, soudain, était revenue en perspective à la place du mur de béton fissuré. Je me souviens de cette tiédeur agitée, de ces ocres, gris, noirs où trônaient le bleu de ses yeux, pourtant cachés par ses longues paupières baissées, oui je crois encore entendre son souffle sérieux luttant avec la grâce en arabesque de son fond puissant et raffiné contre le rire joueur de son démon chatouilleur, j’entends ses idées énoncées silencieusement par sa voix intérieure, suspendu par l’empire de sa très légère dilatation, de sa rosée délicieuse qui m’allèche les narines. Oui, je me sens me tourner vers sa respiration à peine perceptible, oui je rencontre le plus bel obstacle sans lequel le monde ne serait pas, cet épaule si ronde, à la peau comme un chef-d’œuvre qui se situe à la synthèse du moment de l’expansion trop pétulante des idées et de la période où se manifeste son déclin dans un certain maniérisme plein de tact, une épaule comme une porcelaine monochrome du début des Tang, beige, avec un sous-glaçage blanc, une douceur raffinée, un mélange mystérieux de fournaise et de glacier. Oui, je me rappelle sa bouche entrouverte, qui sait si bien avaler la mienne, mais pareillement, avec un art et une finesse que donnent la vivacité d’un esprit rapide qui, en cardinal poli, cède toujours le pas à la majesté du souffle vital, au goût voluptueux et au rythme régulier mais soulevé, de ce sang que j’imagine si sombre. Oui, je suis maintenant entièrement sur elle, je la tiens fermement mais avec précaution, parce que c’est elle, son désir, qui forme le mien, parce qu’il faut que sa respiration devienne l’unité, parce que sa folie, la folle douceur de ce poignet que j’écrase, de cette main, dans la mienne, sur mon sein, permet l’impériale continuité qui donne à la fois cette rondeur nette à notre sphère, et cette évasion sans borne à notre possible. Oui, là le monde s’entrouvre, oui, là je me perle de pensées ourlées, dont elle grave le dessin au fond de mes magmas chaotiques et hésitants, de sa précision langoureuse, de sa capacité à décider et à choisir, même en haletant doucement, même en passant sa langue lourde sur ma lèvre, en parfaite harmonie avec le glissement subit d’une boucle sur sa joue. Quand on entre dans les hauts plateaux de l’esprit, la solennité, je crois, se fond dans une altérité un peu différente, faite du goût vorace de l’action, de l’éclat cinglant, presque négligent du juste, mais voit aussi peu cette grandeur sincère et souple qu’on reconnaît un noble dans la rue plébéienne de la fin du XXe siècle. Je connaissais le royaume, et j’étais là dans le moment simple et si compliqué, délicat et ravageur du premier couronnement, le franchissement du rideau de perles, dont je sais si bien qu’il n’est vaste que par la promesse ; ce n’était pas encore l’objet indéfini, le but inavouable, mais il y avait déjà une vérité et une grandeur, faites des errances tortueuses et des abattements et des soleils maudits de deux années d’intense activation de la pensée, de supplices et de hontes, et de onze ans d’imprégnation jusqu’au fond du rien. Tout était si simple, si logique, si évident, et si inexplicable à la coulée rapide des mots perdus, transmués en silence, en métal souple et doux comme on imagine l’or idéal, en horizon-tremplin, en sourires intérieurs qui illuminent des siècles, qui font de la vie un détail, en crème ardente sublimant les sens, en capitale de l’empire de l’esprit, en mise en puissance du trouble au point de l’ordonner, en transcendance immanente, en Sophie. Je ne me sens pas capable de montrer la progression de l’un vers l’autre, qui s’accélère continûment, l’unité qui se trouve, étape par étape, de plus en plus vite : les souffles, le qi, se fondent, les températures des corps s’égalent, c’est toujours elle que je suis, les gestes qui s’aspirent, les regards qui se raccourcissent, se dilatent, s’embuent imperceptiblement, et s’avèrent alors, paradoxalement portant plus loin, dans un vague qui contient le but ; les souffles, à nouveau, qui se mêlent et se comparent, les salives, qui s’enrichissent l’une de l’autre, les étreintes qui confirment l’unification des textures, les réserves de pensée qui gagnent le flot commun, les pubis qui s’accrochent sans le sentir, tant ils battent du même sang, tant la même attente les joint déjà. J’ai rallongé, puis raccourci le lyrisme de ce moment de fusion logique, facile, attendu, désiré. C’est que je bute devant la suite.
Soudain, sa main sur ma poitrine s’étale, son bras se tend, et elle dit : « Ah non, pas toi ! », exactement ces mots terribles. Je prends conscience de mon sexe, parce qu’il est dans la même tension, dans un arc identique, presque une droite, que son bras qui maintenant nous sépare. Mon sexe s’extrait du moule entier de mon désir, dont les avant-postes sont déjà fondus dans sa peau, dans sa chevelure, dans ses membres entièrement appliqués au mien. Je constate, avec une légère et soudaine souffrance, encore anesthésiée par le désir sur toute son étendue, sa dureté. A ce moment, où Sophie a parlé, il frémit dans le doux friselis au bas de son ventre, et ce frémissement vient de l’attraction de son rideau de perles, identique à l’attraction de sa bouche. Je sais, d’un éclair de protestation, qu’il faut moins de temps pour nous unir maintenant qu’il n’en faudrait à l’une de ses mains, à l’un de ses genoux pour s’interposer, et nos ondulations sont alors si mixées qu’aucune des miennes n’est nécessaire pour guider la fusion. C’est sa voix. C’est la voix de Sophie. « Ah non, pas toi ! » Elle est étrangère, son timbre a quelque chose de cassé, mais pourtant tout au fond il y a cette crème onctueuse, cette tension mate, cette violence entièrement enveloppée de douceur qui est richement répandu en moi, où elle agit. J’ai coupé ma respiration ? Si je reprends cette respiration, c’est en osmose avec une pénétration, c’est le double geste suivant. N’écoute pas, Christophe, expire, pénètre, accomplit la sphère, me dit l’un de mes multiples dédoublements, nés depuis deux ans, chargés de l’entretien de la sphère. Regarde au fond de Sophie, son immensité qui frissonne, son singulier pouvoir de division qui trace des jardins anglais sur le galop de mon imagination, son Kobold qui rit, son cœur qui bat, elle continue, elle, sa respiration je l’entends, son haleine non retenue m’embrume le visage du parfum violent de son désir voilé, la tension de son bras contre mon thorax est une tentation merveilleuse. Je reste en suspens, j’attends la suite. Le gardien réfléchi et furieux de la sphère reprend : suspends ta suspension Christophe, va à l’essentiel, il est trop tard pour te retourner. Tournés dans l’oreiller, je ne vois pas ses yeux qui sont pourtant entrouverts. Mais c’est Sophie. Un autre monde s’ouvre à moi dans l’écho immédiat de sa voix. C’est un monde où la sphère ne s’accomplit pas, parce que la sphère se dédouble en deux coquilles brisées qui se frôlent et se croisent mais ne se pénètrent que dans l’apparence des urgences dans le silence sourd de besoins bâclés. La longue guerre avec Sophie continue, a raison en définitive, devient la vérité de notre rencontre, renverse la trêve en cruauté particulière. Si j’expire, la guerre a raison, l’immensité proposée par Sophie est un leurre, la planète est froide, le terrain est voué à l’oubli, nos regards myopes rejoindront avec des impressions de satisfactions furtives nos souffles étriqués, le quotidien indifférent et usant de nos petitesses retrouvées, soulignées de rancunes retenues, de vertus de bazar, d’inimitées calfeutrées qui n’attendent que les progrès de l’usure du temps pour éclater en maîtres vains et bruyants, en disputes dont le tapage masquera l’inanité. Si je traverse le rideau de perles sans sa permission, alors le monde qu’il dissimule s’éteint, alors les abîmes et les vertiges, les fulgurances et les hébétudes, les transes et les fous rires, le déchirement méticuleux de la matière intime par laquelle nous mesurons l’inventaire invisible que nous a légué l’esprit des milliers de générations passées, précisément cet esprit dont Sophie est l’épitomé, disparaît. La question du monde est ici posée, à l’envers, en fulgurant soupçon orphique. La voix de Sophie, étrangère, dit : prends ce paysage où tu es étranger, touche le salaire de tout ce qui nous sépare en voleur, si tu entres tu t’écartes, du vestibule de ton désir je fais la guerre de tranchée de notre devenir, le tombeau de ton idée, dont mon diable, qui demande vengeance, rit. Si tu franchis le rideau de perles, Orphée, tu verras Eurydice mais comme un jardin de pierre, définitif et privé de toute la luxuriance du mouvement souverain de l’aliénation, comme une sordide arrière-boutique où l’on s’esclaffe d’histoires salaces. Je m’écarte et je n’entre pas. Je ne sais pas comment j’ai pu commettre une pareille offense à mon offensive, et dans une pareille urgence. Je ne sais pas comment la volonté a pu brider le mouvement, même si j’étais frappé par l’étendue, par l’immensité et la diversité des représentations que j’ai faites en moins d’une seconde, car c’est sans doute le temps qu’il m’a fallu pour trancher. Je me rappelle d’avoir roulé, lourdement, sur le côté. L’horreur la plus grande que le monde puisse produire, l’aliénation du possible qui est bien le contraire infâme du possible de l’aliénation, s’était offerte à mon sexe, durement, douloureusement, comme l’évidence de mon corps, et de ce qui contient ce corps, mon trouble inquiet pour Sophie. Comme j’avais fait l’expérience que je ne pouvais pas tuer Sophie, je faisais l’expérience que moi, violeur par goût et par conviction, je ne pourrais pas la violer. Ma satisfaction en elle, et en elle seule, était subordonnée à sa satisfaction de moi. Elle me rendait le viol étranger. Je pouvais encore prétendre que la guerre que nous avions menée avait pour but un débat, qui pouvait être un dialogue. C’est ce dialogue que je cherchais, et je pouvais sacrifier la satisfaction du désir à ce dialogue, non je devais sacrifier cette satisfaction, parce que si j’outrepassais sa faible et tardive exclamation, je démentais le possible au profit d’une réalité que j’avais entrevu finir bien davantage que le seul désir momentané dont elle était la continuité logique. Dans un raccourci amère et sillonné de souffrance, je redécouvrais le mythe de l’Annonciation : là où la parole est le plaisir de la vérité, la vérité du plaisir est la parole ; l’acte sexuel a pour objet le discours sur le monde, et lorsque les deux entrent en conflit alors, lorsqu’on est habité des deux, alors la parole prime, non pas dans le monde chrétien, mais dans le monde dont la chrétienté a constitué un détour éphémère. Dans ce violent état, comme d’habitude avec Sophie, je n’eus pas la délicatesse d’entendre celui de mon amie dont je tenais probablement encore la main. Je crois qu’elle était surprise, mais non reconnaissante du sacrifice soudain et brutal, de l’improbable effort qu’elle venait de me demander. Je ne sais plus comment nous avons parlé, balbutié, bredouillé dans les terribles minutes qui ont suivi : c’était en tout cas une paix étrange qui recouvrait péniblement l’orage nié. Lorsque le silence opaque, pâteux, agité, lui, s’est installé, j’ai libéré seul ma semence impétueuse, seulement pour me rendre compte que Sophie, retenue et attentive, évaluait l’accomplissement de ce renoncement. Elle était étendue en confiance mais en armes et en majesté mais en étrangère à côté de ma désolation. J’ai beaucoup pensé à cette nuit, qui a été la dernière. Une violente idée, sardonique, est venue animer cette ratiocination heurtée : c’est que Sophie avait voulu le viol. Car il était si tard quand elle a manifesté son refus qu’elle ne pouvait pas ne pas avoir envisagé cette issue, qui aurait été la plus logique, même pour un homme beaucoup plus doux et pacifique que moi. Elle avait elle-même trop participé de la montée du désir pour que son revirement soit rendu impossible et que, en probabilité, il devait à elle aussi lui paraître hors de portée. Etait-ce un jeu sexuel qu’elle avait soudain, comme par caprice, désiré ? Peut-être, non sans doute, me criait un de mes regrets, je la tenais trop serré, j’avais moi-même déjà esquissé un geste de viol : est-ce qu’alors elle l’exauçait, se glissant en couleuvre dans le jeu qu’elle avait cru percevoir ? Est-ce qu’elle avait elle-même imaginé une telle issue, parce qu’elle en avait le goût, ou simplement le soudain désir ? Ou est-ce que c’était le piège dans lequel je devais m’empaler, corroborant l’infamie, la suite et la fin de notre longue guerre ? Mais quelle que soit la motivation de ce viol provoqué, j’ai toujours pensé qu’il était indigne de Sophie, en dessous du haut plateau dont les étendues mystérieuses s’étendaient indépendamment de l’alcôve derrière ce rideau de perles désormais imprenable. J’ai du respect pour le viol, mais il avait atteint, ce jour-là, sa limite : le déchirement nécessaire qu’il permet est fait au mieux pour des objectifs préparatoires à ceux qu’il était là temps de formuler, déjà par l’âcre sucre de la sueur, le bandage progressif des muscles et la mise en bouche des langues. Mais le refus de Sophie lui-même, dont je n’ai jamais connu les raisons exactes même lorsque j’en ai reparlé, plus d’un an plus tard, mérite une réflexion que mon trouble douloureux ne lui avait pas, alors, accordé. Je pense qu’une hypothèse probable, beaucoup plus triviale, était qu’elle n’utilisais pas alors de contraceptif, et que, se laissant dériver dans le courant amazonien de mon hommage si intense, elle y résista au dernier instant se souvenant dans son cri que son imprudence était d’autant plus grave que je lui avais déjà prouvé ma fertilité et que l’affreuse suite de cet avortement ne lui permettrait pas d’avoir un enfant d’un amant aussi peu contrôlé. Aujourd’hui ce dilemme, et son attitude, même d’une décision tardive, m’émeut ; car il me prouverait qu’elle avait retardé la décision du refus si tard qu’elle pouvait s’entendre dire, par le mouvement des choses, qu’il était trop tard, et qu’elle en porterait une partie de la responsabilité ; et, par conséquent, qu’elle aurait accepté d’envisager d’être à nouveau enceinte de moi, dans les conditions mêmes d’un viol dont il lui aurait été difficile de nier qu’elle l’avait provoqué avec tant de grâce et de séduction, qu’il me semble que les sphères calmes de sa tête de décisionnaire avisée y avaient nécessairement part. Il m’est arrivé, de nombreuses fois, d’imaginer moins la scène, que ses conséquences immédiates. D’abord, je redevenais ce quelque chose de vaguement officiel que je prononçais « l’amant de Sophie », même si c’était par un viol, puisque dans cette hypothèse le viol était provoqué et consenti : et j’aurais été le premier et le seul à occuper cette charge plus qu’honorifique sur trois période séparées de ruptures ; ensuite, c’était là simplement la continuation de notre longue guerre, qui se déchargeait entre les draps, et je me disais que c’était peut-être là un fantasme que mon amie avait caressé dans les multiples scènes de poursuite et d’hostilité que nous avions partagées au cours des mois passés ; de l’exorcisme de la dispute, nous pouvions alors déboucher sur la recherche du mystère de l’Univers, sur la création dans laquelle je l’aurais secondée, de tout mon être. Un viol consenti aurait été union trouble, mais union. Mais si le viol avait été piège ? Si j’avais cédé à cette provocation pour lui donner raison sur mon hostilité irréconciliable ? Dans l’incertitude dans laquelle elle m’a toujours laissé, j’envisage qu’elle ait eu besoin d’un guerrier, celui qui saurait donner à sa vie l’urgence dont elle pourrait penser que c’est une urgence non imposée, une puissance qui puise en elle, qui donne un accélérateur à sa vie, et qu’elle acceptait, voire désirait que je passe outre sa volonté arrêtée, trop tard : « Ah non, pas toi ! » Et peut-être, à l’inverse, avait-elle besoin de la confirmation du diable que j’étais devenu dans l’année écoulée, du pôle négatif de sa vie, qui serait alors personnifié, et utilisable, manipulable en tant que tel, si j’avais outrepassé son refus sans recours : « Ah non, pas toi ! » Ce sont là des hypothèses où son refus est lié à ma personne. Mais il est vrai qu’elle pensait peut-être surtout à elle-même, et que la perspective de l’enfant forcé, si je la violais, forçait l’enfant dont je ne savais pas encore à quel point elle le désirait ; et peut-être simplement, un glissement de raison s’est convaincu que l’enjeu, pour l’enfant, était trop grand, et qu’il était impossible, encore, que j’en sois le père : « Ah non, pas toi ! » |
||||||
Retour | Suite du Laser azuré | |||||
|
||||||
|
||||
observatoire de téléologie | ||||
éditions belles émotions | ||||
a&c |
|
|
||