l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      III 1983      
             
             
             
             
             
             
             
             
      4. Les séquelles de la guerre : regret, souffrance, responsabilité, honte
 

Le regret est une fausse question. J’ai toujours eu à la fois beaucoup de regrets et aucun regret de ce qui s’est passé avec Sophie.

Aucun regret, parce que l’ensemble, le fond, la vérité étaient là. Je veux dire que j’exprimais ce qui vaut la peine d’être vécu, et je l’exprimais avec les moyens que j’avais, qui n’étaient pas suffisants, mais qui étaient les seuls qui étaient là. Comment pourrais-je regretter d’avoir engagé mon existence dans cette bataille, perdue, d’avoir mis ma tête et mon sexe si loin de mon contrôle, d’avoir atteint cette profondeur de vue que seules m’ont permise toutes les erreurs et les fautes dont la société, dont les mœurs ordinaires, dont même Sophie peuvent me créditer ? J’ai joué à la vérité, j’ai combattu quelque chose d’inconnu avec des armes archaïques et émoussées. Mais aurais-je pris le temps d’aiguiser, de moderniser ces armes, comme le font mes malheureux contemporains, je sais aujourd’hui que l’occasion serait passée.

Mais le regret d’être seulement l’homme que je suis ? J’ai vérifié ma tenue et mon regard, j’ai laissé mon honneur et mes forces, j’ai ramassé mes souvenirs pour voir où tout était encore jouable, pour prendre en défaut cette matière inflammable que je sens si bien. Je n’ai pas été admirable, et je ne le suis pas davantage à l’heure du constat, mes défauts ont produit des fautes innombrables. Mais je les ai trouvées justes, véridiques, dans le sens de la marche, donc pas à réformer. Oui, j’ai beaucoup souffert de ce que ma personne soit et reste étrangère à la personne qui me l’était le moins. J’ai essayé de changer. J’ai pris mon temps. J’ai analysé, j’ai humé, j’ai écouté les marées discontinues qui me faisaient vomir ou chanter sur les plages, danser ou plonger dans les vagues. Là, il fallait changer : là, Sophie avait raison, et je ne pouvais plus être comme elle redoutait que je sois ; j’ai changé. J’ai extirpé de moi ce que j’ai trouvé au fond : mon silence et ma vigueur, la supériorité de mon intelligence sur moi-même, certainement le jour où j’ai décidé que je ne pourrais plus offenser cette femme, j’ai eu peur de la seule personne qui pouvait me trancher le ventre et qui s’y apprêtait avec une détermination féroce : moi.

Mais cela n’a pas suffi. Au fond, derrière, plus loin, il y a toujours elle. Je ne peux pas arracher de moi ce qu’elle y a mis et qui me demande de m’arracher de moi. Le désir ne se détruit pas avec des ongles retournés, mais dans sa cause, dans son objet, dans son origine. Et la cause, l’objet, l’origine du désir ne se détruit pas sans se réaliser. Cela ne fait pas partie de moi, comme je le pensais si longtemps, comme nous le pensons tous, c’est moi qui fait partie de cela. Comment regretter que ce rapport, le monde en moi, contre moi parce qu’avec moi, le négatif comme le déchirement inextricable ne puisse se changer ? Je sais que j’aurais pu plaire à Sophie en humain atrophié de ce terrible savoir, de cette tempête dont elle a connu les averses périodiques. Mais quelle Sophie aurait applaudi un pareil pingouin ? Sans doute celle de la domestication et des rapports civilisés, maîtrisés, ou les jeux slaloment subtilement entre les interdits avant de s’affaisser dans la terre molle de l’absence d’avenir. Mais la Sophie du carrefour de l’esprit, du laser azuré ? Celle qui a mis en moi cette idée, néfaste, profonde, cadavérique, touchant à tout, riante, shakespearienne, du regret ? Elle m’aurait apprécié comme une perle du rideau qui donne des entrées dans son obscurité, certainement. Pourtant, la vérité qui est derrière ce rideau, il faut passer ce jeu pour la voir. Passer ce jeu, c’est ce qu’elle voudrait que je regrette, et c’est tout ce qui vaut, tout ce que je ne regrette pas.
 

Je regrette tant de choses. Rien qu’en 1983, combien de dizaines de fautes, bénignes, graves, cruciales, n’ai-je pas commises. Je regrette de n’avoir pas été là quand il aurait fallu être là, d’avoir été là quand il aurait fallu être tout près du centre de la terre. Je regrette la parole, je regrette le silence, je regrette le son de mes pas, je regrette le reproche que je ne sais pas lever dans son sourcil arrondi quand il prend toute la rue aux Ours. Je regrette d’être si mal préparé, de n’avoir pas retiré des sommes énormes, soit par le travail, soit par le vol, soit en escroquant autrui, pour avoir disposé autour d’elle, à son usage, un nuage de ce qui lui est inaccessible, pour rompre les barrières des indifférents qui lui font des politesses en les achetant comme des esclaves, pour ne pas susciter immédiatement autour de son corps si fin des catastrophes dont je viendrais la sauver in extremis avec l’indifférence bourrue des héros gauches. Je regrette tant de ne pas pouvoir lui montrer cet homme dont la démarche est si drôle, à côté du miroir, cette idée dont la démarche est si drôle, de l’autre côté du miroir. Je regrette de m’être trompé : bien sûr puisque je suis là, son ennemi, qui voudrait tout le contraire, c’est donc que je me suis trompé. Dis-moi, ma réalité, en quoi je me suis trompé. Je briserai l’erreur, je rachèterai le mauvais choix ; tu pleures : c’est encore moi qui me suis trompé. Dis-moi comment je peux transformer ce regret en vie, en toi, en sourire comme ceux que tu connais et par qui passe l’Univers, sauf moi, comme ceux que moi seul connais et par qui passe l’Univers que je mène dans un char, que tu regardes non sans effroi, non sans fierté.

Je regrette tant de gestes, de mots, tous les gestes, tous les mots, chaque geste, chaque mot. Je regrette ce que je viens d’affirmer ne pas regretter ; et je regretterai le contraire demain, tu peux avoir confiance en ma parole, et tu le sais. Je regrette le regret. Je regrette d’avoir du regret, et je regrette le regret que j’ai eu et qui vient déjà de couler comme de l’acide sur une cicatrice, glapissant comme une trompette sur un cortège funèbre. Je regrette que ta beauté passe un jour, moi qui n’en ai jamais eu satiété. Je regrette ton silence. Je regrette ta voix. Je te regrette.
 

J’ai longtemps cru qu’un discours sur la souffrance devait être la clé de voûte d’un discours sur l’amour. Il me semble en effet que l’intensité vécue dans la souffrance était beaucoup plus tenace que celle vécue dans le plaisir, si volatile, que la perspective de la souffrance se perd beaucoup plus loin que celle du plaisir, si apodictique, et que le malheur est palpable, alors que même dans le plaisir, le bonheur est tellement mêlé de son contraire que le terme même de bonheur n’a pas de sens. En 1983, je n’appliquai pas la réciproque, comme si mon esprit meurtri, tenace et revanchard s’y refusait. Le temps aidant m’a contraint à relativiser : le plaisir aussi est semé de souffrances, même si leur variété et leur brusquerie tend à les fondre, parfois dans le plaisir. Mais nous avons une positivité du plaisir qui nous justifie dans la complaisance immodérée que nous lui vouons. C’est une première raison de censurer notre souffrance, ou plus exactement, une dernière raison, tant elle dépend de notre époque, la seconde moitié du XXe siècle. Malgré la passerelle du masochisme, plus ou moins latent en chacun, la division de la connaissance qui a pris pour objet plaisir et souffrance les a toujours soigneusement opposés.

Là encore, le siècle m’a appris à relativiser. La souffrance, qui était une valeur chrétienne, celle du sacrifice et de l’abnégation était, à l’époque de ma naissance encore, une valeur sacrée de la pensée dominante. Pendant la seconde moitié du siècle, le plaisir, qui était un péché aux yeux des chrétiens, est devenu progressivement une valeur, aussi absurde et tyrannique que l’avait été la souffrance, qui elle, progressivement aussi, s’est évanouie du spectre positif de la morale de cette société. Ce renversement, inimaginable moins de dix ans encore avant que je ne rencontre Moni, est devenu une norme qui, comme toutes les normes, affiche ses limites dans la sottise, l’inconséquence, l’étroitesse d’esprit. Mais dans la perte de visibilité de la souffrance, c’est surtout une certaine dureté de la vie et un endurcissement de l’humain qui a été sacrifié à un culte de la mollesse et du confort qui a même considérablement amoindri et avili sa jouissance. Aujourd’hui, où la souffrance est en passe de devenir taboue, souffrir n’est plus enseigné aux enfants. Et autant le plaisir s’est affadi dans la tyrannie de sa nécessité présumée – nous sommes sans cesse sommés d’avoir du plaisir, et d’en manifester, ce qui en fait l’un des principaux royaumes de la simulation, et pas seulement chez les femmes – autant la souffrance tend à s’augmenter par la terreur et la prémonition, en un mot par l’imagination. Comme tout interdit, quand il est fantasmé, les proportions de la souffrance croissent, et elle commence avant même d’être ressentie, et grandit dans l’horreur par l’interdit.

Le viol, à cet égard, a été un élément intéressant, parce qu’il est resté tabou, alors que l’interdit qui le rend tabou change : ce n’est plus tant le plaisir qui est condamné dans le viol, c’est la souffrance. Le viol, cependant, n’est qu’un coup dans des parties génitales, non au moyen d’un poing, d’un pied ou d’une tête, si c’est le corps qui est utilisé comme arme de viol, mais d’un sexe. C’est ce que les parties génitales ont eu de sacré qui en a fait un coup réputé plus violent qu’un coup de poing, de pied ou de tête. L’exagération de la violence du coup vient de ce qu’il humilie, de ce qu’il bafoue des lois sur ce qui est interdit, la procréation en général, et le plaisir en particulier. Or les violeurs ne sont pas punis pour les humiliations, mais pour le coup qu’ils ont porté. Et si la violence du viol a été exagérée par la société qui le condamne, c’est parce qu’elle condamnait le plaisir ; il est remarquable que la violence du coup, aujourd’hui que le plaisir est non seulement admis mais recommandé par cette même société, est restée plus grande que son équivalent avec poing, pied, tête. Par le viol, le transfert de l’interdit du plaisir à l’interdit de la souffrance a pleinement réussi, et l’allégation est toujours aussi fausse, mais pour des raisons différentes.

J’ai repoussé la nécessité de parler de la souffrance par une sorte de peur, assez mal fondée en conscience, mais redoutée universellement – en particulier depuis la tabouisation de la souffrance –, qui consiste à croire que si on parle de souffrance, on la ressuscite, et on la revit. Face à ce que j’ai subi avec Sophie, il y avait cette peur, peut-être un peu inavouée. Elle est venue se mêler à une petite peur presque contraire : celle d’avoir perdu cette souffrance, comme s’il y avait là une trahison, ou une de mes multiples inadvertances : je me serais laissé dérober ce qui était jugé si important ? C’était bien probable en tout cas, puisque la souffrance n’était certainement plus celle qui m’avait paru hautement insupportable, et qui était mon lot permanent de l’année 1983. Ma revendication de la souffrance, ici encore, ne doit pas être comprise comme la part de masochisme qui est sans doute enfouie plus profondément en moi. Mais la souffrance que j’ai vécue avec Sophie fait partie d’elle, et elle a tellement participé de la gravure de la paroi interne de la sphère, qu’il me semblerait que je dénature cette sphère, à laquelle je tiens en entier, et dont la restitution me paraît si nécessaire, si je me satisfaisais de la perte de son intensité.

Cette double peur de l’approche cependant s’est renversée dans une autre impossibilité, bien plus grande. La souffrance, en effet, est quelque chose dont il est fort difficile de parler, parce qu’elle semble se situer au-delà du discours, et même au-delà des mots. Ou bien est-ce que en deçà serait plus juste ? La pauvreté de notre vocabulaire sur la souffrance en atteste. Sous les deux mots presque synonymes de souffrance et douleur nous mettons des sensations qui n’ont aucun rapport entre elles, comme le fait de se faire arracher une dent sans anesthésie ou bien ce que nous ressentons lorsque nous avons la grippe. De même comment un drogué ne ressentirait-il pas le manque d’héroïne de manière extrêmement différente que le manque de nourriture, qu’on appelle la faim, mais qui est également considéré comme « une » souffrance ? Ou bien comment se fait-il que le même mot désigne le fait de se piquer avec la pointe d’une aiguille, et de se faire torturer pendant des heures par une police secrète, de subir quelqu’un qui chante faux ou une vague inquiétude générale ? Il m’apparaissait donc que parler de la souffrance est une sottise profonde, et que ce serait autodestructeur, non pas dans le sens de réamorcer cette terrible peine, mais dans celui de dénaturer par la langue quelque chose qui justement interdit la langue, ou alors lui donne des expressions déjà fort éloignées par de multiples médiations. Même en décrivant cris, onomatopées, grimaces et conséquences, les mots restent un déni de la souffrance : dès qu’on est capable de les y appliquer, c’est le signe que le clair de sa présence est évanoui. Mais parler de Sophie et de 1983 sans parler de la souffrance me paraissait encore plus faux que de lui garder son mutisme désolé.

Aussi, c’est encore le langage métaphorique qui doit me permettre d’entrer dans ce monde, ne serait-ce que pour distinguer les différentes figures de la souffrance que j’ai connues alors. Je m’empresse de réaffirmer deux choses en préalable : la première est que je ne peux pas me flatter d’avoir eu, dans ma vie, une très grande expérience de la souffrance. Le milieu de la société où j’ai vécu, a été conçu justement, dans le renversement entre la souffrance et le plaisir, à amortir la première ; je n’ai que très peu connu la faim, je n’ai pas connu la torture, et lorsqu’une souffrance véritable se présentait dans quelque horizon médical, j’ai toujours été soutenu par des analgésiques. La middleclass est le territoire de la négation de la souffrance, et elle sait l’amortir. Mais j’ai quand même subi plusieurs opérations, en particulier après un accident de voiture dix ans au-delà de ma guerre avec Sophie. Ces moments où le corps est déchiré, cousu, et se reconstitue lentement m’ont laissé beaucoup moins de souvenir de ce que serait la douleur ou la souffrance que ce que j’ai vécu avec Sophie, qui ne m’a pas arraché un cheveu. D’autre part, pour définir un peu mieux le domaine dans lequel s’inscrit la souffrance, je ne pense pas que les animaux souffrent. Je refuse de procéder par analogie quand on voit un animal torturé faire une « mimique » ; je sais du reste que moi-même sous anesthésie, j’avais de telles « mimiques » qui ont pu faire croire que j’ai beaucoup souffert. Je peux affirmer que j’en ai si peu gardé de mémoire en me réveillant que je dois considérer que la mimique figure sans doute la souffrance, mais celui qui souffre doit la penser elle-même pour lui donner de l’existence. La souffrance est une faculté de la pensée, et en particulier de la conscience. Tout comme on le voit avec le viol et la torture, ils ne deviennent de véritables et profondes souffrances qu’avec l’horreur qui les précède, les accompagne, et se trouvent confirmée quand ils cessent, et surtout quand ils peuvent être constatés publiquement. Maintenant, il ne s’agit pas, dans ce que je dis, d’entendre qu’il y a dans les grandes souffrances seulement de l’autosuggestion. Au contraire, c’est très précisément la mesure de ce qui est fait à la pensée qui donne la mesure de la souffrance. Kafka, dans la lettre à son père, raconte ainsi que la mariage pour lui s’annonçait comme une épreuve considérable, et il le compare en usant d’une métaphore avec les épreuves, qu’il juge incomparablement plus grandes, que son père a vécues : c’est comme si les cinq premières épreuves de la vie étaient cinq marches, dit-il à peu près, qui sont à prendre l’une après l’autre ; pour lui, le mariage, c’est ces cinq marches à la fois ; là où son père a donc réussi à progresser, bien au-delà de ces cinq marches, lui a échoué, parce que la marche multipliée par cinq était trop grande à prendre, et il n’a donc pas pu progresser au-delà d’un point qui pour son père n’était qu’un point de passage. Cet exemple montre que la difficulté de Kafka, apparemment dérisoire, peut être beaucoup plus grande, en effet, que celles, socialement reconnues qu’a traversées son père. Agnès, pour citer un autre exemple, mettait parfois mal à l’aise, quand elle racontait à une assemblée d’alliés potentiels où figuraient des voyous qui avaient enduré de longues prisons, ou qui avaient subi des violences physiques pendant toute leur enfance, que ce qu’elle avait connu de pire était la menace de ses parents de ne plus l’aimer. Mais cette menace était un tourment beaucoup plus terrible et tenace que les viols et les rossées répétés qu’avaient subis l’un ou l’autre qui avait passé plus de la moitié de sa vie dans l’abrutissement pénitentiaire. C’est seulement la hiérarchie reconnue des souffrances, qui commence par celles qui sont physiques, et qui compte pour rien celles qui ne laissent pas de traces sur le corps, qui rend ce témoignage incompréhensible. Dans la suite, je vais essayer de rendre justice à ce phénomène. Je répète que la souffrance physique n’est grave et traumatisante que dans la mesure où elle déforme, non le corps, mais la pensée de l’individu qui souffre.

La première image qui me vient est celle d’une cité grise, aux interminables murs de pierre, comme certains hutongs, mais avec des perspectives et des bâtiments plus longs. L’atmosphère est humide et froide, brumeuse, les longs trajets dans lesquels je me projette sont déserts, il n’y a absolument aucun être humain. C’est la dureté de la pierre, l’enfermement, et la moiteur pénétrante de l’air qui constituent cette impression de douleur. Ce qui domine, c’est ce qu’on peut appeler, sans doute dans un sens un peu différent que Husserl, l’intentionnalité, car, il y a bien une volonté, et elle est même très grande, mais elle est sans but, ou elle a perdu son but, et le sens m’est donné, mais cette cité grise l’enferme, l’empêche d’évoluer dans le sens justement prescrit, auquel je ne peux me soustraire. Il y a donc comme une immobilisation, et un lent étirement de ma pensée, dans une direction qu’elle ne veut pas prendre, mais qu’elle prend alors même que je perçois d’une part l’inadéquation de cet étirement à mon but, tout indéterminé qu’il est, d’autre part à la cohérence de ma pensée. Je crois que ce que nous mettons en commun sous le terme de souffrance est là : c’est une entorse profonde faite à notre cohérence. Le monde extérieur, la Sophie qui n’est pas dans la sphère, et qui en est ennemie, a capturé ma pensée, comme s’il s’agissait d’un long couloir tenu immobile, c’est-à-dire incapable d’imprimer son propre mouvement, comme il est non seulement habituel, mais nécessaire qu’elle le fasse, et ce monde extérieur, Sophie, le déforme, l’endommage, le coupe par endroits, rend ce long couloir inutilisable. La souffrance s’intensifie, dans les déformations les plus brusques, parfois suscitées par Sophie directement, le plus souvent remontées par d’incessantes médiations, quelques fois en de longs et laborieux relents qui montent, d’autre fois en de courts et fulgurants éclairs, qui arrêtent ma marche, et m’obligent à m’appuyer de peur de perdre l’équilibre.

Ces images ne sont pas des images de rêve, je les suscite en synthèse de ce que je pense avoir traversé aussi mes rêves. L’image des murs gris est une des plus bénignes parmi plusieurs centaines de ces images qui chacune représenteraient une situation donnée, un état d’esprit particulier, mais ce malaise bénin, permanent, ce tirage en soi de quelque chose qui vous aspire et alourdit votre respiration, et qui vous pose des questions auxquelles il est aussi impossible de répondre que de les éviter, résume bien l’ensemble de cette période. La moiteur froide et dense de l’air représente la peur, la légère accélération permanente de la capacité de penser, très fatigante à la longue, un doux surrégime qui s’annonce, nouvelle métaphore dans l’univers physique, comme une course pieds nus sur des cailloux coupants. Là aussi, le léger surrégime doit être compris comme la moyenne d’un mouvement avec d’intenses variations, allant de très rares prostrations à des ouragans de pensée impressionnants, également très rares.

Dans cette cité hostile et aveugle, j’ai constamment le regard vers le haut, mais pas vers la cime des murailles. Je me perds dans le gris des murs, et parfois ma colère impuissante tente de le transpercer des yeux, mais c’est bien sûr en vain. Cette fixation sur la muraille transforme l’image archétypale de la douleur permanente en une métaphore plus directement inspirée de la bataille. La muraille, soudain, s’est arrondie. Je suis à l’extérieur, et je piétine dans le sable, qui est peut-être le sable devant Troie, peut-être une étendue de cailloux coupants. La muraille est longue, elle est arrondie parce que, à certains points, elle se transforme en tours crénelées. Je cours autour de cette muraille, et je cherche la brèche. De temps en temps, j’attaque directement la muraille de mon corps, soutenu par ma volonté incrédule, je rentre dedans, épaules sorties, tête enfoncée dans la nuque, peut-être qu’il y a là, par chance, un endroit qui va céder. Il n’y en a pas. Je chute, plus ou moins lourdement, il n’y a pas de sang, que d’immenses coups de gongs sur les épaules et la tête, comme une bonne raclée. Je reprends donc la course pour trouver la brèche. Mais Sophie, qui est cette muraille, en fait le tour également, mais à l’intérieur, en m’observant, en tentant de me devancer. Sans doute est elle moins rapide que moi, moins précise et moins ardente, parce qu’elle doit tenir et montrer cette bataille comme secondaire et parasite dans sa vie, mais elle a l’avantage du terrain, c’est le sien, et comme elle court à l’intérieur des murs, ses trajets sont plus courts que les miens. Si bien que chaque fois que j’aperçois une brèche, non : une fissure, elle le voit entre le moment où je détecte le passage, et celui où je me rue pour en profiter. Parfois j’arrive à introduire une main, un bras, un sexe, une jambe, dans la fissure, mais Sophie, au lieu d’être surprise et ravie est déjà en pleins travaux de fermeture, de colmatage. Je me retire, et lorsque je me lance à nouveau sur cet endroit faible dont je n’ai pas vu la modification, je m’empale sur une série de piques dressées précisément là où je voyais, il y a encore quelques instants, la douce lueur qui filtrait sa chaude invitation. Aussi, le mur, peu à peu, à force de me jeter dessus, et de provoquer des défenses là où il y avait des ouvertures, se hérisse de piques, et de l’huile bouillante, ou quelque chose de comparable, m’est versée sur la tête. J’ignore pourquoi je continue, mais je continue, je ne peux pas faire autrement. Il y a là une image de mon esprit, qui à nouveau est pris, bloqué, et qui est contraint à chaque fois de s’empaler, c’est-à-dire de se ruer de manière enfantine, sans précaution, sur un assemblage très supérieur d’arguments qui l’emboîtent et le déboutent. Je sais que la finalité de l’idée, que je ne connais pas, est derrière cet obstacle, mais l’obstacle n’est que contournable, car en soi il est forcément supérieur à ce que je suis, comme le prouvent d’ailleurs toutes mes tentatives pour le nier. Je n’arrive pas à me dessaisir de cette double évidence contradictoire : je dois aller au-delà, il n’y a pas d’autre urgence, et je suis constamment vaincu dans toutes mes tentatives, il n’y a pas de doute possible à l’écrasante supériorité de l’adversaire. Pris comme par un aimant, et tapé comme une pièce de métal dans une forge.

Je reviens à la limite du vocabulaire, qui me force à la métaphore, et qui n’a pas d’autre image pour décrire ce qui est ressenti et ce qui est vécu que comme des douleurs physiques ou des images d’horreur. J’essaye pourtant seulement de montrer un état qui était insupportable, parce que j’étais ouvert et blessé dans cette ouverture (voilà à nouveau le recours à l’allusion physique et je devrais donc plutôt dire : j’étais écorché vif, et tant que Sophie me caressait, l’absence d’épiderme était un plaisir démultiplié, mais contre elle, elle devenait une torture de chaque instant, même si le plaisir était là aussi, séparable de la souffrance, mineur mais perceptible). J’étais aussi dépassé, il y avait dans l’ouverture comme cette image d’une montée du niveau d’eau qui fait disparaître les séparations que nous installons dans notre décor : les murs, les cloisons, les étages, les trottoirs. J’avais aussi cette impression de patauger dans un liquide gris, plutôt sale, tumultueux, un grand courant tiède et hostile où les choses et les idées flottaient ou coulaient, ayant perdu leur ordre, me heurtant parfois, et glissant hors de mes tentatives de prise. Cette vision fait penser à ces coulées de boue dont les images nous parviennent de catastrophes diluviennes, où une épaisse mélasse à couleur repoussante emporte tout, et ressemble à une décharge publique en mouvement, à une désolation violente, dans sa constellation de meubles cassés, de voitures et de morceaux de plastique détruits, de cadavres et d’agonisants agrippés. Cet univers de liquide qui m’emporte se fondait dans un horizon où le ciel était de même couleur. Je tente de décrire ainsi une impression que je n’ai jamais eue depuis, et dont je ne me souviens plus si elle est une résurgence enfantine, mais qui représente l’impression d’être débordé, de ne plus comprendre l’ensemble, d’une part, et le rapport entre les choses d’autre part. Aussi, parfois quand un objet ou une idée se laissaient agripper comme une planche de bois, je les surévaluais, et réorganisais ce monde désespérant en fonction de ce support qui m’échappait d’ailleurs, victime de contradictions de mon effroi accéléré, ou tout simplement parce qu’il devenait glissant à la longue.

Autre perception du même chaos, mais au contraire dans sa dimension inexorable, organique : je suis aussi encastré. Je suis profondément emboîté dans ce conflit. Je ne peux pas avancer sans m’enfoncer davantage, sables mouvants, je ne peux pas reculer, car je suis empalé sur des piques, et mon élan continue malgré moi. Quand je dis encastré, je veux dire que j’ai l’impression d’être dans le corps du mur, et que ce mur m’entoure devant et au-dessus de ma tête. Ce qui pour moi renvoie à une argumentation intérieure sans issue : c’est la guerre ; je ne peux qu’aller vers Sophie, mais je ne peux même pas gagner cette guerre, parce que je n’ai pas d’autre but que d’entretenir le conflit. Je n’ai pas de but positif, et Sophie a la raison avec elle : elle ne veut plus de moi, elle veut que je lâche prise, elle a raison. Sauf que je ne peux pas lâcher prise. J’ai des raisonnements pour l’expliquer : je n’ai pas de but, je ne connais pas de par le vaste monde de but plus fort que d’aller vers elle, que d’explorer, que de comprendre cette souffrance incroyable. Si j’abandonne cette direction, qui est ce que j’ai rencontré de plus prometteur sur la vie, sur l’humanité, c’est la vie, c’est l’humanité que j’abandonne. Donc, j’ai raison : il n’y a que Sophie qui vaille la peine, ou plus exactement, si je me contente du reste, ça ne vaut pas la peine. J’utilise aussi une rhétorique que j’adresse à d’invisibles jurés : j’explore l’amour, la seule chose qui compte dans ce monde, n’est-ce pas ? Quoi d’autre, à part la richesse, l’intensité, la profondeur entre deux individus peut se substituer à ce goût magnifique que cette femme atroce a distillé en moi, quelle vie vaut la peine d’être vécue si l’homme que je suis, que vous êtes, renonçons à ce goût unique qui ne me lâche pas même en sommeil. A ce moment-là je fais rapidement la théorie de la communication directe, indispensable principe de l’humanité, et je démontre, malgré l’infirmité de ma parole, que le moyen le plus court vers cette communication nodale de toute l’espèce est là – peut-être pas, d’ailleurs, mais ne devons-nous pas aller dans cette direction, avec les moyens que nous avons, pour nous en assurer ? Elle ne veut pas, parce que son niveau d’intensité est en dessous du mien, mais à qui doit-on donner la préférence ? Celle qui résigne, et qui s’aplatit dans notre grisaille médiocre, ou bien celui qui l’a vue transpercée par une trouée bleue, regardez ses yeux, ne vont-ils pas au-delà du monde ? Si on lui donne raison, si la raison triomphe sur cette affaire, alors elle gagne la guerre, et elle perd la cause magnifique, la clé du trésor de l’humanité. Je n’ai pas d’autre engagement qui mérite que je ne me détourne, ne serait-ce qu’un instant, de cette exploration, dont je vous soumets, en me présentant devant vous, toute la difficulté.

Mais ce procès, où je fournis dans mon dialogue interne des accents qui prennent flamme, et qui culminent dans des triomphes de sincérité et de grandeur enfin accessible, ce procès je le perds à chaque fois. A chaque fois, m’explique cette autre voix interne, tiède, douce, mais en acier, qui aime faire mal, que c’est là une vieille question, que notre société a débattu depuis longtemps, et elle a tranché : cet « amour » est hypothèse, névrose, prétexte, malheur individuel peut-être, mais il faut savoir le porter comme un homme, le temps efface tout, et en attendant la justice a pris, depuis deux siècles, le parti de la raison, qui est celui de la tiédeur, de la douceur, mais comme de l’acier, qui aime faire mal, et le jury a plus peur qu’il lui arrive ce que tu fais subir à Sophie qu’envie de connaître ce qu’elle te fait subir. C’est donc à Sophie que tout témoin donnera raison. Il n’y a donc pas de témoin à invoquer, c’est une évidence incroyable, je suis seul, avec quelques névrosés qui ne comprennent rien, il n’y a que Sophie pour m’entendre. Sophie ? Non. Sophie dit non.

Ce non est atroce, stupide, mesquin, buté, gris, noir, contre la compréhension et l’intelligence. Il ne peut pas être. Elle ne veut pas savoir. Comment peut-on ne pas vouloir savoir ? Je hurle ces mots lames de rasoir à travers mes poumons dévastés. Je ne comprends pas comment on ne veut pas comprendre. M’éloigner, si je le pouvais, me taire, si je le pouvais, ce serait donner raison à ce non. C’est reconnaître que ce qui s’est passé avec Sophie, ce n’est pas grand-chose, une vague péripétie, petit sourire suffisant, je vois le défilé considérable des amants, j’ai ma place là-bas, dans la rangée déjà anonyme. Toute cette explosion, toute cette souffrance, toute cette noyade et toute cette folie, cette perte de contrôle incompréhensible, n’a été qu’une coucherie de quelques semaines, quelle importance, il y en a des dizaines d’identiques, ne serait-ce qu’avec Sophie. Si ce non l’emporte, c’est une défaite du contenu, c’est une déroute de la vérité. Un tel aplatissement n’est permis que dans tout ce que je combats, même par ailleurs.

De toute façon, cette réflexion, cette impression qu’elle pourrait l’emporter, est déjà volatilisée par le simple fait de me la formuler, qui me met en colère et qui se rue à nouveau sur le mur gris hérissé de piques : peu importe, collé là comme un insecte, au moins signale que ce non ne l’emportera que dans une dramatisation bien au-delà de ce qu’il dit : non, ce n’est rien. Mais plus encore, il n’y a pas moyen de cesser, car le balancier est reparti dans l’autre sens, je retrouve toutes les lignes qui portent si loin et qui élèvent le bref débat d’avant ce non aux carrefours que l’humain cherche depuis toujours dans l’inextricable de sa pensée. Oui, là il y avait mieux qu’une piste : un véritable territoire caché, plein de lumière, par exemple dans le niveau de réflexion et de sensation qui est là touché, et remué, et son lien indéniable avec ma conscience. Oui, là, quand la pensée s’accélère, oh j’ai eu de la chance de m’en rendre compte, car même ma conscience de moi se fait à une certaine vitesse, avec une certaine tonalité, et là on monte de plusieurs octaves, à un rythme effrayant. Oui, le génie de Sophie, qu’elle ne connaît pas, mais qui mérite tant d’être poursuivi, admiré, applaudi, favorisé, épanoui, cette puissance si raffinée qu’elle contient et qu’elle jugule, mais qui décrit avec ce charme élancé toute la grandeur du siècle, faudrait-il l’abandonner à ce non ? Et toute cette réflexion qui vient sans ma volonté, qui dérive mais avec une prégnance beaucoup plus forte que toutes les réflexions qui dérivent quand on les laisse aller, est déjà l’élan qui me jette à nouveau sur la muraille et ses piques, sur le non, que j’en oublie, ou dont j’oublie la dureté manifeste et matérielle.

Et sans fin, je heurte et je contourne l’obstacle. Ainsi, par exemple, je viens avec cette lucidité trempée qui va couler dans la même dérive incontrôlable du sprint de ma pensée, qui ne peut pas empêcher la course des méninges, les éraflures le long de cette cavalcade, et le son mat de mon moi s’écrasant sur le mur à piques. Oui, je sais, Sophie a raison. Mais qu’est-ce que la raison dans cette dispute ? Est-ce que la raison mérite la primauté ? C’est une question de monde. La vérité est derrière la raison. Heidegger, auquel Carnap a fait une si mauvaise réponse, propose justement de considérer que l’être est au-delà de la logique, et met celle-ci hors d’usage pour cette importante question. La révolution, du reste, est une passion au-delà de la raison. Comme la raison n’est que normative ! Comme les Lumières, Kant, n’ont que freiné le mouvement de l’humanité avec leur idolâtrie, fort peu raisonnable du reste, de la raison ! La raison est la pensée minimum du conformisme. Alors si Sophie a raison, elle a tort. Nous avions une vue au-delà de la raison, il n’est pas question d’en rabattre, indépendamment du fait que ce n’est guère possible maintenant. Me voici rue Rambuteau, tiens je ne m’en étais pas rendu compte, ment effrontément l’impertinent hypocrite qui a perdu toute sa lucidité, et il y a de la lumière là haut, et c’est non.

Laisse-la tranquille souffle une voix plus grave, plus décidée. Arrête de persécuter cette femme. Tu l’aimes ? Quoi que cela veuille dire, on ne dirait pas. La moindre des choses serait alors de respecter sa volonté, son désir, et sa volonté et son désir ne vont pas vers toi. C’est que tu as probablement agi d’une manière dont tu n’aurais pas dû agir, elle ne t’a rien fait, elle est restée loyale et juste envers toi, elle a même été au-delà, dans une patience que tu n’as en rien méritée. Retire-toi, laisse-la, sacrifie un peu cet élan enfantin, qui me semble bien être en plus empoisonné par un amour-propre démesuré, fais cet immense effort qu’elle te demande. Oui, je réponds à moi-même, oui, c’est vrai, je dois la laisser, il n’y a pas d’issue, je vais lui écrire, et déjà toute la lettre se met en place. Et je tourne entre Rambuteau et Jean-Jacques-Rousseau, fiévreusement en train de composer cette lettre, quand par une brillante glissade de ma conscience, un autre schème, plus efficace encore, se met en place : je ne vais pas lui écrire, elle ne me lit pas, coup brusque dans le cœur, je vais lui dire de vive voix, je serais plus convaincant, plus bref, et peut-être d’ailleurs qu’elle n’acceptera pas cette fin, et qu’elle voudra en discuter, ne serait-ce que pour me contredire. Ce qui veut dire que mon discours doit commencer par un exposé sur la contradiction, ou mieux, par la métaphore sur le pont suspendu, duquel il est convenu que je me retire. Mais, alors que lubrifié par la tendresse, ce discours s’allonge hors de toute mesure, à nouveau un brusque éclair s’allume, celui par lequel la réflexion sur le discours du renoncement aurait dû commencer : si je fais un discours sur le renoncement, c’est justement une façon de ne pas renoncer !

Ainsi la souffrance, que la dérive de pensée combat en images plaisantes, et où elle masque le plaisant en construisant de fausses contradictions, comme le discours de renoncement suivi du dialogue rêvé avec l’ennemie inconciliable, qui n’a aucune raison de dialoguer, justement, la souffrance, dont on s’aperçoit alors que c’est elle le moteur de cet élan, rejaillit, mais dans une amertume qui se dessine en cassures, où la cible d’une ironie mordante essaye encore de se sauver de ce dixième empalement de la journée. Ainsi, en mars 1983, j’écrivis une longue lettre à Amnesty International, que je n’ai jamais finalisée parce que dans le jeu entre l’ironie dont j’étais l’objet et celui que je vouais à cet organisme contre la torture, j’avais perdu mon terrible objet, mon incommunicable ennemi de mon sommeil, la véritable souffrance, en deçà des mots, dont je ne comprenais pas la persistance et en quoi je l’avais méritée. Alors déjà, j’avais donc été incapable, même à travers le grincement supérieur du rire cassé, de décrire cette souffrance qui réattaquait au lever ce qu’elle avait emmené dans les chambres à torture de mes rêves au coucher.

La responsabilité est un autre mode de pensée de ce déferlement de pensée et de cette guerre. Quand, par rapport à une passion aussi imprévue et généreuse, on se demande quelle est la part de la responsabilité, le verdict immédiat, issu du sens commun est de sourire, incrédule, devant cette question quasi juridique : tout un chacun sait qu’un tel phénomène est justement le dépassement de toute responsabilité. Mais il en va autrement lorsque le phénomène est vécu : car il s’installe dans la durée et il interfère avec le monde ambiant, et s’oppose notamment à d’autres verdicts du sens commun, par exemple en niant la part éphémère de son caractère exceptionnel. Car l’irresponsabilité n’est concédée par le sens commun à la passion amoureuse que dans une grande distance, où elle apparaît comme un bon de sortie de la vie ordinaire, à condition d’être une parenthèse ou un pic, dont l’irresponsable revient.

Dans le bref temps où nous étions amants, la responsabilité n’était pas un thème avec Sophie. Non que nous ne fussions pas au moins vaguement conscients de la gravité d’actes aux conséquences multiples, mais l’enchaînement rapide des faits et des événements conservait cette question comme aplatie dans l’évidence. C’est seulement dans la période de l’automne que, vaguement, apparut la dimension problématique de notre relation : j’étais beaucoup trop touché, et l’énormité de ce qui était implanté en moi commençait à se manifester comme un corps étranger aux vies sociales que nous menions, Sophie en particulier. Mais la guerre posa très nettement, quoique toujours implicitement, le problème de la responsabilité. Il s’agissait très concrètement de déterminer à qui la faute, dans ce conflit, et c’était une autre façon de dire, d’abord, à qui la faute de cette trop grande et trop féconde boule en moi, que je n’arrivais ni à aplatir ni à évacuer.

Sophie a toujours eu, sur ce point, une position très claire, et très simple. C’était la position légaliste courante, celle qui affirme que chaque rencontre est une sorte d’exception, mais que lorsque l’un des deux décide de la fin de cette rencontre, l’exception cesse. Elle se réclamait, en la circonstance, de la loi raisonnable de la société, approuvant par là l’ordre qui nie justement la passion, car c’est bien ainsi qu’il faut qualifier l’Etat, son volet policier et son volet juridique. Son jeu, en effet, était construit à la lisière de cette législation et de la passion, et il n’était simplement que le jeu de ceux qui, dans cette zone mixte, mal définie, profitent de la vérité de la passion, mais en niant ses implications lorsqu’elles outrepassaient les règles clairement stipulées par la loi. Comme dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, elle trouvait et explorait des jeux qui flirtaient avec cette frontière légale, ou se développaient dans les vastes territoires que le législateur, fort heureusement, n’a pas encore sédimentés, mais ne l’excédait pas. Et ce jeu, où elle excellait, et où je crois se situait son plaisir, qui consistait par exemple dans les expositions variées des galeries d’amants, ou dans les trompe-l’œil du rideau de perles, réclamait aussi le feu des hommes, mais rejetait l’incendie. Ce langage-là laisse entendre que Sophie jouait si bien avec le feu, ce qui est le cas, qu’elle m’aurait « allumée », comme le prononce un terme presque exclusivement sexuel, ce qui est à la fois faux et vrai. C’est faux parce que Sophie, habile et expérimentée, savait donner une clarté et une fermeté à ses intentions, en matière de désir physique en tout cas, sur lesquels je ne pouvais pas me méprendre. C’est vrai, parce qu’il n’y a aucun doute que mon attirance pour Sophie était aussi due aux charmes qu’elle avait déployés à mon intention. Mais elle avait cessé de le faire avec la rupture. Je pourrais sans doute contester ce fait en rappelant que c’est bien elle, à l’automne, qui m’avait hélée rue Jean-Jacques-Rousseau ; mais ce serait faire bon marché de sa réaction pleine de cette netteté et de cette fermeté qui ne laissait aucun doute, lorsqu’au cinéma, le même jour, elle retira ma main de sa cuisse. Elle avait donc dit non à la fin du printemps, et le oui à l’automne n’était un oui qu’à la civilité, pas à davantage. Même si je soupçonne Sophie d’avoir joué de cette dimension de la civilité en me séduisant au-delà de cette règle explicite, et de le savoir, sans quoi le jeu n’aurait pas eu de sens, en particulier avec son amant du moment, il faut reconnaître que Sophie, lorsqu’elle constata, immédiatement après, que j’étais bien plus épris qu’elle ne l’avait pensé, fit tout pour me mettre à cette distance, où « l’ex » doit savoir se tenir, s’il ne veut pas, après avoir perdu l’alcôve, perdre aussi l’amitié et le rideau de perles qui reste tout de même son fanion de l’espoir.

Pour moi, il s’agissait de rendre justice à l’incroyable phénomène, qui de plus semblait parfaitement inconnu : l’implant était là, il était indéniable. La guerre, justement, était l’expression de son existence. Or la guerre nécessitait une attribution de responsabilité. C’est donc à deux niveaux que la responsabilité se posait pour moi : au premier plan, il fallait reconnaître l’implant ; et au second, il fallait se demander, comme si c’était un enfant, qui en avait, non la paternité, qui était manifeste, mais la maternité. La guerre était l’expression de la question du premier plan, d’où vient cet incendie, mais constamment traversée par la question du second plan, qui l’a allumé.

La première question, la reconnaissance de l’implant, était la plus difficile des deux, parce qu’il n’y avait aucun recours théorique à la définition de même de ce dont il s’agissait, et elle impliquait la seconde. J’étais traversé par cette grande tempête de sensations et d’esprit, mais qui ne laissait aucun répit, mais cette tempête était orientée, vers Sophie. Sophie, certainement, avait reconnu qu’il y avait là quelque chose ; mais le fait qu’elle ne veuille pas savoir quoi, ou qu’elle démette cette manifestation pour le moins insolite en la plaquant sur d’insuffisants schémas passionnels préexistants, me paraissait une démission peu tolérable. En tout cas Sophie manifestait qu’elle rejetait toute responsabilité de mon comportement vis-à-vis d’elle : il n’y avait rien en elle, donc il n’y avait rien dont elle ne doive être tenue pour responsable. Cette ligne de défense venait à accuser mon comportement d’être celui d’un fou, ou encore un cran en dessous, celui d’un malade, sujet à une incontinence névrotique. Et le fond d’un tel rejet était une banalisation de ce que je vivais, qui ramenait cette intensité au niveau d’intensité qu’elle ressentait à mon égard, et qui était celui de la société courante, et de sa « justice ».

Même dans la confusion de mon expression et dans la déroute de ma conscience, je savais bien que c’était Sophie qui avait créé ce qui bougeait avec un tel empire en moi. A plusieurs moments, et à plusieurs manières différentes, je me suis projeté dans la position d’un dérèglement qui serait dû à une maladie psychique banale et connue. Mais le phénomène ne s’était jamais produit auparavant, et surtout il ne se produisait pas par rapport à quelqu’un d’autre qu’elle. Avec le temps, il apparaissait qu’il manquait au phénomène la chronicité de la maladie, et l’absence de courbe, ascendante ou descendante, semblait confirmer, sans le prouver, cette argumentation. Mais c’est surtout l’euphorisation constante qu’elle seule stimulait, même sans le savoir, même en y étant opposé, qui ne ressemblait à aucun symptôme généré par mon seul organisme. Il y avait, de toute évidence, un puissant motivateur extérieur, et un seul : elle.

L’immensité du possible ouvert en moi, surtout, me laissait perplexe, et invalide le terme de « dérèglement ». Car un dérèglement aurait été une sorte de transfert de mes capacités dans un univers clos, particulier. Or là, il s’agissait d’un décuplement de mes capacités, d’une sphère circonscrite, et d’une ouverture de perspectives qui méritait, à elle seule, d’être vécue, communiquée, explorée et exploitée, jusqu’à ses confins encore invisibles. L’extraordinaire de ce phénomène, entièrement fondé en Sophie, donc, la nécessitait, et j’avais de vifs raisonnements qui me convainquaient qu’elle méritait de vivre ce qu’elle semblait si malencontreusement ignorer de ses propres pouvoirs, et du plaisir qu’il y avait même à les voir exercer. Mais si ainsi le monde extérieur à elle était dégradé en décor, il n’en était pas moins la chambre d’enregistrement, et le parterre fleuri sur lequel devait s’exercer ce pouvoir extraordinaire. Il y avait donc aussi à prouver au monde que l’extraordinaire prenait les formes que Sophie avait parvenu à lui donner en moi, et en cela, l’extraordinaire était établi. Ainsi, sur ce qui m’arrivait était posée la dispute de l’ordinaire, qui était l’opinion de Sophie, et de l’extraordinaire, qui était la mienne.

Pour la création du phénomène, je faisais de grands efforts pour ne pas en attribuer toute la responsabilité à Sophie. Mais au mieux je pouvais réduire ma responsabilité à celle d’un disciple ou d’un apprenti face à une magicienne ou à une grande architecte. Sur ce plan, la courbe de la responsabilité épousait celle que j’avais admise au moment de la destruction de mes défenses, et de la restructuration de mon intérieur : j’avais certainement eu des prédispositions, mais c’est elle qui avait tout détruit, tout construit, et avec ma complicité active. Je ne voulais donc pas me dédire d’une part de responsabilité, mais je voulais montrer à Sophie que c’est elle qui avait fait l’essentiel de ce puissant moteur, dont je ne pouvais ni accoucher ni avorter sans elle. Effectivement, j’appliquais à l’attribution de responsabilité, mais sans pouvoir le prouver, la logique des femmes engrossées, et abandonnées. Mais par rapport à ces femmes, je me sentais moins responsable, et surtout, j’étais incapable d’en finir. Il n’y avait pas d’opération libératrice à l’horizon. C’est pour trouver cette opération que j’avais besoin que Sophie reconnaisse sa responsabilité.

Notre guerre, quand je la supportais le plus mal, culminait parfois dans des cris internes : je voulais seulement qu’elle reconnaisse ce qu’elle avait fait en moi ; et qu’elle me dise ce que c’était, comment l’appeler, comment le traiter. Je pouvais vivre avec, mais pas sans elle, et la guerre était seulement l’expression alors d’un puissant cordon ombilical, que l’implant en moi avait vers elle, et qui ne se laissait pas couper par elle, et encore moins par moi. Il s’agissait donc pour moi de lui faire reconnaître sa responsabilité sur quelque chose d’hors norme, alors qu’elle se battait avec une même vigueur farouche pour nier qu’il y avait là quelque chose d’hors norme, et pour nier que ce qui perturbait la loi officielle, elle puisse en être responsable de quelque manière que ce soit.

Sur la guerre elle-même, j’étais celui qui l’avait lancée, mais mon hostilité provenait de son refus de reconnaître ma passion comme un problème qui lui appartenait. Aussi était-il facile d’arguer que ma violence retournée contre Sophie provenait d’elle, car les causes profondes de ce désaccord étaient dans la définition de notre rapport : je voyais bien qu’il n’entrait pas dans le cadre légal, auquel, à chaque empiétement, Sophie se référait expressément. La mise en tribunal de cette question était pour moi frappée de nullité puisque le tribunal était incompétent par essence, et que je posais la légitimité de mon dérèglement face aux règles, c’est-à-dire que je remettais en cause le monde raisonnable auquel je déniais un jugement digne face à la passion, dont je pouvais soutenir qu’elle apportait bien plus, non seulement aux deux participants que nous étions, mais à l’humanité entière ; que le mode de vie, en somme, du genre humain, ferait bien mieux de se construire à partir de ce dérèglement que Sophie avait produit en moi, plutôt que de rester enfermé dans les règles étroites et sèches, sur lesquelles elle s’appuyait pour repousser et nier ce dérèglement.

Pour conclure, provisoirement, sur la responsabilité, je crains de devoir rester embourbé. D’abord hors jeu, celle-ci oscille entre le rejet complet de Sophie, pour qui il y a lourde responsabilité, mais uniquement chez moi, car pour elle la responsabilité est la guerre que j’ai entreprise contre elle, harcèlement ; et moi, qui tends également à lui attribuer l’essentiel de la responsabilité à l’autre, mais l’essentiel seulement, mais qui porte la responsabilité sur la création et la continuation de l’implant. Dans ce complexe débat, aux fronts constamment tournés, sans bornes sûres, la responsabilité disparaît aussi par moments, en s’enfonçant, de mon côté, mais je suppose aussi parfois chez Sophie dans de graves culpabilités, et surtout dans l’impression globale d’un phénomène qui nous dépasse tous les deux, rejoignant par là l’idée spontanée du sens commun. Aussi bien la question de la responsabilité, qui était question de la guerre, mais cause et même parfois matière de la guerre elle-même, apparaissait aussi sous d’autres visages, par exemple sous l’exigence de volonté que Sophie opposait à mon comportement hiératique et zigzagant. Et la responsabilité reste donc intermittente, entre elle et moi, parfois nous la partageons, selon d’autres modes de pensée, l’un des deux seuls s’en saisit, et souvent, nous la répudions, ou l’oublions simplement tous les deux.
 

Malheur aux vaincus ! La honte ouvrait de nouvelles plaies. Il y avait d’abord la honte de la défaite. Tout avait commencé comme une rencontre – mais des retours de lucidité parfois me rappelaient que j’avais toujours vécu la rencontre, et peut-être en particulier celle-là comme un antagonisme, joyeux certes, mais seulement tant que je n’envisageais pas la défaite – puis il y avait une construction commune, puis une quête, une aventure, j’avais sauté. Est-ce que je sauterais à nouveau ? J’avais des rires intérieurs sarcastiques à cette question : comment est-ce que j’aurais pu changer ce qui avait tant d’importance ? et si j’avais véritablement le pouvoir de changer, ce ne serait que pour une relation tellement en dessous de ce qui m’intéresse, que je me mépriserais plus encore que dans la honte de la défaite. Je n’avais pas agi à propos et je n’avais réussi ni à convaincre ni à séduire. Non seulement je ne parvenais pas à me détacher, mais c’était à une personne qui, elle, s’était détachée, et même, avait demandé, non, exigé, que je me détache d’elle. Mais à la vérité, j’en étais incapable : les buts, et les sensations que j’explorais, la brutale ouverture vers une dimension que j’ignorais, ne compensaient pas toujours la honte de cette infériorité manifeste. Sophie jouait d’ailleurs de cette défaite, en me traitant d’amoureux transi, en montrant que son insensibilité avait survécu à mon assaut, contrairement à la mienne, qui appuyait avec ostentation sur la différence de maîtrise des sensations où elle dominait si nettement ; et c’était certainement l’un des signaux de ma colère, de ma révolte, de ma décision d’être le pire de ses amants, celui dont elle se souviendrait toujours, au point d’avoir des regrets de sa propre victoire.

Il y avait aussi la honte de mon comportement. J’avais l’impression d’avoir abdiqué toute dignité. Quand je la suivais, je ne marchais pas droit, je courais, penché, dissimulé. La peur d’être vu ! La peur d’être entendu, senti, d’être à découvert dans son champ, la peur même de ses alliés, à elle, qui en avait beaucoup, et qui étaient prêts à m’attaquer, avec la bonne foi des défenseurs de la dame, défenseurs de la raison, et même de la dignité. L’étrange champ négatif qu’elle avait mis entre elle et moi m’empêchait de parler, et m’obligeait à ruser, dans mes approches. Lui voler son courrier ! quelle indignité ! Où était le grand seigneur ? Parfois, dans mes soliloques, l’adversité que j’avais pour elle se montait en mépris, je parvenais à démantibuler les misérables besoins de sa petite vie, à la rabaisser, petite employée, à moitié stupide, indigne ; et de tout cela j’étais si manifestement inférieur, à lui courir après, effectivement non sans ressemblance avec ces dégoûtants empressements canins, quoi, presque la langue au dehors, à haleter dans une course interrompue brusquement par quelque odeur qui lui ressemble, que j’en rougissais tout seul, et que j’en trébuchais sur mes mots, qui se cassaient en moi et se vrillaient dans mon ventre, à en hurler.

La honte de l’incapacité, aussi, à sortir de cette situation. Car si chaque poursuite était un territoire entièrement nouveau, palpitant, un épuisement des neurones et des genoux, j’étais aussi dans une situation où mes buts, que j’inventais avec fermeté à chaque intervalle – car la poursuite n’avait d’autre fonction que de remplacer la présence de Sophie, qui me donnait de la matière pour un nouvel intervalle –, tanguaient rapidement dans des brouillards où je les perdais, les corrigeais, et les rejetais avec horreur, ou avec une autodérision douloureuse. L’intervalle et la fin de l’intervalle restaient les seuls buts valides, et je n’arrivais à m’élever au-delà de cette dépendance presque physique. Parfois, au fond de la misère, je me disais : ah, si seulement cette dépendance était physique ! Que la vie serait simple ! Mais dans l’attente, il fallait bien continuer à ruminer et se renier. En effet, combien de fois ma parole sacrée ne m’a-t-elle pas promis, à moi en particulier, que c’était terminé, que j’étais guéri, que Sophie, qui pouvait bien venir, tiens dans ce bistrot même, m’était indifférente, je la regarderais, et lui dirais, tiens, qu’est-ce que tu fais là, et je sortirais tranquillement, non même pas, puisque j’étais guéri, je l’inviterais à boire un verre, et je lui demanderais, « et alors, et tes amours ? ». Et elle me répondrait en séductrice « tu as toujours besoin de savoir ? », et je lui dirais avec une insolence que je regrettai déjà, « pourquoi ? Il y a quelque chose à cacher ? » et j’étais reparti dans un dialogue déclamé, ou alternaient ces virulences aigres, et ces offensives où le trop de chaleur voulait se masquer de brutalité, qui était le contraire de l’indifférence à l’instant constatée, et je ne tenais plus ma parole envers moi-même, m’inventant d’innombrables excuses à tiroir, et j’avais même honte des répliques et des silhouettes, et des regards, et des personnages que je prêtais à Sophie, qui ne méritait aucun acharnement aussi désolé.

Certaines fois j’arrivais à résister à ce désir envahissant, qui m’aspirait comme l’air frais d’une fenêtre de mon réduit soudain ouverte avec fracas. Mais c’était des combats héroïques, des moments d’hésitation violents, où ma résistance s’appuyait sur les arguments de mon ennemie, et où je ne devais qu’à ce dédoublement bizarre – triompher parce que je donnais raison à ma défaite – de m’abstenir d’entrer dans le quadrilatère des Bermudes. Mais ces victoires, au moins aussi nombreuses que mes défaites, étaient souvent des victoires à la Pyrrhus. Comme si j’avais retenu ma respiration trop fort, je me précipitais la fois suivante, le lendemain, ou la semaine d’après, dans le territoire où je sombrais, la rage au ventre d’avoir à nouveau cédé, et me justifiant en me disant que, ayant laissé passer un tour, ou deux, j’avais maintenant le droit, tout de même !, de retourner à ce combat inégal. Mais le pire était que, de ces multiples combats que je perdais donc en moi, pour aller livrer bataille dans cette rue Rambuteau, dans ces renoncements épouvantables, dont même la fierté de la réussite ne me récompensait pas, Sophie ne savait rien. Et je ne connaissais pas, dans la littérature amoureuse, de mort, ou de sacrifice, qui ne se fut pas su, comme tous ceux-là, qui restaient cependant, face au champ de force, totalement insuffisants.

Ma souffrance même était une honte, non seulement à subir, mais à dissimuler, à me représenter. Dans un miroir, je me voyais tordu, bas, stupide, affamé, prêt à tout. Je pouvais littéralement toucher les crampes et les longues blessures, et j’avais honte de mon auto-ironie, qui méprisait à la fois ce que j’étais devenu et mon objet, qui aurait été si noble si je n’avais pas été si parfaitement incapable de m’en détacher. Je me sentais traîné sur le macadam, j’avais l’impression qu’on me frappait au ventre, et mon cerveau me laissait la sensation d’être trop étroit pour ce qui lui arrivait, ce débordement et cette vitesse de pensée que je ne savais toujours pas freiner, pas même suspendre. Même le miroir me renvoyait au-delà de toutes les métaphores de souffrance physique : j’étais inchangé, rien n’était visible, physique, de cette immense démolition de ma cohérence et de ma volonté, assujettie à une force extérieure, qui cassait tout, et refusait même, en toute bonne foi, la moindre responsabilité. Valeurs, projets, dignité étaient détruits dans leur intégrité, et soumis, comme toutes les autres pensées qui généraient mes actes, à ce grouillement infâme, grandiose, merveilleux, qui faisait éclater ma tête, alors que le reflet dans la glace en me souriant tristement, donnait raison à ma tortionnaire qui fredonnait silencieusement nos paroles d’il y avait dix ans : il n’y a rien, plus plus rien. Rien ne se voyait, donc rien n’avait lieu de ce drame unique de ma vie, que j’ai passé à vouloir le comprendre.

Nous pouvons, elle et moi, être choqués à juste titre du fait que, tombé dans cette indignité animale des captifs et des accoutumés, je ne combattais pour ainsi dire pas la honte, que je constatais seulement après son passage impitoyable et qu’effondré et apeuré un instant, je me relevais la plupart du temps en effaçant les traces infamantes de mon comportement, avec cette fièvre caractéristique, qui me poussait, sans effort, vers de nouveaux désastres, et vers des souffrances, masquées de colère, et saupoudrées, à nouveau, de honte fraîche.

Et je vois bien que de la souffrance, malgré ces quelques pages d’effort, je n’ai pas encore réussi à parler, si ce n’est dans quelques lignes de mon entendement, et à travers quelques mouvements accidentels des vagues d’esprit les plus construites parmi celles qui me visitaient alors en punissant ma conscience par des déchirures auxquelles jamais elle ne s’attendait.
 

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Aujourd’hui, 19 mai 2001, le Philadelphia Inquirer rapporte le fait divers suivant, ayant eu lieu hier dans l’après-midi : Daniel Cowan, 55 ans, s’est suicidé avec une arme de poing de calibre 22 après avoir tué James Holloway, assistant professeur de musique à l’université luthérienne Pacifique à Parkland, dans l’Etat de Washington, de quatre balles d’un pistolet 9 mm semi-automatique. Cowan est mort de ses blessures sept heures après Holloway.

Daniel Cowan était « obsédé » par une femme, qui était enseignante dans le même établissement que James Holloway, et qu’il avait rencontrée trente-sept ans plus tôt, c’est-à-dire en 1964, en vacances à Hawaï. Il avait recontacté Kathleen Farner en 1995, avait reçu, la même année, une interdiction policière de l’approcher et avait été condamné à six jours de prison, l’année suivante, pour avoir violé cette interdiction.

Au moment du fait divers, Kathleen Farner était « hors du pays ». Daniel Cowan a laissé une note de seize pages où il explique qu’il a prémédité son suicide et le meurtre d’une victime choisie au hasard. Apparemment Cowan ne connaissait pas Holloway.

Je trouve exemplaire la façon d’agir de Cowan. Sans avoir lu ses seize pages, que je pense fort instructives, je constate plusieurs choses :

Il a montré l’importance de ce que l’information appelle son « obsession », en se tuant pour elle.

En tuant un tiers, il a montré qu’il ne voulait pas tuer la femme qui était l’objet de son attention, mais qu’il voulait que l’importance et l’intensité de son vécu par rapport à elle la frappe, de manière plus cruelle encore que s’il l’avait tuée ; il a voulu la contraindre à vivre avec une mort innocente, dont elle est donc responsable. La mort de son collègue est certainement la chose la plus importante de toute la vie de Kathleen Farner. J’aimerais beaucoup savoir si Cowan l’avait prévenue.

Il a ainsi montré une maîtrise de sa vie dans l’échec de sa passion : d’abord, il a montré que tuer est permis, parce que tuer peut dire quelque chose ; chaque humain devrait savoir qu’il peut être tué par un humain qui a quelque chose à dire, et chaque humain devrait pouvoir tuer son prochain, si cela donne du sens au monde.

Enfin, le choix de Holloway comme victime me paraît moins un hasard que ce que dit l’article. D’abord, il est un collègue de Farner, elle a donc dû le connaître, et Cowan a dû choisir quelqu’un que Farner a connu, peut-être même quelqu’un qu’elle n’a pas bien connu, parce que tuer, par exemple, le meilleur ami, l’amant, ou un quelconque marchepied professionnel aurait un tout autre sens. Ensuite, je ne peux pas m’empêcher de penser que Cowan a choisi de tuer quelqu’un qui exerce la profession, assez méprisable en elle-même, de professeur d’une université parmi les plus méprisables (« …privée, sur quatre ans, affiliée à l’Eglise luthérienne évangéliste d’Amérique »), et qui pouvait fort bien avoir perçu ce devenir de Farner, enseignante dans la même université, comme une disgrâce de ce qu’elle avait été, et qu’il voulait le signifier par le choix de son meurtre.

J’ai été proche de choix de ce genre, peut-être qu’écrire me les a évités ; plus probablement, écrire m’en a empêché.
 

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La principale bataille de la guerre de 1983 a eu lieu pendant l’été. Je vais abréger un ou deux épisodes de l’étrange nécessité de visiter le quadrilatère situé entre Bastille, République, l’Opéra et le Louvre, où toutes les invincibles armadas nées de mon écorchement vif ont coulé si bien que je ne suis encore jamais revenu de ces profondeurs. Je veux seulement esquisser comment, quand j’entrais, puis quand je me rapprochais de ce que j’ai appelé mon quadrilatère des Bermudes, une sorte d’irradiation, de luminosité, de chaleur, et d’attirance me gagnait. J’avais l’impression alors de me diaboliser, je devenais aussi fébrile, vif, aiguisé, peureux de tout, comme si j’étais une cible découverte dans la lunette d’un régiment de snipers qu’il fallait tromper. Mais c’est surtout l’irrésistible allant qui soudain me propulsait hors du cours du trajet prévu hypocritement dans le quadrilatère, qui m’indiquait soudain une nouvelle destination, un pas différent, un regard tout grand tout noir, avec sa petite lueur fiévreuse, et la grande machine à penser qui accélérait en se libérant, avec l’écho salvateur de tous les dialogues internes, superposés dans les couches et les rythmes de la machine, qui tentaient de dévisser les pointes recourbées enfoncées dans mon torse.

Il y avait eu notamment cette lumineuse idée stratégique qui avait consisté à guetter Sophie à la sortie de chez elle, un jour, avec un appareil photo. Elle sortit, déterminée comme quand elle était fatiguée et hébétée par une soirée, voire une nuit, ce qui ne manquait pas de me faire frissonner. Là, c’était une vraie agression de ma part, d’autant plus qu’elle travaillait toujours dans une agence de photographes, qu’elle voulait poser devant les caméras, et qu’elle ne pouvait donc pas s’opposer véritablement à ce que je venais voler les expressions de son visage. Mon but, d’ailleurs, n’était pas d’avoir des photos d’elle, il était seulement dans cette façon de l’approcher à laquelle elle ne saurait pas se soustraire. J’ajoutai même avec la cruauté que donne la guerre à cette victime mal réveillée et peu préparée : « Souris, Sophie, on te photographie. » Mais notre guerre n’était pas seulement cette série de litotes maquillées d’une confrontation physique, elle était aussi une partie d’échecs, et Sophie avait un excellent sens de la répartie, ou peut-être seulement savait-elle toujours m’anesthésier d’une riposte, parce que la charge partait de l’immensité de son merveilleux. Là, comme je lui avais demandé, elle sourit à l’objectif. C’était un autre sourire que celui qu’elle m’avait décoché avec méchanceté lorsque je l’avais vue en janvier, à cent mètres de là. C’était un sourire plastique, figé, où elle jouait d’une informalité apprise, dont elle savait bien que je l’avais en horreur. Elle jouait au modèle, elle prenait ses précautions contre une éventuelle publication, elle se protégeait, et elle se moquait de moi, avec un à-propos qui ne me découragea pas. Je la suivis, et la mitraillai jusqu’à l’arrêt de bus rue aux Ours. Même si ma férocité était contente de moi, j’étais décontenancé, mais je savais que Sophie l’était aussi, même si elle avait autant de raisons d’être contente de son attitude. Allant vers où elle allait, mais à pieds, je me souviens que, dans un café de la rue Etienne-Marcel, je vis Patricia, que je connaissais encore très peu alors, et qui était une très jolie brune, très bornée, qui affichait un mélange peu agréable d’assurance exagérée et de manque d’assurance exagéré (c’était le genre à vivre pour accumuler les « fêtes », mais dans chaque fête, surtout celles qu’elle donnait elle-même, elle s’effaçait complètement) à travers les vitres, et je la photographiai avant d’entrer ; Patricia fut extrêmement mal à l’aise de ce que je l’avais surprise : en effet, elle était en train de bidonner des questionnaires de sondages qu’elle allait remettre à un employeur que nous avions en commun, et elle ne me connaissait pas suffisamment pour être sûre que je n’utilise pas cette indiscrétion d’une manière ou d’une autre. C’est là que je me rendis compte que cette agression contre Sophie pouvait avoir d’autres implications, hors jeu, que je n’avais pas assumées. Et, dans cette comédie des erreurs, lorsque je voulus développer le film, je m’aperçus qu’il ne s’était pas enclenché. Malgré mes scrupules, j’étais extrêmement déçu, mais à cause de ces scrupules, je pris cet échec pour un présage, et je ne renouvelai pas l’expérience.

Je manquais d’images de Sophie. Je ne suis pas fétichiste de l’image, qui est souvent une réduction désagréable, surtout lorsqu’il s’agit d’un objet aussi foisonnant que Sophie à travers l’immense palette de ses expressions. Mais le problème était cette oblitération bien connue du visage des êtres auquel on pense si fort, qui devenait d’abord irritant, puis angoissant, et où il m’arrivait de me demander si je ne reverrais jamais cette tête si émouvante ; j’avais même des doutes sur le fait de pouvoir la reconnaître, tant mon imagination avait pour ainsi dire pilonné ma mémoire. J’avais d’elle cette photo qu’elle m’avait envoyée en 1973, et les trois ou quatre qu’elle m’avait permis de prendre dans son book ; c’était bien celle de 1973 qui lui ressemblait le plus, mais pour rappeler les limites de cette reproduction vieille de dix ans, il me suffisait de me souvenir de ma surprise quand, ayant revu Sophie en 1982, j’avais constaté l’illusion que le noir et blanc de la photo avait fini par me faire commettre, à savoir que pendant les huit années entre cette photo reçue en 1974 et notre rencontre passage du Cerf l’année précédente, j’avais pensé que la couleur de ses yeux était noire, alors qu’elle était bleue ; j’avais confondu la couleur d’un regard, ce velours anthracite, avec la couleur de l’iris, ce bleu profond.

Cette pénurie d’images adéquates fut en partie apaisée par un autre épisode qui a dû se situer peu de temps après. Un samedi, alors que j’arpentais en vain le quadrilatère des Bermudes, j’étais devant chez Sepia, rue Jean-Jacques-Rousseau, où il n’y avait personne ce jour de week-end. Cela et ma faim de savoir m’enhardirent à pénétrer dans la cour pavée de l’immeuble : je voulus connaître les arrières de la boutique. Un escalier donnait sur la cour, je montais au premier étage où je savais que donnait une sortie arrière de Sepia, puisque j’y étais venu avec Sophie. A ce moment-là, la porte d’en face, sur le palier, s’ouvrit. Je ne sais plus ce que j’ai raconté à la vieille dame pour justifier ma présence, mais elle me fit entrer chez elle, et je crois même que nous avons bu du thé. Elle me raconta que l’immeuble avait été construit pour l’artisan qui fabriquait les sceaux de Louis XV, dont elle fit un personnage historique. Devant l’intérêt que je manifestais, et dont cette femme d’une autre époque ne pouvait sans doute pas soupçonner l’essence véritable (quoiqu’on a tendance à supposer aveugles et sourds les vieillards qui bien souvent savent déceler et signifier les traces de vécu que nous croyons les plus secrets), je fus réinvité cordialement. Dans les semaines suivantes, je luttai dans le profond déchirement de cette amitié proposée, où je subodorais une détresse de vieux qui se saisissent des occasions les plus ténues pour attirer des jeunes dans leurs placards à naphtaline. Je n’ai finalement pas pu vaincre le scrupule de tromper cette charmante vieille dame en feignant de m’intéresser à ce sur quoi elle pouvait désirer voir rouler la conversation, pour avoir un observatoire et un allié à un poste aussi stratégique ; et je ne me sentais pas davantage le courage de lui parler et de lui raconter la vérité de ce que je faisais là, ce qui en aurait d’ailleurs fait probablement une alliée dévouée, mais peut-être aussi une ennemie implacable. Mon scrupule était d’ailleurs moins vertueux qu’il ne paraît là : je craignais à la fois que l’intensité si décalée pour tout ce qui concerne Sophie trahisse le personnage de l’aimable jeune homme intéressé par quelque vieille dame sympathique, et ne permette pas de raconter l’amoureux en guerre de manière cohérente, compréhensible, et qui mérite la sympathie de la société, même si cette société n’est qu’une petite vieille bienveillante, bienveillante jusqu’au moment où elle s’aperçoit qu’elle est platement utilisée dans un conflit qui n’est pas le sien ; et si elle consentait à s’y résigner, ce serait peut-être pire que si elle dénonçait le manipulateur fort maladroit que je deviendrais alors. J’ai par conséquent hésité à plusieurs reprises à venir la voir. Et l’une des fois où j’étais tout près d’entrer dans le machiavélique projet d’entretenir ce poste avancé au cœur d’une des principales places ennemies, je vis dépasser de la boîte aux lettres de Sepia une grande enveloppe brune. Elle contenait une centaine de photos. Une demi-douzaine d’entre elles représentait Sophie.

L’occasion de parler de l’obsédant ballet que je menais autour d’une personne qui y était aussi hostile aurait évidemment pu se produire aisément, en dehors des sollicitations de cette connaisseuse du principal artisan sigillaire du XVIIIe siècle. Mais, tout d’abord il n’est pas si simple de parler de l’intensité la plus profonde de sa vie, parce que peu de personnes sont capables de l’entendre, et même pour celles-là les moments propices sont rarissimes. Nuy, par exemple, qui était pourtant venu vers moi pour en parler, n’était pas venu pour entendre, et Sauvernier, qui était directement intéressé par tout ce que Sophie me faisait vivre, n’était pas en mesure de l’entendre. Il en allait de même pour les gens que je fréquentais alors : pas un n’aurait pu m’aider à comprendre ce que je vivais – et j’inclus ici Agnès à laquelle, seule, je confiais parfois des bribes de cette expérience si dévastatrice – parce que les autres ont alors des intérêts bien précis qui n’auraient pas correspondu à ma demande : la plupart aurait voulu faire valoir leur amitié et leur parti-pris pour moi, les autres auraient voulu assurer une neutralité qui les mette à l’abri en manifestant un investissement minimum, d’autres encore auraient espéré pouvoir en tirer une anecdote, un potin, à raconter. La plupart, de plus, fort inexpérimentée et ignorante dans cette matière, se serait ralliée à celle des professionnels de l’affectif, en général les psychanalystes : ceux-là auraient traité ma recherche, dont je revendique la nécessité d’être offensive, comme s’il y avait là quelque chose à soigner, et en fonction d’une norme quittée qu’il faudrait rejoindre, en prenant le parti de la défensive. Il est probable que ces spécialistes auraient eu une connaissance, qui me manquait, de certains enchaînements, mais ce qu’un échange avec une personne tierce, neutre, à l’écoute, et capable de s’investir aurait pu m’apporter était essentiellement une vue d’ensemble à partir de mon point de vue qui projetait du possible, le plus loin possible. Car, les divers « psys », auxquels il faut ajouter le personnel policier et judiciaire, ne peuvent interpréter que faussement ce qui est perçu à partir de la raison, de la loi, et de la conservation de la société qui est en place une passion qui en est l’antithèse, en germe au moins, et dont l’intérêt est justement ce dépassement qu’elle permet d’envisager.

Cette pénurie d’interlocuteurs pour une question aussi centrale me parut alors confirmer, s’il était nécessaire, l’intérêt de cette question, pas seulement pour moi, mais justement, pour le monde. Il y avait là quelque chose qui transcendait l’échange sous ses diverses formes sociales, conversation, dialogue, confidence, confession, correspondance. La guerre que je menais était communicable, mais uniquement aux deux extrêmes : Sophie, qui était l’extrême individu, et le monde, c’est-à-dire tout le monde. Même si je n’avais pas clairement conscience de ce fait – car la communication de ce que je vivais me paraissait subalterne à son élucidation, c’est-à-dire qu’il me semblait nécessaire d’élucider pour communiquer, mais pas de communiquer pour élucider –, je sentais certainement qu’il n’y avait pas d’interlocuteurs intermédiaires possibles entre Sophie et le monde. De ce fait, du reste, il m’arrivait de confondre Sophie avec le monde, même lorsque ses particularités, son unicité si extraordinaire, la différenciaient si clairement de tous et de tout : n’était-ce pas justement le propre du monde d’être doué d’une unicité extraordinaire ? D’ailleurs, quand je pensais au contraste si violent entre sa puissance qui enlevait tout et sa finesse qui pouvait être si douce, je l’appelais Moni, qui est presque homonyme de monde, même si pendant la guerre de 1983 j’évitais cette consonance trop fondante et trop intime qui tendait dangereusement à m’attendrir. Attendrir prenait ici le sens de paralyser, d’anesthésier, d’abîmer dans une contemplation retenue, presque méditative, ou dans ces rêveries dont l’enthousiasme se freinait de guimauves et se décorait de ce que l’illusion a de plus naïf.

Par contre, il n’était pas possible d’élucider sans Sophie et le monde. C’est en eux deux que se trouvaient les larges territoires inexplorés du fondement. Alors que le monde ne m’apparaissait que comme un objet technique, une sorte de grenier aux trésors soupçonnés mais encore inaccessibles, ou une combinaison d’éclairages complexes, mais qui, pour une raison qui n’était pas de mon fait, étaient mal orientés de sorte à laisser dans l’obscurité ce qui m’importait, Sophie refusait d’élucider. Et de mon point de vue, 1983 était une guerre d’élucidation. Sophie s’était repliée dans le rôle d’intermédiaire entre elle et le monde, c’est-à-dire que son refus de comprendre rejoignait tous les intermédiaires pressentis entre elle et moi, qui refusaient de comprendre, comme par exemple Nuy et Sauvernier. Mais la différence était que Nuy et Sauvernier étaient parfaitement superflus dans l’élucidation, alors que Sophie était indispensable.

Je n’ai jamais essayé de proposer à Sophie d’élucider le phénomène qui était pourtant le seul objet de mes frénésies, si rarissimes dans les vies, et si fréquemment caricaturées et réduites à des « obsessions » dans les faits divers. Chaque fois en effet que j’imaginais de le faire, il m’était d’abord très difficile de nommer concrètement ce que j’appelais « phénomène » et que je ne voulais pas appeler « amour », tant le mot débordait de connotations qu’il aurait fallu, dans un préalable trop long, expurger. Mais, par rapport à ce phénomène, il y a aussi, grâce à la culture occidentale, et principalement à la poésie et au roman, une sorte de conviction généralisée selon laquelle cela ne s’explique pas, mais s’exprime. Il faut ici manifester de la sensibilité, mais de la sensibilité selon des règles esthétiques reconnues, et pas de la réflexion, parce qu’on est censé être submergé par cette sensibilité au point que la réflexion est noyée, et parce qu’on assimile la réflexion à la raison, qui ici est principalement absente. Je sentais mieux que je ne savais que Sophie accorderait toute son attention à cette sensibilité, qui chez moi mélangeait du doucereux et du barbare, de la surexcitation continue avec des suspensions de tension qui pouvaient passer pour froideur cynique, de la dureté et de la mollesse exagérées, des cris et des chants cacophoniques, parfois de l’emphase, souvent des gémissements et des cris de souffrance mal contenus, bref un désordre qui s’avérerait probablement plus chaotique et effrayant qu’enchanteur. Mais là où chez moi il y avait une musique intérieure, une véritable esthétique d’un phénomène si puissant, toute la part de la réflexion qui était ma tentative de donner sa forme à cette série de faits, serait pour Sophie un signe supplémentaire des dissonances de ma sensibilité que je me refusais à discipliner. Elucider ce phénomène (d’ailleurs le mot même de phénomène échappe au vocabulaire généralement admis et indique, quoique à tort, cette suprématie de la réflexion sur le ressenti) aurait donc été une approche incongrue, et je le crois, impossible à communiquer à Sophie. Et même si je n’avais pas de désir plus grand que de trancher ce nœud irrationnel, qui me paraissait localisé en elle, j’étais incapable de lui demander de l’aide parce qu’il me semblait évident qu’elle se serait refusée à cette aide-là, trop abstraite, trop éloignée de ses propres rêveries que j’avais tout lieu de supposer plus conventionnelles. Par rapport à ma sincérité dans le besoin de comprendre, je ne m’étais pas encore fait la réflexion que ce besoin n’était pas partagé. J’ai toujours ressenti un besoin profond de compréhension, et c’est seulement bien après 1983 que, peu à peu, j’ai constaté que ce besoin, que je tenais pour générique, était singulier et rarissime parmi les individus. A l’époque, si mes idées avaient été suffisamment claires, je crois que j’aurais poussé la thèse comme quoi le besoin de comprendre se situait, dans le monde, au même rang que le besoin de manger, ou le besoin sexuel. En fonction de ce besoin, si constant chez moi, la démission de Sophie par rapport au phénomène dont nous étions coresponsables me paraissait alors de la mauvaise foi ; je n’étais pas en mesure de supposer que comprendre était fort peu nécessaire pour elle, comme pour la plupart de nos contemporains.

Sophie et cette guerre m’ont beaucoup fait progresser dans une prédisposition à la solitude. J’ai commencé à ne plus rien attendre des autres. Je ne les méprise pas, pourtant, et je ne suis pas non plus misanthrope. Au contraire, j’apprécie leur présence, mais à distance. Je me suis toujours plu dans les foules, que ce soit dans les manifestations ou dans les stades, et même dans les transports en commun, la limite étant les centres commerciaux où l’ambiance est déterminée par une avidité bridée et les aéroports où règne une lascivité anti-sexuelle mais prétentieuse, qui me dégoûtent. Mais je préfère de loin suivre un match de football dans un stade, ou me mouvoir à travers une manifestation qui va dégénérer (ou se régénérer en émeute) seul, parce que je me sens capable de comprendre et de jouer de la foule et de l’événement, d’analyser et d’agir vite, alors qu’accompagné tout s’alourdit toujours dans des compromis fastidieux qui ralentissent la compréhension et qui fatiguent le plaisir. Aussi, lorsque la pression de la société, essentiellement la servitude qui nous oblige à travailler et à lutter contre le travail, peut être secouée, je pars seul dans une grande ville inconnue, où je ne connais personne, et où je ne risque pas d’être reconnu comme un touriste à ma simple apparence, comme Philadelphie. Dans les grandes villes on est seul sans effort, et on peut aussi suspendre cette solitude sans effort. Les autres me sont nécessaires en tant que foule, bruit, véhicules de l’esprit, mouvement, réalité du temps, aliénation visible, interlocuteurs occasionnels « je vous offre une bière ? », « vous savez comment aller à Alexanderplatz ? ». Mais je ne les consulte pas : je sais ce qu’ils ont à me dire, ou alors je ne le comprendrais pas. Dans ces moments trop rares, les livres remplissent la fonction des autres, avec l’avantage incontestable d’être des pensées choisies, construites, fournies, riches, qui contrebalancent facilement l’inconvénient de ne pouvoir obtenir de réponses aux objections. J’ai toujours voulu que mes discours soient jugés par les gens que je lis ; et par Sophie. Les premiers sont morts ; et elle, elle ne m’a jamais lu, parce que c’est moi.

J’ai aussi enterré les illusions de l’amitié. Les amis m’ont finalement paru, sans que j’ose me l’avouer, comme des dettes d’autant plus encombrantes que le remboursement se fait selon des codifications complexes et différées, si bien qu’il est rare qu’on puisse s’acquitter d’une amitié. Les gens que j’ai appelés mes amis ont été peu nombreux, pas davantage qu’une douzaine. Jeune, je les choisissais selon leur intelligence, pour jouer et projeter, puis plus tard selon la confiance que je pouvais leur accorder, qui est essentiellement la confiance de pouvoir se reposer sur quelqu’un sans heurt ou sans qu’il ressente mes aspérités compliquées. A part deux amis qui vivent loin de moi, Helmut à Vienne et Andreas que je n’ai connu qu’en 1984 alors qu’il habitait Berlin, ma façon de traiter mes proches, et mes amis, était agressive et allait toujours à fonder cette amitié, et à la transformer en projet. J’ai tôt déclaré que les personnes ne m’intéressaient qu’à travers leur possible, c’est-à-dire à travers les projets possibles avec elles, et qu’un individu, s’il faut l’identifier, s’identifie à ce qu’il fait, ou au moins à ce qu’il projette de faire, et non à ce qu’il serait intrinsèquement, ou à je ne sais quelle somme de traits de caractère positifs. Même si l’élaboration de mes propres projets m’a permis de très peu rechercher les autres, je les laisse volontiers venir à moi. Je bavarde facilement avec le tout-venant, et je me suis fait un devoir de répondre au moins une fois à ceux qui m’interpellent pour ce que j’ai écrit. Mais, dans le cours de l’échange, j’ai le soin d’augmenter mon degré d’exigence. Je cherche à ce que des projets concrets se dégagent. Et je suis rapidement tendu vers la contradiction, la négation, la rupture.

Je n’ai admiré d’autre individu humain que Sophie. L’idée même d’un modèle m’a toujours paru un défi à la négativité. Quand j’ai commencé à lire, à dix-huit ans, j’ai déclaré la guerre, sans le savoir, à tous ceux que je lisais, car tout ce que j’ai toujours lu m’a toujours paru incroyablement insuffisant. Je n’échappe évidemment pas moi-même à cette critique de bonne foi. Je n’ai pas d’admiration pour moi et je ne me relis qu’en m’injuriant de mes propres insuffisances si manifestes, sauf quand je me laisse bercer par la musique que je reconnais entre mon discours et mon phrasé, la plupart du temps après l’alcool. Comme il a toujours été hors de question que je ressemble à Sophie, je ne veux ressembler à personne, et je dirais même je ne veux ressembler à rien. Mon anonymat est le meilleur garant de la médiocrité à laquelle mon évaluation m’assigne, médiocrité au sens classique du terme, c’est-à-dire ni au-dessus, ni en-dessous de la moyenne.

J’ai donc peu à peu resserré ma démarche à ce qu’elle était essentiellement pendant la guerre de 1983, qui est d’élucider ce qui n’est pas moi en moi ; ce qui nie ce moi si encombrant et fondateur de nos réflexions les plus quotidiennes ; et je ne pense plus avoir le temps de parvenir à l’étape suivante beaucoup plus compliquée : élucider ce qui est moi en dehors de moi. Ce forage de l’aliénation (ou d’ailleurs la catégorie que j’appelle « moi » est dangereusement fluctuante selon l’avis de Sophie qui revendiquait comme faisant authentiquement partie d’elle-même toutes les faussetés dont je voulais l’épurer) est un projet dont je n’ai pas trouvé l’équivalent ou le support chez les autres, et dont je n’attends pas d’équivalent ou de support chez les autres. Il est donc facile de concevoir pourquoi les autres, tous les autres, sauf Sophie, m’ennuient au fond : il faut les traiter avec des égards que la faiblesse de leurs projets ne justifie pas, il faut leur prêter du temps, souvent de l’écoute et ils attendent en retour qu’on les informe sur l’état d’avancement de notre vie intérieure qui ne les intéresse pas, ou qu’ils sont aussi peu capables d’entendre qu’un Nuy ou un Sauvernier. Ils ne sont pas en mesure d’entendre la musique intérieure, mais ils sont en mesure de la couvrir suffisamment pour que je ne l’entende plus moi-même, cette musique qui résonne contre les parois du vrai. C’est pourquoi j’ai besoin d’être solitaire, et il me faut un temps d’adaptation désespérant pour commencer à réentendre cette musique intérieure qui ressemble tant au bruissement sourd de Sophie quand elle me frôle, et c’est pourquoi j’ai besoin de la foule, comme paroi figurée du monde. Au fond de moi se trouve une vérité – je ne discute pas de savoir si elle est au fond de quelqu’un d’autre –, suffisamment tentante et circonscrite maintenant pour que je n’imagine rien qui la vaille. Et c’est bien le processus que j’ai entamé en entrant dans cette guerre de 1983, et que Sophie me reprochait l’année d’après, de manière encore prématurée, mais qui s’est vérifiée depuis : « Sors de ta tour d’ivoire. » Non : c’est bien dans ma tour d’ivoire que le monde se rencontre, à une exception près, mais qui est l’essence de ce qu’est le monde : Sophie, qui n’y est que sous la forme de ce qu’elle a aliéné en moi.

Je dois ici répéter dans l’altérité ce que je disais dans la souffrance : c’est entre Sophie et moi qu’était le secret du monde. Pourquoi aller le chercher ailleurs ? Ou plus exactement : pourquoi aller le chercher ailleurs tant qu’il n’était pas résolu là, où il était circonscris, désigné, dans un environnement que je connaissais relativement mieux que tout autre. Je ne pense pas qu’une approche similaire avec une autre personne, si elle avait été possible, eût pu éclairer celle-ci. Il aurait fallu un niveau de profondeur équivalent, et pour cela il faut des prédispositions qui sont, à mon avis, uniques dans une vie d’humain. Sophie, qui avait tant allumé d’incendies en moi, avait aussi ruiné la possibilité pour d’autres d’en faire autant. Non seulement je n’ai pas recherché d’autre femme (à deux exceptions, bien peu comparables, près), mais je n’ai pas recherché d’autres personnes depuis le passage en ouragan de Sophie W.

     
             
             
             
             
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