l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      III 1983      
             
             
             
             
             
             
             
             
      3. Sourire méchant et larmes
 

Mars : C’était samedi après-midi, poisseux et changeant. Je venais des Halles et allais droit et vite, rue Rambuteau, impatient de voir son immeuble apparaître derrière la foule de Beaubourg. Surprise : elle était déjà là, elle marchait vers moi, dans cette foule. Philippe Sauvernier l’enlaçait par la taille. Le couple avait un pas plus lent que le mien, en partie à cause de l’étreinte, mais moins flâneur que la foule de sacs de chair compacts qui se demandaient comment tromper l’ennui. Elle me vit, lui non. Elle arrondit son long cou, sa tête se lova sur la poitrine de l’homme qui la tenait, câline, tendre, comme un chat qui fait sa place sur un oreiller, comme si elle voulait s’enfoncer en lui, sa protection et son réconfort. Elle me décocha un sourire méchant, direct et persistant, le temps que je la croise, à hauteur du magasin Benetton.

La violence de cette rencontre, je ne la sentis pas tout de suite à travers mon blindage de circonstance. De plus, le blindage était mal fixé, parce que je ne m’attendais pas à la voir si vite, et j’étais seulement en train de me préparer à l’attendre pendant des heures, peut-être pendant plusieurs jours ; elle, probablement, devait justement penser que je l’avais guettée pendant des heures, peut-être plusieurs jours, alors que je n’étais pas venu aussi près d’un endroit où je la supposais depuis janvier. Mon armure n’était donc pas sanglée, et je ne le savais pas encore, mais la lance de l’adversaire m’avait touché, sous son défaut, puis avait perforé la fine cotte de mailles. Il n’y avait pas que la rapidité avec laquelle j’avais vu Sophie, il y avait aussi la vitesse à laquelle se joua la rencontre, qui était la vitesse additionnée de nos deux pas anti-touristes du samedi. En venant, j’avais pensé approcher le rideau de perles doucement, me laisser enrouler par les effluves et, éventuellement, dans l’appréhension et l’agacement, tendre la main vers une perle, qui s’échapperait sans doute mue par le ressort de l’adversité, ou par la maladresse de mon geste ; là, je venais de traverser le rideau de perles en courant, sshhhh, et j’étais ressorti du même côté, sshhhh. C’était beaucoup d’un coup : il y avait une quantité inattendue d’informations à analyser et canaliser, à déconstruire et reconstruire.

Son amant était toujours le même jeune homme que le soir du Conways, il s’appelait Philippe Sauvernier. Rien n’était préférable à mon inquiétude questionnante, aux besoins impératifs de ma curiosité si pointue que la stabilité des circonstances extérieures de la survie de Sophie. Certainement, de la voir enlacée par un homme était un vif déplaisir. Mais comme il m’était impossible de la supposer sans homme, je préférais savoir lequel, le voir, et qu’il ne change pas. J’étais quand même un peu surpris. Comme elle m’avait dit qu’elle avait rencontré Sauvernier aussitôt après notre rupture (il était caissier chez AS Eco, le supermarché du quartier de l’Horloge ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle avait discuté un peu avec lui, avait « oublié » un livre où figurait son adresse, il était venu lui rapporter le lendemain ; et en octobre quand je l’avais vue venir faire ses courses dans ce supermarché, c’est sans doute plutôt pour lui que pour les courses qu’elle était venue, et elle devait supposer que je le savais, peut-être même que j’avais déjà rencontré son amant, d’où son attitude interrogative de ce jour-là), elle était donc avec le même homme depuis dix mois, longévité qui me paraissait contrevenir à ses habitudes et à ses goûts – trois mois me paraissait être la durée de vie standard d’un amant, Pascal Bruckner et moi en étions l’exemple, elle-même l’avait d’ailleurs laissé entendre, à un moment où j’avais oublié Frelier et ses deux ans de règne. Je pouvais cependant imaginer que si Sauvernier était l’homme qui habitait avec elle, cela ne l’empêcherait pas de poursuivre sa revue rapide et résolue des amants les plus variés du grand carrefour de son esprit. Il n’était pas non plus impensable que son appétit d’hommes ait diminué (mais je n’allais pas jusqu’à attribuer aux complications dramatiques de notre rupture, qui en aurait fait une salutaire leçon, ce changement d’orientation que je mettais plutôt sur le compte d’une maturité grandissante ou d’une indolence momentanée). Il fallait aussi considérer avec une grande attention si la cause d’une liaison aussi longue n’était pas un attachement soudain dangereux pour l’homme sur lequel reposait en ce moment sa tête.

Sauvernier me paraissait alors quelqu’un de transparent. Je me suis toujours souvenu de son nom, mais jamais de son visage. Il avait l’air très jeune, mais je savais qu’il avait déjà vingt-deux ans, trois de moins qu’elle cependant, et sept de moins que moi. En lui volant du courrier, je m’étais aperçu que sa mère lui envoyait de l’argent, depuis sa province, qui était si mes souvenirs sont bons Auxerre. Je sentais toujours une gêne désagréable, qui n’avait rien à voir avec la jalousie, à les voir ensemble : il me semblait qu’il diminuait le charme de Sophie. C’était une impression qu’il m’était très difficile à admettre. Cela tenait, en effet, à ce qu’il la fasse paraître plus âgée qu’elle n’était, tant la disproportion entre leurs maturités se voyait. Il y avait là un signe effrayant et douloureux qui annonçait, perfidement, que Sophie ne pourrait pas rester resplendissante. En essayant d’évaluer leur rapport, je ne voyais pas autre chose qu’un mâle translucide, qu’elle avait séduit avec toute l’expérience de son corps et de son jeu, qui lui renvoyait une admiration paisible, mais teintée de tout l’agrément de la jeunesse intacte, verte, démunie. Et même, il y avait là une sorte d’abîme, où je l’imaginais, elle, trente ans plus tard, s’offrant des jeunes gens pour garder la jeunesse au moins à son bras, et c’est ainsi, je ne sais pourquoi, que j’imaginais le vieillissement refusé et dramatique de sa mère. Cette analyse était douloureuse pour moi, parce qu’elle mettait en action mon déchirement : d’un côté toute la guerre, toute la négativité à laquelle j’avais donné libre cours et qui m’enjoignait de critiquer, voire de dénigrer Sophie où je pouvais, avec, en fond, l’excuse que si j’y parvenais j’en serais libéré, et elle de moi ; de l’autre, toute la profonde et sincère admiration qu’elle avait implantée en moi, et qui se récriait vigoureusement contre des constats hostiles aussi peu rationnels, aussi contraires à d’autres que j’avais faits auparavant et qui contenaient l’éloge de sa grandeur, attestée, l’étoffe riche et fine, vérifiée, et la fontaine de charme, goûtée, qui jaillissait immodérément en elle.

L’idée de son attachement profond pour Sauvernier ne me paraissait à vrai dire qu’une hypothèse à ne pas écarter, par prudence, à cause de ces dix mois, mais rien d’autre ne la corroborait. Je me souvenais alors des deux ans de Frelier, qui m’avait semblé lui être devenu complètement indifférent. J’ai l’impression d’avoir eu de cet amant l’évaluation, par anticipation, qu’elle m’a effectivement livrée après avoir rompu avec Sauvernier, son immense timidité avec les autres, qui finissait par l’irriter, sa soumission, si apaisante juste après notre orage, si insipide rapidement ; et même si, par coquetterie, elle m’avait menti en rabaissant le personnage, je sentais moins cette indifférence dans ce qu’elle avait dit que dans le ton qui sentait une assurance non pas triomphante, parce qu’une grande difficulté aurait été vaincue, mais une assurance lasse, parce qu’il n’y a plus de difficultés à vaincre. Le bilan du jour sur ce point, à savoir la légitimité que ce Sauvernier avait à sa tendresse, était conflictuel et impossible à établir consciemment, tant l’idée majeure fluctuait de manière incontrôlée, mais il a dû ressembler à ceci : Sauvernier c’était le repos, la tranquillité, le malaise, sans oublier la petite pointe de jalousie ou d’inquiétude due à la longévité inattendue et difficile à expliquer de son rôle d’amant d’officiel.

Il y avait surtout ce sourire méchant. Tout le monde connaît ce genre de sourire qui part d’une physionomie sérieuse et d’un plissement sec prend la pose du sourire, un sourire faux, joué ; c’est avec le même geste sec qu’on l’achève et qu’on reprend le sérieux de l’expression précédente, mais je ne me souviens pas que ce retour ait eu lieu ce jour-là, parce que je crois que Sophie a poursuivi son sourire jusqu’au moment où je ne pouvais plus le voir. C’est une mimique très particulière, parce que dans un tel sourire on sait qu’il est faux, et le but est d’ailleurs de montrer qu’il est faux pour contrefaire une joie non partagée avec celui auquel il est destiné. Je crois que c’est le regard, qui reste dans le sérieux précédent, ou qui reste froid et dur, qui dément le sourire et qui permet si facilement de comprendre la fausseté du sourire. Mais chez Sophie il y avait toujours du subtil dans le jeu, et lorsqu’elle fut persuadée que je ne pouvais pas me méprendre sur son sourire, son regard entra à son tour dans le jeu du sourire, mimant la douceur, la volupté et la tendresse que lui procurait l’appui de la poitrine de Sauvernier. Regarde comme je suis bien avec un autre homme que toi.

Ce sourire était d’abord l’expression du champ de force qu’elle savait créer autour d’elle, qui me pénétrait si profondément de l’impossibilité de l’approcher, de la toucher, de lui parler. Elle se rendait lisse, elle n’était plus que dans une bulle hermétique, mais cette paroi inviolable qui me rejetait n’était pas si lisse, puisque par de multiples petits crochets elle s’arrimait en moi où elle s’enfonçait dans le dur comme dans le tendre, aussi douloureuse là où il y avait des défenses que là où il n’y avait que reddition. Dans cette négativité complète, elle me renvoyait sans examen ni exception à la part d’elle qui était en moi, à cette colonie implantée de ses sensations et de ses pensées, que j’avais cultivée et modifiée selon mes propres capacités et infirmités. Et cette part d’elle en moi devenait impérieuse, la représentait, et subissait tout le combat que je livrais à la Sophie intouchable, véritable scission interne, où l’implant et le moi fêtaient des succès changeants, vitaux, complètement inutiles, puis passaient l’un dans l’autre sans le savoir, avant de se séparer pour la conscience, ma conscience, qui confondait cette schizophrénie amoureuse avec le monde de Sophie jusqu’à ce que le besoin de ravitaillement ne me tenaille comme aujourd’hui et ne me pousse à la source vive. Le ravitaillement, c’était toute pensée émise par la Sophie véritable.

Par ailleurs, son sourire méchant me fit jubiler. Si Sophie avait su que ce que je crains le plus d’elle et que je présupposais toujours, dans mon effort minimaliste d’imaginer que je partais de sa prédisposition la pire, et surtout pendant cette guerre, et surtout à son début, c’est son indifférence, elle aurait désactivé ce champ de force. L’hostilité très nette qu’elle venait de manifester était la meilleure justification de la mienne, transformait même ma simple présence en un affrontement chargé d’émotion, de part et d’autre. Cette confirmation était une victoire à la Pyrrhus, mais je n’en espérais pas d’autres : si je ne pouvais pas être le numéro un de ses amants, je serais le numéro un de ses ennemis, mais en tout cas, jamais le numéro zéro ou x. Je ne mesurais pas alors la gravité terrible de cet engagement puéril. Car je suis bien parvenu à être le pire de ses ex, comme on dit depuis lors. Et je crois que de ce rang, elle a conscience. Moi, qui oublie facilement ce jeu, où je n’avais qu’à suivre mon aiguillon au lieu de le retenir, j’ai toujours cru qu’il en était de même pour les autres. Mais si je suis le pire des hommes dans la vie de Sophie, et qu’elle le pense, c’est que je ne l’ai que trop mérité pour avoir des attentes de sa générosité. Ainsi elle se trouva, bien plus tard, presque contente d’avoir un pôle négatif aussi stable dans sa vie ; et au lieu de pardonner les excès honteux de mon emportement dus à l’horreur de son rejet, elle les aggravait même dans l’imagination, trouvant là une invariance du ressentiment, qui n’a pas cessé de m’étonner et de m’étreindre.

Ensuite, ce sourire si offensif, si démonstratif, si concentré et réfléchi, s’était fait à l’insu de l’amant, justement. C’était un intense message direct d’elle à moi, au bras même de l’amant avec qui la situation était de toute évidence beaucoup moins intense, et qui devait donc rester à l’extérieur de cette intensité ; c’est d’ailleurs la principale raison qui me permit de minimiser l’inquiétude d’un réel attachement qu’elle aurait pu avoir pour Sauvernier. Il y avait en effet une violente injonction à mon égard, dans laquelle Sauvernier était un moyen, mais un moyen qu’on n’avait pas informé. Il me semblait y avoir deux possibilités pour cette mise à l’écart de l’amant légitime réduit au rang de moyen : soit Sophie craignait sa réaction – esclandre, fureur contre moi, contre elle, ou désolation trop marquée – mais il me paraissait hautement improbable que Sophie craigne Sauvernier sur le plan des émotions, et qu’il y en eût, ne serait-ce qu’une qu’elle ne sache manier avec justesse et dextérité ; soit que Sauvernier était en dessous de l’intensité du jeu qu’il y avait entre elle et moi à ce moment-là. Et quoique je me méfie singulièrement de cette réjouissante conclusion, elle me parut la plus plausible.

Un tel constat renversait la méchanceté sophistiquée du sourire et le renvoyait dans le dérisoire. J’en riais intérieurement. « Vois comme je suis bien avec un autre amant que toi. » Etre bien, oui, mais ce que venait de me dire son jeu qui m’était exclusivement destiné, c’était : « C’est avec toi, que je n’aime pas, que les choses sont intenses » ; et l’expression de son bien-être factice l’emportait facilement sur la réalité prétendue de ce bien-être. Je savais déjà trop bien que l’intensité d’une relation est ce qui compte, quand bien même cette intensité piétine tout bien-être, et non le bien-être, qui est si souvent une impuissance à l’intensité. Sophie, qui a été de loin la personne au monde qui m’a le plus fait souffrir a toujours été incapable de me faire souffrir consciemment. Le peu de fois qu’elle a essayé, comme là, son inaptitude à la cruauté s’est manifestée par une maladresse, comme ce sourire méchant, où l’effort dans la méchanceté me touchait bien davantage que la méchanceté, qu’elle savait mieux rendre charmante qu’incisive. Et j’étais plus en danger de m’attendrir devant ce poison bénin, qui m’était si particulièrement dédié, que d’entrer dans quelque rage noire, ou dans quelque prostration inconsolable.

Et en effet, comme le montre le tumulte des impressions et des réflexions dont je viens de rendre une partie en un sec résumé, son je-ne-sais-quoi s’était réinstallé en moi, avec empire, avec perfidie, avec joie, avec finesse, avec douceur. A l’instant, elle occupait tout, pressée, hautaine, riche, facile et désirable. C’était comme si, ayant oublié de respirer pendant plusieurs semaines, je venais de retrouver l’usage de mes poumons, d’un sourire méchant. Tout était là du parfum à la tapisserie intérieure, des lignes aux arrondis toujours étonnants, jusque dans les vertiges des profondeurs inconnues, du battement de son cœur lent et lourd, à la douce chaleur de mes méninges surmultipliées, qui produisaient de vaines étincelles. Le monde extérieur s’était réduit en un mince fuseau dont elle était à la fois le dessin, le volume et le point de fuite. Vingt pas plus loin, vacillant sans m’en rendre compte de ce trop d’air opulent, chaviré par cette tempête imprévue, déséquilibré pendant le fulgurant aller-retour dans l’obscurité soyeuse du monde derrière le rideau de perles, je me retournais pour la voir marcher. Puis tenu à distance par l’indiscutable rejet de ce sourire hostile, que je savais pourtant déjà éteint à la démarche de la silhouette, je la suivis. Lorsque je passais devant le tabac de la rue Saint-Denis, où le couple venait d’entrer, j’eus droit à son profil dans la file d’attente, et mon cœur et mon pas accélérèrent sans contrôle. J’avais les mains moites comme je les préfère, au moment où le doux mélange de chaleur et de fraîcheur de ce visage fermé, vu de côté, m’attirait dans les lignes invisibles de sa simplicité si complexe.

Elle traçait dans l’air des lignes invisibles, toujours en courbes gracieuses, mais hardies à couper le souffle, et elle remplissait ces lignes d’un oxygène plus plein et plus goûteux que celui qu’on respire partout ailleurs. Dès que j’étais happé par la moindre sensation de cette géométrie d’un bleu d’une intensité qui forçait à plonger, je ne pouvais plus que courir de toutes mes jambes et de toute ma tête pour capter ces lignes et cet air, afin d’essayer de prendre leur mouvement, comme le surfer tente d’attraper la vague. Il y avait là un délice dont je n’étais pas libre de décider le refus, comme peut même le faire un drogué avec son héroïne, il y avait une nécessité d’autant plus impérieuse que sa véritable nature était inconnue, et qui ne s’adoucissait que dans un assouvissement inimaginable, dans le lieu insensé où toutes ces mystérieuses lignes devaient converger et où se trouvait l’origine de cet oxygène exceptionnel. Et comme l’élève pianiste qui rejoue des milliers de fois le même air parce qu’il ne veut pas continuer à vivre avant d’avoir trouvé le son juste, j’avais besoin de rentrer dans le circuit virtuel tracé par la respiration, la courbe du menton, l’enroulement du regard et les gracieuses nuances que donnaient, sans jamais se tromper et en surprenant toujours, la chute des cheveux, la surprise du front, et le coulé des épaules de Sophie sous les imperceptibles vivacités de sa pensée à moitié glissée hors du lit de sa conscience.

Quelques heures plus tard, des cercles concentriques de plus en plus rapprochés m’avaient attaché autour du Bon Pêcheur, où Sophie avait emmené Sauvernier. Il devait être huit heures un peu passé parce que le forum des Halles s’était vidé, et il faisait nuit depuis longtemps. C’est alors que Nuy sortit du saloon où il tenait salon – et c’est pourquoi Sophie y venait – et marcha vers moi, qui étais près de l’escalier mécanique qui descendait dans le trou marchand et vers la station de métro. Je ne me souviens plus de son entrée en matière, qui devait être quelque chose comme : « il faut arrêter », sans doute une affirmation tiède et plate, issue de la logique triviale mais prononcée avec la pseudo-autorité de ceux auxquels le bon sens a depuis longtemps conféré une autorité au-dessus des passions si communes, ah lala. J’ai dû répondre à côté, pour signifier l’incommunicabilité autrement que par le rire ou la gifle – j’étais assez proche des deux – « arrêter quoi ? ». Il y avait tant de choses en cours ; quant à celle, générale et grossière à laquelle Nuy devait faire allusion, celle de m’en aller comme si de rien n’était, d’arrêter la guerre, de cesser de suivre et de harceler Sophie, celle-là était parfaitement impossible. Il ajouta, plus finement, la seule parole dont je me souviens : « Elle ne va pas très bien en ce moment. » Ma réponse fusa : « Et moi ? je vais bien ? » C’était la guerre, il n’y avait rien à céder. Le héraut de Sophie qui jouait au héros haussa les épaules et secoua la tête d’un air ostentatoire, j’ai tout essayé, mais avec les gens butés… se retourna et repartit vers le Bon Pêcheur, d’un pas lent qu’il alourdit d’une fausse contrition, de nonchalance et de prétendue assurance. Mon pied me démangea d’aller enfoncer le cul d’un pareil tricheur, qui n’avait tout fait que pour la galerie, et qui raconterait certainement les trois paroles sans gestes de manière à être conforme avec son personnage de vieux sage en amour, qui avait feint une sortie désespérée et périlleuse, pour faire entendre raison. Ce qui m’a retenu n’est pas que l’ensemble du bistrot devait assister à la scène, en commentant, et avec quelques auxiliaires volontaires près à soutenir le cuistre, qui n’était venu à moi à découvert que très couvert, ni la proximité du poste de police, qui était encore plus proche de nous que le Bon Pêcheur, mais la certitude que si je frappais le plénipotentiaire de Sophie, elle me le pardonnerait moins encore que quand je l’avais frappée, elle. Mais la sortie de ce paradeur pour la galerie me confirma que Sauvernier était jugé insuffisant pour tenir la place ; le numéro de l’ex-patron bon ami qui rend des services de ce genre aurait dû aussi me rappeler que le personnage cliché et chiqué que Nuy avait endossé pouvait tromper Sophie.

Depuis l’après-midi, ce n’était plus ma réflexion tactique qui soutenait mes marches et contre-marches, mais mes marches et mes contre-marches qui soutenaient une réflexion, où la tactique était un détail. Il fallait tourner, courir, marcher pour que ma propre conscience, glissant à chaque instant comme une avalanche dans les percussions de la rêverie, et revenant par des haut-le-cortex dans la conscience dans le même rythme échevelé, aux contours incontrôlables, puisse absorber un épanchement aussi furieux. Il fallait fatiguer cette pensée qui était un vrai plaisir, mais une torture qui aurait été angoissante si j’avais essayé d’évaluer sa fin – parce que la fin de cette cavalcade de possibilités, de changements de position, de coups à jouer, de recoupements avec le passé, d’évaluations ne se laissait pas entrevoir – les jambes auraient raison du cerveau. Aussi suivais-je Sophie en allant toujours beaucoup plus vite qu’elle ne pouvait aller, et je ne savais pas toujours où j’étais, comment j’étais venu, parce que cette réflexion hallucinée qui ne s’épongeait pas m’emportait dans le choix des lieux où j’allais. Je transportais une bulle de pensée explosive, qui était en cours d’explosion, et la transporter, la répartir dans l’espace parcouru, participait de l’approche la plus prometteuse pour espérer la maîtriser.

Aussi, une heure plus tard, je me souviens que je remontais du trou des Halles par la porte Rambuteau, et que c’était tout à fait sans que je m’y attende, sur l’escalier roulant qui descendait accolé au mien, il y avait Sophie et Sauvernier. Je ne me rappelle plus pourquoi et comment j’étais là, pourquoi j’avais choisi ce trajet que j’avais certainement évalué avec une grande précision, suite à l’analyse statistique de plusieurs déplacements possibles de Sophie, pondérée par des brusques sensations télépathiques de son humeur princière, contredite par une imperceptible idée de vérification de je ne sais plus quel lieu, qu’elle aurait pu fréquenter et qui avait basculé mon trajet, mais je me rappelle que j’ignorais alors où se trouvait Sophie et que je fus surpris de la revoir, si près de moi, dans un endroit qui ne correspondait pas à ses déplacements habituels (un samedi soir à cette heure, ce ne pouvait être que pour prendre le métro, ou aller au cinéma ; mais pourquoi être passé par la porte Rambuteau ? Parce qu’elle craignait que je sois toujours posté en face du Bon Pêcheur, devant l’entrée principale ?).

Le coup fut d’une plus grande violence que tout ce qui avait précédé dans la journée. En effet, le visage de Sophie était en larmes. Apparemment, elle ne pleurait pas. Elle avait donc pleuré juste avant que nous nous croisions. Je n’avais jamais vu encore Sophie le visage mouillé, les joues gonflées, les yeux indistincts derrière l’inquiétante rougeur, et le point oscillant, au milieu du buste, d’où les sanglots montaient peut-être encore. La course compacte de mes idées, de mon imagination, de tout ce qui se jouait juste en dessous et au-dessus de ma conscience, tout cela fut arrêté en vol comme un oiseau par un chasseur adroit, et l’espèce de boule dense, furieuse, qui m’entraînait avec vitesse et puissance, s’irisa comme dans un improbable arc-en-ciel, explosant dans un silence radieux, paysage intérieur pacifié, qui ressemblait même exagérément à un pastiche de calme à l’eau de rose. Toute la violence, toute la guerre stoppa net, en moi, et laissa place à une tendresse confuse et timide, désarmée et indécise. C’est là que la phrase de Nuy me rattrapa : « Elle ne va pas très bien en ce moment. » Elle avait pleuré avant de m’avoir vu ; il y avait donc de fortes chances qu’autre chose l’avait mise dans cet état, mon propre besoin dérisoire n’étant sans doute qu’une sorte de déclencheur de ce bouleversement inédit, lié à quelque mystérieux mal profond. A cet instant, je voulais mettre un genou à terre devant elle, et lui demander pardon. En même temps je voulais seulement la serrer dans mes bras, l’assurer de mon secours, et cette embrassade désirée était tout sauf sexuelle : c’était même lui montrer par le toucher combien toute hostilité s’était rétractée en moi, et c’était non pas profiter de la température si stimulante de son corps, mais la rassurer de l’étreinte la plus mate, de mon bloc physique le plus rond, le plus intériorisé. Ses larmes (je ne savais même pas qu’elle en avait) m’avaient retransformé en chevalier blanc, en chevalier immaculé même, qui n’est plus qu’égards. Arrivé en haut de l’escalier, je n’osais même pas me retourner, de peur que mon seul regard la blesse, de son intensité, de sa maladresse.

La tendresse – ce que j’appelle ainsi est certainement ce qui se soustrait le mieux à la description – ne « m’envahit » pas, selon l’expression coutumière, mais j’étais devenu tendresse, d’un coup brusque, sans m’en rendre compte. C’était comme si le labyrinthe trop complexe de mes pensées, ses centaines de niveaux, ses grandes allées et ses chemins de traverse, ses autoroutes à rêve, et ses nuages solides, où il y avait des sens et des sens inverses, de fines barrières qui délimitent ces lignes de flots, tout cet ordonnancement était transformé, métamorphosé d’un coup. Mon centre de gravité s’était légèrement reculé et rabaissé, donnant un fond solide et paisible à une conscience pas moins inquiète et mobile, dont l’objet était resté le même. Mais même l’implant de Sophie, furieusement agité depuis plusieurs heures, cessa de lancer des déclarations solennelles et ne voulut plus rivaliser avec la partie aiguisée de mon intelligence, mais semblait maintenant au contraire chercher à me communiquer le plus doux de la douceur, avec l’amertume légère d’une autre souffrance lancinante, celle où se mêlent la compassion et la retenue. Ma pensée, char de Zeus à l’instant d’avant, sautillait dans un surplace inquiet, comme un enfant dans la queue d’un marchand de bonbons. Tout était tendu vers le discernement, excuser, comprendre, prendre sur soi étaient des valeurs venues s’installer en régulatrices du courant du possible, qui portaient toujours toutes les couleurs de Sophie, mais c’était sous une lumière, oui j’y reviens, comme celle de l’arc-en-ciel, une couleur de soleil timide sur une prairie après la pluie, un matin d’été.

Je ne sais plus comment j’ai vécu le dimanche, sauf qu’il avait dû passer dans le prolongement de cette humeur, parce que le lundi matin, c’était encore cet état d’esprit qui me dominait entièrement, et qui me poussa vers elle. En reconstituant cette série d’événements, je crois qu’à ce moment-là je voulais qu’elle me voie, parce que je devais supposer que j’irradiais de cette ferme timidité retrouvée, à dominante amicale malgré l’admiration qui restait en décor, et qu’elle le verrait. Je me sentais comme un paysage lavé par la pluie (le parallélisme entre les larmes de Sophie et cette pluie est seulement fortuit), neuf et clair. La tendresse me donne une netteté presque dure qui est une sorte de dernière protection, et cette sorte de franchise joyeuse et retenue par la gravité et le respect me paraissait devoir, sinon se communiquer automatiquement par la seule force de ma conviction, au moins se faire reconnaître par Sophie, pour lui montrer que dans toute autre adversité que celle que je représentais malheureusement, je la soutiendrais, sans condition.

Mais en passant devant Sepia, ce lundi matin, lorsque je vis la silhouette de Sophie toujours avec Sauvernier, soit que la surprise d’un aperçu si facile m’ait affolé, soit que l’anneau de rejet qu’elle m’avait si clairement opposé fonctionnait automatiquement à mon approche, j’accélérai le pas, et ne ralentis qu’au bout de la rue, où indécis et confus, pourtant toujours dominé par l’impression qui m’avait tenue depuis l’avant-veille au soir, j’entrai dans le café qui fait l’angle entre les rues Jean-Jacques-Rousseau et Etienne-Marcel, et pour confirmer mes dispositions pacifiques et ma sollicitude, je m’installai dans la partie vitrée que le commerçant avait construit en débordement sur le trottoir. Nuy, patron de Sepia, passa avec son air composé, me vit, et évita de me regarder, d’un air ohlalala, quelle misère, moi je veux bien rendre service, mais les délires, très peu pour moi, en hochant la tête d’une manière semi-ostentatoire. Cinq minutes plus tard, Sauvernier vint directement me voir, à ma table, droit, tendu, et me demanda avec une politesse un peu raide s’il pouvait s’asseoir. Lui au moins avait l’air honnête et concerné. Il venait pour elle, et non pour paraître, en homme qui vient parler à un homme. Mais il était si vert ! Je ne me souviens plus du détail de la conversation, qui dura peut-être dix minutes ; il ne m’a pas appris pourquoi Sophie « allait mal », mais j’ai l’impression que lui-même ne le savait pas, et peut-être même qu’il craignait que ce ne soit à cause de lui ; Sophie lui avait dit que j’étais « écrivain », ce que je rejetai aussitôt, comme une identité déplacée et fausse, en dépit de la Théorie de la musique, mais où je reconnaissais la vanité de Sophie qui voulait briller en rehaussant ses anciens amants, et qui ainsi pouvait rabaisser ou grandir, comme elle le désirait, celui auquel cet étalage de la qualité du prédécesseur s’adressait ; mais surtout à un moment donné, me regardant en secouant la tête d’un air « quel gâchis », il me dit, avec un ton presque fataliste, « pourtant, si tu t’y prenais bien… ». Je n’y entendis pas tant la critique de mon comportement, que je connaissais suffisamment par le rejet de Sophie, que l’idée qu’elle me préférait, et qu’il suffisait d’un peu de tactique dans l’approche pour qu’elle m’accueille mieux que lui-même. Ce qui était le plus dangereux dans cette idée, était la sincérité manifeste, parce qu’on a souvent l’impression que la sincérité remplace la vérité, surtout quand elle se met au service d’une idée manifestement contraire aux intérêts de celui qui l’énonce, comme c’était le cas là. Mais c’était me transposer dans une spéculation que j’avais toujours refusée, celle que quelque chose puisse attirer ou intéresser Sophie en moi. Et puis, bien entendu, c’était laisser entendre qu’avec un peu de patience, de bon sens, et de compromis, je pourrais obtenir de Sophie ce qu’un homme pouvait en désirer. D’abord j’étais tout à fait incapable, en la matière, de patience, de bon sens, et de compromis, pour une telle approche il fallait une marge de manœuvre que l’implant ne me laissait pas, mais surtout le but de pareille souplesse me paraissait en contradiction avec le mien. Oui, peut-être, en écrivain mondain et patient, attentionné et toujours prêt à montrer sa maîtrise en toutes circonstances, oui en « caressant dans le sens du poil » non seulement Sophie selon ses vanités si nombreuses et selon ses goûts changeants, mais aussi son entourage, je pouvais espérer la faire rire, sourire, la faire goûter ma présence et obtenir une véritable bienveillance. Mais je savais que ces succès en surface enseveliraient et rendraient impossibles ceux que je cherchais en profondeur. La mondanité facile avec laquelle Sauvernier savait qu’on pouvait se concilier cette femme n’était aussi que ce par quoi on pouvait se la concilier, et là il n’y avait aucune passerelle vers les abîmes où j’étais déjà et dont je n’avais ni possibilité n intérêt de revenir. Mais Sauvernier avait mis là le doigt sur une des raisons véritables de notre guerre : pour moi, ce qui se jouait avec Sophie était un forage dangereux vers des abysses inconnus, pour elle on ne devait pas descendre plus profond qu’une certaine socialité, dans laquelle elle se rassurait et même, pouvait exceller. Toute ma conduite n’était que l’expression de la gravité, toute la sienne en était le refus. Et maintenant, beaucoup plus tard, je pense qu’elle devait en souffrir parce que son refus de la gravité lui-même était une expression de cette gravité. Elle ne voulait pas participer à cette spéléologie périlleuse, depuis laquelle je lui envoyais des signaux, qu’elle ressentait comme des coups ; je voulais l’entraîner dans la profondeur, elle voulait que je remonte à la surface.

Sauvernier était sans doute malheureux : lui qui était déjà tombé dans une certaine profondeur avait compris qu’il fallait jouer en surface ; depuis dix mois, il s’était donc accroché sur un terrain qui n’était pas le sien, il avait sacrifié l’approfondissement, et pourtant il perdait, parce qu’il en était devenu faux pour Sophie, et parce que, à force de tenter de jouer le jeu de Sophie, il était réduit à une défensive sans issue, et même sans grandeur. Cette disposition tactique lui avait fait gagner des semaines auprès d’elle, et lui avait fait perdre la vérité du plongeon dont il ne voyait en moi que l’impossible, que le désastre. Ce jeune homme si sincère était devenu fondamentalement insincère : il n’était pas suffisamment roué pour subjuguer Sophie tous les jours, mais il y prétendait comme si c’était son salut, et en elle il s’était refusé à désirer le monde, c’est-à-dire ce qu’elle était au fond et dont ce qu’elle jouait en surface n’était qu’un lointain reflet déformé. Je lui expliquais donc qu’il n’était pas pour moi un rival, ou un concurrent, mais que s’il se trouvait sur mon chemin, ce serait tant pis pour lui. Il n’y avait pas là de menace, mais la description de l’état de fait de la poussée intérieure de la lutte sans merci avec l’implant qui écraserait sans même en tenir compte un aussi insignifiant obstacle que lui, et il l’entendit bien. Il se retira, poli, grave, soulagé, et je ne me souviens plus comment il le manifesta, impressionné par ce qu’il appela ma détermination. Pour ma part, je l’avais trouvé agréable parce que entier, malgré sa position tournée et, contrairement à Nuy, il regardait au fond des yeux, ne parlait pas pour s’écouter et écoutait quand il ne parlait pas.

Je pensais cependant, peu de temps après, que les fleurs et la carte postale où avaient débordé ma tendresse, et que j’avais laissées devant la porte de Sophie avant de venir rue Jean-Jacques-Rousseau ce matin-là, elle n’a jamais dû les voir. Sauvernier, qui rentrait chez Sophie en me quittant, avait trop de raisons de les faire disparaître avant son retour : lui épargner tout ce qui me concernait, et qui devait lui être pénible, mais aussi supprimer toute trace de mon changement d’humeur dû à ses larmes de l’avant-veille, qui pouvait être interprété, justement, comme cette approche tactique qu’il m’avait conseillée, et dans laquelle je serais alors son concurrent.

Ce même lundi, je m’enfuis à Londres.

     
             
             
             
             
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