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Sophie
1982 - Trois mois
III – 1983 | ||||||
2. Le champ de force Janvier : je me rappelle de la voracité brutale avec laquelle j’embrassai le prétexte, une accélération arrondie, qui fait qu’on se sent un et chaud, qu’on s’engouffre dans un espace dont on est maître avec un mélange d’agressivité, d’assurance de soi, de hauteur et de cette espèce de rage tranquille des formule 1 à l’entrée d’une ligne droite vide, et des érections brusques. De moi. En avril 1982, Sophie était tombée enceinte de moi. Elle m’avait dit qu’en juin elle avait avorté. Mais Sophie est une menteuse ; et Sophie voulait un enfant, j’en suis presque sûr. Puisque nous avons rompu dès qu’elle a su qu’elle était enceinte, si elle n’avait pas avorté, est-ce qu’elle me l’aurait avoué ? Si Sophie n’avait pas avorté, janvier 1983 était son neuvième mois. J’écartais complètement le fait que nous nous étions vus en octobre, qui aurait été le cinquième mois d’une grossesse déjà visible, quoique j’ignore quand une grossesse est véritablement visible. J’occultais son personnage de Juliette, l’automne dernier, qui avait été si aimable avant de glisser dans la distance, et qui n’aurait jamais pu se soutenir pour quelqu’un qui aurait menti sur un avortement et continuait à porter un enfant de l’homme qu’elle trompait sur ce point au moment de renouer amicalement avec lui. Je me rappelle avec quelle hypocrisie rendue agressive par le minimalisme du raisonnement j’évaluais la probabilité de cette grossesse soudain si grosse : presque nulle, sans aucun doute, mais presque nulle n’est pas tout à fait nulle, et si la moindre chance persiste, autant en avoir le cœur net, n’est-ce pas ? Je me rappelle de la joie profonde aussitôt refoulée, de l’immensité immédiate de l’espoir aussitôt teinté d’une anxiété plus souterraine encore, devant un calcul où je jouais de ma lucidité en la méprisant fondamentalement d’une grossièreté vertueuse, un raisonnement qui me demandait de vérifier, qui m’ordonnait d’aller voir. J’avais cette fougue inquiète et alerte, où la pensée directrice précède la conscience, si bien manifestée par les enfants qu’excèdent les atermoiements de leurs parents, lorsque, sur le chemin du magasin de jouets, ils les tirent de tout le pétillement de leurs corps, par accrochage et griffage de manche, avec des injonctions généralement trop aiguës, lorsque ces géniteurs oublieux ou simplement cruels s’arrêtent devant toutes les autres vitrines sans intérêt en manifestant que l’objet de leur attention n’est pas celui qui seul la mérite, le jouet tant espéré, enfin promis. Arrivé à l’angle de la rue Etienne-Marcel où aboutit la rue Jean-Jacques-Rousseau, je m’arrêtai, indécis sur la meilleure approche : aller directement chez Sepia, franc comme mon espoir d’homme, longer la vitrine de ce même pas pressé, en glissant un éclair de regard, comme en juillet lorsqu’il eut pour conséquence la sortie de Sophie sur le pas de la porte pour m’appeler, ou alors me préparer dans un café, réfléchir, m’imprégner lentement de sa présence invisible et goûter l’indécision et la progression, adapter l’immersion aux allers-retours électriques de ma respiration. Il était environ midi. C’est là que je la vis. Mon regard s’était arrêté par un étrange hasard, dont je me suis toujours demandé s’il en était un (et dans la négative, la notion même de hasard serait en péril) sur l’arrière du bus de la ligne 29 qui dépassait justement la rue Jean-Jacques-Rousseau en direction de la place des Victoires, et qui quittait ainsi le périmètre de mon investigation. Il faisait froid et elle était presque invisible, seule la masse sombre de ses cheveux dépassant, au-dessus du liseré du manteau gris, de la banquette arrière du bus, où elle était assise en me tournant le dos. Je ne pouvais rien voir de son visage, tourné vers l’avant. Ce manteau gris était un lourd tissu, assez élégant, à mi-chemin entre une sorte de cape et une pèlerine. C’était un objet mystérieux, déjà par le drapé, dont je n’ai jamais pu élucider l’architecture, à la fois insolite et dissimulée, mais surtout par le singulier attachement que sa propriétaire lui manifestait, comme je pus le vérifier deux hivers plus tard un jour où, nous réchauffant dans un café, elle me fit un compliment sur ma veste en cuir que je lui posai aussitôt autour des épaules en lui disant « elle te va mieux qu’à moi ; je me contenterai de ton sac à patates », faisant mine de m’engouffrer, car tel me semblait le mode d’entrée, dans le manteau gris ; mais elle cria presque « non, c’est un cadeau » d’un ton si impérieux malgré le soupçon d’inquiétude, qu’il n’y avait pas de discussion possible, et elle laissa tomber ma veste pour m’arracher le lourd tissu d’un sourire qui met de la distance, tant il était grave et ferme. Comme j’essayais d’une ingénuité enrouée de connaître l’identité du donateur, je n’eus pas d’autre réponse qu’un fin prolongement du sourire, qui allongeait encore la distance. Mais ce 21 janvier 1983, je ne reconnus pas cette étoffe dont j’ai tant apprécié plus tard le toucher lisse et rude et l’imperceptible fragrance, pour l’excellente raison que c’était la première fois que je la voyais. Le bras gauche était tendu sur le dossier de la banquette, le fin poignet brun dépassait entièrement de la ligne oblique de l’étoffe et la main reposait nonchalamment. La tête était sensiblement inclinée dans la direction de ce bras. J’avais reconnu le poignet et la main, parce que j’avais reconnu l’attitude, quoique je ne me souvienne pas de l’avoir vue au préalable : elle était en colère, et elle était en colère contre moi. Je pouvais voir dans le rapport entre la tension, fine, affleurante mais maîtrisée, et le relâchement fort assuré du poignet et de la main, j’en avais la certitude à travers la ligne des doigts qui tambourinaient virtuellement sous leur décontraction gracieuse. C’était la première fois qu’elle établit un rejet magnétique entre elle et moi, même si je ne l’ai compris que beaucoup plus tard. Il n’y avait aucun doute possible sur le fait qu’elle m’avait vu, portant l’indécision de mon regard sur le carrefour qu’elle traversait, et qu’elle avait compris que ma présence et cette indécision, elle en était l’objet. Je n’ai jamais vu un mépris et un rejet s’exprimer dans une ligne aussi dure, dans une lutte aussi active entre une agitation éruptive, marquée par des renversements de conscience brusques mais coulés, et la volonté de maîtrise souveraine qui l’emportait en ce moment. Je sais qu’il est tout à fait incroyable que d’une vision aussi fugitive et incertaine (je ne voyais finalement que l’arrière d’une tête penchée, un bras aux trois quarts emmitouflé par un vêtement que je ne connaissais pas, à l’arrière d’un véhicule qui s’éloignait rapidement de moi et dont les vitres étaient légèrement embuées) je puisse déduire une certitude aussi forte. Mais je ne dois même pas mettre au conditionnel ce que j’avais vu en un peu moins de deux secondes. Ce n’est pas à son poignet et à sa main que j’ai reconnu Sophie ce jour-là, mais à ce qu’elle exprimait à mon propos que j’ai reconnu son poignet et sa main. Autant son attitude exprimait la plus ferme certitude, autant j’avais immédiatement une certitude toute aussi ferme sur ce qu’elle disait. C’est comme si sa pensée, même confuse et complexe comme elle était sans doute à cet instant, pouvait passer d’elle à moi, comme un signal donné aux sens, et non l’inverse, comme on nous l’a appris, c’est-à-dire que ce sont les signaux des sens qui déclenchent notre pensée. Peut-être, dans le cours d’un pareil récit ne mesure-t-on pas l’énormité de ce propos, qui est pourtant tout autant en contradiction complète avec la phénoménologie de l’esprit de Hegel et avec toute forme de matérialisme que les théories de Berkeley. La guerre de 1983 commença à cet instant précis, sans que ni l’un ni l’autre nous ne le sachions. L’orgueil violent et altier de Sophie alluma aussitôt son double chez moi. D’abord il y avait, pour moi, cette distance immense entre ses motivations que je ne pouvais, en l’absence de toute explication, considérer que superficielles et dérivées de modèles de comportements prévisibles et bornés, et ce qui était, de mon côté, une interrogation sur la profondeur du monde, une exploration sur les limites de la pensée. Son attitude me paraissait au moins aussi déplacée que la mienne a dû lui paraître : son refus étroit de même concevoir une problématique là où je reconnaissais le terrain vierge de l’humanité le plus authentique que ma conscience ait frôlé, augmenté maintenant d’outrecuidance méprisante pour des raisons si plates et transparentes (ce n’était pas contre moi que son opacité s’était constituée, mais contre le moi que je représentais : un ancien amant, avec qui c’était « fini », un personnage qui « s’accrochait », qui « n’avait pas encore compris »), provoquait chez moi une rage calculée dont j’espérais qu’elle resterait tiède. Mais la concurrence était là aussi : elle me méprisait ? J’allais lui montrer, en enfant rebelle, que le mépris n’était pas adapté, et qu’il était au moins légitime de le renverser. Et en même temps j’admirais cette hostilité ferme, supérieure et nonchalante, qui négligeait même de dissimuler la colère parce que cette colère devait être maîtrisée et le serait. Comme à chaque fois, il y avait une beauté seigneuriale, une ampleur voluptueuse dans son expression qui me faisait aussi vouloir lui ressembler, l’imiter. La médiation de l’implant provoquait sans doute ces tendances mimétiques qui dans l’hostilité transformaient mon approche si inconsciente de ses propres buts en opposition irréductible, en pôle symétrique. Comme mon hostilité était générée et nourrie par la sienne, il n’y avait aucune issue, sans que nous puissions nous en douter, à un dédoublement aussi mécanique. Mon hostilité, qui découla de cette journée, et dont la position sans équivoque de Sophie à l’arrière du bus de ligne 29 avait été le déclencheur, a été très grande et comme une sorte de succession de bourrasques franches et fraîches que je tentais d’insérer dans une négativité soutenue et uniforme. Mais je n’arrive plus à ressusciter cette adversité. La distance a rendu à une sorte de douceur empêchée et de clarté mate comme son propre rayonnement pouvait en exprimer, une prééminence du penchant en sa faveur que ne pourrait renverser que Sophie elle-même. Pourtant je sais qu’il n’en était rien alors. Ce n’est pas pour excuser ce qui allait se passer, ce n’est pas pour donner tort à l’écume mature de Moni (ce qui d’ailleurs paraît ici, puisque je semble sous-entendre que c’est son hostilité marquée qui avait été la cause de la mienne ; alors qu’on peut très bien objecter que c’est que je sois venu au croisement Etienne-Marcel-Jean-Jacques-Rousseau qui a provoqué cette hostilité, et c’est donc moi qui me retrouve responsable de cet enchaînement ; ce que je pourrais repousser en disant que le fait de m’avoir déjà menti allié au soupçon de grossesse que je venais donc logiquement vérifier replaçait la responsabilité dans son giron – mais c’est un peu comme dans les vendettas, où, dans l’inflexibilité des deux camps s’est perdue la cause originelle de cette inflexibilité, qui n’importe d’ailleurs plus) que j’aurais donc dans la suite tant de mal à redonner à mon hostilité marquée la place qui lui revient, et qui a tant réussi à effrayer mon ennemie, infiltrée dans mon corps et inexpugnable de mon esprit quelle qu’en soit l’ouverture. J’en veux d’ailleurs pour témoin certains mots que j’utilise pour qualifier Sophie, probablement à tort, et qui étaient certainement exclus de mon dialogue intérieur, non seulement en 1983, mais aussi en 1982 et les années qui ont suivi cette guerre : délicieux, charmant, ravissant, adorable, qui traduisent non pas ce qu’était réellement cette femme, mais mon sentimentalisme ultérieur qui se plaît à lui associer des descriptifs aussi fondants ; si on peut, à la rigueur, associer Sophie à un délice et à un charme au sens figuré, je ne qualifierais probablement qu’à tort de « ravissement » l’effet profond, durable, à la fois anesthésiant et euphorisant qu’elle a eu sur moi et je proteste de ne l’avoir jamais adorée, si on entend bien par adorer passivité, stupéfaction, soumission. Enfin, je fais ici bon marché de ce qui a dû apparaître comme la vraie déclaration de guerre à Sophie, parce que dans le récit, et à l’époque dans la rue, je l’avais oublié. Le 12 décembre, elle avait été la première à recevoir, déposée par moi en personne dans sa boîte aux lettres, ma brochure intitulée Abrégé de la théorie de la musique. La dédicace était injurieuse, et même emplie d’une méchanceté qui masquait l’amertume, le désir, une tristesse enfantine. Je me souviens que cette dédicace commençait par « Cocotte », et je proteste d’avoir voulu insinuer là une allusion à la prostitution, comme elle l’a compris. A ce moment-là, je voulais surtout montrer, à l’aide de cette brochure, à quel niveau de jeu je nous situais ; et par un mépris violent, je rejetais encore son « je ne t’aime pas » du mois précédent. Cette orgueilleuse colère une fois dite était, dès le 13 décembre, passée et oubliée ; mais Sophie l’entendit comme une atteinte, et là où pour moi « Cocotte » était une familiarité condescendante, elle était pour elle une insulte et une mise en cause d’une part de son intégrité. Je suppose que c’est de cette apostrophe, aggravée d’un texte qui était difficile pour elle, que s’est énergiquement développé en une condensation fermée et rigide ce champ de force que je découvrais alors. En outre, on imagine mal une guerre, je veux dire une vraie guerre d’acteurs conscients et concernés et non une de ces guerres qui sont des dégénérescences du noble jeu et dont se sont emparés des bureaucrates (je me demande s’il n’y a pas des cycles dans l’art de la guerre : d’abord on a des guerres de particuliers, sourdes, aux enjeux indécis, où des règles se mettent en place ; ensuite on a des guerres de guerriers, de petits groupes éduqués aux règles déjà plus qu’au jeu ; puis, on a des guerres de robots humains, chair à canon, soumis entièrement à un ou deux joueurs par camp, prince ou général ; enfin on a ces guerres de bureaucrates sans aucun joueur), une guerre sans haine. Même si je ne sais plus restituer mon hostilité, et si donc je n’ai plus la possibilité d’approcher ce qu’elle avait de plus trouble, j’affirme que je n’y aurais retrouvé que des apparences hâtives de la haine que, d’ailleurs, dans aucun de mes monologues intérieurs qui étaient la constante assourdissante et accaparante du quotidien de la guerre, je n’ai revendiquée pour moi une telle notion à l’égard de l’ennemi. Je trouve ridicule l’opposition entre l’amour et la haine. C’est comme si on opposait l’histoire à un fait divers ou la vie d’un humain à celle d’une plante. J’ai par ailleurs une grande estime pour la haine, qui m’a toujours semblé une forme d’expression particulière de la radicalité comme on peut le lire chez Cœurderoy, qui ne résiste cependant pas à la dualité avec l’amour, qu’il a visiblement ignoré : « La haine, la haine ! je n’ai que cet amour. Je la respire et la renvoie. Je suis la poudre qui rend mille morts pour une étincelle. » Voici ce que j’entends moi-même par haine : c’est une émotion qui continue dans la conscience, un véritable hybride, un paradoxe. Car dès que la conscience s’empare d’une émotion, l’émotion cesse. La haine est une émotion dont la conscience revendique la continuité : il n’y a de haine que consciemment déclarée. Une réflexion rapide me fait penser qu’il y a deux formes de haine, qui se rejoignent : la colère qui continue dans la conscience, c’est-à-dire refroidie et pérennisée, et la haine qui monte par paliers. Ce en quoi ces haines se rejoignent est la volonté de destruction de l’objet de la haine. La colère n’a pas nécessairement d’objet défini, mais la haine, sauf dans le langage populaire d’aujourd’hui où elle est devenue une sorte de superlatif de la colère et de la frustration, se définit par son objet. Dans la conscience comme dans l’émotion, la haine est un peu ce qu’étaient les dictateurs romains : absolument souverains, précédés de vingt-quatre licteurs, mais avec le délai de magistrature le plus court : six mois seulement. Une brève dictature sur tout l’être, au-delà de la colère et de la rage, avec une destruction déterminée comme but conscient, voilà la haine. Je n’ai moi-même ressenti que très peu de haines véritables au cours de mon existence, et je dois dire qu’elles étaient généralement hors de portée de la destruction qui était leur objectif. Dans ma guerre avec Sophie, j’ai connu la haine, mais pas pour Sophie. Et quand j’avais voulu tuer Sophie, ce n’était pas la haine qui voulait cette destruction. Dans la guerre avec Sophie, ce qui dominait entièrement mon action, c’était le jeu : j’étais fondamentalement singe, imitateur de son grand art, mais singe humanisé au-delà même de notre époque, dont je cherchais là la transcendance, et figurez-vous qu’elle y était. L’hostilité mise en scène n’était donc que le cadre, justement, de la mise en scène. L’hostilité appartenait à Sophie, et je l’imitais avec plaisir, parce que même dans l’hostilité, je n’exprimais essentiellement que la volonté d’aller à la racine de cette hostilité, la transcendance. Là, paradoxalement et précisément, se trouve le fondement de son hostilité, donc de la nôtre : elle ne voulait pas qu’il y ait un au-delà à l’hostilité alors que moi, tout à l’opposé, je n’embrassais cette hostilité que pour aller au-delà. La guerre, malgré Sophie, devenait un jeu en définition. Et quand un jeu se construit, s’invente, se découvre, la haine, ce destructeur borné en lui-même, mais sans bornes face à ce qu’il rencontre, n’a pas encore de place. La haine, peut-être, n’éclot que dans un cadre de règles, et généralement contre elles. Même s’il ne m’appartient pas de l’affirmer, je suis convaincu que Sophie non plus, toute furieuse qu’elle était contre moi à cet instant même du 21 janvier 1983, ne m’a jamais haï, je l’ai vérifié au jour près deux ans plus tard, et encore le 21 janvier 1986, quoique de manière fort indirecte, la succession de ces 21 janvier (Sainte-Agnès, décapitation de Louis XVI) étant un autre hasard dont je ne m’aperçois que si longtemps après. Mais à ce moment-là du 21 janvier 1983, à l’embouchure de la rue Jean-Jacques-Rousseau dans la rue Etienne-Marcel, pour la première fois, je me suis mis à suivre Sophie et ce « suivre Sophie » a été la marque singulière et persistante de toute notre guerre, un de ses signes les plus tangibles. Sans doute avais-je déjà suivi Sophie, cette chaude journée de juillet l’année d’avant où elle avait disparu chez le coiffeur Harlow, et où, au téléphone, elle m’avait ensuite durement ébranlé de cette phrase dévastatrice : « il n’y a rien pour toi » ; ou le 13 octobre, quand il y eut à nouveau quelque chose pour moi, et que je la suivis par prudence lorsqu’elle se rendit à notre rendez-vous au Père tranquille. Mais ce que j’appelle « suivre Sophie » n’est pas cette tiède pluie intérieure et ce frémissement incontrôlé de toute la pensée qui espère vainement s’achever en bulles dans l’alcool trinqué, mais c’est la suivre attiré et rejeté par son champ de force hostile. Ce jour-là, à cet instant précis, stimulé par ce qui me rejetait, je me mis à courir à la poursuite de sa superbe courroucée, de sa tête résolument tournée vers le sens opposé à celui où elle m’avait vu – et j’ai envie d’ajouter : opposé par principe –, de son bras nonchalant dont la tension bouillonnant de l’insolence de ma présence s’élançait avec la netteté grise du manteau et la douceur mate de la peau, comme une frontière désormais infranchissable entre ce qui était derrière elle, moi, et le monde, elle. Et moi, profondément touché de tout cela, tout cela augmenté par une joie sauvage et sans autre objet que justement tout cela, j’entendis la corne de brume, qui me parut claire et presque stridente, de quelque atavisme viking de l’apogée d’une jeunesse belliqueuse, sonner la charge. Je sprintai donc, à la suite du bus, dans la rue Etienne-Marcel, puis la rue des Petits-Champs, en dribblant, en buttant dans les passants, concentré sur le jeu de l’étroit trottoir. Ce bus, fort empêché par la circulation d’un midi parisien, avançait par à-coups, ce qui me permettait de l’approcher, avant de le reperdre brutalement et injustement. Juste après la Bibliothèque nationale, j’arrivais enfin à le doubler, mais il me rattrapa et me dépassa aussitôt. Mais j’eus alors l’étrange satisfaction, fort passagère si j’ose dire, de voir Sophie, qui était entièrement retournée, comme si elle s’était agenouillée sur ce siège arrière, avec l’expression de la plus extrême surprise sur son adorable visage : la bouche ouverte, les yeux bleus et grands. Il n’y avait plus la moindre animosité, mais il n’y avait pas non plus davantage de sympathie. Le champ de force, invisible et inconnu à cette heure, intransigeant et imperméable à mon effort qui visait à transpercer sa surprise, continuait à maintenir la distance dans une sorte de brume grise comme le manteau, coupant son regard du mien, aussi étranger à moi que mon roulement de tambour médiéval l’était de la vivacité de sa flûte électrique. L’objet de sa surprise, qu’elle fixait comme avec une réflexion paralysée, n’était pas moi, la personne, mais ce que je faisais, l’acte, courir à côté de son bus. Elle analysait alors la gravité du moment, et cela se voyait aussi bien que son hostilité du moment précédent qui, je ne le savais pas, n’était que suspendue dans l’attente des conclusions de son rapport interne, qui avançait vite. Je ris comme un vainqueur, et je sentis mes forces et ma vie grandir en moi. Mais les couloirs parallèles et sinueux que le 29 et moi tracions débouchèrent soudain dans l’avenue de l’Opéra. Alors même que cet espace qui s’ouvrait me fit sentir mon essoufflement me ralentir, le bus y accéléra en ronflant et me lâcha d’un seul coup. C’était comme si une locomotive avait désarrimé son wagon, et, dans un freinage continu jusqu’à ce que mon pas ressemble à celui des passants, je remontai l’avenue, soudain il y avait du soleil, grisé du parfum et du goût capiteux de Sophie qui venait de disparaître, me racontant des histoires joyeuses avec des exclamations qui devaient ressembler à celles de jeunes héros revenant de leurs premières batailles gagnées, couronnés de laurier, ivres de force et de grandeur. Puis je riais du monde, comme si j’avais exercé le pouvoir secret d’interrompre les révolutions de la terre, et que personne ne s’en était rendu compte. Dans ma férocité ingénue l’ingénuité l’emportait. Mais j’oubliai sans doute que toute cette parade légèrement démentielle et disproportionnée ne pouvait se produire que dans la sphère capitonnée de l’aimée qui tenait tout enveloppé de son regard étonné, au moment même où je me réjouissais de lui avoir échappé grâce à mon valeureux combat, à cette course poursuite gagnée, que je fêtais comme les vaincus les plus indécrottables de ce monde fêtent leurs défaites comme des succès. Car, au fond, l’excellence de mon humeur ne tenait que dans ce que l’implant était ravitaillé et presque repu, dans une respiration riche et régulière qui, dans l’attente de s’apaiser et de s’assoupir, me caressait doucement. Mais alors que j’errais au hasard dans les rues autour de l’Opéra, gonflé de cascades de discours rieurs et éclaboussants et de rafales syllogiques mordantes, soudain, de l’autre côté du trottoir, j’aperçus Sophie, dont je n’avais aucune idée où elle était allée et dont je n’avais même pas pensé qu’elle eût pu descendre de ce bus dont je n’avais pas davantage fait réflexion qu’il allait jusqu’à Saint-Lazare (je n’appris que plus tard que toutes les lignes commençant par un 2, comme le 29, avaient cette gare pour extrémité). A mon sourire, dont même la joie innocente devait lui paraître comme la pire agression, teinté comme il était de moquerie et de triomphe, elle répondit par un regard de verre, maussade et profondément hostile. D’abord, elle était enceinte autant que moi. Je ne cherchais pas à mesurer les implications d’un tel fait, parce qu’il était soudain relativement honteux d’avoir pensé que Sophie ait pu me mentir sur ce point, et d’avoir soutenu, en mon for intérieur, qu’une telle probabilité subsistât. J’ai tout de suite voulu polir ce constat, si embarrassant pour ma bonne foi : au moins tout était clair, les implications très complexes d’un accouchement, où j’aurais le rôle du père renié, moi qui reniait les rôles de pères, étaient écartées, et toute la gangrène des relations qui s’en seraient suivies, nous enchaînant l’un à l’autre au moment même d’une hostilité déclarée, se trouva évacuée. Mais au fond, le roman de Sophie mère de mon enfant, où les complications devenaient des aventures enchanteresses avec un horizon qui portait au-delà de ma vie, me laissa un voile de nostalgie, que j’évacuais d’un très léger frisson, comme un possible très lointain que l’imagination s’est plu à rapprocher au point de nous faire croire que nous le toucherions l’instant d’après. La grossesse cependant était la moindre de mes réflexions, certainement pas la première, et les autres événements de cette rencontre me firent oublier aussitôt mon prétexte, évaporé dès qu’il ne tint plus. Une singularité plus grande, et plus intéressante dans la mesure où elle ouvrait sur cette obscurité inconnue et palpitante qui était l’objet de mon attirance, accaparait entièrement mon attention. C’est que mon optimisme, teinté même de cette légère euphorie triomphaliste, avait fait fondre toutes les traces d’hostilité et de compétition activées avec autant de virulence le quart d’heure précédent. Il y avait eu une escarmouche, et la chance, peut-être une sorte de prescience qui se manifestait sous forme de réseau invisible mais serré des idées, avait favorisé ma victoire à travers les coïncidences répétées de l’avoir vue dans le bus, puis d’avoir pu le rattraper, puis encore de la revoir maintenant. Tous ces faits disaient joyeusement que j’avais raison. J’allais donc traverser la rue et laisser chanter cette musique profonde qui ouvrait des dimensions, et qui débordait le temps. Mais ce n’est pas ce qui se passa. Quelque chose en elle – qui devait bien être maintenant aussi en moi – m’empêcha d’aller la rejoindre de l’autre côté de cette rue sans nom, fossé sans profondeur. Assez vite je me rendis compte d’ailleurs que ce n’était pas la traversée qui posait un problème en soi, mais la distance : je n’arrivais pas à me rapprocher de Sophie. C’est ainsi que je pris conscience de ce que j’appelle son champ de force. Elle savait me tenir à distance par son simple rejet, par la négativité qu’elle m’opposait silencieusement, sans geste particulier, sans mot, sans forme directement perceptible par aucun organe en particulier. L’étrangeté de ce champ de force, c’est qu’il ne m’éloignait pas non plus, soit qu’il fut clairement limité dans l’espace, soit qu’il fut répulsif dans un rayon étroit mais attractif au-delà de la répulsion. Je penche plutôt pour la seconde solution, parce que je retrouve là un parallélisme avec ma peur de Sophie, grandement aggravée pendant toute la guerre. Cette peur, qui ne m’avait pas quitté dès février 1982 (après être apparue dès 1973, sinon 1972), était cette peur si étrange qui demandait à être vaincue comme si, pour passer le rideau de perles, quelle que soit l’intention, il fallait toujours d’abord traverser cette inégale fosse aux serpents. Et, avec le champ de force, il y avait à nouveau cette dialectique autodestructrice entre répulsion et attirance, mais avec cette différence que la répulsion qui était la volonté de Sophie l’emportait sur l’attirance, ma volonté. Il me semble que j’ai revu Sophie, une quatrième fois dans la même dérive, devenue grave. Je n’en suis pas sûr, j’ai l’impression de superposer des moments. Mais dans la situation où j’ai pris conscience de son champ de force, je ne me souviens que de rues sans indication, et, lorsqu’elle disparut enfin dans la porte cochère d’un immeuble, de ma question : est-ce qu’elle tente de se soustraire à ma poursuite ? ou est-ce qu’elle vient y voir quelque amant ? ou quelqu’un d’autre ? Or je me souviens aussi de l’avoir vue sur le boulevard Haussmann devant les grands magasins, m’apercevoir, avec un signe de courroux visible – qui me procura un rire cassé, en apparence à son intention, une secousse chaude et violente qui râpait mes parois à l’intérieur –, s’engouffrer dans les Galeries Lafayette, là encore, sans que je puisse décider s’il s’agissait de son but véritable, où de celui improvisé pour échapper à ma présence. Le jour où quelqu’un pourra construire un récit sensé sur l’amour, ce sera peut-être une accumulation de coïncidences. Agamben relève que l’exemple se situe en principe entre l’individuel et l’universel, ni véritablement dans l’un, ni véritablement dans l’autre, ce qui est contestable, et pour cela il s’appuie entre autres sur l’étymologie allemande, Bei-spiel, qui signifie effectivement : jeu à côté. Il me semble qu’on retrouve cette idée dans co-incidence. Les coïncidences sont des leitmotive, ont une fonction de charpente du récit intérieur, mais ne sont ni des preuves ni des fantasmes. Elles sont comme des repères sur un trajet, et y concentrent une irrationalité, un charme particuliers qui auraient besoin de preuve. La coïncidence est toujours fort relative, et peut être contestée en tant que telle, comme l’exemple au demeurant. En effet, vu depuis la sphère particulière qu’il y avait entre Sophie et moi, le fait de l’apercevoir trois, puis quatre fois en l’espace d’une heure, se présente comme d’une même essence, comparable aux sommets d’une même chaîne de montagne. Chaque pic en lui-même me paraissait extraordinaire, dans son élancement, dans le vertige de sa cime, dans les arrondis hardis et imprévus de la neige éternelle dont on connaît la chaleur mortelle sous la froideur de surface, mais le tout se tenait, même si je ne pouvais prévoir qu’après une rencontre, il y en aurait une autre. Ainsi, les coïncidences, qui permettent de rêver que le hasard, comme un dieu grec dans l’Iliade, a choisi notre camp, sont notre construction, et la tentative de penser en leitmotiv le champ intérieur de nos actes, découle de nos projections. Il y avait eu trois ou quatre rencontres, je me pris donc à déduire la suivante. Par une de mes multiples évaluations du possible dans la vie triviale de Sophie auxquelles la guerre m’a réduit quotidiennement, souvent justes mais inutiles, parfois fausses, je fis le calcul suivant : c’était la pause de midi ; Sophie en avait profité pour faire un tour aux grands magasins comme plusieurs centaines de milliers de petites employées parisiennes le font chaque jour, visant le coup double de gagner en temps et en « ligne » en sacrifiant ainsi un repas à quelques achats qu’elles pensent de toutes façons inévitables ; la pause dure deux heures ; donc, à deux heures moins cinq, Sophie descendrait du bus 29 à l’arrêt de la rue Etienne-Marcel, juste avant la rue Jean-Jacques Rousseau. Je ne fus même pas déçu par un des habituels retards de Sophie, dont j’avais évidemment déjà calculé la probabilité et l’étendue possible. Je n’eus à attendre que le troisième bus pour apercevoir le regard absent de la silhouette magique se concentrer de vie en m’apercevant à l’arrêt, à deux mètres de moi. Mais elle fit prestement le tour de l’abribus, et lorsqu’il y eut entre nous la vitre de plexiglas, objet ne serait-ce que par là désigné à la fureur des délinquants et des émeutiers, il était à nouveau impossible de lui parler. C’est elle, dont je voyais la fureur d’avoir été si prévisible et de devoir se trouver exposée à mon large sourire victorieux, peut-être même narquois, plonger dans ses propres profondeurs, là où les lignes perdent leur netteté, là où la certitude est en mouvement, là où le sang naît au mouvement, c’est elle qui me parla. Sans s’arrêter, dans des grandes enjambées un peu appuyées par la détermination négative, elle tourna son visage vers moi, leva un index à hauteur de sa poitrine soulevée sous la cape grise, et le déplaça d’un geste soutenu mais pas très rapide deux ou trois fois de la droite vers la gauche et retour. Jamais encore personne ne m’avait dit non d’une manière plus nette, plus violente. Parce qu’elle ne m’attendait pas là, j’avais pénétré le champ de force, et elle venait de le rétablir par sa ferme dénégation. Ce fut un coup très dur, mais qui s’installa graduellement, et qui resta teinté de l’admiration et du désir de son allure aussi princière dans le refus que je l’avais connue dans l’acceptation, et, ce qui était probablement si insidieux, c’est que je ne goûtai pas moins son geste, absolument désespérant, que j’avais pu goûter ceux de sa douceur. C’était le même fluide, épais, grave et riche, le même esprit, étagé jusque hors de portée de l’imagination, mais simple, mais direct ; c’était pourtant le même rideau de perles qui flottait en bruissages mats avec hardiesse et grandeur pour dissimuler le tout, pour attirer avec éclat à l’abri de l’éclat ; c’était le même laser azuré, seulement ombré du noir scintillant de la colère, comme si le khôl n’était pas sous l’œil maintenant mais dans le regard ; et c’étaient les mêmes perspectives de fontes des êtres, d’unité entre puissance et acte, de finesse imprévue et de goûts délicats sur lesquels je savais que je m’attarderais pendant les heures et les jours à venir, les contemplant avec surprise, et me délectant de leur trace si gracieuse au plus caché de ce que j’ai d’innommable. Ainsi, par conséquent, la bataille gagnée fut perdue, parce que j’en fêtais la victoire, parce qu’il avait suffi de cette expression déterminée de son index pour achever en rêverie assombrie, en incertitude sur le monde, ce qui avait été une série de hasards et de déductions, malicieusement enchaînées au service de mon désir. Je dis d’ailleurs victoire et défaite, mais je ne le sais que depuis. Car ce qui fit essentiellement la défaite, ce fut que le jeu auquel j’avais joué ce jour-là venait d’être refusé par Sophie. J’avais commencé, deux heures plus tôt par un besoin dont il est difficile à la fois de dire qu’il est irrépressible, et de dire qu’il ne l’est pas. Puis la chance avait assouvi aussitôt ou presque le besoin, l’avait élevé à un jeu, où j’étais moitié admirateur suivant sa dame, moitié brute fondue empiétant sur le territoire pris pour objet. L’interprétation du fait de suivre Sophie a été entre nous un nouveau terrain d’expression de notre hostilité qui a certainement continué à la perpétrer. Pour elle, mes poursuites étaient inadmissibles. Elle se plaçait dans la convention sociale, elle me signifiait clairement que c’était là une violation de son indépendance, de sa liberté de mouvement, une offense parce que je contrevenais à cet interdit, qui était un droit strict dans notre société, et dans les relations entre les individus. Pour moi, la poursuite n’était pas une offense, et je me suis demandé souvent ce qu’il en aurait été si elle l’avait vécu comme je le désirais, c’est-à-dire comme un hommage : les grands, les admirables, les seigneurs ont toujours des suites et ils ne les considèrent que comme signes de richesse. La poursuite était aussi un jeu, où adresse, rapidité, déduction devaient l’impressionner, comme dans les ruts de certains félins ; mais par rapport aux débauches d’efforts que me coûtaient les poursuites, elle restait neutre, raide autant qu’elle pouvait l’être, ne jouant jamais. Son sérieux buté et borné était avant tout pour moi un stimulant violent, qui me donnait raison, qui m’incitait à continuer. Ainsi, alors qu’elle enrageait de ce que son attitude, qui ne visait qu’à me décourager sans me provoquer, produisait l’effet inverse, j’enrageais pour ma part de ce que, à aucun moment, elle ne convienne de l’évidence que mes poursuites avaient une richesse de contenu allant bien au-delà de la trivialité du désir déçu qu’elle y rejetait avec une hauteur déplacée. Ainsi, chacun nous étions en colère contre l’autre, et chacun nous étions incapables de nous en parler. Lorsque, après la paix, nous avons pu enfin évoquer ce terrain, elle me dit « ainsi, tu te rendais indispensable » et ce point de vue me frappa, parce que jamais je n’avais l’intention, ni même l’idée que mes poursuites me rendaient indispensable. Mais, aussi peu qu’elle, je pouvais inverser la perspective. Là seulement je compris qu’au bout d’un moment chacune de ses démarches, chacun de ses gestes, tout trajet, devait lui paraître surveillé, parce qu’il l’était en puissance et que, me voyant parfois quand elle ne pensait pas à moi, elle avait cette ombre dont elle ne pouvait pas se défaire, et à laquelle elle s’habituait, elle s’accommodait ; de même, quand je n’étais pas là, elle devait me supposer embusqué, guettant, alors que elle, simplement dans la complexité de son jeu, ne pouvait même pas lever la tête de peur de me donner la joie de croiser son regard. Lorsqu’elle me fit cette réflexion sur mon omniprésence, j’avais l’impression que c’était avec une certaine estime pour cette constance enveloppante malgré l’adversité avec laquelle elle était reçue, mais je pense qu’aux moments où elle m’était moins favorable, elle avait dû penser que c’était là une sorte de stratégie, odieuse, par laquelle je voulais lui imposer ma présence, insidieusement, en prenant à revers sa volonté, par l’occupation entière de son espace et de ses trajets, et donc par un siège si complet de sa conscience que même la rêverie ou la réflexion solitaire à laquelle la rue invite lui était confisquée par ma stratégie. Mon mode d’approche ne se laisse pas résumer. Trop de souffrance domine trop d’attirance ; et cette attirance se sous-divise en se multipliant, en désir, en colère, en honte, en peur. Mais justement tout ce que je ressentais dans les approches complexes et espacées que j’entreprenais, presque toujours après une amère lutte interne avec cette part de moi-même qui me rappelait l’irréductible opposition de Sophie, son désagrément qui ajouterait à son hostilité, la vanité, la souffrance, la frustration, et le danger de tels assauts renouvelés, tous ces mouvements de mon sang et de mon esprit, là où ils se rejoignent, formaient comme les miroirs qui encadraient mon horizon. De sorte que, m’abstenant avec le plus grand soin de spéculer sur les pensées de Sophie – tout au moins celles qui n’étaient pas indispensables aux mouvements sur le terrain –, je ne voyais même pas la plus élémentaire et la plus constante des sensations de Sophie devant cet encerclement qui pour moi était si exceptionnel et pour elle si permanent : la peur. Car elle était aussi face à un phénomène qu’elle découvrait, un homme, jeune et violent, qui la poursuivait dans des intentions manifestement hostiles. L’attitude qu’elle improvisa face à moi, son attachement viscéral au « je ne t’aime pas », qui s’était transformé en cette zone de rejet magnétique, et dont elle ne savait pas combien elle protégeait son intégrité physique, son regard de fente dans une muraille – j’emploie à dessin cette image à la fois de meurtrière de château fort et de vagin serré – dissimulait aussi la véritable angoisse que par instants elle devait ressentir. Quelques culpabilités qui n’avaient peut-être rien à voir avec moi, quelques fantasmes, ou quelques-uns de mes mots ou de mes actes, traduits par elle en menaces, devaient, aux moments où elle était faible me faire paraître bien fort contre elle, et la projeter dans des craintes dont elle devait penser que l’essentiel était que je ne m’en doute même pas. Effectivement, je ne me doutais pas qu’elle puisse, d’une façon ou d’une autre, se sentir menacée, par ce que moi-même j’appelle une guerre. Car pour moi, j’ai toujours eu l’impression de me battre à fonds perdu, contre un ennemi plus fort que moi, et que cette guerre n’était possible que parce que cet ennemi ne prenait pas la mesure de ma propre faiblesse. Je me suis fait souvent la réflexion que la poursuite du conflit n’était possible que parce que Sophie feignait le mépris, alors qu’avec une offensive fulgurante, elle eût pu m’annihiler avec une grande facilité ; et là, sans doute, nous étions sur un plan plus similaire que nous ne le pensions : l’une des raisons pour lesquelles elle me maudissait était que j’abusais de ma force et de ma disponibilité pour la persécuter, elle qui était sans défense. J’ignore ce qui aurait pu advenir si j’avais pensé à sa peur : je pense, au plus probable, que j’aurais fondu en une tendresse hors de toute mesure, et qu’elle m’en aurait voulu de cette sollicitude même. Le lendemain, en début d’après-midi, elle me téléphona, ce qui me réveilla, avec de furieuses imprécations. J’avais une telle gueule de bois que je n’entendis que « chienchien qui me suit partout ». Je lui raccrochai au nez. Je lui répondis par une lettre virulente, qu’elle reçut le lendemain même, ou je m’attachais surtout à démentir le chienchien : il y a des poursuites qui tiennent du chasseur, plus que du serviteur enchaîné, et l’image au dos de mon texte était un fauve, la gueule grande ouverte. |
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