l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      IV 1984      
             
             
             
             
             
             
             
             
      1. 30 janvier 1984
 

C’était une journée gris bleu d’hiver, acier mouillé. Il y a ce lavage, cette désolation apaisante, on est comme réchauffé de l’intérieur par un silence arrondi. Je suivais Sophie. Elle m’avait vu. Elle rentrait chez elle, 35 rue Rambuteau. J’étais près d’elle, un peu désespéré je crois que la proximité fut coupée par la banalité du trajet, qui allait s’achever et abîmer la raie d’espoir dans le néant du soir. Au moment de rentrer dans son immeuble elle me regarda par-dessus son épaule. Je ne sais pas ce qui se passa en moi : je lui parlai. C’était comme un élan de tendresse maîtrisable, simple, posé dans une lucidité pleine de certitudes dont j’ignorais d’où elles me venaient : « Tu sais, nous y gagnerions tous les deux à en parler. » Je compris dans son regard pourquoi j’avais pu lui adresser cette parole de la lassitude des guerres. La haute haie magnétique de répulsion et de rejet qu’elle avait érigée entre nous était baissée, largement désactivée, j’ignore par quelle autre lassitude. Elle me dévisagea en marquant un temps d’arrêt, mais il n’y avait pas d’hostilité dans ce long regard interrogatif pourtant enveloppé de prudence. C’était une formidable réponse.

Cette garde baissée, cet enveloppement était d’une chaleur, d’une rondeur et d’une énergie telles qu’il me poussa à grandes enjambées à traverser le Marais jusqu’à la Bastille, puis à remonter la rue de Charonne jusqu’à chez moi. Quand j’arrivais, miracle, j’étais dans le même état d’esprit, simple, tendre, clair, seulement toute la sphère qui occupait le centre de mon être était soudain comme rénovée, nettoyée. J’osais aussitôt l’appeler. J’avais le ton chaud et mat, retenu et lavé. Je n’avais pas peur dans l’espoir levant de ce début de soirée. « Ce que je t’ai dit tout à l’heure, je le pense. Tu ne veux pas qu’on se rencontre et qu’on discute de tout cela ? Ce serait quand même plus simple. » Simple. Tout était simple d’un coup. Il y avait des solutions. La tension était rentrée, se libérait dans une concentration. Un soulagement immense paraissait soudain possible. Elle réfléchit en silence puis approuva. C’était bien elle : son avis arrêté avait basculé dans une perspective nouvelle, opposée à l’arrêt si longuement et fortement soutenu, elle y était entrée comme dans un bain, s’était habituée au nouvel environnement possible, avait choisi et adopté après une courte et intense évaluation le contre-pied de ses convictions affirmées, le refus de la guerre, dans laquelle elle s’était si engagée. Elle me donna rendez-vous ! Dans une demi-heure ! Au portugais de la rue Rambuteau !

Le portugais de la rue Rambuteau, et son néon vert, n’existe plus depuis longtemps. J’ai passé la nuit de la Saint-Sylvestre 2004 dans le bistrot qui l’a remplacé, et qui était plein d’un petit peuple de la culture, les femmes étaient belles car deux petites célébrités de Canal+, qui étaient encore enfants en 1984, jouaient les hôtes derrière le bar. Quand je suis arrivé devant le portugais, en longeant la vitrine juste avant la rue du Faubourg-du-Temple, Sophie était déjà là. Mais il y avait un homme à sa table. J’eus un accès de terreur : j’avais trop ouvert ma confiance, ma tendresse, je m’étais grisé et submergé de l’envoûtante concorde, qui n’était qu’hypothèse, j’avais oublié que c’était la guerre. Sophie m’attendait avec un homme ; il y avait un piège, je n’avais pas de repères, il n’y a pas deux mois elle m’avait dénoncé à la police qui enquêtait encore sur ma calligraphie à cause de l’invitation au spectacle d’Adjani. Je n’entrai pas, je tournai autour du bistrot de l’autre côté de cette maison étonnante surplombée de plusieurs dizaines de mascarons représentant par couple chaque roi de France avec une reine. Mais l’homme partit au bout d’un quart d’heure qui me parut une vie, parce que j’étais retombé dans la guerre, dans la peur, dans la souffrance et dans le désarroi de ce désir écorché.

J’ai oublié la suite, le moment où je l’ai embrassée, le doux reproche de mon retard, l’explication de ma crainte infondée qui l’a rassurée parce qu’en lui racontant ma peur je désarmais la sienne. Puis tout le reste de la soirée est fondu dans ce qui faisait profondément mon unité avec moi-même. L’harmonie s’oublie, c’est la contradiction qui grave ses sillons dans nos mémoires. Tout était simple. J’étais à la source, et la source coulait, ni trop chaude ni trop froide, ni trop faible ni trop fort. Comment n’avions nous jamais pensé tout simplement à nous parler, sans aucune animosité, sans le haut barbelé invisible par-dessus lequel nous jetions des regards de haine aiguisés par la souffrance, la honte et l’abjection, trempés dans des désirs qui ne s’avouent pas ? C’était une chaude soirée, gris bleu, tout était dans ses yeux, magnifiques de simplicité et de chaleur, avec cette légère distance qui me donnait le goût timide et respectueux de l’envelopper, ce que je ne fis pas de peur de devenir importun.

Cette rencontre passa vite. C’est cependant l’un des dix à quinze moments pour lesquels il vaut de vivre. Nous jouissions tous les deux de la liberté de n’avoir pas peur, l’un de l’autre. Chacun était soi-même, goûtant l’instant, sans oublier le lourd passé, l’avenir possible. L’élan léger qu’elle retenait sans peine reposait sur la gravité menaçante de notre conflit, mais le simple soulagement d’ôter, crânement, comme Sophie en montrait alors l’exemple, nos trop lourdes cuirasses, lui rendait alors cette netteté gracieuse de jolie jeune femme qui part au plaisir de la vie. Spirituelle, attentive, alternant la plaisanterie et le sérieux, sa caresse onctueuse jouait du contraste encore si menaçant du champ de force, si bien désactivé que je n’en percevais aucune trace. De mon côté, également, l’euphorie légèrement heurtée, la tendresse voilée, et le goût intense de sa présence, de la proximité soudaine de toute la richesse du monde, dont je n’avais pas oublié la difficulté d’accès, fit que je n’explosai pas, comme un an et demi plus tôt, et que je tanguais, légèrement grisé, dans un état intermédiaire entre les montagnes russes de l’imagination déchaînée et les vallons de la douceur. Nous échangeâmes, sans la moindre récrimination, nous essayant non sans succès à l’auto-ironie, sur différentes péripéties de ce passé si récent qui paraissait, le miracle continuait, si loin. C’est surtout sa confiance, finement étagée dans de multiples vérifications croisées et contresignée par de joyeuses hardiesses spontanées, qui installa cette ambiance où toute animosité avait été soufflée, comme s’il s’était agi d’un mauvais jeu, dans lequel notre obstination avait menacé de nous perdre, et dont les raisons étaient perdues. Son regard était voilé par le rideau de perles retrouvé, mais elle ne cherchait pas à me séduire de ses tintements sans écho, et de ses ondoiements qui savaient la faire briller, car elle savait que je connaissais ce bel ornement, elle cherchait seulement à s’en voiler. Aussi, c’est davantage son sourire, lisse, doux, plein d’une joie rentrée et animée de toute son invitante complicité, qui exposait sa distance, dans une proximité si respectable et adorable.

Je la ramenai à l’entrée de son immeuble, nous nous embrassâmes comme de vieilles connaissances, moment inouï encore quelques heures plus tôt, qui aurait été, si j’avais osé l’imaginer, un horizon de félicité impensable pour les mois et les mois qui venaient de s’écouler au long de la sinistre année 1983.

Je repartis, et je refis le même trajet, Marais, Bastille, Charonne. En arrivant, à nouveau je décrochai le téléphone : « S’il te plaît, Sophie, de ce soir, n’en parle à personne, surtout pas à Nuy et à ta mère. » Elle dit d’accord de sa voix grave, chaude et douce qui roulait dans notre complicité, élan, enjouement, joie suave.

Notre prochain rendez-vous eut lieu une semaine plus tard, le lundi 6 février. Je ne me souviens plus des circonstances de cette entrevue. Mais son ambiance reste profondément marquée : c’était un moment de lucidité, où l’euphorie légèrement embuée de sucre de la semaine précédente était fondue. Il y eut deux événements très violents. Dès les premiers instants, il fut hors de doute que Sophie avait raconté notre rencontre de la semaine précédente aux deux personnes que je lui avais prié de laisser dans l’ignorance, et à deux autres, qui étaient à peine moins dangereuses pour notre rencontre : sa mère et Nuy, son amie et voisine Geneviève, sa cousine Sophie. Aux deux premiers elle avait annoncé notre réconciliation moins de vingt-quatre heures après m’avoir promis de n’en parler à personne. C’était une contradiction brutale, et une contradiction dans la situation de la rencontre où Sophie, généreuse, ouverte, rayonnante ne se rendait pas compte de sa puissante agression contre ma confiance. J’étais trop tourné dans la douceur pour lui en vouloir, aussi c’est une violente douleur fondant dans une mare de tristesse qui accompagna cette révélation, dont Sophie d’ailleurs n’imagina même pas qu’elle puisse me choquer : ses jeux multiples avec les autres l’obligeaient à utiliser cet événement, sous toutes les facettes que lui offraient ses interlocuteurs privilégiés, au détriment de l’écoute qu’elle avait de moi. Dans un éclair fugitif, je sentis qu’ainsi elle relativisait notre jeu, mais je ne perçus pas que nous étions toujours si peu à l’écoute de l’autre, qu’elle ne pouvait pas, si facilement, entrer dans mes vues.
 

Je ne voulais pas qu’elle parle de moi à ses proches, parce que je savais qu’ils développaient une idée de moi, et d’elle et moi, qui était installée dans les règles les plus conformistes de leur milieu. Les quelques dizaines de particuliers qu’on connaît et qu’on fréquente, avec lesquels s’élaborent les rapports où se mêlent souvent sans distinction la quête des besoins, l’affectivité et les rêves d’accomplissement, nous construisent un équilibre pauvre et pourtant inépuisable qui est une véritable miniature de la société, notre vision restreinte de la société. Toutes les règles courantes que nous appliquons, de la politesse à l’organisation de notre temps, se fondent là, en dur. Cette sphère, légèrement différente pour chacun, mais terriblement ressemblante pour la plupart, par le nombre et l’étendue de ses participants, forge notre sens du raisonnable, de l’équilibre entre notre raison et nos émotions, au point qu’elle apparaît dans l’inconscient qui souvent la croit consciente, comme la réalité, avec laquelle elle n’a aucune ressemblance. Il est intéressant de voir que ce que nous prenons ainsi pour la réalité est simplement un possible partagé, quelques actes et mélanges, et l’horizon de notre rayon d’action, ordinairement brimé, une sphère, mais une sphère dont on peut parler autour de soi, parce que les valeurs éthiques et intellectuelles de cette sphère sont implicitement partagées par tous ceux qui en participent, et une grande majorité de ceux qui, dans des sphères analogues, réduisent leur existence « sociale » à ces rapports et relations à jus, à jet pauvres, et comprennent donc très bien ceux qui parlent au nom de la validité absolue de leur bulle dont ils ont oublié le banal arbitraire.

La sphère sociale de Sophie était en complète contradiction avec la sphère de notre relation, que j’essayais de construire dans ses altitudes vertigineuses. Je savais que les proches de Sophie, quels que soit leur façon d’intégrer ce renversement dans notre relation, le plomberaient, et c’est pourquoi j’avais voulu qu’elle ne leur en parle pas. Je savais que sa mère et Nuy au moins, étaient pour moi des ennemis irréconciliables, en ce sens justement qu’ils étaient les militants intégristes de la sphère grise de sa vie, et que la sphère magique, immense dans laquelle je voulais attirer Sophie pour qu’elle prenne la mesure de son être exceptionnel était en danger avec la corruption ordinaire de banalité prétendument raisonnable de la sphère sociale de sa mère, Nuy et, à un degré moindre, Geneviève et sa cousine Sophie. Lorsque, pourtant joyeuse, Sophie vit la douleur profonde que me causa son indiscrétion qui m’apparut alors comme une trahison catastrophique – et je ne savais pas lui dépeindre l’étendue de la catastrophe et de cette trahison – elle tenta de me rassurer en m’apprenant que Nuy, lorsqu’elle lui avait annoncé que nous nous étions revus, avait justement approuvé cette rencontre.

Mais comment pouvait-il en être autrement ? D’abord, donner tort à Sophie sur un fait accompli aurait été une sottise, qui me ressemblait plus qu’à ce mari inavoué, et avisé. Nuy était souple : sa meilleure façon de contrebalancer mon influence était d’approuver que je puisse à nouveau librement l’exercer auprès d’elle. S’il avait manifesté sa désapprobation, il se mettait à l’instant hors de la sphère que Sophie avait choisie. En l’approuvant, il donnait le seul message véritablement pernicieux, celui que je craignais par-dessus tout : cette réconciliation disait-il en la cautionnant, n’est pas extraordinaire, elle a sa place, tranquille dans la banalité immense de la sphère de petite vie qui est la nôtre ; c’est un périphénomène surprenant, sans doute, et bravo, mais qui s’intègre, donc rien d’extraordinaire. En cédant ce terrain, Nuy se gardait la possibilité de le contrôler, de le récupérer. Aussi, puisqu’il avait approuvé cette réconciliation, Nuy laissait presque entendre qu’il l’avait anticipée, et c’était peut-être là la marque la plus évidente de la banalité de l’événement, et en tout cas, se plaçait dans la position de celui qui la patronnait. Du coup, pour Sophie, ce renversement tout de même capital devenait un acte normal, facile et simple, qui se subsumait dans l’ordre de sa sphère sociale, sans la mettre en cause le moins du monde. Son univers de surface pouvait continuer à régner sur sa profondeur dormante, même avec moi qui ne complotait que pour l’irruption de cette profondeur sur toute la surface.

Je savais que pour construire la sphère commune à la hauteur désirée, il me fallait au moins l’hostilité, au mieux l’ignorance de la sphère sociale de Sophie, parce que ce que je voulais construire avec elle comprenait la subversion profonde, irrémédiable, de cet univers social dans lequel elle était engluée. Je savais que chacun de ses proches donnait raison à Sophie dans sa dispute avec moi, et je le savais parce que mes proches me donnaient raison, à moi. Ce n’était pas sur les faits, ou sur l’enjeu que ces proches jugeaient, mais ils nous donnaient raison pour prouver leur amitié, sans se rendre compte qu’ils prouvaient d’abord leur indifférence, bien triste commencement de leur amitié. Et cette indifférence amicale se renverserait maintenant pour montrer à Sophie que c’était elle qui était finalement la vérité, la chose importante. Tous ses proches allaient approuver la volte-face de Sophie vers moi. Personne ne romprait avec elle, parce qu’elle aurait soudain changé d’idée ; tout le monde tenterait d’intégrer le fait accompli, de l’accommoder, de l’atténuer. Les plus frustes, en la mettant en garde contre cette dangereuse folie qu’elle venait de commettre, les plus habiles, comme Nuy, en approuvant pour banaliser, pour réduire toujours, pour garder par là une emprise, une influence. Lorsque, en quelques minutes de cette seconde rencontre, j’entrevis ce qui est un désastre pour toute l’expérience humaine la plus riche possible qui était en cours, je n’eus pas la force de déplacer mon point de vue de sorte à embrasser celui de Sophie et qui m’aurait permis, au moins, d’admettre qu’elle, qui avait pris le risque de me rencontrer sans consulter, avait un besoin de réassurance auprès de tout le parti qui l’avait soutenue, apparemment avec loyauté et compassion, pendant toute la longue guerre qui venait de cesser soudain. En effet, Sophie avait sollicité les autres dans la guerre, elle ne pouvait les répudier dans la paix, et je comprends même, bien après, qu’elle leur devait des comptes sur ce renversement d’un engagement qu’ils lui avaient apporté.

Pour moi c’était seulement un coup d’autant plus amer qu’il était impossible de l’expliquer à Sophie. Moi-même je le ressentais profondément, mais je n’en mesurais pas clairement toute l’étendue désastreuse d’autant que sa perception était contrebalancée par la délicieuse présence, joyeuse et grave à la fois, qui me contemplait avec cette indulgence soulagée, et cette attention au fond de laquelle se préparait une subtile et franche tendresse, pudique beauté sur le point de s’offrir ; la réanimation si sensible de ma sphère avec Sophie, par Sophie, minimisait et excusait tout ce qu’elle pouvait commettre contre cette sphère, au dehors. Et, tout comme elle, banalisant notre récente rencontre en recueillant l’approbation de ses proches, je banalisais la rupture de sa promesse en me dilatant de sa présence ouverte à tout, jusque dans une intimité que j’osais entrevoir quand le goût capiteux de son regard à la fois léger et intense glissait sur ma langue. Moi non plus, je n’avais pas l’intention de rompre avec elle, au moment où elle m’annonçait une si terrible, une si grave trahison. Elle même mesurait si peu le nombre considérable d’ouvertures qu’elle venait de fermer pour de bon ! Et moi, je préférais me mentir sur cette effroyable catastrophe, sur son ressenti bouleversant, en l’atténuant de son parfum, de sa grâce aujourd’hui sans brume, qui remportaient à l’instant la compétition du bouleversement. Sans doute avais-je pris cette habitude pendant cette longue guerre, où chacune des blessures terribles était léchée par la magnificence de cette femme, et l’univers de sensation extraordinaire de sa sphère, qui me permettait d’endurer aujourd’hui la trahison et la destruction des perspectives comme hier la souffrance crue.

Car il y avait, ce 6 février, quelque chose que je ne connaissais pas en elle, et qui ravit mes sens, mais que je n’analysais pas tout de suite. C’était une sorte de clarté posée, avec beaucoup de douceur et de prudence, et qui était en concurrence immédiate avec l’enjouement légèrement effervescent que Sophie manifestait dans sa gestuelle si libre et si raffinée. Et je ne vis pas, sous le charme, la gravité, la préméditation d’un grand risque que Sophie avait décidé, avant que nous nous rencontrions, de prendre, ce jour-là, avec moi.

Notre conversation, fraîche et douce comme une caresse de sa main soyeuse, portait sur cette année écoulée. La dédramatisation était un vrai plaisir, qui contenait encore pour un temps mes questions plus ardentes, ces interrogations incisives dont je savais les vrilles dans mon ventre et ne me trompais pas sur leur repos précaire. Je racontais les différents épisodes qui l’avaient le plus inquiétée. Je lui offrais même les moments où elle ne me savait pas là, elle me questionnait sur ceux où elle me croyait présent, à tort, sans me laisser le temps de m’étonner de ces dysfonctionnements du pressentiment, qui sont toujours des mines du vécu de l’autre. Nous pénétrions avec tant de facilité dans les zones, il y a si peu de temps encore interdites, que la douceur feutrée, alimentée d’étonnement et de notre vivacité réciproque, en fait un des instants les plus agréables que je puisse imaginer. Et c’est singulier, parce que ce n’est pas en soi un instant très intense, très fort. Il s’agissait plutôt d’une transition. Mais cet aplanissement, cet emboîtement, qui figurait une entente retrouvée, qui jouait à l’étreinte facile, quoique prudente, était un apaisement tellement bienvenu entre nos lignes hérissées, et la teinte de confiance que nous mettions l’un dans l’autre dans ces dessins rapides de nos vécus écorchés, me paraissait merveilleuse par sa légèreté sans superficialité, son calme sans ennui, et les sourires de Sophie, qui étaient une source inépuisable à ma soif redevenue discrète, admirative et génératrice de toutes les forces et les dilatations qu’on peut imaginer.

Pourtant, il faut ici que je commence à m’interroger sérieusement sur ce phénomène qu’est le bruit de fond de mon propre dialogue intérieur, qui depuis deux ans était si souvent hurlement, mais avec des variations de bruit qui justifient bien le bruit comme instrument de torture. En d’autres termes : mon dialogue interne fonctionnait aussi comme un parasite qui m’empêchait d’entendre. Un des torts les plus importants que je dois me reconnaître dans cette période si intense, c’est ma lenteur considérable à prendre en compte cette nocivité des effets de l’intensité. Si j’excuse mieux les incommunicabilités de la période où nous avions été amants, et où l’explosion de mes défenses, la découverte de ce phénomène, le constat qu’il ne cessait d’empirer me coupaient de Sophie, je me trouve moins pardonnable de n’avoir pas isolé et maîtrisé les cris et hurlements de mes blessures, au moment où Sophie avait accepté que se rétablisse notre dialogue. Aussi, la construction de sa vie, le tournant important du moment, où Sepia se terminait, où sa carrière d’actrice toussait, me parut singulièrement discontinue, parce que je ne savais pas entendre les appels qu’elle me lançait. C’est derrière les mots, c’est dans ses arrêts soudains, dans les virages impromptus de ses regards fermes et candides, c’est dans les pointillés et dans les tons indistincts, dans les variations de sa tiédeur, qu’il aurait fallu que j’élance mes capteurs torturés ou repus, qui ne connaissaient pas cet univers de nuances. Je ne comprenais pas où elle en était de ses amants, perdu dans les allusions de ses récits et, si son indifférence relative à la survie rejoignait la mienne, je n’entendais guère les urgentes interrogations de mon amie, le rôle qu’elle escomptait que je puisse jouer, non dans le prochain film de son père, dont il fut aussi question, mais dans la direction de son élan intact, mais si hésitant.

Il est certainement aussi faux de m’excuser de cette carence par la souffrance subie, par l’intensité de tout ce que je découvrais depuis deux ans et que personne ne m’avait appris ; il est aussi exagéré de porter toute la faute de mon incroyable inacuité sur ma vanité, qui s’appuyait parfois sur un radicalisme qui méprise ce qu’il ne comprend pas, ou qui trouve petit ce qui nécessite de se pencher, de se concentrer, parce que c’est fin. Dans les singuliers discours, tout en fraîcheur, en facilité, en simplicité directe de Sophie pourtant, je n’entendais pas le fond, qui était aussi interrogation. Il y avait dissimulé, derrière son assurance somptueuse et sa bonne humeur toute en vapeur parfumée, sa gravité, qui ne chantait pas, qui était comme un portail, plus grand que tout ce que je savais, vers l’encre noire de son destin, sur lequel, à vingt-six ans, elle s’interrogeait comme s’il y avait là une énigme, dont mon intelligence pouvait lui fournir la clé. J’agissais comme si elle m’acceptait aujourd’hui par caprice, dans l’occultation immédiate de notre profonde dispute, des insultes profondes que je lui avait faites, des écorchures virulentes dont je savais être prodigue. Mais c’est d’une autre ligne de préoccupations, d’un autre monde secret et caché derrière le rideau de perles dont j’ignorais qu’il y avait plusieurs entrées, qu’elle tentait de me faire part, jaugeant, par la qualité de ma réponse, la place qu’elle m’attribuerait dans la partie de l’Univers qui lui faisait peur.

La fin de notre rencontre approchant, après avoir pesé le ton et l’impact, de sorte à ce que je l’entende, mais sans que l’éclat n’en éclabousse mon enivrement de sa présence, Sophie m’annonça que, en particulier par rapport à ses amants, elle m’avait toujours menti. Pendant notre longue guerre, elle avait ainsi tremblé que je n’étende les hostilités à ses anciens amants, en particulier à ceux qu’elle avait inventés.

C’était une énormité invraisemblable ! Ce n’est que par strates, qui s’effondrent les unes après les autres, que je découvris l’immensité de ce qu’elle m’apprit là : de larges pans de ma vision d’elle étaient construits sur l’image, par conséquence fausse, fantasmée, qu’elle m’avait fait miroiter. Je me souvenais de la terrible soirée où elle avait prétendu attendre Pascal Bruckner, avec lequel j’étais donc prêt à me battre ; puis, le récit détaillé de sa rupture avec cet amant qu’elle ne connaissait donc même pas personnellement ! Et, derrière cette révélation, c’est toute l’image de séductrice irrésistible qui s’effondrait. « L’inévitable amant » de sa dernière lettre avant notre rupture était une invention, une provocation, une vantardise, une séduction. Sage et fidèle, elle n’avait jamais eu qu’un seul amant à la fois.

Je pouvais sans doute penser que le mensonge était dans l’affirmation que tout ce qu’elle m’avait dit des hommes de sa vie était mensonge, mais cette version des faits résolvait de nombreuses étrangetés. Je compris, par exemple, comment elle avait pu affirmer sans aucun doute possible, que c’était moi qui l’avait mise enceinte : je n’avais pas de rival à ce moment-là, contrairement à ce que je pensais. De même, une représentation qu’elle avait imputée à Bruckner, qui l’avait comparée à une maison dont il était le plus ancien propriétaire, ne venait pas de cet amant, mais comme je le devinais alors, de Nuy, qu’elle avait rencontré en 1973, et qui était bien plus justifié à clamer une telle antériorité que n’importe lequel de ses amants plus récents. Et sa pudeur, qui m’avait paru si singulière pour une femme si libérale avec tant d’hommes, trouvait soudain une logique. D’autres amants, bien sûr les plus célèbres, comme l’acteur Richard Berry – là aussi je connaissais parfaitement les détails de la rupture – ou l’opérateur Bruno Nuytten, mieux connu pour sa liaison avec Isabelle Adjani, qui fascinait évidemment Sophie, étaient désormais devenus douteux.

Ma réaction devant cette révélation étonnante, cependant, était d’abord celle d’un animal blessé. Je me suis récrié, avec l’indignation d’un homme floué, parce que je ressentis immédiatement que des étages entiers de constructions s’effondraient, à un point tel que je ne mesurais pas les conséquences de ce coup de théâtre. Immédiatement aussi, les insidieuses souffrances de la jalousie que m’avaient causées les affabulations de Sophie deux ans plus tôt m’apparurent comme une torture qu’elle m’avait infligée inutilement, gratuitement, pour une vanité devenue soudain intenable. Et plus encore que l’espèce de cruauté frivole, c’est la vieille souffrance que j’avais alors ressentie qui se rouvrit en moi, empoisonnée par l’indignation de cette tromperie, qui était pour Sophie si facile avec moi.
 

Je commis sans doute là, en laissant libre cours à ma blessure, une grave faute, parmi les pires de ma vie. J’étais dans mon bon droit, et ma plainte était enfantine, ridicule, peu véritable, un exemple étrange et supplémentaire de mon incapacité prodigieuse à mesurer l’importance d’un événement avec Sophie, à le replacer dans une mesure et dans un contexte. En gardant cet air de reproche borné, en exhalant des récriminations, peut-être des sarcasmes, masquant ma douleur, et effrayé seulement de l’immensité des changements de la sphère que l’aveu de Sophie laissait entrevoir, et dont l’inventaire s’annonçait terrible, je ne comprenais rien à la démarche, à la volonté, au sens déterminé et prudent de cette femme qui noyait mieux ma réflexion dans son goût enivrant que dans les labyrinthes, finalement moins profonds qu’escomptés de ses mensonges.

Je pris l’aveu de Sophie comme un minimum, un minimum triste et sans panache. La vérité, comme je l’ai toujours pensé, est la condition dont on ne discute même pas, d’un débat qui a un véritable enjeu, comme assurément celui avec Sophie, qui en était le fleuron. Mais j’avais moi-même oublié que j’avais affirmé à cette même femme, un jour de détermination effrénée, que je la tuerais si elle me mentait ; et elle, dont je ne comprenais pas encore dans toute l’étendue du terme, le 6 février 1984, qu’elle était mythomane, avait donc partagé sa couche avec moi, en sachant cette menace, et en mentant malgré cette menace. Peut-être même cette tromperie et ce danger étaient-ils de bien puissants motivateurs de son inclination alors. Et notre guerre, qui avait duré un an, sur des causes plus futiles, à la suite de sa rupture, avait peut-être alors des causes plus futiles que la grave offense qu’elle m’annonçait là. Elle même devait avoir pensé que ma menace, qu’elle avait peut-être même oubliée, n’était pas de celles qu’on exécute ; mais peut-être que non : j’ignore absolument si cette peur du mensonge découvert n’était pas l’un des éléments dramatisants de cette guerre aussi. Et tout de même : elle savait, ce 6 février, qu’elle prenait un risque majeur à me parler enfin de ces mensonges qui devaient lui avoir pesé pendant les deux dernières années, dans un sens ou dans l’autre.

Le profond coup que je ressentis est d’abord explicable par la surprise. Ma Sophie, que je savais menteuse, mais que je ne voulais pas voir telle, avouait. Il y avait, comme toujours, dans le fond de ma vanité et de ma raideur, un amour-propre déçu, les invraisemblables montages de Sophie apparaissant soudain dans leur lumière crue, sans que je n’en aie douté, ma naïveté étant visiblement propulsé au-delà de ce qui est admissible, encore que cette faiblesse que je ne sentais que trop, était fortement atténuée par la gloire de Sophie de m’avoir trompé, et qui pouvait s’enorgueillir soit d’avoir été plus fine que moi, soit de m’avoir rendu si crédule ; d’ailleurs, elle en avait si peu douté, que l’une des choses qu’elle me dit avec une douceur malicieuse au fond de la voix, c’est : « J’ai eu peur que tu ailles voir Pascal Bruckner », qui ne la connaissait pas même, alors que toute leur dispute, puis leur rupture, où la police était intervenue sur appel des voisins, m’étaient parfaitement gravées à l’intérieur du cerveau ; et pendant 1983, ça m’avait si bien traversé l’esprit, qu’un jour où je le vis sortir de chez lui – il habitait le même immeuble que Nuy –, avec une grande pimbêche toute maigre qui le dépassait d’une demi-tête, j’hésitai sérieusement à lui sauter dessus, arrêté par son bizarre regard interloqué qui répondit au mien, homicide, et qui semblait plus interrogatif qu’effrayé ou narquois. Cette attitude de Sophie participa d’ailleurs à ma réaction d’animal blessé : elle m’avait annoncé son renoncement au mensonge avec une sorte de triomphe paisible, comme si ce dépassement d’elle-même ne pouvait être qu’admirable, même encore plus admirable que la toile de ses récits, qui m’avaient si complètement égarés. Peut-être que cette autosatisfaction, encore qu’elle fut nuancée à souhait, entre l’élan d’une sincérité teintée d’une gravité joyeuse et la légère hésitation, poussée par une fraîcheur décidée et réfléchie, était trop centrée sur elle, et il me fallait donc ramener l’attention sur les dégâts qu’elle avait faits. Et c’est pourquoi j’agis comme si cet aveu n’était que la moindre des choses, et encore, très en retard.

La question de principe a été la première planche de salut à laquelle j’ai pu raccrocher une attitude, face à cet aveu, dont j’étais bien loin de mesurer le sens. C’était une grave faute de ne pas savoir entendre, à ce moment-là. Je ne cherche pas d’excuses dans l’explication de ce phénomène. Mais les acouphènes, devenus habituels pendant 1983 de mes multiples monologues internes, n’ont laissé passer que le cri strident de la peur d’une multiplication de ces monologues qu’impliquerait cette vérité ; et ce cri strident s’est renversé en position rationnelle de principe : une condamnation sans nuance, mais aussi sans conséquence pratique, du mensonge. Le courage de Sophie à m’annoncer son changement de cap ne m’apparut pas seulement, et là encore, une telle incapacité à percevoir l’autre, pourtant si importante, est à peine compréhensible. C’était comme lorsque j’étais trop près de son visage et que je ne la voyais plus : alors qu’elle m’offrait une ouverture étonnante, je ne sus que la traduire en un terrible crime de guerre. Je suis lent. La guerre était passée, mais dans les profondeurs de mon être, elle gouvernait encore de si nombreux automatismes que l’aveu de Sophie fut attribuée à la souffrance résiduelle d’un passé extrême, au lieu d’y commencer une réflexion sur l’avenir.

Pour me justifier, puisque c’est un peu ce que je me dois, d’autant d’égocentrisme et d’incapacité à dissocier les voix que je prêtais à Sophie dans la sphère, et la véritable voix de Sophie, je dois ici exposer plusieurs états de fait à décharge. Le premier est dans ma perception de Sophie même. Il y avait seulement là, dans ses amants, ses activités salariés, ses déplacements, ses mises, et même dans ses ambitions avouées, dans ses réflexions, dans sa façon de voir le monde, une partie formelle de la sphère. La vie sociale de Sophie, sur laquelle portaient ses mensonges, avait un sens giratoire, et c’étaient des visages, et des événements, interchangeables, avec d’autres ; cette partie-là de sa vie était comme une gare d’aiguillage pour moi : c’est là que se décidaient des directions – qu’elle ait un amant ou un autre, un travail ou un autre, un logement ou un autre changeait beaucoup de choses dans mes déplacements, dans l’organisation de mon temps, dans le contenu concret des cathédrales de ma pensée, mais ne changeait rien au fait qu’il y ait des cathédrales, des déplacements en fonction d’elle, que mon temps lui appartenait contre son gré même, au fait que je sois si impliqué, si profondément intéressé et même assoiffé de ces détails. La violence de la révélation de ses mensonges indique combien dans la sphère dont elle avait pris possession, les constructions que j’hypostasiais étaient profondément enfoncées par le temps et par la légère usure que chaque pensée apportait à ces édifices polis et ciselés en permanence, mais sur le sol meuble de ses propres discours, que je croyais si fermes. Mais au fond, le niveau où Sophie mentait était secondaire, même si, comme tout ce qui était encore secondaire chez Sophie avait plus d’importance que n’importe quoi d’autre avec qui que ce soit d’autre. La hiérarchie de ma perception de Sophie était profondément incrustée en moi : son génie, ce fond d’elle que j’avais perçu à une profondeur inégalée, était la vérité, et tout ce qui apparaissait dans le discours de Sophie n’était que la surface, et ne dépendait pas d’une cohérence interne, d’un mensonge ou d’une vérité, mais de cette profondeur qui n’était pas ici en cause. Ses mensonges, par conséquent, ne constituaient que des détours, que des labyrinthes déplaisants, et face à son immensité, à sa grande capacité que j’avais décelée bien plus, les amants et les amis de Sophie n’étaient que des freins et des détours, agaçants sans doute, et dangereux peut-être, parce qu’ils pouvaient très bien devenir les culs-de-sac qui rendraient impossible toute la progression vers la profondeur.

Par la conscience de la structure de mon intérêt pour Sophie s’explique que j’étais moins attentif aux péripéties de sa survie qu’aux mouvements que je décelais dans sa profondeur. Et ce mouvement, qui s’était là glissé dans une tempérance qu’elle équilibrait avec la grâce d’une funambule accomplie, était à la fois frais, doux, décidé, prudent, et invitant. Oui, je pouvais progresser doucement dans le nuage opaque qu’elle m’ouvrait. Elle m’aspirait légèrement, et je retrouvais là des qualités de l’impétueuse Moni, mais justement rendue prudente par les différents coups subis, en particulier par moi-même, et je sentais son enveloppement sans hâte, sa tiédeur délicieuse et son indécision, pleine d’allant, dissimulé derrière cette belle assurance que j’admirais tant, tout en spontanéité, en rires, en attentions gestuelles savantes et discrètes, fines. Et ce n’est pas seulement cette position défensive qui se défaisait graduellement, qui jurait avec l’allant décidé de son aveu de mensonge passé, mais aussi la puissante irradiation de son être, qui avait recommencé à émouvoir des parties dormantes et déjà oubliées de la sphère. Aussi les jubilations et les dilatations en moi déviaient-elles le sens de mon discours, l’acuité de mon écoute, vers des improvisations enfantines et joyeuses. En face de ce volcan vibrant, emmitouflé dans cette prudence qui avançait avec sympathie vers moi, mon propre discours se dissolvait. C’était quand même moi qui lui avais proposé de discuter de tout cela ! Mais, face à elle, j’étais dans des alternances d’euphorie et d’anesthésie telles que les discours aiguisés au cours d’une année de monologues déchirants et d’analyses foudroyantes n’avaient soudain plus cours. Ces pensées-là, si fermes, si présentes, qui justement demandaient des preuves de vérité, des vérifications, des accords concrets, et qui pouvaient proposer des horizons, avançaient comme moi si mes pieds étaient pris chacun dans cinq kilos de béton, et qu’il faille traverser un champ de boue. Et même mon parler devenait quasiment bègue, le ton, la ligne du discours était complètement perdu dans le nuage de Sophie, et j’articulais ces idées-là à la manière de dialogues de film qu’on regarderait avec un ralenti extrême qui ne laisse filtrer que des bribes de borborygmes très graves, mais qui ne forment même plus les mots. Ces volontés affirmées de tendre vers des exégèses ne rencontraient là, du reste, que le destin de mes récriminations lorsque nous étions amants, deux ans plus tôt, et que chaque intervalle créait des raz de marée que Sophie, inconsciente, faisait disparaître en deux sourires, un regard, et parfois un mot. Je n’ai jamais connu à personne d’autre un pareil pouvoir à annihiler un discours, à brouiller une parole, à dévier, à condenser, à aliéner les éléments les plus fermes de ma conscience.

Mais l’écoute de Sophie, à la réflexion, n’était pas très généreuse non plus. Sans doute aucun se taisait-elle, ramassée dans sa grande politesse, quand je commençais à parler de ce qui pouvait être le contenu et le but que je nous prêtais ; mais quand je perdais pied, rien ne la faisait sortir du même état d’esprit où pourtant paraissait, je ne sais si c’était involontaire ou justement pour être perçu par moi, un fin vernis d’ennui. Toute son attitude indiquait qu’elle avait pris le parti de laisser parler, sans tenir compte d’un discours certes confus, compliqué, peut-être parfois égaillé par une pointe ou un mot bien trouvé, mais sans pertinence dans l’ensemble. Je la soupçonne en effet d’avoir catégorisé hâtivement le phénomène que je découvrais, en lui donnant des contours convenus depuis le « je ne t’aime pas », qui avait fait tant de dégâts en moi depuis. J’étais certainement pour elle une figure particulière, et elle croyait comprendre et même savoir à peu près tout de moi dans cette situation. Je ne veux pas ici l’accuser de fatuité, mais elle était elle-même pressée de m’entraîner sur le terrain plus concret sur lequel elle pouvait utiliser le personnage qu’elle pensait que j’étais. Si je me désole de mon écoute exécrable de ce qu’elle était, j’ai le regret de devoir constater qu’elle ne m’écoutait pas davantage qu’à l’époque où nous étions amants, et où elle n’avait jamais véritablement entendu l’immensité de l’explosion qu’elle avait provoquée en moi. Ainsi notre incommunicabilité continuait ses tragédies désespérantes, sur le mode que la guerre avait révélé : chacun de nous deux était pris dans ses niveaux d’interprétation et exigeait implicitement de l’autre qu’il y vienne ; et l’autre, avec dédain, n’en considérait même pas le possible.

Je peux maintenant faire les raisonnements que Sophie aurait probablement voulu et dû entendre de moi, ce jour-là. En premier lieu, bravo et merci de ce courage, où je te reconnais si bien, ton admirable cran et la beauté que tu mets, sans le savoir, dans toutes tes actions déterminées, même celles qui m’ont tant nui. Ton aveu t’honore. Mais il m’honore encore plus, parce que je crois pouvoir mesurer combien il te coûte ; je le prends donc d’abord comme un geste auguste, comme un sacrifice d’une grande qualité, comme une munificence dont tu ne peux pas savoir à quel point elle te va bien. J’ai souvent manifesté mon attachement à la vérité ; et je te remercie par conséquent d’aller dans mon sens, avec cette simplicité si franche. J’apprécie la noblesse de ce geste d’apaisement, de convergence et d’honnêteté. Grâce à cet acte de sagesse, tu nous offres une base que je crois stable : table rase de notre passé, effaçons nos vilenies réciproques, regardons en avant. J’ai moi-même tant de choses à me faire pardonner, que ta main tendue est la meilleure entame à ce processus. Je devrais m’arrêter ici, parce que mon discours est déjà long, et je menace de glisser dans le pathos, pourtant je voudrais encore poursuivre mon remerciement :

Je crois que tu me demandes ma confiance. En te dépouillant d’une partie scintillante de ton image, en renonçant à me séduire par ces inventions dont tu faisais un plaisir, en te montrant nue, démaquillée, tu me proposes d’aller au-delà de ces apparences que tu dressais parfois comme des obstacles. Comment pourrais-je ne pas être entièrement conquis par ce dépouillement que je réclamais depuis longtemps ? Comment ne serais-tu pas plus belle nue que fardée, toi dont l’intériorité m’a toujours ébloui malgré tes déguisements qui la dissimulaient ? C’est cette Sophie-là, qui renonce à tricher, que je veux croire et entendre. C’est la vue plus longue, la plus grande profondeur, le dépassement des apparences dans lequel je t’attendais depuis longtemps. Tes mensonges, qui me font incroyablement souffrir, je les crois. Comment ne me réjouirais-je pas de ta décision de me dire la vérité ? Ma confiance, qui a toujours été ton esclave, se sent affranchie par ta décision de me dire la vérité. Mais j’entends encore, au fond de ce très beau moment que tu viens de m’offrir, une dimension plus profonde. Cependant il s’agit là de quelque chose de plus complexe, qui me touche encore plus, et je te prie de m’accorder quelques jours pour y répondre.

Ce que je voulais dire par là, c’est que la vérité sur ses amants, signifiait aussi que Sophie changeait d’époque. Il y avait dans cet aveu un acte qu’il fallait replacer dans sa vie, et dans le moment actuel de sa vie. Mais il fallait mesurer sa vie non aux délices de ses caresses sur les parois de la sphère, ce que je faisais de toutes façons, il fallait aussi chercher son trouble, qui semblait formé juste en dessous de ses mots, et qui se traduisaient pour elle dans sa réflexion existentielle. Je crois qu’une profonde inquiétude, qu’elle masquait très bien parce qu’elle essayait de la masquer à elle-même, s’était emparée d’elle. La faillite de Sepia, d’abord, l’avait laissée plus désemparée, je pense, que je ne l’avais vu. Elle n’avait pas seulement perdu son travail, elle qui se retrouvait soudain sur le marché, sans qualification, sans ouverture, sans perspective autre que sa beauté, dont je suis persuadé qu’elle doutait cependant parfois elle-même. Sa progression dans le cinéma était devenue problématique : elle n’avait plus vingt-quatre, mais vingt-six ans, sa filmographie était vierge, et elle ne connaissait pas le métier, qui d’ailleurs n’avait intéressé que son côté midinette. Son père, qui la soutenait mal dans cette direction, rencontrait lui aussi des difficultés : Un dimanche de flic lui avait donné une partie gratuite, c’est-à-dire un budget pour un film suivant, mais si ce film suivant ne passait pas un cap – en génie artistique, en succès de box-office –, il devrait céder sa place à d’autres cinéastes, davantage en progression. L’avenir professionnel de Sophie était donc assez sombre, mais je crois que ce n’est pas ce qui l’avait le plus heurtée dans la fin de Sepia. Je pense qu’elle s’est alors sentie trahie par Nuy, même si je doute qu’elle soit allée jusqu’à se représenter les choses aussi crûment. Mais elle avait fondé Sepia avec lui, elle était toujours très proche de cet homme et, soudain, le lien le plus fort entre eux cédait. Ce n’est que plus tard que je compris le ressentiment, au moins vague, qu’elle avait éprouvé, quand elle m’annonça qu’elle avait négocié par voix légale des indemnités de licenciement. Je ne pense pas que la somme gagnée ait été l’enjeu de cette dispute qui me dégoûta.

Elle était aussi sans amant. Son escapade à Louis Blanc n’avait pas eu de lendemain. Et Sauvernier avait bien été congédié, mais non remplacé, depuis un temps assez long maintenant. Dans son mode de vie, tel que son aveu sur ses amants passés le laissait comprendre, Sophie n’avait jamais qu’un seul amant à la fois, et lorsqu’elle rompait avec lui, elle le remplaçait assez rapidement par un autre. A la réflexion, que je ne pouvais pas avoir alors, le dernier intervalle, depuis l’été, était long au point de l’inquiéter. Irradié comme je l’étais, je ne pouvais même pas imaginer qu’elle eût des doutes sur sa séduction. Et de ce fait, je ne sais pas s’il y en avait, s’ils étaient continuels, ou s’ils ne faisaient surface qu’en cas de crise ; or, si elle avait des périodes de doute sur l’attirance qu’elle pouvait exercer, celle de notre paix en était certainement une. Elle n’avait pas non plus repris ses velléités maternelles, que son avortement de moi avaient interrompues. Sauvernier était trop jeune, trop faible, il manquait de la rassurer dans le projet d’un enfant, où le soutien du père devait lui paraître nécessaire. Et il y avait moi, pollution terrible de son environnement, hostilité incroyable, assourdissante, effrayante. J’avais restreint son périmètre de vie, et à la limite de ce périmètre il y avait maintenant la peur et la haine, que je véhiculais sans répit.

Désemparée, avec l’impression d’être abandonnée, elle était dans une situation où l’introspection vient facilement, un moment propice aux bilans, qui sont généralement des moments sombres, où les bilans justement sont mauvais. Depuis deux ans au moins, elle avait tourné en rond ; mais elle avait deux ans de plus, ce qui est beaucoup à cet âge-là. Et même, sa lucidité devait lui dire qu’elle avait régressé : sa joyeuse intensité s’était voilée, le surplace avait fermé des portes. Elle commençait à regarder un avenir plus long. Et cet avenir ne s’annonçait ni simple, ni brillant. Mais elle avait encore un peu de marge, et je crois qu’elle avait suffisamment de personnalité, et de courage pour se dire : tout dépend encore de moi.

Je crois qu’en elle mûrissait alors une reconstruction de sa vie, mais avec des visées à plus long terme, et peut-être un chemin différent, car elle goûtait toujours les volte-face, et les grandes envolées. C’est là, je crois, qu’elle me regarda d’un œil différent. Mon attachement, ma constance vers elle, pour elle, ne se démentaient pas. La police même ne réussit pas à m’écarter véritablement. Elle n’avait plus de doutes maintenant d’une inclination profonde, sur laquelle elle dut se dire qu’elle pouvait peut-être construire. Déjà, j’étais un outil dans son ressentiment par rapport à Nuy : c’est sans doute en partie pour le choquer, lui, qu’elle avait accepté la paix, et c’est pourquoi il était évidemment impensable qu’elle lui cache cette paix, comme je lui avais demandé. Mais j’apportais peut-être aussi des solutions à sa vie, ce qui devait être plus confus dans sa façon de voir. Je représentais des éléments de son changement, j’étais capable de nourrir, de soutenir et de renverser son introspection : j’étais à long terme, je la connaissais, je n’étais pas idiot, j’avais même peut-être, dans le monde, de l’avenir. J’avais manifesté des réflexions dont elle s’approchait maintenant, et peut-être l’a-t-elle senti.

En résultante de son peu d’écoute, j’imagine qu’elle avait de moi une image assez étroite. Je correspondais à un archétype, celui de l’amoureux transi. J’ai là du mal à expliquer son revirement autrement qu’en supposant qu’elle pourrait me diriger entièrement. En effet, son retour vers moi signifiait, de deux choses l’une, soit qu’elle avait renoncé à tomber amoureuse, ce qui aurait été un indicateur de la gravité de sa crise de confiance, parce que rien, je suppose, ne pouvait mieux attirer cette femme que la perspective de l’amour, qu’elle ne connaissait pas, mais que la crise raisonnable dans laquelle elle était, lui faisait préférer un homme qu’elle n’aimait pas mais qui l’aimait, aux milles amants rêvés, qui n’étaient que déceptions, disputes, désaffection ; soit qu’elle pensait pouvoir tomber amoureuse de moi, dans de nouvelles circonstances, ou à la longue, ce qui me semble également un témoin de la grande gravité de sa crise de confiance, car elle aurait misé là sur sa propre faiblesse et sur l’incertitude mythique de l’amour. Pour ma part, je m’interdisais de rêver ces opportunités, et j’y parvenais en mettant en avant la compréhension du phénomène auquel j’étais sujet. Mais que Sophie puisse envisager une nouvelle liaison entre nous me paraissait envisageable comme une récompense à ma constance, et comme une mise à l’essai après ma mauvaise conduite.

Je pense que c’est surtout une angoisse profonde, peu avouable, qui lui avait fait chercher des alliés. Elle avait besoin de s’envelopper de confiance, elle avait besoin de se sentir revalorisée. Et même si elle ne pouvait pas m’entendre, et n’en avait sans doute pas davantage l’intention que moi, elle savait qu’elle pouvait compter sur mon affectivité envers elle. Je crois qu’elle manquait de tels alliés qui simplement avaient d’elle une attente, une espérance, une vision. Je pense aussi qu’elle cherchait à définir une vie dans un autre rythme, et peut-être même dans un autre cadre, et là aussi j’étais un allié qui pouvait lui fournir des horizons. Elle me reconnaissait sans doute ce potentiel, seulement, mes plans et mes lignes de force ne se rejoignaient pas dans les desseins dont elle avait tracé les premiers pointillés. Je suppose que pour donner l’intentionnalité à ce premier véritable élan de sa maturité, que son énorme puissance gardait en elle, il aurait fallu non seulement que je comprenne cet état de fait, pourtant transparent, mais que je change moi-même l’essentiel de mes perspectives. J’aurais probablement découvert que ses fourches Caudines étaient un projet de vie, avec un plan de survie précis, et un enfant ; et sur le reste – engagement, amis et fêtes, lieux de vie – qu’on pourrait traiter comme un surplus, c’était à l’avenant, elle serait souple, sans doute fidèle et loyale ; quant aux amants, son aveu de mensonge venait de m’annoncer les règles du jeu, comme premier point de départ de toute la perspective : un seul à la fois, et tant que ce serait moi, ce serait moi. J’ignore comment j’aurais vécu un tel dilemme par rapport à mes propres choix négatifs arrêtés, si je n’avais été ni sourd ni aveugle, parce que seulement occupé en permanence de la sphère de Sophie, qui n’était qu’en moi.

Pourtant, lorsque j’exprimai la terrible et inattendue écorchure de l’aveu de son mensonge, lorsque sa candeur très légèrement troublée par la difficulté de l’aveu se rétracta en une réflexion, où la surprise de ma souffrance et de mon intolérance rejoignaient une culpabilité pleine de patience, je ne vis en elle ni colère ni tristesse, simplement un magnifique velours qui s’ourle, et je ne regrettai que la disparition en lui-même du regard, car j’étais, pour un moment, privé de l’autre dimension, qui est la perspective du monde.

     
             
             
             
             
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