l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      III 1983      
             
             
             
             
             
             
             
             
    5. Du fond des tranchées
 

L’apogée de la guerre a été l’été 1983. Ce qui rend peut-être descriptible une situation comme la mienne, c’est que lorsque nous sommes en difficulté sur un « niveau » de notre vie, nous avons la possibilité de nous retirer, ne serait-ce que momentanément, à un autre niveau ; je ne suis pas loin de croire, d’ailleurs, que notre division interne en « niveaux » relativement séparés est liée à cette nécessité. Or, pour moi, à ce moment-là, il n’y avait plus de retraite : Sophie et la guerre contre elle, avaient tout envahi. J’étais attaqué partout, non que Sophie agisse ouvertement contre moi, mais l’implant qu’elle avait déposé en moi, attaquait tous les niveaux, s’imposait comme médiation, mais davantage génératrice de confusion que d’unité. Je la voyais aussi bien dans la survie que dans le sommeil, dans les introspections que dans les analyses de la situation dans le monde, dans la sexualité et dans l’humour et dans ces zones de récupération et de calme plat, dont j’étais moins prodigue que depuis, mais qui sont des recueillements si nécessaires au gain de la profondeur que les mystiques ont si bien instrumentalisés. J’utilisais probablement ma pensée chavirée entre conscience et ravins, aussi bien en tant que capacité à la folle chevauchée au-delà du connu, qu’outil de conscience solide qui jouissait d’une certaine virtuosité, pour me fuir, c’est-à-dire fuir Sophie qui était en moi, mais aussi pour me rassembler, ce qui rassemblait bien sûr Sophie en moi.

Dans ces vacillements infernaux, ses amants jouaient un rôle important. Je craignais surtout que l’un d’entre eux réussisse là où j’avais échoué, la convaincre de son immense potentiel, et qu’elle prenne, avec cet amant l’envol qui ainsi m’échappait. Je savais qu’il y avait peu de chances, mais aussi beaucoup d’occasions. Ce dénouement terrible, auquel j’aurais voulu au moins assister, fondait l’un des prétextes principaux de mes incursions dans le quadrilatère des Bermudes, dont je savais pourtant qu’il m’était interdit par ma propre police. Mais, les amants, et quelques autres raisons fortes aussi vite oubliées, ne tenaient leur urgence stridente et impérative que du cycle des intervalles : la simple vue de Sophie mettait fin à un intervalle. J’avais d’ailleurs une gestion anarchique de ce besoin. Je résistais parfois longtemps, puis je cédais plusieurs jours de suite. Parfois, la voir de loin me suffisait, et justifiait plusieurs heures d’attente. Une satisfaction, à la fois sucrée et amère, une tendresse distante mais puissante m’envahissaient de leurs chaleurs suffocantes et donnaient à la tristesse et à la guerre des douceurs incommodes et des dépressions réconfortantes. Le fait que Sophie ne me voie pas alors donnait toute la mesure de ces plaisirs moins innocents qu’il n’y paraît, car je la voyais ainsi à l’abri de ce que j’avouais dans ces moments être une vile persécution, tout en assouvissant mon besoin de la chérir, de la savoir, de donner, ne serait-ce que par son pas décidé, ou par l’un des courts regards oblongs que je croyais deviner, un virage à l’intervalle suivant, qui pouvait nourrir, ou non, de foisonnantes perspectives. Mais ce n’était au fond qu’un degré de la même persécution, et ma retenue, engluée dans mes remords, et ma tendresse pour elle, n’était souvent alors qu’une prise d’élan et une autosatisfaction, certes précaire et discutée entre mes doubles, mais qui aboutissait tout de même, assez souvent, à la justification d’une intensification.

Car si j’avais ainsi réussi à l’approcher sans qu’elle me voie, c’était comme si, dans cette guerre, j’avais retenu mes coups. Et si je savais retenir mes coups, les proportionner en quelque sorte, au besoin et à la riposte, je pouvais aussi exercer cette maîtrise en me rapprochant. Me rapprocher était très risqué, parce que cela signifiait en vérité être vu à mon tour ; c’était dans l’immense monde adulte le jeu auquel tous les enfants entraînent leur regard, et qui leur apprend le danger de celui des autres, si bien qu’ils apprennent alors ce que j’avais désappris sous l’aiguillon de l’implant, à baisser le regard, et à le voiler. Il y avait d’abord toute une zone périlleuse, du fait que généralement en me rapprochant, je voulais seulement être plus près d’elle, la voir mieux, avoir la certitude de ce court regard oblong, mais peut-être aussi bénéficier d’un mouvement d’épaule, ou mieux deviner une fatigue, une urgence, une direction de sa route, comprendre l’application actuelle, dans les trois quatre jours avant et après aujourd’hui de sa finesse incomparable, qu’elle n’avait pas pu éliminer ; mais plus j’approchais ainsi plus je me mettais à la merci d’un reflet d’une vitrine, d’un brusque mouvement de sa tête adorable, d’un de ses changements de direction pour un bel objet dans un magasin, ou à cause d’une décision soudaine, d’un oubli, d’une incertitude. Et si elle m’apercevait, le jeu changeait du tout au tout. Parfois, quand cela est arrivé, elle était prête, et c’était même comme si la rupture de ses gestes prévisibles n’avait eu lieu que parce qu’elle savait que j’étais là, et qu’elle voulait me le montrer. Alors, elle me regardait soudain droit dans les yeux, et j’y voyais toute la haine de ce que je faisais là, un profond reproche et une fière détermination qui me disait « impardonnable ! ». Cette attitude défensive, d’une victime traquée mais irréconciliable, se mariait cependant avec une lueur de triomphe qui la transcendait faiblement mais entièrement, et qui aurait dû me dire combien là encore elle jouait, et là encore elle goûtait de gagner le jeu, mais où je voyais seulement son assurance s’imposer avec vivacité à la mienne, en me disant sans mots : « Eh oui, tu vois, je t’avais prévu ici, toutes tes menées sont annihilées, puisque je les ai repérées, je les connais. »

Mais d’autres fois, mon incursion dans son univers était plus brutale, plus inattendue, et elle me voyait soudain, sans y être préparée. Ce cas de figure était plus cruel, pour l’un et l’autre. Pour elle, l’agression était alors immédiate, et elle y opposait un geste de recul de la tête, comme si elle avait été frappée physiquement au visage. Pour moi, parce que ce même geste, qui était un rejet plus violent que mon intrusion dans son périmètre, signifiait qu’elle avait activé automatiquement, par priorité, son champ de force négatif, impénétrable, et c’est ce qui donnait ce recul d’arme à feu. Alors elle détournait rapidement la tête, mais il y avait de la colère qui masquait le désespoir dans ce geste. Et elle continuait sa marche, avec la fierté des victimes qui assument leur sort, et qui renouvellent et approfondissent ainsi leur hostilité irréversible. Il n’y avait, dans ces instants, que l’expression de son profond mépris, d’une rage contenue qui me disait que j’allais souffrir, et dont l’antagonisme marqué me dissimulait tout d’elle, tout ce que je venais boire de ma soif atroce. Cela, à mon tour, me mettait en colère, mais c’était une colère du désespoir, bien différente de celle de l’amour-propre bafoué, une rage affreuse de voir enfin la source et de me la voir interdite ; et, cette opposition front contre front allait faire durer la journée. Je la suivrais longtemps, nous le savions tous les deux, elle, couverte, ne relâcherait son interdit du moindre signe de son magnifique velours que pour l’enduire de mépris, et moi, éperdu, l’approcherais pour la surprendre, pour enfin lui voler ne serait-ce que la senteur de son étoffe, qu’elle savait neutraliser aussi, pour me faire souffrir.

Parfois aussi, c’était entre ces deux approches que se croisaient mes vols en piqué et son terrible champ de force que toujours j’essayais de prendre en défaut. Ainsi ce jour où je l’avais suivie à la sortie de son travail, sans être vu, et dans la rue du Louvre, qu’elle descendait dans un trajet inhabituel, je la perdis de vue, à cause de la foule, et de mes précautions, qui me faisaient changer de trottoir, et rester assez loin ; du coup, gagné par une peur profonde de la perdre, je me mis à courir, mais je ne la voyais toujours pas : avait-elle couru aussi ? m’avait-elle aperçu sans que je n’en m’en rende compte et s’était-elle cachée ? Je ne parvenais pas à comprendre. En me retournant machinalement, j’ai vu Sophie venir vers moi, et elle me regardait comme si elle me découvrait aussi, et comme j’étais visiblement perdu et pas maître de ma poursuite, le champ de force était moins intense et laissait percer une certaine curiosité dans un regard de faon, couvert cependant par un amusement qui était sans aucune méchanceté, ce qui, imbécile que j’étais, me mortifia encore plus : je crus alors qu’elle m’avait vu courir, la dépasser, l’avoir visiblement perdue, et j’eus honte de cette cavalcade qui marquait tant de besoin et si peu de contrôle. Une autre fois où je m’étais rapproché de chez elle, mais ne la voyant pas – l’une des situations les plus terribles était d’avoir résisté à un intervalle, résisté, résisté, avant de céder enfin de tout son long, d’aller droit vers là où elle devait être, et de ne pas réussir à la voir, ce qui pouvait durer jusque tard dans la nuit –, mes cercles concentriques devinrent tels que je pénétrais dans son immeuble, puis repartis, puis pénétrai dans son escalier, puis ressortit, puis revins, montant jusqu’à la porte, le cœur battant, pour au moins l’entendre, mais n’entendant rien, je repartis, en plein manque, et au second étage, je la croise, en chair et en os, nous sommes obligés de nous frôler dans son escalier, elle monte, je descends, c’est absurde, elle est aussi choquée que moi, sa défensive est activée aussitôt, mais il y a de la peur par-dessus la surprise, qui fait face à ma peur, ma surprise, et ma honte. Que de lettres d’excuses vaines, non envoyées, que d’explications qui se perdent en route, que de colères et de tendresses de tels moments ont suscité, dans de longs, de vastes monologues sans horizons, et sans espoir avec, pour seul effet, de raccourcir incroyablement ou de prolonger héroïquement l’intervalle suivant.

Je serais d’ailleurs incapable de ressusciter les innombrables schèmes, les constructions perfides et aventureuses de mes monologues incessants, dont la puissance du volume, si je pouvais les reconstituer, me rendrait peut-être une courbe de la pression que la dure tenaille exerçait sur mon cœur. L’exemple, peut-être le plus stupide, est celui où, continuant de piller sa boîte aux lettres très occasionnellement – pour qu’elle ne prenne pas de mesures qui suppriment cette source d’informations possibles – je découvris une lettre d’un théâtre, avec des billets pour un spectacle, avec Adjani en vedette, pour la date du 12 septembre. Or, le 12 septembre était la Saint-Christian, et Christian était le prénom de Nuy. J’établis donc là un fulgurant raccourci entre hypothèse et hypostase pour conclure que ces billets étaient destinés à être offerts à Nuy, et que Sophie avait imité le cadeau que je lui avais fait à son anniversaire, les billets de Roméo et Juliette. Contrefaisant mon écriture, j’envoyais donc les billets à Nuy, en lui souhaitant bonne fête. Trop content d’avoir deviné un mouvement de l’affection et de l’esprit de Sophie, il ne me vint même pas à l’idée que la date ne puisse être qu’une coïncidence, comme il s’avéra que ce fut le cas, et que Nuy n’était pas du tout le destinataire de billets dont Sophie s’était chargée pour elle et une amie. Alors que tous mes mouvements vers elle étaient des témérités sans but, donc d’autant plus dangereuses pour moi qu’elles ne pouvaient pas aboutir, je m’entourais sans arrêt de précautions énormes, et la rapidité et la concentration de ma pensée me donnèrent toujours, sur le parti adverse, des avantages en temps, en préparation, en sécurité, en anticipation. Mais c’est surtout l’occupation permanente de ma conscience, et sans doute un peu au-delà, à Sophie, qui non seulement augmentaient considérablement cette prescience artisanale, mais, avec l’angoisse et le désir qui s’y mêlaient, décuplait aussi le temps que j’y consacrais ; de sorte que, non seulement je pensais plus vite, et plus appliqué que ce dont je suis capable d’ordinaire, mais j’y pensais aussi plus longtemps, ce qui me donnait une sorte de funambulisme, où les échecs, les déplaisirs et les embarras n’étaient pas supprimés, mais intégrés, analysés, retournés, développés et, par les blessures que causaient ces revers si cinglants, envisagées, imbriquées dans mon action, anticipées. Le fait de contrefaire mon écriture pour envoyer les billets de théâtre à Nuy, par exemple, m’avait pris du temps – je m’étais entraîné à cette écriture particulière, très large, très ample, pour donner au moins l’impression d’une habitude d’écrire ainsi –, alors que rien ne laissait supposer qu’une telle précaution fut utile.

Le crescendo de cette fièvre tenace, aux poussées incontrôlées, mais qui gardaient justement ces fausses apparences de lucidité accélérées, eut lieu le 5 août. C’était à la fin d’une longue journée d’été, où j’avais travaillé lourdement, c’est-à-dire grossièrement, avec effort et cendre dans la bouche, avec détermination et Sophie à tous les coins de pensée, et ce devait être l’issue d’un long intervalle – les plus longs ont duré deux ou trois mois, et entre ce mois de janvier là et le mois de janvier suivant, je l’ai peut-être suivie dix à quinze fois, pas plus, alors que nous avions, moi, et elle aussi comme je l’ai compris plus tard, cette impression d’une présence permanente –, j’étais entré dans le quadrilatère avec la décision arrêtée de plonger, contrairement aux autres fois, où je glissais plutôt, à mon corps défendant, dans le périmètre interdit. La nuit était déjà tombée, et j’ai garé mon gros veau bleu, et j’ai rapidement commencé la tournée des endroits clés, au nombre de quatre : rue Rambuteau, où je connaissais entre-temps l’immeuble voisin suffisamment bien pour pouvoir de là observer s’il y avait de la lumière chez elle ; rue Jean-Jacques-Rousseau – rue de l’Enfer –, où là aussi la lumière trahissait son éventuelle présence, l’appartement de Nuy, rue Marie-Stuart, et le Bon Pêcheur. Je ne la voyais nulle part. Il faisait poisseux. J’étais dans un état d’esprit grossier, mécontent avec moi, brusque, maussade, et il fallait que je la voie. C’était un samedi soir, et, vers dix heures et demie, j’eus l’idée que je n’avais pas encore eue jusque-là de me mettre en terrasse du Bon Pêcheur, en plein fief ennemi, pourquoi pas ? Une demi-heure plus tard, je vis au loin Sophie sortir du trou des Halles. Elle était avec une femme qui pouvait être cette cousine que je n’ai jamais réussi à distinguer nettement, et un homme qui marchait entre elles deux. Sophie, joyeuse, pimpante, lui prit le bras, et l’embrassa sur la joue. Ce geste me parut à la fois un début d’intimité et une défense : elle le remerciait de quelque chose, je ne sais plus pourquoi j’avais la certitude que c’était pour l’avoir, ou les avoir, invitées au cinéma. Le trio s’assit en terrasse, sans me voir. Cette terrasse avait alors cinq ou six rangées sur la rue, et ils étaient en première ligne, il faisait nuit, et Sophie n’avait pas pris la peine de dévisager les autres clients. Elle était trois rangées devant moi, et elle étincelait de séduction, retenue toutefois, mais de séduction quand même, qui me paraissait après coup une réponse à cet homme qui était séduit ; mais c’était une séduction vaine, destinée à éblouir et peut-être à lui faire éprouver un emballage plus émotionnel de son désir, une séduction esthétique, où Sophie, virevoltante, amusante, joyeuse et fine, se jouait à elle-même ce très beau rôle, mais tout en restant bien sur ses gardes, très attentive à d’invisibles limites qu’elle savait outrepasser pour montrer qu’il fallait les respecter. Moi, pour ma part, qui admirait cette partition inédite, je voyais bien sa réserve, mais je me gardais par minimalisme de l’interpréter comme une décision de décourager cet homme, car si je me trompais sur un tel diagnostic, malheur à moi. J’étais extrêmement frustré que, si près d’elle, je puisse la voir flirter avec autant de sérieux, et que ce jeu ait éclipsé le nôtre – que je ne prenais pas alors pour un jeu – car il n’y avait pas de champ de force, pire, elle ne savait pas que j’étais là, et je n’étais pas dans son esprit, comme le jour où je l’avais aperçue pour la première fois avec Sauvernier en route ver le Conways. C’est comme si l’inquiétude de l’issue de son jeu, l’absorption qu’elle manifestait dans sa pratique, me privaient de ma dose d’elle, de la plus inquiétante des façons. Ce jour-là, où j’avais décidé délibérément de plonger dans cet interdit, je voulais qu’elle me voie.

Il fallut assez longtemps pour que le champ de force s’allume : quelqu’un, sa cousine, ou Nuy qui était sans doute venu aussi, ou encore quelqu’un d’autre des habitués de ce bistrot et qui m’avait reconnu, avertit Sophie de ma présence. En très peu de temps, du fait de ce rejet profond, transcendant, à la fois blessé et méchant, qu’elle manifesta puissamment à l’instant, sans mot dire, sans changer son jeu avec l’homme avec qui elle était, mais simplement dans le fait d’avoir une partie d’elle tournée vers moi, dans la volonté si manifeste d’éviter les regards dans ma direction, puis d’en hasarder un, appuyé, précis, mais fin, mais court, collecteur d’informations, dispensateur de mépris et de haine, elle installa une nervosité tellement forte, que je me sentis soudain menacé : j’étais au cœur de son fief, dans son dos, et je crois aussi que elle se sentit menacée, comme jamais encore durant cette année. Je partis donc, mais en partant, je crois que je passais à côté de sa table, et lui dit avec une marque de dédain narquois « Bonsoir Sophie. Tout va comme tu veux ? », qui était à la fois une allusion à notre guerre, et au jeu équivoque qu’elle menait avec cet homme.

Il faisait poisseux. La nuit était chaude et lourde, je bus beaucoup. Je restais dans cet esprit frustré, furieux, maussade, anxieux, grossier, attaquant. Je tournai autour du Bon Pêcheur, comme le bourdon autour du butin. Lors de ces tours, je m’arrêtais dans d’autres bistrots et je buvais en échafaudant des plans. Le manque hurlait en moi, et la curiosité de ce que Sophie allait faire ensuite me tenaillait. L’homme qui était avec elle restait neutre, mais tout comme les deux femmes, il me regardait, les yeux ballants, la tension était nette, chaque fois que je passais devant la terrasse. Ma présence, cependant, avait cassé leur soirée. Et c’est cet homme qui alerta une bande de petits loubards, de ses amis, également clients du Bon Pêcheur, qui prirent aussitôt le parti de Sophie. L’un d’entre eux, en particulier, m’invectiva d’abord, puis au passage suivant, se rua pour se battre avec moi, suivi d’un ou deux autres. Je reculais en leur faisant face, mais ces assaillants s’interrompirent aussitôt : je compris que j’étais trop près du poste de police des Halles, qui est à cinquante mètres de la terrasse du Bon Pêcheur. Je repassai à la voiture et dans la trousse à outil je m’équipai d’une grande clé en acier chromé destinée à dévisser les boulons. Cette longue soirée était toujours électrique, mais j’étais poussé par une fièvre, un ravage intérieur allumé par une fureur sans cause précise, je suais, je parlais à voix haute, j’étais embué par l’alcool. Mais à mon passage suivant, Sophie n’était plus là, ni la bande qui avait choisi son camp. Il était minuit passé. Je courus comme un fou à travers les rues. Pas de lumière chez elle, elle avait donc décidé de découcher. Chez cet homme ? Je fonçais rue Marie-Stuart. La fenêtre était ouverte au premier étage, il y avait de la lumière. Je criais des « salaud, sors de là », et j’ai jeté des pierres dans la pièce où habitait Nuy. Mais il n’y eut pas d’autre réaction que les pleurs d’un chien, celui-là même que Sophie tenait en laisse le jour déjà si lointain où, je l’avais revue, passage du Cerf, après neuf ans d’interruption. Il y avait seulement un an et demi. Et le chien couinait comme si mes pierres l’avaient atteint, ou comme s’il se désolait de cette situation, mais personne ni rien ne bougea. Est-ce que Nuy laissait lumière allumée et fenêtre ouverte quand il sortait ? Etait-il sorti précipitamment ? Ou se tenait-il tapi ? Avec Sophie à côté de lui, et avec la consigne de me laisser croire qu’il n’y avait personne ? J’optais pourtant pour l’hypothèse qu’elle n’était pas là, lui, Nuy, il m’était indifférent qu’il fût présent ou non. Je repartis en courant, vers la rue Jean-Jacques-Rousseau, calculant sur les probabilités très faibles qu’elle était venue dormir sur le divan à l’étage chez Sepia, mais là pas de lumière, pas de prise, pas de preuve, peu, très peu de chances qu’elle fût présente. Je retournais au Bon Pêcheur, rien. Je crois que j’allais vers la voiture, en ruminant des invectives sans goût lorsque, le long de Saint-Eustache, rue Rambuteau, je vis arriver la bande. Allez, me dis-je, il faut y aller. J’y suis donc allé, ils étaient dix, je tenais fermement le demi-mètre de ma clé métallique à la main. Sophie n’était pas avec eux, Nuy non plus. L’homme avec qui elle avait joué plus tôt dans la soirée était là, toujours les yeux ballants, toujours avec une neutralité qui vaguement désapprouvait quelque chose, prudemment au second rang. Visiblement, il n’était pas suffisamment séduit par Sophie pour se battre pour elle, mais apparemment elle ne passerait pas la nuit avec lui. Plus tard, elle m’affirma d’ailleurs que ce soir-là j’avais un grand couteau, ce qui ne pouvait être que le témoignage de ce personnage qui avait donc donné un peu plus d’importance à cette clé, excusant peut-être par là sa passivité ; mais je répondis à Sophie « si j’avais eu un couteau, je t’aurais dit que j’avais un couteau », effectivement je n’avais, moi, aucune raison de mentir sur cet événement. J’apostrophai le chef de la bande : « Où est Sophie ? » Je crois que le fait que je marche à eux les surprit, et il me répondit : « Elle dort chez une copine. Tu vas la faire chier longtemps ? » « Je crois que oui », lui répondis-je. « De toute façon c’est une affaire entre elle et moi, et ça se réglera entre elle et moi. Vous ne pourrez pas toujours être là à dix, pour l’escorter. Je ne vois d’ailleurs pas quel est votre intérêt dans cette affaire, de laquelle vous ne connaissez pas les causes. » Le dialogue dura quelques minutes. Il était une heure du matin, et il faisait toujours poisseux, mais moins. Ils étaient pris entre un parti qu’ils avaient choisi toute la soirée, et cette évidence qu’ils avaient choisi sans savoir, et qu’ils s’étaient immiscés dans une dispute qui ne les regardait pas, ce qui devait mettre certains d’entre eux en contradiction avec leurs principes établis, sans compter que l’affaire continuerait après leur ingérence qui ne pouvait que l’envenimer, et probablement même pour Sophie qu’ils avaient voulu aider. Pour moi, le simple fait d’avoir pu dire, pu parler, d’avoir clairement manifesté ma détermination et ma subjectivité, et d’avoir l’impression que cette affirmation fut entendue, me fit l’effet d’une douche : je n’étais plus poisseux, je n’étais plus saoul, ma frustration avait perdu son immédiateté. Lorsque l’un d’entre eux interjeta « on s’en fout de ces salades, allez on y va », et qu’il commença à m’attaquer, j’esquivai seulement : je ne me voyais pas frapper cet absurde assaillant avec une clé métallique. Je n’avais plus envie de me battre. Je rompis le combat, et je partis. Je crois que leur petite bande, en particulier l’homme qui avait passé la soirée avec Sophie, en fut soulagée.

Mais le lendemain, dès le réveil l’après-midi, la colère me reprit. Sophie avait donc élargi le conflit. Elle avait introduit dans notre dispute des tiers, pour me contrer physiquement. Alors que notre différend était pour moi dans la sphère, au fond de cette intimité que nous avions créée, et dans laquelle elle avait une part si active avant de l’abandonner, toutes portes ouvertes, la voilà qui se retranchait derrière des muscles sans cervelle, et sans connaissance de la matière de notre différend. Il y avait là un mépris de notre rencontre, une diffamation de son contenu, une triche dans notre jeu. Qu’on prenne des témoins, comme elle l’avait déjà fait abondamment, me paraissait exagéré, puisque aucun témoin n’était instruit par les deux parties en conflit ; mais qu’elle prenne des sbires, sous prétexte que je dérange sa présence en terrasse d’un café, par la mienne, était non seulement disproportionné, mais surtout odieux et misérable. Je me levais d’un bond, courut rue Rambuteau. Sans la moindre appréhension, juste dans le mouvement de la colère, je montais directement à sa porte, frappait, tambourinait, et lui dis « ouvre, Sophie, j’ai à te parler ». Mais rien ne bougea et, pas plus que chez Nuy la veille, je ne sus s’il y avait quelqu’un. Je crois finalement que oui, et que Sophie à dû comprendre à ce moment-là que l’escalade de la veille avait plutôt fait empirer sa situation, en augmentant la tension, et la menace. En effet, ma détermination, le témoignage comme quoi j’étais armé, et le fait que, de toute évidence, une fois l’escorte d’un soir partie, elle serait seule face à moi, encore plus furieux, dut l’inquiéter beaucoup. Je ne fis rien d’autre, dans les jours qui suivirent.

Deux semaines plus tard, je fus convoqué par la police, pour une « main courante ». Sophie avait porté plainte. Dans la perte de nos intégrités, elle et moi étions sans guide, sans modèle, sans usage, face à une situation émotionnelle qui, je crois, était aussi inconnue pour elle que pour moi, même si nous la vivions très différemment. Nos belles âmes, pleines de grandeur et de clémence, subirent alors des affronts auxquels elles n’étaient pas préparées, et notre misère, plus prompte dans l’urgence, plus proche dans la vie, nous conseilla plus souvent que la grandeur que nous n’avions pas encore abdiquée depuis notre première rencontre, neuf ans plus tôt : nous devenions alors, et ce que nous devenions est aussi tributaire des distorsions de notre vécu passé, de notre époque, de notre milieu social. Dans la glace, je m’aperçus pour la première fois, véritablement, que je n’étais pas celui que j’aurais voulu être. J’aurais, par exemple, dû terminer en sang du côté de Saint-Eustache, avec deux ou trois autres gisant sur le carreau à côté de moi ; ce n’est pas ce qui s’est produit. Ou bien, j’aurais suivi le conseil d’Agnès, qui me disait, quand je lui parlais de Sophie, « enlève-la ». Mais je ne désirais pas contraindre Sophie autant, d’une manière aussi irréversible, avec une surface aussi réduite à la compréhension. Je ne connaissais pas de solution parce que je ne connaissais pas le problème, et que je ne savais formuler ni le but, ni le projet, ni même faire l’analyse de ce vécu inattendu, interdit, sombre, et pourtant si impérieux. Je cherchais pourtant des solutions, et celles que je pratiquais n’aboutissaient pas. Mais je refusais toutes les recettes suggérées par la socialité environnante : toute « solution » devait avoir l’originalité de l’extraordinaire dont Sophie était l’étendard, et elle et moi seuls devions pouvoir la découvrir, la mettre en place, et l’assumer. Toujours aussi tourné vers mes propres stupeurs, je ne percevais pas non plus l’importance de cette passion que j’avais réussi, de toute évidence, à transmettre à Sophie. Elle aussi tentait de remporter ce conflit, inédit aussi pour elle, avec ses moyens, sa position légèrement tournée où elle devait mépriser et rejeter au second plan cette relation aux manifestations si fortes, et en même temps la combattre efficacement. Elle aussi cherchait, essayait, réfléchissait, se découvrait. Pourtant, je crois que la seule souillure véritable qu’il y ait eue entre mille gestes maladroits et déplaisants est d’avoir porté notre dispute devant la police. Je peux voir Sophie aux antipodes de la femme merveilleuse qu’elle est, en particulier à l’étage de sa vie sociale. Je peux la voir en midinette, en idiote, en toute petite employée, en menteuse pathologique, en condensé de clichés et de rêveries toc ; mais la seule honte que j’aie ressentie pour elle, le seul moment où sa splendeur profonde s’est obscurcie, est dans le fait qu’elle soit allée à la police. J’ai dit, et j’ai répété, que je ne lui pardonnerais jamais ce geste ; et d’ailleurs, en août 1983, son infâme dénonciation me conforta dans la guerre, parce qu’elle portait par son infamie une obligation d’irréconciliabilité qui, si elle me désolait, avait au moins l’avantage de la clarté. Il m’a fallu l’une des périodes les plus longues de ma vie, jusqu’à notre trêve suivante, pour comprendre que la ferme détermination de ne pas lui pardonner est un leurre, une pose : je lui pardonne tout, je n’ai jamais eu le choix. Mais devant la dénonciation policière j’ai eu honte pour elle, et j’ai encore honte pour elle, et c’est une honte de la médiocrité, de la misère, qui ne partira pas.

Il y avait là, d’abord sur le plan « militaire » du conflit, une disproportion incroyable : non seulement elle m’avait envoyé une bande pour me casser la figure, et si quelqu’un avait alors eu à se plaindre d’une agression, c’était bien moi, qui n’avait que rôdé, comme un animal affamé autour d’elle ; mais c’est encore elle qui surenchérissait en m’attaquant par les défenseurs de l’Etat ! A aucun moment je n’avais menacé physiquement Sophie me disais-je alors, en ramenant le conflit dans sa dimension triviale, socialement constatable, comme je lui reprochais de le faire le reste du temps. Je la suivais, je voulais la voir, je voulais parfois qu’elle me voie, mais je n’avais jamais eu l’intention de la frapper, de la molester. Il n’y avait, de mon côté, aucune raison, pas même un véritable indice pour supposer que j’aille jusqu’à une pareille extrémité. Et je trouvais que la seule fois à ce jour, où il y avait eu violence physique de moi à elle, la nuit de notre rupture, ne pouvait pas servir de prétexte ; quant à l’attitude martiale que j’avais eue dans la soirée de la terrasse du Bon Pêcheur, elle n’était qu’en réaction à une contre-offensive de sa part, mais à aucun moment avec une menace physique à son encontre. Sophie utilisait avec la police un moyen extrême, fort disproportionné à cette dimension physique, et je m’en indignais sottement ; car j’aurais dû constater avec ces joies sombres qui ouvrent des boulevards que Sophie avait extrapolé ma menace, qu’elle avait amalgamé ma présence à une violence physique, et que j’avais donc là, sous les yeux, l’envers du champ de force qu’elle allumait, sa perception de cet étrange état de fait.

Je ne veux pas ici me livrer à une analyse précise du rapport de force de cette situation de guerre, parce que je la sais trop dépendante de grandeurs inconnues. Il m’est notamment impossible de savoir quelle était l’intensité de l’effroi de Sophie, de sa peur réelle devant le phénomène hostile, et par conséquent menaçant, que je représentais à ses yeux. La nuit qui venait de s’écouler, d’ailleurs, dénotait d’une progression nette de cette menace, puisqu’elle me croyait aller vers elle armée d’un couteau, et n’hésitant pas à affronter une bande entière. Je comprends aussi que dans une telle situation, elle pouvait se sentir assiégée, sous-estimant ou occultant ma solitude dans ce conflit, mon obligation d’être toujours en terrain miné, ennemi, où je ne rencontrais aucun allié, partout de l’adversité, des montagnes d’obstacles, une peur incessante et finement renouvelée à tout instant. Les films qui traitent de ce genre de harcèlement sont à la hauteur de cette occultation. On y voit un harceleur tout-puissant, connaître tout des moindres gestes de sa victime, et augmenter par paliers son resserrement autour d’elle. Ces monstres sont toujours parfaitement maîtres de la situation, jamais surpris, narquois, pleins d’une mauvaise intention dont la raison est vaseuse, mais pourtant certaine ; parce qu’ils déjouent et anticipent tout, triomphent aisément des défenseurs armés de la victime, et parce que, dans cette paranoïa, on est du côté de la victime, que ces personnages invraisemblables sont des monstres. Rien de tout cela n’est probable : suivre quelqu’un qui marche normalement dans une rue de Paris, sans qu’il s’en aperçoive est extrêmement difficile, et si cette personne prend un moyen de transport, voire deux moyens différents, c’est presque impossible, il faut beaucoup de réussite pour garder la trace. On est constamment en passe d’être repéré, ne serait-ce que pour un comportement lui-même déjà suspect aux autres passants, dénoncé, pris à partie, on est constamment dans un paysage entièrement hostile. De même, tout savoir, tout connaître sur quelqu’un, comme dans ces films, nécessiterait une équipe, une infrastructure, un centre de recherche, quasiment une brigade de police, mais je peux affirmer qu’un particulier démuni est tout à fait hors d’état d’empiéter aussi gravement dans l’intimité d’une personne qui le refuse : au moindre faux pas, à la moindre indiscrétion, à la moindre démarche éventée, tout se referme, et un mur d’adversité et d’impossibilités se constitue ; par ailleurs, le persécuteur a aussi besoin de survivre, donc de gagner de l’argent, de se reposer ; mais surtout, ses motivations ne sont pas aussi absurdes que dans les films, et elles procèdent de mobiles qu’il ne comprend pas lui-même, et peine à définir, ce qui est quand même une occupation principale de son activité ; et cette tentative de décoder son propre besoin se fait essentiellement en retrait de la persécution à laquelle il se sent contraint ; jamais, la supériorité narquoise n’est davantage qu’un rôle dans le conflit, en tout cas jamais elle n’est le fondement et le plaisir du persécuteur. Il est très probable que Sophie m’apercevant souvent à des moments où elle ne m’attendait pas devait surestimer ma capacité à la suivre, et me conformer à ces personnages de fiction, mais seule ma vivacité d’esprit décuplée me donnait, sur certains détails, une incroyable capacité d’anticipation. Et tout de même : depuis son « je ne t’aime pas » du mois de novembre passé, il y avait eu neuf mois sans agression physique, et même sans geste pouvant laisser supposer une menace physique, pas même lorsque nous nous étions croisés seul à seul dans son escalier. De plus, la moindre analyse de mon comportement aurait montré une suite ininterrompue d’hésitations, de gestes contrastés, de mobiles indéterminés, de désarrois accumulés, ou alors il aurait fallu conclure à une folie sans objet ni contenu. Malheureusement je crois bien que Sophie s’est contentée d’un parti aussi simplifié, aussi absurde et aussi grossier. Je crois donc que si Sophie n’a pas pris suffisamment la peine de l’analyse, c’est qu’elle aussi était dans un état d’esprit violent à mon égard, et qu’elle ne cherchait nullement à comprendre, mais à vaincre. Comprendre, du reste, était mon parti, sans doute affiché, et son refus de moi était donc aussi le refus de comprendre.

Je crois que Sophie était sincèrement outrée de ce que j’outrepasse son non !, car si tel était le cas, cela mettait en cause tout le type de relation qu’elle entretenait avec les hommes depuis plusieurs années, et même cette liberté si récente qu’avaient les jeunes femmes de sérier les amants pendant les cinq ou dix ans entre l’école et l’accouchement. Pour elle, quand un des amants disait non à l’autre, c’était la loi, la seule peut-être, la règle de ce jeu, et il fallait la respecter. Mon non-respect de son refus, de son stop, l’offusquait je crois avant de l’inquiéter. Il fallait qu’elle ait raison sur ce point, et qu’elle impose ce refus fondateur dans son mode de fonctionnement, coûte que coûte. Son refus d’analyse participe d’ailleurs de cette attitude : car son non venait avant l’analyse, qui n’avait donc aucune raison d’être. Mais mon jeu l’inquiétait aussi parce que, d’abord ce non-respect était mené avec une détermination qui contrebalançait la sienne, et ensuite, justement, elle voyait aussi peu que moi la finalité de cette détermination, qui devait bien aboutir quelque part, ce qui lui ouvrait à nouveau la perspective d’un danger physique. Consultant sur cette réflexion, Sophie dut trouver autour d’elle, de son père à Nuy, de ses amis à ses vagues connaissances, un assez large consensus pour aller voir la police. Mais je sais qu’elle a aussi vécu cette peur en tentant de se réassurer d’une manière parallèle. Plus tard, elle me dit qu’elle avait alors rencontré un homme, qui n’était pas celui qu’elle avait embrassé sur la joue le soir du Bon Pêcheur, et qui dormit chez elle pendant un mois sans la toucher, mais avec un pistolet sous l’oreiller, au cas où j’essayai de forcer sa porte. Dans cette débauche de moyens disproportionnés, qui trahissaient une angoisse certaine, je vois de manière plus profonde encore une obstination et une volonté de l’emporter contre moi, dotée d’une conscience de soi très forte. La peur lui servit de justification devant les autres, mais l’insuffisance de sa compréhension de mes propres faiblesses, immenses, se fonde dans sa volonté de gagner à tout prix, en validant un point, son non, et en le faisant triompher, justement par l’étendue de sa peur, qui justifiait maintenant un recours à tous les moyens : la bande, le soutien logistique et idéologique des amis, le garde du corps avec son arme à feu, et la police.

Mais surtout, ce qui est misérable avec la police, c’est qu’elle est un parti honteux en lui-même. J’ai toujours été partisan d’une suppression sans condition de toute police. Le fait que je vive dans une société qui nécessite une police est la honte que j’ai pour cette société, comme celui d’y avoir eu recours est la honte que j’ai pour Sophie ; et cette honte, d’une profession aussi indigne, aux membres de laquelle même adresser la parole m’a toujours paru un acte de résignation et de misère, est une raison suffisante pour vouloir changer de société. Avoir recours à la police, c’est déjà la valider. Les milieux de bandits et de révoltés étaient respectables dans la mesure où la police, ce corps de chiens qui défendent un régime, un Etat, une morale, ne pouvait être que leur ennemi. En ayant recours à la police, Sophie choisissait son camp, dans la société que je combattais.

La dénonciation de Sophie était honteuse parce qu’elle avait une signification sur ce qui s’était passé entre nous : elle signifiait que notre rencontre ne devait pas outrepasser les règles de la société, que Sophie jouait dans le cadre de ces règles. Tout mon discours au contraire affirmait par l’exemple que tous les cadres de règles connus étaient explosés. Notre débat direct n’avait jamais été mené à ce niveau-là, et n’avait jamais pris pour objet nos perspectives dans une comparaison avec les lois. Mais mon parti à ce sujet, je crois, ne pouvait pas avoir été ambigu, depuis notre première rencontre ; celui de Sophie, en revanche, l’était nécessairement. Car elle n’était pas cynique, et elle n’était pas fermée non plus à la passion, aussi bien d’ailleurs à celle qui lui était hommage, qu’à celle, plus mystérieusement, qu’elle aurait pu éprouver elle-même. Mais en appelant à la rescousse la force armée qui interdit la passion, ou qui lui en fixe les limites a priori, Sophie désavouait toute velléité de passion entre nous. Elle confirmait le « je ne t’aime pas », mais en lui adjoignant un accord avec la société en place. Elle condamnait toute ouverture, tout dépassement des règles en place, alors que pour moi transcender les règles était la vérité même de ce jeu. Il n’y avait que dans l’innovation, il n’y avait que hors la loi que cette rencontre pouvait trouver son espace suffisant, son air vivifiant, son envergure, proportionnelle au profond déplacement de pensée et d’esprit qu’elle avait engendré. La rupture des règles faisait partie pour moi du préalable de notre possible. Voir ainsi une personne qui avait tant d’étoffe introduire en intermédiaire, en juge impartial, l’administration la plus bornée d’un régime qui a toujours combattu toute passion, ne pouvait pas se comprendre, même dans la volonté, elle aussi passionnée, de l’emporter. Cette demande de soutien inqualifiable avait ses racines dans une médiocrité, dans un manque d’ambition principiel, et dans une bassesse de perspective qui m’ont empli à la foi d’une tristesse que je ne connaissais pas encore, et d’un effroi qui a éteint les soubresauts de colère qu’un tel acte aurait mérité.

Le 22 août, je me présentais au poste de police de l’arrondissement de Sophie. Je ne dis rien sauf pour nier. Les billets de théâtre que j’avais envoyés à Nuy me valurent un examen graphologique que je craignais fort peu puisque, dans la prudence qui accompagnait toutes mes agressions désespérées, j’avais pris une autre calligraphie. L’inspecteur m’assura que si je remettais les pieds rue Rambuteau j’aurais les pires ennuis. Je savais que c’était une menace en l’air, et je me demandais même s’il n’y avait pas là un de ces abus de pouvoir caractérisés, dont la police est devenue si coutumière. Sophie me dit par la suite qu’il était venu frapper à sa porte, deux ou trois fois, sans doute pour vérifier que je n’étais pas dans l’escalier. J’avais un goût de bile dans la bouche.

Le lendemain, 23 août, j’arrivais à Berlin. Le soir même, je me suis retrouvé dans une Kneipe de la Pariser Strasse, attablé avec quatre compagnons de cuite. Ils étaient plus âgés que moi, ils devaient avoir entre trente et quarante ans, et se connaissaient bien, je ne sais plus pourquoi. L’un d’entre eux était un peu leur chef. Il était avocat. A l’inverse des autres, trop saouls, trop endurcis, ou pas assez fins, il comprit très vite que ma tension était liée à une femme – je leur avais dit que j’avais quitté Paris parce que je ne répondais pas de moi – et il me donna d’ailleurs sa carte. La compréhension de cet homme m’a laissé, en y réfléchissant, une impression bizarre. Il avait senti ce curieux mélange de doute, d’inquiétude, de colère, de détermination folle, de tristesse profonde, de force et de fragilité que j’associais alors en des lignes si perçantes. Mais il n’en a compris que l’extériorité. J’ai eu, après coup, l’impression que sa capacité en psychologie intuitive lui avait permis de déceler un personnage intéressant, tout près de l’explosion, peut-être même un client potentiel. Il avait dû sentir la passion, mais nullement son contenu. Il avait la possibilité de l’usage social, envers les autres, de cette compréhension intuitive de ce que j’étais, mais il n’en connaissait pas lui-même le mouvement interne. J’appris ainsi la différence entre des personnes qui peuvent détecter une passion, sans y voir le cauchemar qu’elle est dans cette société, et des personnes, comme le chauffeur de taxi qui avait ramené Sophie et moi rue Rambuteau à la sortie de Roméo et Juliette, qui connaissent la passion.

Je crois qu’il aurait accepté de me défendre. Je ne l’ai jamais contacté.

   
             
             
             
             
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