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Sophie
1982 - Trois mois
III – 1983 | ||||||
1. Du négatif 1983 a été la pire année de ma vie. Je me souviens confusément que, lorsque je formais le projet de décrire l’irradiation d’une personne par une autre, je m’étais soufflé, au nom de la vérité, que la description de l’année 1983 serait l’essentiel de l’ouvrage. Car toute la négativité de ce mouvement pouvait s’y lire, et le négatif est le meilleur de la pire vie. Et puis, en glissant dans le récit, en commençant par un véritable commencement, non indifférent comme en atteste l’oblique regard, en esquissant, en guise d’introduction, l’étrange familiarité de l’aliénation au moment de son immédiateté apparente, je découvris dans les profondeurs de la grâce dont cette aliénation s’était drapée le véritable goût du phénomène, le sourire qu’ignore la dialectique, les pensées courbes et inflammables, les hurlements du temps trop rallongé ou trop raccourci, le toucher des idées, l’abîme de l’euphorie, la cime de la gravité, le devenir monde du thaumazein. Alors que, donnant la parole à la plus profonde voix intérieure dont j’aie entendu parler, je ralentis, je pris des détours, d’abord vifs et brefs, puis de plus en plus ludiques et chatouilleurs, amples et paresseux, désolés puis éperdus, je cultivai des décalages, j’enfreignis mes propres silences, je laissai revivre un plaisir que j’avais tant craint, plaisir modifié par ce recul, le temps, et ce mode d’exploration, l’écrit, qui y inventait des difficultés et des charmes que l’original n’avait pas nécessairement laissé paraître. J’avais donc changé d’avis : 1983, ombre portée de calamités véritables, avait perdu du sens dans cette errance. Le cortège de résurrections que je venais de commettre avait joué au négatif avec le négatif de l’année 1983, avait commencé à dissoudre le dissolvant par lequel s’était révélé cette terrible année. 1983 avait perdu son sens dans un autre temps, ou plutôt le sens de 1983 semblait s’être retrouvé dans un autre temps. 1983 n’était donc plus aussi nécessaire au récit. Cette vallée au sol en lames tranchantes, en crevasses et falaises à pic, s’était finalement mise entre parenthèses entre les deux récifs au-dessus des nuages où je m’étais hissé, non sans y emporter mes déchirures, livrant à la cruelle vengeance de l’oubli ce gouffre qui m’avait paru infini, et qui dans sa mesure était déjà un sourire distordu comme j’en avais porté plusieurs, puisqu’il allait de décembre 1982 à janvier 1984. Il faut rappeler que l’année 1983 était, du point de vue du négatif dans le monde, l’année la plus déprimante depuis 1925. Alors que l’information journalistique, très filtrée et très partielle pendant l’année 1982 pouvait encore laisser penser que l’été 1981 n’avait pas été la dernière grande bataille d’envergure dans et pour le monde, après laquelle les perspectives s’étranglaient dans les replis et s’abrutissaient dans les triomphalismes glamoureux des images des vainqueurs, en 1983 même l’optimisme qui irriguait mon attention irrégulière ne pouvait plus en aucun cas soutenir une telle hypothèse. Et ce n’était pas seulement à Téhéran que ce grand mouvement si méconnu en était maintenant réduit à ne laisser propager que son onde de choc de la veille, c’est sur tous les autres fronts qui avaient accompagné et donné sa valeur à celui d’Iran : en Pologne, l’Etat de siège fut levé, c’était l’annonce publique que la dernière grande révolte ouvrière n’était plus un danger pour ses ennemis, personnifiés par les complices Jaruzelski et Walesa, opposés sur la scène. Au Nicaragua, verrouillé du monde extérieur par les guerres civiles dans les Etats voisins, et par les Etats-Unis, qui avaient réussi à construire et à entretenir avec les sandinistes au pouvoir une fausse dispute, mortelle ou lobotomisante pour la plupart des insurgés de 1978-1979, cette belle offensive contre notre société avait donc été embourbée aussi bien dans une répression silencieuse que dans un détournement bruyant de disputes idéologiques, typiques de la génération qui arrivait partout au pouvoir, celle qui avait fait de 1968 son acte fondateur. Et les banlieues anglaises, qui avaient incendié les nuits de l’été de 1981 de leur jet contenu de virulence imprévue et encore inclassable, n’avaient sans doute pas été vaincues formellement, mais n’avaient non plus poursuivi l’avantage conquis. C’était, par conséquent, le monde des défaites de Kwangju et Karamanmaras, le monde où triomphait le néoconservatisme longtemps refoulé des Thatcher et Reagan, de la moisissure de leurs alliés, les gérontocrates staliniens qui succédaient à Brejnev, ces Tchernenko et Andropov dont les noms ont été si vite oubliés, et l’hypocrisie sournoise et médiocre des sociaux-démocrates comme ce Mitterrand en France, monument de médiocrité sournoise qui, justement, venait d’accéder à une magistrature suprême en dévaluation continue, parce qu’il n’était que médiocrité sournoise. C’était donc, pour la révolution en Iran (c’est-à-dire pour le monde de révoltes de cette époque-là), qui pendant les quatre années précédentes avait ouvert le possible le plus étendu depuis que j’étais né, le pire moment du ressac, celui où le plus amer des constats ne peut plus se refouler dans un espoir capable de l’invalider. Pendant cette série d’événements si riches et si prometteurs, dont on n’a pas encore vu les effets s’épuiser, j’avais commencé à formuler un discours. La construction de ma pensée sur l’histoire, et mon analyse de ces événements, ne provenait donc pas directement de leur vécu, mais leur était parallèle. Mais comme les parallèles ne se rejoignent pas à l’infini, sauf dans l’absurde où l’infini prétend à quelque réalité, j’entendais bien que cette réflexion à la volée et que ce grand courant de révoltes se rejoignent à l’horizon de leurs perspectives communes, qui était alors plus profond que visible, à la mesure du possible entrevu et entrepris. La défaite ne changea pas la portée de cette réflexion, mais lui donna une limite, non encore visible. C’est parce qu’elle était battue que je pensais qu’il faudrait déjà commencer par raconter cette révolution si étouffée, et dont l’étouffement d’ailleurs faisait partie. Mais cette conclusion vint nécessairement avec tout le retard de mon attente, de mon optimisme, de mon refus viscéral de la résignation, de mon irrésolution cumulés. Et je n’ai commencé à me projeter dans cet écrit-là qu’en 1984. 1983 était encore l’année de la gueule de bois et de la lente prise de conscience de la défaite qui était d’autant plus lourde et à laquelle j’étais d’autant plus réticent que je commençais à comprendre qu’un tel mouvement de révolte ne se reconstitue pas en quelques mois ni même en quelques années. Je ne pouvais pas encore comprendre, dans ma vision situationniste de l’histoire récente, et dans le possible que je prêtais, du haut de mes vingt-neuf ans, à chaque instant à venir, là aussi avec un optimisme drapé des paroles de 1968, que justement 1968, cette fête dont je n’avais entendu que les échos magnifiés, n’aurait été que le 1905 de 1978. Je ne savais pas encore que les situationnistes, en 1968, étaient les révoltés de la génération d’avant 1968, de la génération de 1945. Et pourtant, j’étais moi-même de la génération d’après, je savais que Debord avait l’âge de ma mère et de mon père, et qu’en 1945 il avait celui que j’avais en 1968. Mais, depuis la moitié de mon existence, c’est-à-dire depuis 1968, j’avais pris l’habitude, fort courante alors, de penser qu’une révolution se préparait demain, et encore après-demain ; et je songeais plus que je ne pensais consciemment que 68 avait été un tel sommet, que cette révolution à venir commencerait par répéter 68. J’ignorais encore que ce que j’appelais déjà la révolution en Iran, qui incluait donc le Nicaragua, la Pologne et les banlieues anglaises, était allé beaucoup plus loin que 1968 à Paris, Mexico, San Francisco, Córdoba, Berlin, Milan et Prague réunis, car j’étais encore dans la surface de ces événements dont je voyais de si loin les feux s’éteindre. Je suis bien conscient que d’emblée il paraît aussi absurde de relier ce moment de l’histoire (je n’en connais que deux qui ont été aussi importants pour l’humanité : 1788-1794 et 1917-1924) à ma guerre avec Sophie que de ne pas les relier. A vrai dire, l’absurde réside surtout dans les apparences : il y a ici une grande différence de proportion, et – même si la révolution en Iran n’a encore jamais été écrite que par moi – de visibilité, et il est tout à fait hors de mesure qu’il y ait eu réciprocité d’influence entre ces deux événements. Par ailleurs, il me paraît tout à fait impossible que l’histoire laisse indemne nos vies, même quand elles sont aussi éloignées des événements et des individus qui font l’histoire, comme dans la classe moyenne européenne, dont Sophie et moi faisions partie, au moment de la révolution en Iran. Une révolution est d’abord aliénation massive de pensée, et la pensée aliénée continue de circuler, après que les événements soient terminés dans la visibilité consciente. Toutes les analyses d’événements historiques qui ont tenté de se détacher du simple récit, de la chronique, ne sont que les tentatives de rattraper des formes particulières de l’aliénation, vues sous l’angle de certains de leurs effets. Quand, par exemple, on a voulu traquer l’histoire jusque dans la vie quotidienne ou sur des durées plus longues que les vies d’homme, avec des cadrages insolites, je pense notamment à l’école des Annales, il s’agit spécifiquement de cela. Et justement, que l’histoire se retrouve dans la vie quotidienne, que l’aliénation massive d’une révolution vienne se répercuter dans la vie des pauvres, même sous une forme qui n’est pas attribuée à ce mouvement de pensée, est bien ce dont il s’agit ici. Je ne citerai que quelques manifestations parmi les plus évidentes : l’information adopte le ton de circonstance de l’événement, et l’événement, même déformé, occupe la place d’autres événements ; mais il y a aussi les modes, que la même information essaye de faire passer pour de la critique, les personnages et les chefs ou les héros de cette critique, des noms et des mots clés apparaissent, on voit des « réfugiés » ou des « émissaires », parce que ce genre d’événement déplace ; le monde marchand est généralement affecté, dans un monde en révolte la marchandise se trouve souvent obsolète, et d’autres marchandises, les armes par exemple, découvrent une nouvelle destination ; ensuite l’ambiance n’est pas la même, la sensation de précarité, la sensation du possible, la jeunesse du moment sont différentes, et presque palpables, l’humour public et privé s’appuie sur les éléments toujours extraordinaires qui émaillent les grandes révoltes ; des idées parfois aussi circulent et sont discutées par tous les milieux : la liberté, la religion, le prolétariat, la morale sexuelle, ont ainsi participé des médiations de mutations importantes dans les consciences occidentales à partir de tels événements ; la subversion a acquis à une honorabilité qui aurait paru paradoxale encore avant la révolution russe. Pour ma part j’ai toujours tenté de dissocier ce que j’observais dans le monde et ma propre vie, essentiellement à cause de la distance que je voyais grandir entre le genre, qui est monde, et l’individu, et en partie à cause de cette prudence minimaliste, qui me faisait toujours ne compter sur aucune réussite de peur de me suffire de ce qui ne pouvait être que succès partiel. Cependant, j’ai commencé à penser, certainement dès 1982, que l’amour apparaît justement en abondance après les révolutions, idée assez en contradiction avec une autre, à laquelle je tiens aussi, que l’amour ressemble à l’émeute, qui est le commencement de toute révolution. Je voyais dans les périodes après les révolutions des moments de licence particulière, où les règles de la société ébranlée mais en cours de réforme ne sont pas encore affermies, et où une permissivité ouverte à l’expérience permet des exaltations que l’ordinaire plus policé d’une domination habituelle interdit. Ceci me paraissait avoir été le cas aussi bien sur le court terme – et je songeais aux débauches thermidoriennes ou à la promiscuité de Moscou et Petrograd dont parlait Kollontaï pour les premiers mois sous un régime bolchevique encore peu assuré et appliquant en matière de mœurs une prudente permissivité – que sur le long terme – là, c’était l’évaporation romantique qui avait marqué de son enthousiasme tout le siècle consécutif à la révolution en France, et les deux décennies d’années folles en Occident après 1917, auxquels la psychanalyse de Freud, puis Reich, et le surréalisme ont tenté de donner un cadre plus propre à la culture. J’éprouvais une sorte de légère auto-ironie inquiète à l’idée que ce pétillement de mœurs juste après les moments où la gravité avait touché profond, était une sorte de défoulement, de soulagement, où la classe moyenne profite allègrement de ce que la révolution a pu lui apporter de licence et d’assurance, et jouit d’un tremblement de la société avec d’autant plus d’abandon que cette classe moyenne elle-même n’est plus en danger de perdre son ancrage solide et sa place médiane dans cette société ; et je voyais l’amour comme une sorte d’épanchement à la limite de ce qui est permis, dans le clair obscur à la lisière de la publicité, pour cette classe de la société qui, depuis le siècle de la révolution en France a livré, non au monde, mais à son salon, la culture, l’essentiel des témoignages sur l’amour que nous connaissons dans l’histoire. Peut-être, pensais-je, lorsque la perspective historique se rétrécit, soulagement bruyant ou tristesse résignée, le champ du possible tend à se réduire dans les huis clos de deux personnes, à la fois pour conserver la profondeur de la gravité et lui garder ainsi un équivalent d’horizon perdu ; et, si cette hypothèse sociale, à la vérification de laquelle la non-visibilité entretenue de l’amour se dérobe assidûment, se vérifiait, il faudrait considérer l’amour comme une transition entre un extrême négatif et un retour à la positivité comme normalité, et peut-être même comme un lac de retenue. D’ailleurs, pour revenir à l’analogie entre l’amour et l’émeute, l’amour comme l’émeute peut être vu comme une étape de l’accélération d’un moment historique naissant, et l’amour venant après les révolutions peut être vu alors comme une décélération qui dans l’analogie de la révolte aurait pour figure symétrique la résistance souvent si tragique des vaincus qui refusent d’admettre la défaite parce que, tournés vers la victoire, ils n’ont envisagé que de vaincre ou mourir. Ceci me permettait de réconcilier ces deux visions de l’amour, en leur assignant un stade, un niveau d’intensité par rapport aux révolutions, que ce soit dans leur début, ou après leur défaite. Mais, dans cette tentative de replacer l’amour dans l’histoire, l’amour n’en devenait pas moins une activité, un moment plutôt subalterne, du point de vue de l’histoire. Je n’ai donc pas cessé de penser que l’amour était quelque chose de relativement inessentiel, et je m’ingéniais même à en faire quelque chose d’absolument inessentiel, peut-être en guise de compliment renversé. Il fallait en effet que cette série d’événements (je dis événements, parce que je ne sais pas quel prédicat accorder à l’amour qui n’est ni chose, ni sentiment, ni état) soit gratuite, expurgée de toute nécessité, de toute utilité utilitariste pour pouvoir correspondre au discours fin et beau qui seul permettait de former en lui l’idée, si profonde et insaisissable dont il est l’ironique porteur. Seule une gratuité complète permettait de formuler l’amour, mais la gratuité complète confine aussi à ce qu’on appelle le dérisoire. Il me semble depuis qu’il en va autrement. L’amour a une importance très limitée dans la société parce que chacune de ses manifestations, chaque amour formé, ne concerne qu’un nombre très restreint d’individus. Et justement : cette limitation contre la société est nécessaire pour arriver à la profondeur de la question, car finalement, le prédicat de l’amour, tel que je l’ai rencontré, à la fois dans le vécu et dans cette partie abstraite du vécu qu’est la lecture ou l’acquisition culturelle, particulièrement sujette à caution dans une tentative de comprendre l’amour, ce prédicat est que l’amour est une question, en attendant l’impérieuse exigence contenue dans la question, qui est évidemment que ce mouvement, l’amour, devienne une réponse. Le parallèle entre l’amour et la défaite de la révolution était une idée stimulante en 1982, où l’exaltation dans la défaite même paraissait pouvoir encore se poser en prolongement de la richesse du mouvement, voire en renversement, par un autre moyen, de la défaite. Mais en 1983, la défaite dans le monde ne faisait plus, pour moi, parallèle avec l’amour, mais avec la défaite dans l’amour. Pourtant je formulais très peu cette idée, pas seulement par méfiance pour de telles analogies, toujours réductrices, toujours déformantes, parce que si la défaite du parti du négatif dans l’histoire laissait un découragement et un épuisement, ce que Sophie me faisait vivre, je devrais dire : me permettait de vivre, était tout le contraire du découragement ou de l’épuisement, malgré cette petite lueur incertaine du désespoir qui flottait sans assignation encore concrète au bout de la perspective, luciole ou grisou ou fantôme déréglé de mon découragement occasionnel. Lorsque la porte se ferme, dans l’histoire, c’est toujours aussi la révélation d’un manque de force à la maintenir ouverte. Quand la porte de Sophie s’était fermée, l’intensité n’avait en rien diminué. Le vent avait tourné, mais j’étais resté pareillement survolté : la porte était fermée ? Eh bien, il fallait passer par la fenêtre. C'était seulement d’autres formes de la même question qui m’atteignaient. La question de l’amour me paraît la même que celle qui pointe dans l’émeute et que pose la révolution. S’il était vérifié que l’amour, par son analogie avec l’émeute, s’apparentait à un détonateur de révolutions – c’est aussi une vision que j’ai eue depuis que je prends l’amour au sérieux et contre laquelle j’attends des arguments avant d’y renoncer : que chaque révolution a pour commencement des amours particulières et n’est que l’aliénation d’un amour singulier qui est arrivé à l’ovule qu’il féconde, par la même course avec le hasard qu’un spermatozoïde – et réapparaissait au moment de la défaite comme sa dernière tentative de lui rendre son commencement victorieux, on ne saurait toujours rien de cette question commune posée par ces deux phénomènes violents aux cours des révolutions mêmes. Je ne connais pas de témoignages de l’amour, qu’on voit pourtant passer comme un soleil à travers les nuages au moment des deux aurores – l’émeute et la défaite – du mouvement de la révolte quand elle est à son zénith, c’est-à-dire en révolution. Mais je suis enclin à croire que, à l’instar de mon acte sexuel avec Sophie, qui s’était fondu et soumis dans la richesse et l’immensité du fourreau de sa présence, l’amour se confond avec la multitude tumultueuse des autres débats au moment où se pose la question du monde, si bien qu’il ne s’y voit pas, quoiqu’il ne soit pas nécessaire de le dissimuler, comme encore juste avant ou juste après. J’ai autant de mal à raconter la guerre de 1983 que j’ai eu du mal à la vivre, mais pour des raisons différentes. Le langage reste une police, une limitation, et les codes qui constituent sa logique sont des codes de la pensée dominante. Même si à mon sens, et selon ma vie, Wittgenstein a tort dans son idée que tout langage est logique, le langage est rationnel et cette rationalité est acculturée. La structure même de la pensée écrite ramène dans une pensée normative, logique, n’en déplaise au surréalisme, où l’objectivité de l’univers de référence, du consensus entre les usagers du langage ne peut supporter une subjectivité qui voudrait couper ce cordon ombilical, voire le transcender. C’est une grande faiblesse de la raison d’avoir cet empire sur la langue. D’abord, c’est une force, parce qu’elle permet d’entrer dans l’inconnu, de le construire. On peut comparer la langue à un conseil autonome lors d’une insurrection : il s’occupe des tâches défensives, des besoins, il donne la loi minimum, il permet de policer le débat. Mais vite, lorsque leur horizon est connu, le conseil et la langue deviennent un frein, leur logique est une sécurité frileuse, et notre langage même nous interdit de nous avancer dans le vaste monde, à la recherche de toute remise en cause, de toute réalité. J’ai donc le besoin de dire des choses mal, ce à quoi j’ai d’ailleurs une prodigieuse facilité, étant aussi peu connaisseur de la langue que des conseils autonomes en période d’insurrection. Etre de ces individus qui font évoluer la langue est sans doute une vieille mégalomanie enfantine, mais je pense que dire des choses neuves sans qu’elles entrent en contradiction avec le carcan, si empesé, de traditions de la langue est plus modéré que ce qu’exige en général la nouveauté. On peut difficilement transcender ce qui est connu avec les seuls outils issus de l’observation de ce qui est connu. Quelqu’un qui s’exprime d’une manière trop policée me paraît par là se limiter, éventuellement même s’interdire les étendues hostiles au passé et les profondeurs inexplorées. Je prétends, par conséquent, que ce que je dis mal, et qui véhicule toutes les erreurs d’interprétation liées à mon ignorance et toute la grossièreté des semi-lettrés maladroits, contient aussi cette ouverture hors du cercle fermé de Hegel ou de la muraille protectrice de la rationalité sage et prudente érigée par Wittgenstein : sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Non : sur ce dont on ne peut parler, il faut rompre le silence. J’avais d’innombrables raisons, hiérarchisées dans une architecture très cohérente de l’intérieur, d’appeler guerre ma relation en ruines avec Sophie. Mais vues de l’extérieur, où je pouvais si peu me placer moi-même que je ne pouvais même pas m’y projeter, toutes mes « raisons » étaient sans doute fausses, comme je peux, bien des années plus tard, commencer à l’entrevoir, même si c’est avec une grande défiance, comme si ce recul était une trahison. Le terme de guerre même paraît hors de proportion et un déni de ce qu’est la guerre. Le camp qui attaquait, moi, n’avait aucun but avoué, j’attaquais sans savoir pourquoi, mais je devais attaquer ; en attendant, je ne pouvais pas gagner une guerre dont j’ignorais la finalité, si bien que mon intelligence pouvait au mieux s’élever, par éclairs secs, à l’idée que cette guerre n’était que la recherche de sa propre finalité, absurdité pas si absurde que l’urgence des tâches quotidiennes de la guerre me faisait aussitôt oublier. Tant que la guerre n’avait pas de but, je ne pouvais pas la faire cesser. Bien entendu, je me donnais des buts, à long terme, comprendre, savoir, épuiser la tempête que je ne maîtrisais pas et qui n’avait été qu’irritée davantage par tout ce que j’avais entrepris pour l’apaiser. Et j’avais à chaque instant une foule de buts à court terme : si elle n’est pas là aujourd’hui, c’est parce qu’elle doit être ici, et à cette heure il faut que j’occupe tel carrefour, et le but maintenant c’est qu’elle ne me voie pas, et son amant du moment, qui est-ce ? et si elle me voit aujourd’hui, que va-t-elle penser ? donc il faut qu’elle me voie aujourd’hui. Pourtant, dans tous ces buts disparates qui changeaient plusieurs fois par jour, il y avait une remarquable constance, une véritable cohérence, mais j’étais tout à fait incapable de synthétiser de manière consciente en quoi consistait cette cohérence. En effet, cette cohérence me semble avoir tenu dans cette sphère de sensations que je devais à Sophie, et qui me paraissait la source et l’élément de ma pensée se développant. Elle avait tracé le territoire que je ne pouvais pas quitter, parce qu’il était en moi, et ce jardin paradisiaque ravagé par le manque était devenu déchirure, terrain de bataille, guerre. Ma cohérence était la sphère de notre jeu, et que Sophie y vienne ou y manque, la seule différence était celle entre alors et la guerre. Le camp attaqué de cette guerre, Sophie, dont je savais profondément qu’après avoir construit la sphère de notre jeu autour de moi et en moi, et qu’après avoir prétendu quitter cette sphère, elle était l’agresseur, ne faisait rien sauf, très exceptionnellement, se défendre. Elle se taisait et elle se détournait. Je n’ai jamais subi rien de plus violent. Je n’ai jamais vu ou entendu une tentative de destruction plus complète de la plus grande des richesses. Elle prétendait, sans même rien prononcer, draper dans l’indifférence ce qui contenait la source de toute différence, et le jeter à l’oubli. Quand on pense aux raisons futiles de toutes les guerres que les Etats ont menées depuis cent ans, ce non de Sophie, pas même dit, les méritait toutes. Je n’avais pas rêvé : il y avait bien eu cette explosion de pensée ? Oui, puisque j’étais encore en train de la propulser dans des stratosphères qui se fermaient comme des impasses ; et oui, puisque toute la détermination de Sophie ne suffisait jamais à ce que cette explosion se multiplie et déroule plus de stratosphères que d’impasses. Et cette explosion était bien directement signée Sophie ? Mais oui, à part elle et moi, il n’y avait personne d’autre. Comment pouvait-elle se détourner d’un tel phénomène ? Comme je minimisais les hypothèses sur ce qu’elle ressentait ou pensait, je pouvais admettre qu’elle avait réussi à ne pas être touchée, ou qu’elle avait réussi à se protéger de l’explosion et même à l’ignorer. Mais justement, je ne pouvais ni ne voulais l’imiter et présenter le visage lisse et vide d’une digestion qui rend amnésique. La pensée bolide qui me faisait perforer des paysages inconnus sans ralentir, je ne voulais pas qu’elle soit quitte de m’avoir ainsi divisé, entre un avant et un après, entre un sourire étourdissant et un non lisse, je ne lui accordais pas son non-lieu. Peut-être dans le passé, le même bolide avait transporté d’autres passagers au même confins si étranges, quoique le paysage ne portait aucune trace d’eux, mais moi, aujourd’hui, je sentais comme parfaitement étranger au monde qui nous entourait cette descente dans les profondeurs humaines que je pouvais éclairer de la nouveauté de mon époque, et cette perception-réflexion de la perception-réflexion à elle seule méritait déjà qu’on en trouve la clé, coûte que coûte. Or cette clé, c’est l’inconsciente Sophie qui la portait autour du cou ou qui l’avait oubliée sous son oreiller, en tout cas dans le fond lumineux de son bleu si noir. Qu’elle m’ait dit : « je ne t’aime pas » et qui était une sorte d’arrêt de mort dans sa langue, m’avait fait hausser les épaules : qu’est-ce que ça changeait ? Est-ce que la velléité sentimentale et sociale que j’entendais dans « je ne t’aime pas » déterminait l’enjeu ? Non, cette attitude convenue, négative, donnait une couleur différente, impliquait des étapes différentes, impliquait des occupations concrètes qui pouvaient être le contraire de celles qu’aurait impliqué la même phrase sans sa négation. Mais fondamentalement pour moi la question n’était pas là. La question était de trouver la question. C’était la guerre. Et c’est une guerre étrange quand il faut se battre pour quelque chose qu’on ne connaît pas, quand il faut se battre pour prendre quelque chose qu’on ne connaît pas à quelqu’un qui prétend, sincèrement, ne pas l’avoir, ne même pas savoir de quoi on parle. La compréhension même de cette recherche qui aboutissait donc à cette guerre, si impérieuse et si absurde, échappait suffisamment à mon intelligence pourtant imbue d’elle-même pour que je m’en rende compte, et au fond de cette conscience teintée d’un arbitrage impossible entre la culpabilité de ma conduite autodestructrice et la conviction qu’il n’y avait pas d’autre moyen, pointait une autre conscience qui affirmait ce paradoxe dérangeant : ce n’était pas une question de conscience, d’intelligence, le rythme effréné de ma pensée allait au-delà de ma conscience, de mon intelligence, et c’était justement avec et contre ce phénomène impensable que j’étais en guerre contre Sophie dont la neutralité la plus absolue armait cette contradiction de manière continue et effrayante. J’imagine Sophie lisant ces lignes (non, je n’imagine pas, ou plutôt je reste à l’entrée de ce trop séduisant labyrinthe) et se dire, voilà des excuses bien alambiquées, bien verbeuses, pour tant de crapuleries commises. Oui, je me suis abaissé à d’innombrables crapuleries. J’ai volé son courrier, écouté devant sa porte, j’ai planqué devant son immeuble, je la suivais dans la rue. C’était la guerre et moi, le grand chevalier blanc, j’étais devenu un sagouin, crotté, hagard, hébété, qui cherchait l’ouverture dans la phalange ennemie, peu importe les moyens, on examinera après s’il aurait fallu de la retenue, ou si on est en infraction avec les conventions de Genève et les droits de la femme. Dans ces moments-là, quand on a encore la pique de l’autre à travers les poumons, on ne se demande pas si les moyens employés sont justes, on veut seulement retirer cette lame étrangère qui vous troue, neutraliser cette pointe métallique, qui vous fait cracher des cendres et qui doit être de fabrication récente dans notre monde, parce qu’elle injecte un curieux euphorisant irrépressible, comme si elle était électrifiée, et comme si elle tournait, vivement, les entrailles en y dévastant tout ce qui était constitué, jusqu’à cette musique intérieure du royaume de la profondeur sans fond qu’elle transforme en mélopée mineure, en plaie sonore, en invite souriante et belliqueuse vers l’infiniment petit. Précisément, dans ces moments où rien n’est permis, où les herses s’abattent les unes après les autres, de plus en plus près, arrachant la cape, puis l’écu, puis le casque, puis des bouts de cervelle, puis les couilles du chevalier blanc, le gnome malheureux qui reste attaché aux entreprises radieuses de l’ordre triomphal du juste et du beau en sort tout nu sous la sueur poisseuse de sa défaite qu’il n’admettra jamais, et commence par affirmer que désormais, puisque c’est ainsi qu’on se bat dans cette guerre, tout sera permis. Et quand il suffoque de rage ou de malheur, quand la culpabilité envahit son incapacité non sans ressources, il oublie, le gnome, il se réjouit, il y trouve de la grandeur, hah, vous le voyez bien, je ne suis pas un gnome. Et je repartais à l’attaque tiré par la foule des étranges séquences illuminées par mon implant de Sophie, moqueur, sérieux, souverain, sans indulgence pour les moments où mon ardeur chancelait sous quelque scrupule pour lequel, de toute façon, il était déjà trop tard. Car la violence de son attirance ne cessait pas : c’était le comble de l’intervalle qui menace de sombrer dans l’impossibilité de le finir ; c’était la fresque délicate et somptueuse de l’arrondi, de la couleur, de la fragrance et du rythme de ce mouvement qui m’habitait comme si je venais de caresser sa belle épaule nue qui dépasse volontairement du tee-shirt noir ; c’était tel regard que je ne lui pardonnerais jamais, ça non, qu’il fallait vérifier sur-le-champ, interroger, souligner, contrer, déchiqueter, renverser, dépasser, déborder, hacher, absorber, mesurer, comprendre ; c’était la pique à tête électrique qui recommençait à tourner dans les tripes, et maintenant même à parler, non mais je rêve, ou plutôt à crier des sortes d’imprécations impératives dans une langue inconnue, à éclabousser de sang de taureau les galeries les plus immaculées de mon innocence hypocrite. Ah bas l’innocence ! ricanait mon ventre en me propulsant au cœur de la prochaine crapulerie. Etait-elle rue Rambuteau ? 271 67 37. Oui elle est là, raccroche ! Vite ! Tiens, rappelle tout de suite, qu’elle s’inquiète un peu, elle aussi. Et je raccrochais dès son allo impatient et dur comme la lame qui venait d’accélérer sa rotation juste en dessous de mon estomac, sans m’avouer que c’était sa voix que j’avais voulu entendre encore, et qu’il fallait maintenant que je combatte cette sourde douleur qui me commandait de rappeler encore, puis encore, puis encore, pour entendre son allo, même pas, son silence hostile et attentif, le son de sa respiration retenue qui n’a pourtant pas de son, son regard tendu sans vaciller que je ne pourrais ni voir ni détendre, sa réaction, dont j’aurais tout à craindre, mais chaque chose en son temps, et bien pire, son mépris de ce que je n’avais même pas pu lui parler, et que mes coups de boutoirs inutiles devaient absolument dépasser en arrivant à susciter que sais-je sa colère, sa haine, sa peur. On revient à ces deux camps dans cette guerre qui commence à prendre tournure. Sophie défendait la raison, les rapports sociaux en cours, l’inéluctable qui nous est resté de l’éthique de la philosophie allemande, des règles parfois écrites parfois non, qu’on ne discute pas, mais avec lesquelles on joue et, quand on y est contraint, avec lesquelles on triche. Pour moi toutes ces règles avaient disparu, j’étais sur un terrain lunaire où la gravité même a changé et où le seul maître est un surrégime de l’esprit qui se traduit par des déraillements de la conscience, et par la perte de la vue d’ensemble. On y marche comme un astronaute, d’un pas idiot et démesuré, sans équilibre, avec ivresse. On n’a pas la combinaison qui vous protège du rien qui, comme chez Hegel est déjà quelque chose : qualité, négatif, détermination ; et on comprend sa douleur. Les actes sont déconnectés de leur logique paisible et objective, qu’ils ont acquise dans la polissure sociale. Voler son courrier n’était pas un acte mesurable à son principe, ou alors son principe n’était pas celui qu’on reconnaît sur la terre ferme, dans la société, et en société, un acte méprisable et honteux, un vol et un viol, une profonde et mesquine agression. Ces actes s’inscrivaient dans la succession haletante des courses lunaires, où il était absolument nécessaire pour échapper au manque d’air, pour entretenir le débat, la recherche si utile à l’humanité, de voler son courrier à défaut de s’alimenter d’une manière plus efficace, à défaut d’une péripétie de guerre qui mène celle-ci davantage dans le cœur de l’occasion, parce qu’aucune occasion n’était alors même envisageable dans le brouillard qui de la lune cachait la terre ferme. Bien sûr, j’hésitais gravement, quoique ma réflexion n’était guidée par aucune règle morale (de plus, n’étions-nous pas en guerre, où les règles habituelles sont modifiées par le cours des événements et la nécessité qu’impose le combat ?), mais l’ennemi – que je ne nommais jamais l’ennemi parce que les différents noms que je connaissais se prononçaient en laissant une morsure qui avait des halos de baiser alors qu’ennemi était si impersonnel et définitif – l’ennemi utilisait des armes inouïes, bien pire que toutes mes crapuleries qui n’en étaient donc pas, n’est-ce pas. Et puis, il y avait plus de sensualité et de séduction dans la moindre des notes d’électricité de Sophie que dans toutes les danses réunies d’Olivia Newton-John avec Travolta cette année-là, de la grâce qu’on ne peut qu’imaginer de Louis XIV jeune, du grand Nijinski dont la silhouette vieillissante rôdait encore dans le monde occidental, et la danse travail athlétique exposée par Hollywood dans Fame trois ans plus tôt. Mes scrupules n’étaient donc que d’ordre tactique, ou ne se référaient qu’aux grandes lignes de force de cette guerre, dont les principes n’étaient pas encore révélés, quoiqu’ils différaient déjà fortement de ceux établis depuis deux siècles de raison triomphante et d’éthique kantienne, de Sittlichkeit hégélienne et de renouveau de stratégie classique, initié par Aron mais aussi Debord, et qui peuplait les étagères de Sun Tzu, Jomini et Clausewitz. Sans doute, l’immense reproche de mon emportement bredouillait, renouvelait son silence, et était pour moi une douleur insupportable. J’avais cette impression atroce que, quoi que je fasse, sa désapprobation l’emporterait. Je commençais seulement à comprendre, à travers cet abrutissement actif du manque renouvelé, la profonde contradiction entre nos positions : que je fasse, et elle lançait la foudre, sans même ciller ; mais que je ne fasse rien n’était pas possible, c’était la mort. Même que je me donne la mort, moi qui étais si plein de vie, et ce jeu terrible était encore perdu, parce que j’aurais encore fait quelque chose, et je lui aurais, par conséquent, encore déplu. Et, avec Sophie qui n’avait nul besoin de vérité, de bonne foi, de compréhension, qui dit que si je m’étais allongé, en ermite immobile qui dépérit, cette inactivité complète et définitive ne m’eût pas non plus été reprochée comme son contraire, comme une action délibérée de ne pas agir, pour laquelle il faut une volonté et constance bien plus extraordinaire encore que celle que je ne pouvais m’empêcher de déployer à son grand déplaisir. Quand je pense à l’intensité plafonnante, égale à elle-même, et au peu d’autres événements qui me sont restés en mémoire, j’ai l’impression que 1983 a été une tornade uniforme et permanente. Mais il n’en était rien, bien au contraire. C’étaient de lentes et sûres montées du besoin, culminant en de brèves crises, intenses et lumineuses, qui dénouaient pour un temps la spirale centrifuge, en me faisant fuir, aussi loin que je pouvais courir, prendre autant de distance que si j’étais soudain libéré. Les instants de rencontre avec Sophie, moments de crise aiguë à son apogée, changeaient tellement le cours de la pensée qui m’avait fait résister, puis céder, qu’ils la dépassaient. Mais une nouvelle explosion souterraine était déjà en cours, initiée par ce rassasiement qui créait du manque. Un nouveau cycle de dissolution de mes défenses, suivi d’une reconstruction, attirance-tension, était en cours, et allait à nouveau aboutir au galop qui me forçait à m’approcher au plus près de Sophie. La scène qui résume le mieux toute cette période est toute simple. J’avais sans doute cherché Sophie en vain, depuis plusieurs heures, aux quatre coins de mon quadrilatère des Bermudes. Je ne me souviens plus de la saison, je ne me souviens plus à quelle étape nous en étions de la spirale montante, à quelle distance j’étais de la crise et de la défaite. Profondément insatisfait, venant sans doute d’avoir évalué une nouvelle probabilité de la voir à l’un des endroits où elle passait, je marchais vite. Je venais de la rue Beaubourg, de devant chez elle donc, et j’étais sur le trottoir nord de la rue aux Ours, là où elle est encore large. Soudain je la vis sur le même trottoir, marcher vers moi. Il devait être trois heures de l’après-midi, il y avait un soleil doux, il faisait bon, et il n’y avait personne d’autre que nous deux, marchant l’un vers l’autre sur ce trottoir. Elle m’avait vu, peut-être même avant moi. Ni l’un ni l’autre, nous n’avons dévié notre marche, ni l’un ni l’autre nous n’avons ralenti notre pas pressé, et l’intensité nous a interdit, à l’un et à l’autre, de même envisager une parodie de duel de western que j’aurais pu mimer en ralentissant et en mettant les jambes en O pour feindre le cavalier descendu de cheval et entravé par ses bottes, et en portant les mains très lentement vers des colts imaginaires ; l’humour était impossible sauf quand il était involontaire, parce qu’il n’y avait pas de recul, pas de décalage dans cette guerre. Après avoir espéré, pendant plusieurs heures, et peut-être plusieurs jours, seulement l’apercevoir, c’était beaucoup plus que je ne demandais. Il y avait beaucoup d’irréalité, de cassures de rythme, de transferts de poids, de chants grégoriens, de ralentis qui dérapent en accélérés délirants, pendant cette courte marche si longue de l’un vers l’autre, seuls, à une heure et dans un lieu que nous aurions l’un et l’autre pu choisir pour nous éviter. Elle approchait. Elle me parut rentrée en elle-même, concentrée. Sa démarche souple exprimait à la fois une détermination et une tension assez grandes. Chacun de ses pas avait bien cet arrondi et cet équilibre bien connu et pourtant inimitables, mais avec un coup d’appui plus ferme, comme si ses jambes se tendaient à chaque fois que le pied touchait l’asphalte, à la manière d’un nerf qu’on tend (lorsque j’avais commencé à apprendre la boxe chinoise, l’instructeur nous enseignait que ce n’étaient pas les muscles qu’il fallait échauffer avant chaque séance, mais les nerfs, et il nous faisait allonger les bras d’un geste sec de sorte qu’on sente les nerfs se tendre, ce qui se manifestait par un petit picotement dans l’extrémité des doigts). Elle avait à la main un trousseau de clés qu’elle faisait tournoyer dans un mélange de menace, de défense et de geste machinal qui accompagne une pensée concentrée et attentive, prête à la riposte. Son visage adorable était fermé, son regard était comme clos, c’est-à-dire qu’il me renvoyait une surface lisse, impénétrable, un mur, avec peut-être à la frontière entre la pupille et l’iris un léger tressaillement, ou un flou imperceptible et mobile, une petite tache de peur qui dansait là, bien avant de se livrer dans ma mémoire et mon imagination survoltées par l’alcool plusieurs heures plus tard, des boléros furieux. Je devais, pour ma part, arborer le sourire sardonique de l’imbécile paralysé. J’avais déjà renoncé à lutter contre l’envahissement anesthésique de sa présence, de sa superbe. Le plus singulier et le plus important était ce champ de force qui l’entourait et qui disait simplement : non. Il n’y avait pour moi aucune prise, aucune accroche possible. Même là où je voyais à travers ce champ magnétique, où je voyais de la profondeur, sa démarche, le tournoiement de la clé, la fine inquiétude au fond du regard, je ne pouvais pénétrer. La splendeur de son être-là, si vraie, si près, m’intimidait et m’euphorisait comme toujours, mais cet interdit dévastateur s’ajoutait à cette singulière défense, si implacable, si complète qui me tenait à distance sans un mot, sans un geste explicite, mais de la manière la plus sûre et la plus univoque. Ce « non », même pas proféré, était toute la guerre : la vraie contradiction, le déroulement et l’objet de notre conflit, la profonde, l’insurmontable différence entre elle et moi, entre moi et moi. La violence de cette contradiction n’était jamais perceptible sur le coup. J’étais seulement chaviré, gauchi, confondu, rejeté. Nous nous sommes donc croisés, sans un mot. Je n’ai rien entrepris, et elle non plus. Un spectateur non averti n’aurait vu que deux passants se croiser sur un trottoir, l’homme regardant la femme exceptionnellement jolie qui soutient son regard, mais sans la moindre provocation, plutôt avec cette sorte d’hostilité sourde qu’on souvent les jolies femmes lorsqu’elles sont lasses d’être dévisagées par l’indiscret désir des hommes. Car, comme nous étions dans la rue, elle au contraire de moi se comportait toujours comme s’il y avait un public. Je me suis certainement retourné après quelques mètres pour goûter sa démarche (don’t you love her as she’s walking out the door, like she did a thousand times before). Ce n’est que peu à peu, alors que les ingrédients sensoriels de sa magie anesthésiante se dissolvaient lentement, bien après qu’elle eut disparu dans la rue Beaubourg – évidemment elle ne se retournait pas – que la violence de son « non » m’envahit, absolu et impossible à supporter. Inutile de préciser que j’ignore comment elle a vécu cette rencontre : je m’interdisais de faire des hypothèses, parce que sur les hypothèses je savais que je construirais des certitudes qui elles-mêmes viendraient engendrer des actes. Et si je menais une telle réflexion honnêtement, le résultat ne pourrait qu’augmenter le désastre : est-ce que son mépris dominait sa répugnance, ou était-ce plutôt l’inverse ? Un tel instant a dû me donner plusieurs semaines de répit. D’abord j’avais reçu trop en face un trop-plein de sa présence, sans être préparé. Mais surtout, l’intensité sans faille de son refus me rejetait comme une décharge électrique. Après quelques jours où je flotterais avec des instants d’allégresse incompréhensible s’installerait un profond abattement, puis, lentement, la réflexion s’accélérant, le désir retrouverait une primauté face aux objections du désastre et à la certitude du refus le plus absolu. Et si ce désir, si puissamment, si clairement combattu, et qui sans se nourrir du rejet humiliant et douloureux n’était pas éteint, qu’est-ce qui, au monde, méritait davantage d’être exploré ? Comment un désir aussi démenti pouvait-il se maintenir ? Et quel était son véritable objet ? Le non, qui dominait si absolument chez Sophie, aurait-il raison de mon désir, ou bien – je n’osais même pas formuler l’alternative – serait-ce l’inverse ? Voilà les termes exacts de la guerre de 1983. |
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