l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      III 1983      
             
             
             
             
             
             
             
             
      6. Boueux automne
 

Les deux semaines que j’ai passées à Berlin ont disparu dans un tunnel de ma mémoire. Mais la reconstitution de mon temps me signale que j’ai dû, là, tracer les premiers fondements de l’ouvrage Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, ouvrage sur la montée de la vague principale de la révolution iranienne, qui parut huit ans plus tard. Je m’étonne moi-même du cloisonnement entre ces deux pensées miennes, celle sur les événements du monde, et celle concernant Sophie. Leur interpénétration, forcément nécessaire, est restée, dans la conscience, en tout cas, fort limitée. Je suppose seulement que la réflexion sur le monde, qui m’était habituelle, agissait comme un réceptacle de pensées vives issues de la sphère avec Sophie, et servait d’exutoire à cette profonde cavalcade, lui donnant là une surface d’expression, comme un buvard. De l’autre côté, ce que cette réflexion a apporté dans celle que m’arrachait, à tout instant Sophie, je l’ignore. Peut-être étais-je un peu plus assuré ; peut-être les envolées de parole me permettaient de phraser l’ébullition et les explosions continuelles ; peut-être aussi, ma vanité trouvait-elle un compte ouvert, qui servirait, qui sait ?, à impressionner un jour Sophie, et en effet, j’imagine mal que ce que j’écrivais alors ne se retrouve pas aussi dans la perspective de l’utiliser vis-à-vis d’elle, ne serait-ce que pour l’éblouir, la subjuguer, lui faire deviner le grand territoire où je pouvais, enfin, revendiquer une supériorité sur elle. Plus secrètement, mais n’osant probablement pas me le formuler, je rêvais qu’elle soit intéressée par ces recherches. Encore faudrait-il qu’elle les sache, cependant. Et plusieurs décennies plus tard, elle ignore encore la moindre de mes œuvres après l’Abrégé de la théorie de la musique. Car je n’ai jamais utilisé ma signature pour les apposer à mes livres. J’ai toujours voulu que le contenu soit le grand portail de l’ouvrage, et non l’auteur. Si bien que l’on peut facilement aujourd’hui trouver ce que j’ai écrit si on s’intéresse au contenu, mais l’accès est impossible si c’est par l’auteur, par le nom, par l’individu qu’on essaye de comprendre cette partie de mon action Même Sophie, par conséquent, ne peut pas établir le lien entre mes écrits et moi, sauf si je lui disais. C’est évidemment quelque chose qu’il me plairait beaucoup de faire, à tel point que j’imagine y avoir déjà pensé, au moment où j’organisais la première matière de ce vaste versant caché de ma personne, en août 1983 à Berlin.

En rentrant à Paris, une quinzaine de jours plus tard, pour la seule fois de ma vie, je portais la barbe. Je mentionne ce détail parce que je crois qu’il m’a dissimulé au moment d’assouvir ma première urgence, voir Sophie. En effet, cette première poursuite a sans doute été la plus réussie, du point de vue d’une poursuite, j’entends. Je me postai, piaffant d’impatience, rue Jean-Jacques-Rousseau. Elle sortit, seule, fatiguée comme je pus le déduire d’infimes raccourcis qu’elle octroyait à la grâce habituelle de ces gestes, pas au point cependant qu’ils ne deviennent brusques, ou que son élégance ait glissé dans la négligence. Elle marchait plus vite que d’habitude, il y avait quelque chose de décidé, et comme de légers cliquetis contradictoires, petites lucioles électriques, que je ne remarquais pas tout de suite. Ce qui m’étonna, c’est qu’elle ne prit pas un chemin habituel, mais pénétra dans le métro par l’entrée qui est juste à côté de Saint-Eustache, après un gros kiosk à journaux, avant d’arriver à l’entrée du forum Rambuteau, où je l’avais aperçue en larmes, avec Sauvernier, en janvier. Je pus monter dans le wagon voisin, et je pouvais la voir à travers les vitres de séparation des voitures, pas bien, malheureusement, parce qu’elle était masquée par les autres voyageurs. Comme les coïncidences jouent un rôle important dans ce type d’affaire, il faut en signaler une qui n’eut aucune incidence : en réglant difficilement la lentille de mon regard sur les personnes qui me cachaient Sophie, je reconnus un couple de connaissances, elle était une pianiste, que j’avais visité deux ou trois fois dans son petit appartement près de la rue Lepic, et lui, son amant beaucoup plus jeune, son Sauvernier, était en train de rire et de gesticuler avec elle. Je craignis seulement qu’ils ne me reconnaissent : j’aurais pu me défaire d’eux, mais Sophie aurait pu alors me repérer. Il ne se produisit rien de cela. Sophie, toujours un peu comme si elle avait la tête rentrée dans les épaules, sortit à Barbès, remonta vers la rue Rochechouart, rapide, décidée, un soupçon trop brusque, puis descendit et prit la première à gauche, rue du Delta. C’était une rue difficile pour une poursuite, parce qu’il n’y avait personne, et les deux bistrots de la rue étaient petits, déserts, et pas en face de l’immeuble où elle entra qui était vers le haut, à gauche, en descendant. J’y entrai donc aussi. A cette époque, les codes de sécurité commençaient seulement à faire leur apparition, et celui-ci, vieille construction populaire du siècle précédent, en était évidemment dépourvu. Elle alla directement dans l’immeuble sur cour. Je montais, le cœur battant, derrière elle. Elle fut reçue dans un petit appartement, et en passant devant, j’entendis bien les voix. Il y avait plusieurs personnes. Une voix d’homme dit à Sophie « je pensais que tu ne viendrais pas .» Je ne compris pas sa réponse.

J’étais retourné dans la rue. J’étais incapable de m’en aller. J’utilisais un des bistrots pour boire, pour réfléchir, pour atténuer le puissant besoin de me rapprocher encore, qui était si dangereux. Après tout, il y avait plus d’un mois que je ne l’avais pas aperçue. Et elle était toujours aussi magnifique, et sa crème sombre, douce, un peu fiévreuse et angoissée d’aujourd’hui, m’enveloppait et allumait des feux d’imagination, de douceurs imprévues, de salutations distinguées. Peut-être grâce à mon séjour prolongé au milieu de mes connaissances berlinoises, je n’étais pas dans un esprit de guerre, et je préférais qu’elle ne me voie pas, ce jour-là : trop de tendresse, trop d’envie d’envelopper ce pas pressé, cette jolie tête penchée, ce long coup brun, gracile et ses belles mains sur ses attaches longilignes ; je sentais les différentes températures de son corps, comme un éventail thermique, plus harmonieux encore que vaste. Le vaurien détraqué, que la souffrance avait fait raser une à une les élévations du respect, avait retrouvé le chevalier protecteur, qui suit sa dame, parce que tel est son destin. Mais au milieu de cette mélancolie, probablement striée de schèmes destinés aussi à dévitaliser ce romantisme plus doux et sec que mièvre, Sophie sortit de l’immeuble avec un homme. Cet homme avait l’air d’une brute, fort, un peu court, non sans une certaine vulgarité sensuelle, il me faisait penser à un Charlebois ou mieux, un Lavilliers, le visage large, le front large et épais, une grosse et lourde chevelure bouclée. Ils prirent le métro. Ils changèrent, et je réussissais toujours à les suivre, petit miracle. Une fois encore, je fus frappé de la beauté de Sophie, qui était plutôt silencieuse, attentive, et dont je sentais toujours la détermination vaincre un certain repli, mais aussi un peu enfoncée en elle-même, presque maussade, là encore avec cette grâce simplifiée, là encore marchant vite, donnant le rythme ; sa nervosité était toujours là, mais elle la dominait, sans en jouer. J’entendais la musique mesurée, vibrante, haute et pourtant avec des contrepoints sourds, en elle ; mon cœur battait à l’exacte vitesse du sien, il n’y avait aucun doute. Ils sortirent à Louis Blanc, et entrèrent dans un autre immeuble, tout neuf. Là, il y avait un code. Je ne sais plus comment j’ai pu me débrouiller, mais j’ai non seulement repéré le code, mais aussi l’appartement où ils étaient allés. Mais derrière cette nouvelle porte je n’entendis plus rien, et ne vis aucune lumière, derrière le grand panneau marron foncé à la poignée ronde, argentée. J’actionnai l’interphone, l’homme interrogea, je me tus. J’étais terriblement angoissé, et fort frustré. Mais je ne voyais plus comment je pouvais progresser ce soir-là. La terrible défaite, la guerre, revenaient donc. L’immeuble d’en face était un commissariat de police. C’était bien Sophie qui avait choisi un amant qui s’était fait prêter un appartement juste pour coucher avec elle. Il y avait quelque chose d’horriblement banal, de désuet, de sordide presque. En effet, je n’avais vu aucune connivence entre les deux amants de cette nuit-là, alors qu’il y en avait eu tant, ne serait-ce qu’avec Sauvernier, dont j’ignorais qu’il n’habitait plus alors avec Sophie. Elle en était là ? Mais est-ce qu’elle n’en avait pas toujours été là, me demandai-je rongé par une tristesse brutale. Est-ce que son appel à la police ne dit pas justement que notre relation aussi n’est qu’une coucherie sans importance, comme celle-là ? Est-ce que sa pléiade d’amants simultanés ne doit pas justement regorger de situations du type de celle dont j’étais témoin à l’instant même ? Simplement, je ne l’avais jamais vue que dans un contexte émotionnel, mais elle devait donner la priorité à des gestes, à des rencontres, à des hommes sans magie, sans saveur. L’alignement de ces amants, qui me dévalorisait aussi, reprit ses droits. Celui-là, le dernier, était-il autre chose qu’un trophée, qu’un passe-temps, qu’une « aventure », au sens le plus médiocre du terme ? J’allais m’en assurer le lendemain. Je partis avec une pile de questionnaires de sondage, et je sonnais à la porte de cet appartement de la rue du Delta L’amant de la veille m’ouvrit, suspicieux, brut, il me dévisagea. Je lui dis que c’était un sondage, il me demanda sur quoi. Mon regard avait fait le tour d’une minuscule pièce derrière lui. Il n’y avait personne. Sophie n’était pas là, c’était la première certitude. Toute ma tension, qui n’était vibrante qu’à cause de cette éventualité tomba, ce qui signifiait pour moi qu’elle ne pouvait pas non plus être dans une salle de bains ou une cuisine non visibles sans entrer dans l’appartement, elle n’était pas là, c’était sûr. Je regardai le personnage en face de moi : rien, Sophie n’avait pas laissé en lui la moindre étincelle de sa grande coulée de lave ; pas d’odeur riche, fine, ou étrange, pas de ce sourire de fauve mystérieux au fond de la prunelle, aucune des courbes féroces, des arrondis soudains, des enchantements singuliers de ses phrases à multiple sens, rien, peut-être, et encore fallait-il que j’y mette du mien, un très très lointain souvenir de sa peau sur la sienne. Très très lointain, comme déjà digéré, comme déjà mort. Trop lointain pour inspirer encore le reflet de cet esprit luxurieux, intense, impérial, qui était passé pourtant, il y a si peu de temps sur cette peau Je ne mentis pas pour entrer, comme j’en avais eu l’intention, et lui dit, c’est un sondage auprès des immigrés, est-ce que vous êtes immigré ? Non, il n’était pas immigré, j’étais déjà parti, la porte claqua. J’étais trop content qu’un homme puisse passer aussi loin d’elle, et qu’elle ait elle-même suscité une telle preuve, pour m’en étonner. Je ne le revis plus, et ne sus jamais rien de lui. « Ah, tu étais là aussi » me dit Sophie bien plus tard, d’un air rêveur, mystérieux, mais aussi comme si dans un repli obscur de son étoffe, j’avais déterré un objet oublié, peut-être glacé et humide comme un crapaud, peut-être évanescent comme un court orage d’été qui n’aurait pas tenu ses menaces. Et, évidemment, je n’en pus jamais savoir plus.

La coupure de Berlin n’avait rien coupé. Je ne peux pas dire que le terrain de la sphère était encore travaillé par les explosions, je ne l’observais plus de cette manière, je niais alors toute effectivité agissante entre Sophie et moi. Toute ma représentation d’elle était celle de l’antagonisme : elle vivait de l’autre côté d’un profond sillon, dont personne ne savait le fond, et je la voyais parfois passer au loin, entièrement emmitouflée dans ce champ de force, qui m’interdisait même de tenter de sauter le sillon. Pourtant, la succession du temps était sans cesse changeante, il n’y avait aucune identité, aucune habitude, même dans les gestes qui se répétaient. Dans la découverte de son univers, je progressais comme un homme qui apprend à parler une langue, je découvrais des recoins, des vérités, des silences ; je découvrais aussi des déplacements, et des plages vides, et tout cela s’assemblait, mais jamais ne donnait encore que des sens qui se contredisaient aussi vite que je les formulais. La profonde scission entre son charme, que je ne saurais même pas nier, au milieu des dénigrements les plus formels de mon dialogue intérieur, et toute sa survie sans relief, que j’escaladais pourtant comme si j’avais trouvé une série de promontoires au-dessus de l’Himalaya, traçait dans cette sphère éclatée d’étranges lignes, qui aboutissaient tous à des brisures : parfois c’étaient des désespoirs étranges et intenses, qui me laissaient immobiles des heures durant, suivant fiévreusement les méandres de mon imagination qui tentait de me secourir en me hissant hors du puits jusqu’à ce que je l’invective, soit pour ses tracés paradisiaques, soit pour ses labyrinthes qui m’égaraient hors de la vraisemblance ; parfois c’étaient de rudes colères, des ruades aux vociférations soufflées, des poings tendus qui se brisaient en ricanements sans force, en maximes sans conviction, en oublis de leur origine ; parfois, de lourds nuages de pensées se bousculaient dans la mise en scène d’un dialogue dont la pertinence s’étiolait jusqu’à ce que je tire sur mon mors intérieur, et que je me gifle devant ma glace ; parfois, fraîchement cynique, je mesurais avec une prudence hypocrite le chemin parcouru, et je m’adressais à Sophie, en lui disant : « Tu vois, ça baisse ; ça baisse enfin ; contre cette baisse, tu ne peux rien faire ? », mais cette pseudo-baisse, ainsi clamée, affirmait au contraire une continuité égale de l’obsession profonde dont cet être si étrange, si lointain, ni nocif et si bénéfique, m’occupait entièrement. Ainsi, mes humeurs se modifiaient, mais j’ignore si ce sont elles qui déterminaient le cours de mes pensées semi-conscientes, ou si la motricité de mon vécu se déroulait à l’inverse, de mes conclusions vers mes sensations. Si je devais résumer un état d’esprit générique de cette époque, ce serait probablement celui où je percevais mon cerveau et ma pensée comme une boîte cubique, dont l’intérieur bouge, et dont l’armature pulse. Cette boîte exprime un certain enfermement de ma conscience, mais chaque ligne de fuite tracée par cette boîte porte bien au-delà de ce que je connais. Il ne fait pas très chaud dans ce cerveau. Il y a de l’humidité, de la moiteur plutôt, des pastels alternent avec les blancs fulgurants qui génèrent les déplacements du corps. J’ai l’impression que tout est resserré en moi, mais aussi que tout va plus vite. Il y a, comme dans la rue, cavalcade, dissimulation, peur, bravade – je saute par-dessus les flammes, grandes fatigues interdites, vivacité, orgueil, et honte. L’euphorie et le découragement se renversent sans cesse, arrachant parfois les fourrures qui dissimulent et protègent l’immense tendresse, je titube, mais je peux m’accrocher à une lucidité qui clignote comme une petite lampe dans toute cette obscurité. Mais cette lucidité elle-même est fort intermittente, et d’ailleurs, quand elle s’installe, dans toutes les ressources de son infatigable capacité à organiser, elle peut parfois mentir, ou se tromper. Dans l’écorchement, qui fait que je n’étais pas protégé dans les rapides passages d’un contraire à l’autre, il faut saisir, comme quand Sophie avait commencé à travailler la sphère, dans le fond de son lit qu’elle m’ouvrait alors, à la fois la souffrance et le plaisir. La souffrance ressemblait à deux marteaux qui me tapaient les deux tempes, un coup simultanément, un coup en désynchronisé ; à ce supplice qui fait qu’on est traîné, à plat ventre sur une scie qui tourne dans l’autre sens ; et à l’embrochage, déjà cité, sur des forêts de piques qui surgissent au moment de l’élan ; le plaisir était celui d’une nouveauté de sensations, d’univers, de perspectives sans cesse renouvelés, au milieu de la volupté en dentelle, et du miniaturisme d’une précision qui aurait rendu grossier un Van Eyck, et dont Sophie savait couvrir tout ce qui avait trait à elle, même le contraire du raffinement, comme l’amant de la rue du Delta.

Le 12 septembre, devant le théâtre où se produisait Adjani, et où j’arrivais avant l’heure, je ne vis personne que je connaissais, ni Nuy, ni Sophie. Je n’entrais donc pas, d’autant qu’il fallait que je sois prudent. Le 17 octobre, l’anniversaire de Sophie, m’avait occupé longtemps à l’avance. Je lui fis un cadeau qui exprime bien, je trouve, ces moments où je me sentais si complètement vaincu parce que je n’arrivais pas alors à me détacher, et je constatai avec une consternation qui faisait dérouter ma confiance en soi que chaque geste ainsi contraint vers elle, allongeait la liste de mes fautes, et rendait plus irrémédiable son hostilité. Je glissai, dans sa boîte aux lettres, sans emballage, un petit bijou. C’était en pendentif en argent, rectangulaire, avec un bleu d’aigue-marine ou de lapis-lazuli, qui représentait le signe astral de la balance. C’était le sien. Je disais par là aussi ma désapprobation de sa dénonciation policière. La platitude et la tristesse de ce bijou, ses dimensions étriquées, me paraissent aujourd’hui encore comme extraites de mon propre intérieur, tentative superflue d’expliquer par la dureté du métal l’incroyable permanence de cette personne en moi. Jamais ni elle ni moi n’avons évoqué ce cri si pitoyable, ce geste si éloquent dans sa froide rectitude aux signes désuets et à la symbolique forcée, et un peu vulgaire.

De naufrages en sauvetages volontaristes, alors que chaque situation se jouait en bolide sur le bord d’un précipice, je n’avais que peu le loisir de voir Sophie changer, dans notre société. Pourtant, c’est à cette époque que Sepia cessa d’exister, et je ne me souviens plus comment j’en pris conscience. Je crois que le premier signe fut indirect, et très surprenant. En passant devant le Bon Pêcheur, je vis Nuy, patron de Sepia, en tenue et en fonction de serveur ! Quand j’eus digéré que Nuy était recasé dans le larbinat, je compris aussi, comme une véritable libération, toute l’importance du Bon Pêcheur dans la vie de Sophie depuis l’automne précédent. J’en ris. Ce n’était pas tellement pour ce qui était drôle, mais parce que, soudain, tout un territoire obscur de la sphère, dont j’avais fréquenté quelques carrefours, et dont j’avais toujours renoncé à connaître la raison, s’éclairait soudain en entier.

La rue Jean-Jacques-Rousseau, la rue de l’Enfer, devenait maintenant un lieu où je pouvais me promener sans contorsion, sans courses, sans me cacher, sans calculer à toute allure mille choses à des niveaux différents, le temps qu’il reste, la vitesse de la voiture qui m’abrite, le regard du conducteur qui commence à tourner vers moi, le nombre d’heures depuis le dernier intervalle, l’augmentation du pouls, le pourcentage de chances que Sophie me voit passer, le temps écoulé, le temps qu’il faut, le temps qu’il reste. Je pouvais marcher tranquillement, sans surveiller les éventuels passants ou habitants qui me surveillaient, mais après l’avoir traversée ainsi une fois, pour m’étonner de cette liberté, toute l’espèce de force magnétique de cette rue disparut d’un coup ; quoique non : les blessures profondes de cette rue, les attentes et les cachettes, les hontes et les désolations, les courses et les mirages, et les supplices ne disparaîtront jamais complètement. Mais la différence qualitative après la fin de Sepia était telle que de la rue de l’Enfer, elle redevint la rue Jean-Jacques-Rousseau ; l’Enfer y clignotait seulement comme une enseigne qui ne s’allume que la nuit.

Je compris que Sophie avait perdu son emploi. Je n’en tirais aucune conclusion sur sa survie, que je connaissais mal, malgré quelques relevés bancaires que je lui avais volés. Une fois je l’avais suivie boulevard Raspail, où elle était entrée dans une agence du Crédit Lyonnais, ou Agricole. Je n’ai pas réussi à la voir ressortir ce jour-là. Mais cette perte d’emploi signifiait pour moi que les trajets de Sophie devenaient plus compliqués à comprendre. La rue de l’Enfer avait été un point de fixation sûr, où je la savais toujours plus ou moins présente, entre telle et telle heure, tel et tel jour. Je tentais de pallier cette défection compliquée en anticipant : elle allait être au chômage, et à cette époque, il fallait pointer à l’Agence pour l’emploi une ou deux fois par mois. L’agence visitée dépendait du lieu d’habitation, et la date de la date de naissance. Je réussis à étonner Sophie, lorsque, plus tard, je lui racontais que, début novembre, j’avais passé de l’ouverture à la fermeture du pointage à l’attendre, en vain, à l’agence pour l’emploi de son domicile : en effet, j’ignorais que c’était trop tôt, elle avait encore un préavis pendant lequel elle était officiellement salariée, et qui différait son inscription au chômage.

Une certaine inquiétude me gagnait alors. Sophie n’avait plus d’emploi et Sauvernier avait disparu, déménagé de toute évidence. Sophie était donc à la recherche d’un travail, qui n’était certainement pas dans la carrière d’actrice – ce n’est qu’un an plus tard que son « agent » lui trouva son seul véritable cachet : elle reçut deux mille francs, ce qui était douze fois le salaire journalier moyen, pour une journée dans le film érotique Joy et Joan, où elle ne joua qu’une silhouette, qui fut finalement supprimée au montage, contrairement d’ailleurs à son nom, qui figure à ce seul générique – et elle était, ce que j’ignorais encore plus, malgré la poursuite à Louis Blanc, malgré la disparition de Sauvernier, à la recherche d’un homme. Je ne peux pas me représenter l’état d’esprit dans lequel elle était. Pourtant, elle avait l’air d’aller beaucoup mieux qu’en janvier dernier, lorsque je l’avais vue pleurer. Mais je ne savais pas comment elle réfléchissait et ce moment singulier de sa vie a forcément dû être un moment de doutes, et de résolutions, de crainte aussi, et de projections les plus diverses. Je remarque seulement qu’il est curieux que toutes ces altérations de sa sérénité n’ont pas eu d’effet sur moi quand je la voyais, quand je la suivais. Je n’arrivais pas à pénétrer cet étage de l’intériorité de Sophie : tout ce qui, chez elle, tenait du raisonnement, de la survie, et de la socialité m’échappaient, sauf quand sous forme d’événements sa survie heurtait et orientait mes multiples projections, que ce soit dans la semi-liberté de la fin d’un intervalle qui m’avait laissé des impressions de gourmet rassasié, ou que ce soit cloué au pilori, transpercé par les lentes vrilles issues du champ de force à la recherche du terrain meuble et fertile de mon imagination surmultipliée ; et me paraissaient en même temps n’avoir aucune importance.

Après un an de guerre, j’étais incapable d’un bilan à travers un cauchemar aussi consistant, durable, et dont chaque action aboutissait à m’empaler sur des défenses effilées à cet effet. Avec le recul, cependant, la violence et la persistance de ce phénomène étrange qui m’habitait apparaissent dans l’art même avec lequel je menais cette guerre : à aucun moment, je n’avais pris la mesure du conflit. Mon impréparation était la même que le premier jour. J’étais incapable de même concevoir une base forte : je ne cherchai pas, par exemple, à habiter dans le quadrilatère des Bermudes, je ne m’étais constitué aucune alliance – contrairement à Sophie, qui avait formé autour d’elle un cordon, certes lâche, mais duquel je devais tenir compte de police, alliés, amis, parents même, tous prêts à entrer dans notre conflit jusqu’à un certain point –, je n’avais développé aucune arme nouvelle, je n’avais donc pas cherché les points névralgiques de l’ennemi, et je n’avais réussi à conceptualiser aucun but au conflit. En un mot, je n’avais aucune stratégie. Je me battais comme un barbare. C’est au gré d’humeurs féroces ou désespérées, les unes par les autres, que j’entreprenais des incursions dans le territoire de l’empire, et j’y accomplissais des actes de vandalisme et de harcèlement, jusqu’à ce qu’épuisé ou repus, grelottant de fièvre ou sanglotant de honte, je ne me retire dans les profondeurs de mes déserts, de mes grottes. Seul le sang avait été évité dans ces poussées primales.

Ma faiblesse était essentiellement dans l’impossibilité de formuler une vision d’ensemble de ce conflit à part que son issue semblait fort éloignée dans le temps, parce que Sophie aussi bien que moi campions sur notre désaccord fondamental. Et comme le niveau de pensée n’était pas le même, nous n’avions aucune chance de trouver un terrain d’entente. Elle continuait à soutenir que son « non » devait être accepté sans condition, ce qui invalidait toute possibilité de négociation, parce que si le non était accepté, justement il ne pouvait y avoir aucun au-delà ; et je continuais à justifier mon attirance par l’extraordinaire de l’aimant et de la perspective, encore incommunicable, qui seuls, dans la vie, méritaient d’être vécus. Mais en moi, son parti avait un fort soutien. Et je dilapidais beaucoup de forces, et aussi beaucoup de réflexions, à examiner cette casuistique indécise qui lui donnait raison, et où ma culpabilité paralysait justement cette capacité à m’élever à une vision d’ensemble. Aussi, lorsque, hirsute et concentré, courbé par la prudence, l’effort, la concentration, mais poussé par la flamme terrible de son attirance, je lui semblais couvrir tout son champ d’action, c’était avec un frein à main général, à l’issue d’une lutte interne éprouvante, et dans une violence qui violait d’abord une partie de moi-même, celle qui accordait, en tout honneur, la légitimité au verdict et au désir de Sophie.

En un an, je n’avais rien obtenu. Je savais que je ne gagnais pas cette guerre, et j’étais résigné à la mener en pensant, avec une profonde tristesse qui commençait à se répandre sur mon optimisme de toujours que je ne pouvais pas la gagner. Pour moi, qui mesurais les événements à l’intensité, je pouvais certes me féliciter de leur baisse, par exemple dans le fait d’avoir passé quinze jours à Berlin, et d’avoir pu, entre les orages sophiens que je secouais là-bas, écrire, jeter mon esprit exsangue dans une entreprise assez éloignée du centre de ma vie ; mais je constatais aussi que je n’avais réussi qu’à fondre les intervalles et les insuffisantes satisfactions dans un magma qui avait perdu ses à-pics alpestres pour de moutonnantes collines de douleur. Le besoin avait seulement allongé, étiré l’attirance, comme un affamé rusé, qui apprend seulement à gérer le trop rare morceau de pain jeté par un intouchable geôlier. La nouveauté la plus grande cependant restait le champ de force que j’avais découvert il y a déjà un an. Et de cette arme inconnue de l’ennemi, au cours de l’année, je n’avais découvert aucune faille, au contraire, elle s’était renforcée, perfectionnée, densifiée ; alors que j’avais besoin de trouver un terrain suffisamment vaste pour transformer mes borborygmes hurlés en mots, puis en phrases, le champ de force savait couper au premier son, dru et impitoyable, et Sophie, même si elle semblait elle aussi en proie au découragement parce qu’elle ne voulait pas consacrer sa vie à notre guerre, ce qui aurait été reconnaître l’importance de notre relation, savait, avec célérité et à propos, anticiper ou colmater tous les interstices par où je tentais de tromper cette défense.

Pourtant, je n’avais pas à faire à un ennemi très redoutable. Justement partagée entre la nécessité de garder le dessus, comme il lui était facile, et la bagatellisation, la paroi lisse de Sophie était sans doute plus fissurée de l’intérieur que je ne savais le détecter. D’ailleurs, elle menait une guerre uniquement défensive, ne m’attaquait jamais, ne venait jamais s’enfoncer dans mes lointaines retraites, Charonne, Londres, Berlin, où j’espérais m’abrutir, et où je prenais seulement de l’élan. Et, certainement, ce que mon aveuglement m’interdisait de déduire, elle devait croire que ma présence qui guettait la faille était ubique, ignorant la puissante culpabilité et les solides et vertueux appuis de son parti dans ma propre réflexion. Aussi nous surestimions chacun l’autre, parce que nous étions incapables de supposer les déchirures intérieures. Mais pour moi, qui avais perdu chacune des quinze ou vingt batailles de l’année, aucune lassitude ne s’avouait, derrière une fatigue à laquelle je me résignais comme à un destin.

     
             
             
             
             
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