l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      II Automne 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      4. La limite de la vie
 

Aussitôt rentré à Paris, je n’avais qu’une seule urgence, revoir Sophie. Je ne pris pas la peine de l’appeler, je retournai directement rue Jean-Jacques-Rousseau. C’était le 27 octobre, en fin de journée, et je répugnai d’entrer chez Sepia, à cause de son falot patron, Nuy, avec qui l’antipathie réciproque avait cru à chaque fois que j’étais venu la chercher – réfrénant cette envie hussarde de l’enlacer par-dessus le comptoir, de la tirer vers moi langue à langue, de l’enlever, pour passer cinq minutes avec elle. J’étais d’ailleurs en voiture, et, garé devant, et je me dis que j’allais attendre qu’elle sorte, réfrénant et solennisant dans cette dernière contrition délicieuse la rencontre vers laquelle tendait, depuis huit jours, toute l’urgence de la sphère en ébullition.

Alors que j’ai raconté une dégradation entre la soirée du Père tranquille et celle de Roméo et Juliette, je ne vivais pas les événements avec cette impression. D’abord je ne connaissais pas la suite, et il y avait pour moi une progression entre la rencontre fortuite et légère et mon cadeau des vingt-cinq ans de Sophie dans un cadre qui n’était pas facile à s’approprier. Autant les légers signes négatifs chez elle m’étaient apparus comme très inquiétants, autant je les avais minimisés avec tout l’arsenal d’arguments dont disposait mon monologue désormais habitué aux multiples tiroirs et aux Wechselwirkungen entre nouveauté et types de raisonnements éprouvés. Avec un raisonnement retenu, je trouvais logique que Sophie eût d’autres engagements – il en avait toujours été ainsi – et que ceux-ci entrent en conflit avec mon surgissement inopiné. Son never say never, son goût pour les changements soudains, son cran, tout cela ouvrait plutôt le terrain de jeu qu’il ne le fermait. Mais j’étais surtout poussé par mon propre désir, turbulent et joyeux, qui avait aussi bien réussi à constater mes certitudes transformées en doute, qu’à marginaliser les doutes en corollaire indispensable, et à me confier à un optimisme sans projet, mais déjà renforcé par cet apaisement de sa présence, qui pourtant déclenchait des pléiades de pensée et un besoin impérieux. J’ignorais où j’allais, où je voulais emmener Sophie, ce que je voulais avec elle, et comment formuler un début de discours, mais mon attirance balaya toutes ces questions, et une assurance pétillante, comme si j’étais très penché en avant, animait mon attente, nerveuse et dilatée. Rien d’autre dans ma vie, ni avant ni après, n’a jamais aussi facilement transformé du doute en certitude et de la certitude en doute que le singulier d’une rencontre avec cette femme.

Les lumières dans la vitrine de Sepia, si désespérément noire la dernière fois que j’étais passé, s’éteignirent. Sophie sortit aussitôt, mais aucune grande joie ne se répandit en moi : elle n’était pas seule. Et l’homme qui l’accompagnait la tenait tendrement par les épaules, pas comme un ami ou un séducteur. J’étais pétrifié. Je n’avais pas prévu une pareille catastrophe. En roulant au pas, je me mis à suivre le couple, ce qui nécessite d’ailleurs une somme importante de coïncidences, parce que suivre quelqu’un qui marche avec une voiture dans le centre de Paris n’était jamais possible que dans les films. Le couple s’arrêta au moins deux ou trois fois, une fois l’homme, ou plutôt le garçon, raconta quelque chose avec ses mains, et Sophie riait, riait et se laissait toucher par le bout des doigts avant un nouvel enlacement ; et une autre fois, ils s’embrassèrent comme j’aurais voulu l’embrasser. Cet atroce spectacle se déroula rue Jean-Jacques-Rousseau puis rue Etienne-Marcel, d’où Sophie et son compagnon bifurquèrent dans la partie piétonne de la rue Saint-Denis, vers les Halles. Je posais ma voiture là, et les suivis à pied.

Quelque chose de bizarre m’avait fortement frappé : le garçon paraissait beaucoup plus jeune que Sophie. Il voletait autour d’elle, et elle paraissait soudain plus posée et plus pesante. Cela faisait ressortir sa gravité et je voyais son vécu dans chacun de leurs gestes imposer une sorte de respect, oui même de responsabilité que je ne lui connaissais pas. Elle avait moins d’ailes et plus de front, même sa démarche me sembla différente, son geste était moins ondulant et tremblait légèrement du rythme plus vif de son compagnon. Les signes multiples de ce vieillissement si brusque me bouleversèrent. De voir la plus ravissante jeune femme subir l’âge, oui de le voir si nettement, comme par une transformation brusque, a quelque chose de poignant, parce que l’on voudrait que l’émerveillement soit éternel, et on oublie, dans le fil du temps que le temps, comme disait Debord, est un maître impitoyable. Malgré son anniversaire – vingt-cinq ans déjà – Sophie était pour moi une puissance de la vie, toujours en devenir, toujours en cours d’un épanouissement dont seule une lenteur trop paresseuse m’exaspérait parfois, car quand je mesurais toutes les capacités que je prêtais à son esprit, je trouvais qu’elle gaspillait avec beaucoup d’insouciance sur la très longue route qui était la sienne. Mais tout comme entre 1973 et 1982 son regard bleu oblique avait effacé le temps, et même si à la toute jeune femme à l’insolente violence rentrée avait succédé une femme indépendante et joueuse, maîtresse de ces gestes, la véhémence et la puissance s’étaient étalés, apparemment intacts, dans un éventail de possibilités plus vastes. Et là, soudain, une ombre de vieillissement passait sous le visage adorable, et semblait entraver l’indolence des mouvements. Une dure compassion me surprit à ce spectacle inattendu.

Si j’avais du regret de cette mutation que je constatai lors d’un moment si bref et si douloureux pour moi, j’étais plus encore bouleversé parce que cette nouvelle prestance présentait une nouvelle facette de cette personne si riche et si variée. Dans ce soupçon de lourdeur qui grevait toute sa personne, il y avait une tristesse très belle, il y avait des regards nouveaux et des gestes qui portaient loin. Et, comme à chaque violence, à chaque déplaisir, à chaque terreur que cet être si enfoncé en moi produisait par inadvertance, je me suis retrouvé cette fois-ci à admirer les arrondis des mains et des bras, les fines nuances des regards, un coup haut et scintillant comme de l’anthracite, mi-moqueur, mi-altier, un coup c’était une brève diagonale qui sondait par en dessous avec une interrogation grave mais amusée, un coup c’était un clignement de myope qui prend ainsi, avec franchise et naïveté le temps de la réflexion. Les grandes courbes crémeuses, le battement de son sang, l’irritation ludique d’une mèche brune sur le front, le long cou, et le buste magnifique que je devinais en le sentant respirer, tout cela était maintenant seulement imperceptiblement ralenti et posé, mais s’insinuait avec tout autant d’efficacité en moi que dans la fraîche légèreté à la sortie de Victor, Victoria. Même dans le malheur, même ici dans cette étrange manifestation d’âge, son être m’emportait, me fascinait, me charmait sans mesure.

Elle et lui entrèrent dans un bar américain qui s’appelait le Conways et qui était sur la droite en descendant la rue Saint-Denis. J’y entrais aussi. Le comptoir était bondé de monde, et le couple s’était installé au bout de ce bar, qui était au trois quarts dans le sens de la profondeur, et ce dernier quart étant après un arrondi du zinc en angle droit avec le reste du bar. Je me mis au milieu de la partie longue du comptoir, et je ne pouvais pas les voir, car il y avait plusieurs rangées de personnes, et il fallait jouer des coudes pour venir crier une commande au serveur affairé derrière ce long meuble. Mais, alors que son partenaire restait complètement caché, je voyais pleinement Sophie dans un miroir, légèrement tournée vers moi. Elle était aussi radieuse que jamais, mais dans cette beauté triomphale dont le visage jouait de multiples jeux simultanés et superposés, certains que j’avais connus et que je retrouvais avec un pincement de tendresse traître – elle avait par exemple des petits gestes de menace et de pondération du doigt, que j’avais connus comme une parodie pleine de grâce des remontrances que des parents peuvent imposer à leurs parents, et avec ce jeune homme, cela devenait une vraie gronderie, amicale, pleine de délicatesse et même de finesse, mais une gronderie au premier degré, comme un adulte expérimenté l’adresse à un adolescent un peu turbulent –, d’autres que j’ignorais, je découvris aussi le passage du temps que renvoyait son vis-à-vis si jeune : le maquillage de Sophie me parut un peu trop destiné à dissimuler je ne sais quoi plutôt qu’à mettre en valeur son je-ne-sais-quoi, la tension et la fatigue n’étaient aussi que trop présentes derrière une sorte de babil léger que je ne pouvais pas entendre mais dont je regardais avec une fascination profondément émue au fond d’elle quelque chose de lourd, de douloureux, de tendu. Et je me demandais quel étrange calcul avait pu être le sien dans le choix d’un homme qui la vieillissait, car j’imaginais tous ses choix déterminés par les harmonies contextuelles qui me paraissaient si continuellement présentes pour elle qui n’en avait qu’une demi-conscience sans appui. Est-ce qu’il était envisageable qu’elle ne s’était pas aperçue du contre-jour que donne le décalage d’âge ? Ou bien est-ce que, comme son père avec une maîtresse de dix-huit ans, elle pensait plutôt y puiser de la réjuvénation ?

J’admirais ce charmant visage si proche, si loin, dont la joliesse, par la lourdeur de cette situation s’était déplacée vers la beauté. La grâce, la facilité, la sensibilité changeaient son expression, mais toujours avec beaucoup plus de maîtrise, presque maternelle par moments comme je l’observais méchamment, que je ne lui en avais connue, il y avait encore quelques jours. Au-dessus de cette question du vieillissement qu’elle montrait avec une imprudence pleine d’ambiguïtés dont presque toutes pouvaient tourner à son avantage, j’étais dans une violente douleur. Je n’étais pas surpris par le fait que Sophie ait un amant, mais c’était tout de même la première fois que je la voyais avec un autre homme ! Et moi qui venais encore de lui fantasmer quelque cohabitation platonique avec un homosexuel ! Il y avait une grande cruauté dans cette affinité affichée avec tendresse et esprit, c’est qu’elle, Sophie, ne se préoccupait pas d’être ainsi vue, abandonnée, oubliée avec cet homme inconnu ; ce qui signifiait qu’elle était tout autant à cette soirée, et même peut-être plus, car il n’y aurait pas là de geste pour écarter la main de son cavalier sur sa cuisse, qu’elle l’avait semblé avec moi il y a encore quelques jours. Oui, je ressentais comme une pince à l’intérieur du corps, tout en étant parfaitement lucide sur la logique de cette situation. Jamais Sophie ne me devait quelque chose, il aurait été tout à fait absurde d’imaginer que sa vitalité n’ait aucun exutoire sexuel, et même affectif. Mais c’était une réalité pénible à devoir constater, et il y avait là, à la voir si gaie dans la glace, plusieurs conséquences très compliquées à méditer d’urgence. La première est que je ne comprenais plus mon rôle. Quel ridicule, quel curieux personnage m’avait-elle fait jouer, et pourquoi ? Je lui en voulais à cet instant, et mon ressentiment venait certainement de ma jalousie, mais aussi d’un certain désarroi : quelle suite donner aux deux soirées que nous venions de passer ? Comment construire une continuité entre cette ouverture d’espoir immense et ce resserrement violent ? Quel plaisir singulier cette femme cruelle trouvait-elle dans cette obscurité que je voyais maintenant dans les dix mètres qui nous séparaient ? Ces dix mètres étaient l’autre grave préoccupation, la plus impérative. Alors que je décodai avec précision sa gestuelle, son visage, alors que j’éclairai cette situation atroce, où sur un lit de douleur, il y avait quelques pointes de colère, du bouleversement, de la compassion, de la tendresse, et du désir, je me demandais par-dessus tout cela, si à ce moment, le visage légèrement incliné vers moi dans la glace, elle m’avait vu ou non. J’étais persuadé qu’à peine à dix mètres de moi, nos regards se faisant face à travers le miroir, il était impossible qu’une partie de son jeu ne me soit pas destiné. Mais l’instant d’après je récusais fermement cette éventualité : son jeu lui-même avait un rythme propre, qui était tellement peu celui de ma présence et de l’insistance de mes regards, qui passaient en effet d’une admiration semi hypnotique à des foudroiements définitifs, par transitions brutales, avec sans doute des pointes de désespoir. Et puis je revenais à l’impossibilité qu’elle ne m’ait pas aperçu, elle si attentive, elle si maîtresse de son jeu, et si déroutante dans ses approches. Mais alors quel était ce jeu ? Il n’y avait pas de réponse, et je la considérais trop attentive à son interlocuteur, trop absorbée dans ce moment d’exclusion de la planète entière, oui c’était un dur constat, et il était à nouveau impossible d’imaginer qu’elle sache que j’étais là. A la limite, me dis-je amèrement, je préférerais qu’elle m’ait vue, plutôt que de la savoir à ce point enfoncée dans cet homme pour ne même pas sentir les angles de mon regard, les vagues acides de mon désarroi.

D’autant que pris dans ce dilemme entre un jeu méprisant et une occultation par indifférence, il n’était pas question que j’aille la voir. D’une part j’étais dans un état nerveux dans lequel je n’étais pas très sûr de mes réactions. Je sens mieux que je ne sais que dans ces moments, mon absence de répartie, due aux blocages créés par la tension, se défend par des fuites en avant inconsidérées, et pour le moins maladroites. Mais surtout, je ne voulais pas nous mettre dans la situation où, en confirmant l’intimité physique avec son ami, elle me l’interdise plus formellement encore qu’en écartant ma main de sa cuisse. Je ne voulais pas courir le risque de donner à cet autre homme sa tendresse démonstrative à mon détriment, ce qui aurait eu un sens définitif et irréparable. Venir lui parler, venir leur parler, était donc un jeu dangereux, aux issues probablement néfastes. Mais d’un autre coté, je ne voulais pas non plus partir sans m’être manifesté, ce qui me semblait désastreux dans l’hypothèse où elle m’aurait vue : j’aurais donné l’impression de fuir, de n’être pas à la hauteur de son jeu, ou pire, de paraître la sous-estimer. La mort dans l’âme, je me décidai donc de quitter les lieux, mais auparavant j’appelai le barman et lui commandai une flûte de champagne – une seule – pour elle. Je sortis avant qu’elle ne fût servie.

Sophie comprit très bien la dédaigneuse aigreur que j’avais signifiée dans ce geste. Elle n’a pas su la souffrance sans bornes, le bouleversement, et la tristesse pleine de douceur qui se dissimulaient dans cette maladresse de goujat. Je l’appelai le lendemain, elle fut évasive et distante, c’était l’une de ses façons d’être fâchée. J’étais déjà au-delà de penser « tout vaut mieux que l’indifférence », qui était un des leitmotivs avec lesquels j’allais si bien faire connaissance. Et j’étais trop fier et trop touché par la violence de ce que j’avais vécu pour même songer à m’excuser. Car j’étais déjà revenu avec cet imbécile espoir fougueux qui efface les outrages, mais chez moi seulement. Elle refusa de me voir le soir même, et elle était prise le lendemain, ainsi que le surlendemain, qui était un samedi. « Quand alors ? » lui demandai-je avec un peu trop de véhémence et je sentais les horribles morsures de l’intervalle m’étrangler la voix. « Je ne sais pas, répondit-elle, nous verrons. » « Je te rappelerai la semaine prochaine. » Mais sa voix s’éloignait dans une vague salée. « Ecoute, me dit-elle, je te rappellerai moi, d’accord ? » Non pas d’accord. Si peu d’accord que mon bras refusa de raccrocher quand elle avait déjà quitté la conversation. Le cauchemar d’un intervalle sans fin, dépendant de l’humeur d’une femme qui avait rompu avec moi, et que l’échec de ce nouveau rapprochement éloignerait sans rémission, n’était pas envisageable. Nous étions revenu à « il n’y a rien pour toi en ce moment ». Mais ce résultat consternant était aggravé par l’hypothèque de ce qu’il y avait eu entre-temps.

Pourquoi, le samedi, j’étais persuadé qu’elle avait quitté Paris, je ne m’en souviens plus. Je me souviens que l’immense oppression dont je ne comprenais pas le sens, s’était légèrement relâchée, comme la brume de la pollution sur une ville lavée par une averse. J’avais des questionnaires à poser, et j’allais à l’AS Eco, le seul supermarché de Paris ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qui était à cinquante mètres de l’immeuble de Sophie. Les différentes couches de mon esprit pouvaient être si proches mais si cloisonnées par les systèmes internes qui faisaient courir ma pensée dans une concentration furieuse que j’aurais alors nié, en toute bonne foi, le rapport entre l’immeuble de Sophie et ma présence à l’entrée de ce supermarché. Il est certain, par contre, que lorsque Sophie et sa cousine éponyme apparurent soudain devant moi, j’étais le plus surpris des hommes, bien plus, de toute évidence qu’elles deux. Comme je n’avais pas préparé cette rencontre, comme je me sentais à la fois honteux et sur la défensive, je fus agressif et répulsif. Je profitais à pleins poumons du relâchement de l’étreinte de Sophie, que j’avais projeté dans son absence ; et le fait qu’elle me surprenne n’avait pas encore rendu toute son ampleur à ma dépendance, car je suis lent, et les vagues qu’elle faisait déferler en moi à plaisir ne se propagent qu’après l’arrachement ou l’ouverture de grands portails. Pourtant, même là, elle me déconcerta. D’abord, elle était vêtue justement comme si elle était à la campagne, en vêtements d’automne un peu informes, pas maquillée, peut-être s’était-elle coupé les cheveux. Sa cousine nous laissa tout de suite et entra dans le magasin. Sophie me tournait un peu autour. Il n’y avait en elle aucune trace d’animosité, mais aucune non plus d’attirance ou de plaisir de me voir. Mais son léger mouvement enveloppant signalait sa réflexion. Elle se demandait ce que signifiait cette rencontre, et je crois qu’elle se demandait si elle n’allait pas m’inviter ce soir, avec sa cousine, et peut-être leurs amants. Mon attitude elle aussi était déconcertante : je donnais plutôt l’impression d’être mécontent de la voir « tu vois lui dis-je, je travaille ; c’est un sondage, mais ce n’est pas pour toi, c’est pour les mères de famille », lui dis-je avec cette délicatesse choisie dont j’étais capable, m’adressant non sans ironie exagérément pinçante à cette femme qui venait d’avorter de l’enfant que nous avions fait ensemble. J’ai pensé ensuite qu’elle soupesait ce que je pouvais apporter à son rôle du moment, avec sa cousine qui m’avait vu, mais que mon ton a dû lui faire croire que ma présence pourrait faire déborder son jeu au-delà de mon contrôle. Plus pensive que fâchée, elle partit donc à l’intérieur du magasin. C’est à ce moment-là que la première grande vague de sa présence détruisit les portails encore entrouverts. Je ne pus plus travailler. Je sortis, m’assis à l’extérieur, et entrai dans une rêverie fiévreuse et accélérée, où de multiples résolutions s’entrechoquaient et s’annihilaient. Un fort mécontentement contre moi était surpassé par une vague brune et poisseuse de tristesse. Des élans furieux, passionnés, absurdes, drôles, me poussaient vers elle. Mais comme une toupie, ces forts mouvements tournèrent, s’annulèrent dans leur course circulaire, et je restais, les yeux fiévreux, avec ce monologue haché que je devais tenir à voix haute. Quand Sophie et sa cousine sortirent de l’AS Eco, avec des sacs de victuailles, j’étais à nouveau surpris de les voir, et j’étais certain qu’elles m’avaient oublié, ce qui est sans doute faux. Elles ne me virent pas.
 

Les péripéties qui précèdent sont le squelette de ce que je veux raconter. Pour atteindre la chair, il faut aller dans un autre univers que nous supposons seulement : l’entrée de ce monde se déplace, les nuées qui lui donnent une bruissante mobilité débordent parfois dans la partie osseuse des récits, et parfois se transforment en goûts, en matières, en fines odeurs, en architectures élancées d’idées. Là, les idées connaissent des concentrations tendues, des élancées majestueuses, des rires et des interdits dont la puissance s’effondre en les emportant. La langue ici est cette même approximation qu’est le squelette pour décrire l’individu : une sorte de carcasse maladroite et lente, comme une sculpture en bois naïve dont même les couleurs ne représentent que la difficulté de représenter les couleurs. Pourtant ce monde souterrain grouille et vibre sous celui du récit, il est le véritable monde, celui qui seul permet de justifier un récit. Dans ce passage constant de la pensée autre en nous, la nôtre se noie ou se ferme, je crois qu’elle se ferme, et nous passons le clair de cette vie obscure à colmater les fermetures, à vérifier avec angoisse que rien de notre folie, de notre vérité, de nos soupirs glissants en mots et devenant toupies de plaisir, vaguelettes de souffrances, idées neuves que matraque notre méfiance de voisinage, silences courroucés, changements de vitesse, imaginations d’objets, surréalisme à la Breton, oubli, rien de tout cela ne doit subsister, même les noyades sont camouflées en sommeil ou dégobillées en souvenirs trafiqués.

J’aimerais, sans me couper, utiliser simultanément les métaphores de la noyade et de l’explosion pour ne restituer qu’une approximation du mouvement dont j’étais l’objet. L’une de mes moindres surprises était que mon corps, cette enveloppe physique, n’ait pas subi de percée comme un barrage qui explose, de déformation considérable, de changement de matière. De même, si je m’étais regardé dans un miroir aurais-je été offusqué par l’indifférence que ma vue retransmettait de la partie où devait se cacher ce cerveau qui était censé contenir ma pensée : rien de si petit et de si torve ne pouvait contenir l’immensité que je découvrais avec une incrédulité qui me donnait toujours ce temps de retard sur la découverte ; temps de retard qu’on observe bien dans l’histoire, où les acteurs qui nous paraissent avoir accompli les faits les plus novateurs et nous avoir procuré une vision, un constat si radicalement nouveau, étaient eux-mêmes engoncés dans des vues passées, dans des perspectives dont ils n’avaient même pas conscience que c’est eux, justement, qui étaient en train de les dépasser. Tout ce préambule devenant thèse n’est que l’embarras du descriptif. Il faut donc plonger, sans garantie de ne pas atterrir dans la piscine sans eau de la raison, qui prendrait à ce propos les vastes mouvements du dauphin et le sifflement de la roquette. Je dois aussi renoncer ici à ne pas m’appuyer sur des objets fournis par les faits. Car le plongement dans la bouillie ne l’explique pas, ne fait que de la bouillie.

Le phénomène de l’explosion avait continué depuis la rupture. Et le phénomène de ce phénomène ne m’était non seulement pas compréhensible, mais pas même admissible. Mais je savais bien que d’autres parois de ma constitution, que je serais aujourd’hui incapables de nommer – soit que les ruines ont disparu, soit que la reconstruction qui s’est effectuée là instaure une stricte censure sur ce passé aboli – volaient alors en éclats. Que ce soit pendant mes deux voyages en Italie, entre les deux, et depuis, la pensée vorace qui venait de Sophie tombait des quartiers entiers et érigeait des paysages inconnus, dont parfois la destination, l’usage, et même les nouveaux habitants échappaient à mon entendement. Bien entendu, je dédouane entièrement Sophie d’une quelconque volonté, ou conscience, de cette colonisation féroce et joyeuse que son esprit continuait, qu’elle soit absente ou présente. Cette extension de sa vitalité et de sa puissance en moi, dans ce moi non réceptif, non préparé, et qui devenait seulement vaguement conscient de ce dérangement furieux et douloureux, mais exquis jusqu’à ce nauséeux que j’ai aussi déjà décrit, commençait à m’inquiéter.

De cette inquiétude, il m’est aussi très difficile de parler, car elle ne ressemble à aucun autre paquet sensation-idées que j’ai connu et qu’on pourrait mettre sous ce terme. C’était comme une grande ouverture de mâchoire, mais où l’on aurait soudain l’impression que rien ne retient les mâchoires. Là où les explosions continuaient maintenant, en effet, étaient des territoires qui dépendaient de moi mais que je ne connaissais pas, de lointaines périphéries dont je n’avais jamais imaginé qu’il y ait là quelque chose à exploser. D’autres secousses, plus centrales, continuaient d’agiter ma veille et mon repos, et j’avais l’impression qu’un à un, la délicieuse intruse faisait sauter – avec méthode ou pas, je ne le savais pas – toutes les poignées, toutes les prises auxquelles j’étais accoutumé de me tenir. Je me sentais submergé par une sorte de liquide gris, plein, chaud, et j’avais des images comme celle de Crésus et l’or qui lui fut fondu dans la gorge. Comme chaque fois que, dans cette noyade où le niveau du liquide continuait inexplicablement de monter, je parvenais, sans doute par quelque vieux réflexe suranné encore intact à prendre ma pensée pour objet, elle était profondément engoncée, mais à chaque fois à des étages tellement différents, dans les mystères, les frustrations, et les luminosités inouïes du phénomène de sorte que je ne voyais d’issue à ce chantier, dont j’étais le cadastre et l’objet.

Je regardais volontiers du côté de l’envahisseur. Mais il n’y avait là qu’un hermétisme profond, pas le moindre plan, pas de projet énoncé, pas de raison valable de continuer ce qui, après tout, pouvait être fort bien perçu comme un sabotage. Le fait de guetter Sophie n’apportait à toute cette inéluctable noyade que des réponses qui se démentaient les unes les autres, vaste labyrinthe de l’impossible, dans lequel je savais être pris, mais dont je ne voyais pas non plus d’issue. Parfois, implacable et efficace, elle parlait à ses équipes de dynamiteurs et de bâtisseurs, dans une langue que j’entendais pour la première fois et qui était à la fois douce et heurtée. Elle donnait donc bien des instructions. Mais en la voyant, concentrée et fermée, je savais bien qu’elle aurait nié, dans le français commun qui était celui de mon inquisition, d’avoir donné quelque instruction d’architecte, et même d’avoir parlé, et qu’elle aurait ri avec un dédain plein de compassion à l’idée même qu’il y eût là ces mêmes équipes qu’elle instruisait ! « Montre-les-moi mon petit Christophe », aurait-elle dit de sa profonde hilarité de gorge, pas même méchante. D’autres fois, avec seulement un chaud regard oblique, venant d’en haut, elle entrait en moi comme du beurre, s’installait en m’observant avec cette intelligence du fond d’elle-même qui englobait tout moi, me paralysant et me captivant au point que je sente bien les destructions qu’elle accomplissait alors, mais que j’étais absolument incapable de les suivre ou de les repérer tant ce regard me tenait immobile et fasciné, moi qui alors bougeait comme un pendu, comme un amant. Et quand le rayon de ce chalumeau précis et doux découpait mon beurre fondu, pour rien au monde j’aurais voulu qu’il en fût autrement. Chaque fois que je sentais ainsi une action directe de Sophie en moi, j’étais persuadé, sans doute à tort, que sa conscience était occupée de ma personne ; et cette étrange et absurde croyance en une sorte de télépathie uniquement avec elle ne m’a, depuis, jamais quitté. Peut-être est-ce seulement une douce sensation que de se bercer de la pensée de l’autre, et d’examiner en dehors de tout instrument de mesure fiable, sa fréquence, sa permanence, son intensité.

La montée du liquide qui me noyait me faisait perdre pied. J’essayais de me raccrocher à ce qui pouvait me paraître tangible, et je tentais, du fond de mes boyaux retournés, de remonter à cette surface des faits. Mais là, tous les indicateurs, qui pourtant ne pouvaient être qu’impartiaux, participaient de la même sarabande. Moi, si gravement partagé dans la difficile découverte, puis gestion de l’intervalle sans fin, qui avait commencé à Florence, je m’aperçus alors que les soins si amples que j’accordais à cette observation, en dénotaient non pas la persistance, mais l’aggravation. J’avais réussi à contenir mon attirance par cette observation lugubre et par ce combat permanent contre les pénuries atroces de l’intervalle, mais cette contenance ne demandait qu’à être transgressée, violée, comme si à l’ordinaire de la souffrance des pics de révoltes pouvaient alors, vers Sophie, offrir les exutoires qui briseraient enfin ce joug incompréhensible ; or, évidemment, j’étais arrivé à un point où je me rendais compte que l’épisode à la rose, le fait de la suivre devant chez Harlow, et mon passage dans la rue Jean-Jacques-Rousseau, bien loin de briser le manque, en étaient des expressions aggravées, qu’avant la rupture je n’aurais même pas trouvé digne qu’on envisage à mes dépens.

Si tout cela encore avait été élucidable comme une sèche souffrance seulement intolérable, celle par exemple que raconte le calvaire de Mirbeau, mais non. Il y avait dans cette attaque permanente de cet autre esprit, une foule de tapisseries de valeurs incroyables, une chambre aux trésors avec des pierres merveilleuses, des discours entiers qui déroulaient comme des tentures, des tissus fabuleux, des mets, des chants, des fragrances riches et complexes qui me faisaient fermer les yeux longtemps, pour ne retenir que ce qu’ils avaient de Sophie. Ainsi avais-je l’impression qu’elle me nourrissait, chaque jour d’une manière différente, d’une foule d’idées neuves, d’une mise en scène complètement inédite à laquelle jamais je n’aurais pu même rêver. Alors qu’il était incontestable qu’elle me nourrissait – qu’elle soit visible ou non, qu’elle me soit bien disposée ou mal – ma famine grandissait. Et cette nourriture qu’elle me dispensait, aussi bien à grande volée, qu’à petites doses arrangées aussi finement que ce que l’art culinaire oriental, qui est recherche d’harmonie aussi bien visuelle que gustative, je lui en étais reconnaissant, au fond de mon admiration de sa variété, de son incroyable inventivité, des jeux étranges et séduisants qui en faisaient la matière éphémère, et de l’immense stimulant de l’imagination qu’elle ouvrait dans les éclats gonflées de mon entendement démantibulé. Sans doute, en me promenant dans mon intérieur rebâti, aux jardins étonnants, aux forêts nouvelles, aux pics irascibles, perdus au-delà des lentes valses de nuage où je devinais les puissants battements du cœur de cette créatrice hors pair, aux villes, aux costumes, et horizons pleins de couleurs vives, lourdes, imprévues, je m’émerveillai surtout, sur fond d’inquiétude ; mais ma lucidité, curieusement alliée à ma vanité, me racontait aussi que c’était là ma propre imagination, que c’était seulement ma conscience qui était déréglée par quelque obsession, et que la sexualité était fort à même d’expliquer tout cet inénarrable grabuge. Pourtant, ces raidissements qui allaient dans le sens de la raison n’aboutissaient jamais qu’à des démentis formels : car comment expliquer que le mouvement continuait contre les postulats de ma lucidité ? Alors que la souffrance et l’inquiétude empirait, pourquoi cette imagination, soudain surmultipliée – et par quel prodige surmultipliée ? –, ne se reposait-elle pas de ces épreuves, comme ma conscience le lui demandait instamment, en puisant dans la plus solide Raison ? Et pourquoi cette imagination n’avait que Sophie comme déclencheur, pourquoi pas X, ou Y ? Je n’avais pas encore une théorie de l’implant que Sophie avait mis en moi, et qui est notre sphère commune, et il m’était tout à fait impossible de considérer qu’elle était hors de cause de ce dérèglement de toute la pensée qui transitait en moi, qui par moments étaient vécus comme une attirance irréductible, et à d’autres encore, comme la réalité même, la seule chose qui valut, le début d’un sentier de la résolution, au bord duquel, à l’image sans doute des reflets merveilleux de ce trajet fantastique, toutes les antinomies de la philosophie, tous les doutes de l’humain, tous les bonheurs et les malheurs trouvaient leur solution.

Mais à d’autres moments encore, quand je voyais Sophie de son regard à la fois profond, énigmatique et triste fouiller en moi, étendre son empire, marcher sur les satrapies de bâtisseurs qu’elle avaient érigées en mon centre, tournant mes intestins de ses doigts fins, et signalant de nouveaux paysages enchanteurs d’un geste nonchalant de son bras tendu, je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur le silence qui accompagnait cette brillante activité ; et à ce moment-là, je voyais en elle ce langage de moi inconnu par lequel elle dirigeait ses troupes, et son œil plissé, ou l’arrondi était devenu comme un trait inaltérable, bleu lointain qui passait largement au-dessus de ma tête, et soudain je la sentais absente, presque comme un automate, une sorte d’elle non-elle qui pourtant agissait, dévastait, construisait. J’avais beau taper du pied, appeler, claquer les mains, rien en elle ne bougeait, ma superstition de la télépathie se confirmait par ce moment où justement j’observais qu’elle ne fonctionnait pas. Mais alors comment, pourquoi, continuait-elle d’exploser ce que je croyais être mes derniers murets, et comment, pourquoi, avec une telle neutralité, continuait-elle d’avancer en moi, comme la plus désirable des femmes, comme le plus aiguisé des esprits, comme la plus fine sensibilité, comme une arme effroyable et personnelle, qui sème la souffrance à coups de plaisirs indispensables, qui me forçait à avancer vers elle, dans un élan incontrôlé, moi tout frein, elle sûre, inexorable, impitoyable ?

Nous étions sur un pont suspendu, en mauvais état, vous connaissez cette scène de cinéma. Les planches disjointes et glissantes, de ci de là une latte qui manque. L’abîme en dessous, les cordes pourries auxquelles les mains s’agrippent, le hurlement de la cascade au loin. Nous avancions l’un vers l’autre, comme tirés par des aimants. Sophie plus vers le haut, moi vers le creux du pont. Mais il y a de la place pour un seul, et il faut passer. Il faut s’entendre ou se battre. Explosion et noyade augmentaient sans signe de décrue visible, et la vie elle-même était devenue la traversée de l’autre. L’inquiétude, princesse prude et capricieuse, demandait des comptes qu’on ne peut refuser. Tenu aux deux cordes du pont suspendu, freinant pour ne pas avancer vers Sophie, qui doucement, avec empire, pas à pas venait, me pénétrait déjà tant, j’établis des rapports détaillés et circonstanciés. L’inquiétude rit : en voilà des histoires ! Au moins elles montrent que tu n’as rien compris. Oui, comprendre, comment comprendre cette situation atroce et absurde. J’avais sauté dans ce gouffre pour saisir la vie, et j’étais, après plusieurs milliers d’explosions devant une noyade dans un monde gris sans traits précis, en train de concevoir mon but au-delà de la personne qui avançait vers moi, pont suspendu, en me détruisant. J’étais arrivé à une extrémité de la vie où comprendre s’opposait maintenant à mourir.

Je ne me souviens plus si j’avais détecté la possibilité que Sophie me manipulait dans un jeu où je n’étais pas protagoniste mais seulement pantin, ou solution de rechange, comme je le suppose depuis : toute au jeu du nouvel amant, elle avait suscité l’ancien en le magnifiant, m’avait accordé une soirée pour attiser la jalousie de mon successeur, puis avait confirmé sa brillante faveur en témoignant de l’extrême indifférence qu’elle avait véritablement pour moi. Mais cela n’avait pas beaucoup d’importance : plusieurs dizaines de projections à des niveaux très différents prenaient une place aussi centrale, avec une urgence d’expatriés faisant la queue pour le dernier avion qui fuit la guerre civile. En tout cas je crois que devant cette irrésistible montée de mon absence de maîtrise, le constat que cet état de fait était le problème a dû germer, et que, puisque la solution n’était pas en moi seul, c’est Sophie qui détenait, probablement sans le savoir, la possibilité d’expliquer ce mouvement dont les possibles conséquences commençaient à m’effrayer. Car même du point de vue de la vie il y avait là maintenant un état de lieu à faire : j’avais perdu le contrôle de mon existence, mes pensées, de toute évidence, ne m’appartenaient plus, il y avait donc une aliénation que je ne pouvais pas nier qui œuvrait en moi avec une puissance capable de renier ma propre vie ; mais en même temps, cette puissance en moi était la vie elle-même, dans l’expression de ce qu’elle avait de plus intense, dans la fureur et dans la délicatesse, dans la beauté et dans l’intelligence. Je pouvais admettre, du point de vue obscur où des bribes de réflexion sur soi pouvaient encore se concentrer, que cette dépossession pouvait aboutir à une maîtrise, et que cette aliénation était en quelque sorte un pari sur son propre dépassement qui, dialectique oblige, se situerait – mettrait ma vie – à un stade supérieur de celle que j’avais menée et même envisagée jusque-là. Je ne me disais pas « il faut apprendre à nager dans cette dépossession », je n’en étais pas encore là, je me criais seulement, « il faut que je sache maintenant si cette dépossession a une issue, dussé-je faire cette issue moi-même ». J’étais résolu maintenant à savoir. C’est Sophie qui avait la clé. Mais si Sophie ne voulait pas me livrer la clé, si au contraire le tourment dans lequel elle me propulsait était un de ses plaisirs, alors il fallait faire cesser cette violence à la source. Je décidai donc de la voir, et avant toute chose de vérifier sa disposition pour m’aider à trouver cette origine du phénomène, dont je ne me demandais pas encore comment j’allais le lui décrire, car la problématique était bien abstraite, ou plus exactement, bien métaphorique, fabuleuse. Mais au cas où je sentirais que cette organisatrice du phénomène en fuyait la part de responsabilité, et dans la mesure où j’estimerais que l’idée même de m’aider lui était étrangère alors, autant pour supprimer la créativité ininterrompue de cette fée, que pour arrêter cette avalanche d’explosions que même la rupture n’avait enrayée, je la tuerai.

Le lundi 8 novembre 1982, je croyais, presque d’une manière enfantine, que ce que la rupture n’avait pas réussi, la mort pouvait l’accomplir. Je savais que son immensité n’était pas atteignable sans elle, et même je pensais que Sophie jouait dans notre sphère un rôle si prépondérant qu’elle seule pouvait vérifier, pratiquement, que cette sphère avait une fin. Sinon, dans le déroutement de son trajet avec moi, que je ne comprenais pas – mais je me disais assez franchement que je ne l’avais jamais compris, pas à Ville-d’Avray, ni pendant que nous étions amants, ni en la retrouvant radieuse avant de partir, ni en savourant avec délices et in absentia cette grande réouverture des vannes à Rome, ni dans son éloignement depuis – j’apercevais maintenant un raz de marée tel que les digues qui me rendaient familières les sensations et les idées quotidiennes étaient ensevelies. Quelques bribes surnageaient comme cette maxime « mieux vaut une fin effroyable qu’un effroi sans fin », de laquelle je ne m’avisais pas que les deux alternatives étaient parfaitement compatibles. Et je pensais donc, soyons sérieux, c’est-à-dire tenons-nous-en à ce que j’ai convenu avec moi, c’est-à-dire recherchons l’exégèse libératrice, trouvons la formule du nœud, mais sinon, tranchons avec la lame. Les conséquences de ce meurtre étaient trop lointaines pour être envisagées, non que j’aie choisi pour une prison sans torture plutôt que pour une torture sans prison ; mais comme un cheval sauvage monté, j’étais trop uniquement préoccupé par l’échec à désarçonner la belle cavalière par le seul galop, et la faire maintenant cesser ces sanglants coups d’éperon à l’imagination était désormais la vision à ce point dominante de mon urgence hurlante que les conséquences de l’acte, quelles qu’elles soient, avaient l’avantage inestimable d’avoir dépassé cet enfer sans issue. Au moment où je faillis la rejoindre dans la partie de la rue Rambuteau qui longeait le forum entre Jean-Jacques-Rousseau et Saint-Denis, elle se retourna soudain, un peu comme Igor qui m’avait reconnu, et prononça mon nom très vite. J’eus la sensation, un peu désagréable, que notre différence de vitesse, moi fondant sur elle, ne me délivrait pas de son doute que je l’avais suivie, ce qui n’avait pas été le cas. Il était aux alentours d’une heure de l’après-midi. C’était l’heure de sa pause déjeuner.

C’est au carrefour Rambuteau-Pierre-Lescot que nous nous faisions face, elle au sud, moi au nord. Des nuages lourds et rapides chassaient, le soleil venait vers moi mais la caressait. Il y avait ce vent, il faisait doux pour novembre. Je lui parlais, je devais être volubile, peut-être avec une certaine véhémence, sans doute de la détresse au fond du timbre. Je la sentais comme une matraque en caoutchouc, dure et souple, elle me regarda avec une distance tiède, quelque chose d’indéfinissable qui n’était pas heureux, son approche tout en sensation et en courants alternés de chaleur et de fraîcheur qu’elle savait varier avec tant d’alerte justesse, avec tant de nonchalance fine et maîtrisée, se muait en réflexion sous les profondes saccades de mon discours qui luttait aussi contre le vent. Elle me laissa beaucoup dire, elle écouta peu, elle entendit tout. A un moment, de sa voix grave, sûre, pleine d’une terrifiante compassion de quelqu’un qui entendait tout, mais aussi avec cette vibrante indifférence de quelqu’un qui n’a pas écouté, parce qu’elle devait se convaincre qu’elle avait déjà ressenti pareil discours, elle me dit, ses yeux dans une retenue et dans une rétraction pleine, mouvement qu’elle était allée chercher au fond des miens : « Je ne t’aime pas. »

Il n’y avait aucune violence, aucune méchanceté, dans cette admirable synthèse qu’elle avait préparé pendant la moitié de ma tirade qui avait imploré, tournant autour d’un édifice clos, à la recherche de la porte dérobée, de la fissure luxuriante, du son métallique de l’accord quand l’étincelle aboutit. Il n’y avait aucune crainte, son effort était entièrement tourné dans le lissage de sa façade, dans la neutralisation de la gravité du ton, dans la réduction jusqu’à l’absence de l’écho de sa voix grave, qui venait de dire une chose si importante déjà occupée à polir la hauteur de cette importance pour la rendre acceptable. Je m’interrompis, étonné, et je vis à peine la beauté que lui avait donnée sa fermeté pleine d’une délicatesse qui était presque de la tendresse, du regret. Quelle incongruité ! Sa réponse me parut en effet complètement hors du propos. D’abord il aurait fallu que la déclaration d’amour eût un sens, ou seulement une signification entre nous, ce qui n’avait jamais été le cas. Mais même si j’admettais, par la puissance de la négation, et par l’extraordinaire concision de cette sentence qu’elle voulait alors dire qu’elle ne vivait rien de tel que moi, rien de compatible, jamais je n’avais pensé qu’elle m’aimait même ainsi, même si, au mois de mai je l’avais espéré jusqu’à en prêter à sa voix le son, et jusqu’à lutter pour repousser la véracité du contraire de ce qu’elle venait de me dire dans sa dernière lettre. Je crois que je faillis rire. D’ailleurs, que Sophie m’aimât ou non ne changeait rien à la nécessité de comprendre cette folle série d’explosions, cette noyade progressive, la métaphore du pont suspendu, ou si, cela changeait peut-être les modalités du jeu, mais justement, comme je devais être en train de l’expliquer, le phénomène des explosions, par exemple, continuait indépendamment de sa présence. De même sa bienveillance ou son hostilité orientaient le jeu, mais en rien le mouvement propre à son intensité, l’intentionnalité dont s’était émerveillé Husserl. Je repris donc, moins haché, plus impatient, en repartant peut-être de plus loin, non sans un regard qui reproduisit le contact de ma main sur la lame ouverte du couteau dans ma poche, la longue courbe du tracé de ma demande, abstraite, mais que je savais difficile à communiquer. Pourtant, je voulais véritablement la gagner à ce projet qui, certes, n’était qu’un préalable, mais un préalable maintenant nécessaire, d’une analyse, à travers le jeu, du jeu lui-même, si inédit, si fort. Sophie, apparemment, fut décontenancée que sa réponse, qu’elle crut si appropriée, eut sur moi aussi peu d’effet. Elle avait parlé concrètement du fait que nous puissions être amis ou non, amants ou non, ensemble ou non, c’était pour elle, à ce moment-là l’essentiel, et le résultat de sa réflexion pendant mon discours avait été que c’était certainement aussi de ce même état de fait que mon discours embrouillé traitait, le quelque chose de suppliant et d’urgent au fond de ma voix en témoignait assez. Et là, mis devant le plus indubitable et le plus concret des résultats, je reprenais, sans dissimuler même un vague énervement, à l’intersection où pouvait se sentir une tension beaucoup plus grande. Je crois qu’elle écoutait mon ton, et me jugeait par ma voix. Ebranlée pourtant, elle prit encore la peine d’entendre mon étrange musique que ma résolution de la tuer devait rendre singulière. Elle dut pourtant juger que le fait que je ne tienne pas compte de son arrêt était de la mauvaise foi, en tout cas envers moi-même, et que, toute vérification rapidement menée, l’essentiel restait bien où elle l’avait pointé : serions-nous amants ? Non ! Que dire de plus !

Pendant mon second monologue, je sentis que je la perdais, quelque chose en elle était présent, attentionné, immergé dans la gravité, puis décontenancé, faisant l’effort par courtoisie mais aussi par cette curiosité qui est plus fille de l’ignorance que mère de la science, par doute, de revenir à cette écoute uniquement sensorielle qu’elle avait, puis sa décision s’affirmant progressivement. La lumière changeante et le vent jouaient avec sa chevelure. Je glissais, et je forçais. Je fis une allusion à la mort. Elle s’affermit avec ce cran qui tranchait avec mon cran d’arrêt qu’elle n’avait pas perçu. Un étrange métal tordu jouait dans son regard placé, j’entendis « chantage sentimental ». Elle pensait que c’était de ma mort que je parlais, je revins en palabres longues, qui entourèrent cette erreur, j’écartais l’idée avec indignation mais douceur, je revins sur le centre en fusion et sur le besoin maintenant d’en considérer la grande traversée. Elle me dit « je n’ai plus le temps, on m’attend ». Je me tus. Le silence m’apporta une fine et vive bouffée de sa fragrance unique, déjà partie. Elle avait cette blouse crème, et le bouton du haut était défait. Le vent jouait avec le tissu, dénudant le haut du sein gauche. C’est là qu’il fallait frapper. Je saisis le manche du couteau, la détente était simple, directe, comme un ressort, le bras tendu, le poignet vibrant. Je savais que c’était la bonne décision, que tout avait convergé vers cet acte qui seul pouvait rendre du sens à ma vie, mais aussi à ce que j’avais vécu avec elle. Le fin rétrécissement de ses yeux, qui indiquait la fermeture, la méfiance, un détachement un peu hautain malgré elle me signala qu’à aucun moment elle ne s’était sentie en danger.

Mais quand ma main sortit, ce n’était pas comme un ressort, propulsé comme un projectile, mais comme une courbe montante, légèrement vers l’extérieur. Il n’y avait rien entre mes doigts sauf une invraisemblable tendresse. Avec une douceur et un naturel étranges, fort atténués dans leur apparence par mon discours interrompu, et par le bruit du vent et du carrefour piéton, je lui caressais la joue, écartant une mèche qui virevoltait sur son œil de velours, ce qu’elle interpréta, je crois, comme un signe d’adieu, comme une résignation, comme si j’avais enfin admis ce que je ne voulais pas comprendre. Pourtant, avec cette générosité des gens touchés, finement, elle laissa le geste s’accomplir, alors même que ma main avait imperceptiblement ralenti au contact onctueux de sa peau, emmêlée à nouveau dans les hautes boues d’un plaisir qui disparaissait, à tout jamais.

Je suis resté sur place, et comme un ballon de surprise ou un sac de misère, je me suis retrouvé sur un banc à trente mètres au nord du carrefour, rue Pierre-Lescot. J’avais vu Sophie aller au Bon Pêcheur. Je suis resté assis quand elle est repassée devant moi, sans me voir, avec son amant, et son patron, une heure plus tard, en direction de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Une rêverie tenace, dominée par la douceur de mon geste faisait la course avec les nuages de plomb qui ne parvenaient pas à dominer, mais qui ne se laissaient pas chasser. Dans mon immobilité, j’avais moi-même l’impression d’être un nuage qui avance insensiblement. Mais ce qu’il y avait de la violence du meurtre en moi semblait brouillé par ce qui était tendre, et ce qui était tendre était gommé à grands traits par un étonnement, qui pourtant fuyait l’immobilité qu’a généralement l’étonnement. J’ai pris beaucoup de temps à reconstituer ce moment si singulier. Ce qui s’est passé en effet, était la chose suivante : au moment où j’allais poignarder Sophie, s’est ouvert en moi une fissure d’horreur qui a rendu le geste impossible. C’est que, pour moi, Sophie était devenue le monde. Tuer Sophie n’était pas tuer une personne, tuer Sophie était éteindre le soleil, arracher ce qui me constituait, ce qui était mon essence même. Je proteste que j’aie eu peur de mourir moi-même à cet instant, alors que cette seule considération aurait pu m’arrêter, car j’étais contre le suicide, non pas d’une manière générale, mais j’étais opposé formellement à me suicider pour Sophie, de manière bornée, puisque j’avais, même intellectuellement, la ferme conviction que ce que je vivais là, justement, était la vie à son meilleur, l’écorchure vive, les issues indécises, le tout caressé du raffinement princier de cette personne admirable. Mais l’horreur tenait dans ce qu’il y avait d’inconcevable : j’étais désormais constitué de Sophie, plus que de ma mère par exemple ou plus que des aliments et de l’air, de l’eau et des pensées éparses de mon environnement en gens – émetteurs récepteurs de pensée – en médias, en objets qui pensent, en fluides d’idées qui parcourent les stratosphères de l’époque ; et le monde n’avait pas d’autre sens qu’elle, et il était donc impossible, dans la courte embrassade que j’eus de cette étendue, immédiatement refoulée d’ailleurs, d’éteindre ce regard pourtant éteint ce jour-là. Je n’imaginais plus, et je n’ai jamais imaginé depuis, qu’il soit possible, je veux dire effectivement possible, que je survive à Sophie. A cette horreur qui glace le sang, s’est immédiatement superposé un malaise particulier, celui qui m’affirmait que cette vision que j’avais de Sophie, et qui n’était que la représentation de la sphère que je n’avais pas encore thématisée, n’était, elle, pas possible : comment, en effet, Sophie aurait-elle pu devenir « le monde », « le soleil », organiquement moi, elle que je n’avais vu pour la première fois de ma vie qu’à dix-huit ou dix-neuf ans, alors que monde, soleil, moi étions tous présents, décrits, ressentis, vécus, pensés ? C’est à ce moment-là, que j’ai opté, je ne sais pas pourquoi, pour un regard de commisération, où je plaignais mon amie de ne pas savoir cela, de ne même pas pouvoir imaginer cette histoire incohérente où elle était devenue ma chair, chair générique de l’humanité que je représentais, condition sine qua non de la vie, je veux dire de la vie en général, alors même que j’étais, de toute évidence, né d’une autre femme, d’un esprit différent, d’une foule de choses inconnues de Sophie et avant Sophie. C’est l’immense douceur de ces deux idées conjointes, celle qu’elle était maintenant moi, ce qui était impossible, donc elle était le monde, ce qui était encore plus impossible, et celle qu’elle n’était pas en mesure de même entendre une pareille affabulation, qui me fit lui caresser la joue, avec une mélancolie si aboutie. En moi, sur le banc de la rue Pierre-Lescot avait commencé une lutte furieuse, entre une partie qui voulait retrouver ce raisonnement, et une autre qui l’interdisait farouchement, et qui finit par l’emporter quand je pus enfin me lever, bien après que Sophie fut sortie du Bon Pêcheur. Mais ce qui était resté, l’impossibilité de la tuer, définitive, était devenue si indubitable, que par la suite j’ai tremblé de me trouver dans une situation où il aurait fallu, pour son intérêt, la tuer, car mes rêveries me poussait aussi à imaginer de multiples drames dont celui où elle me demande, dernier service mon ami, seul service si tu as un peu de tendresse pour moi, fais-moi mourir. Si dans une telle situation elle m’avait demandé de passer entre la fenêtre des toilettes et celle de sa cuisine, j’aurais vaincu mon vertige, mais la tuer, non, je me serais plutôt effondré dans mon malheur d’être le sien. Elle, en tout cas, n’a jamais su que de toute sa vie elle ne pouvait passer plus près de la mort qu’à cet instant.

Pour moi commençait le plus long et dur tunnel que j’ai eu à traverser. Pendant l’hiver qui a duré plus d’un an j’allais avoir d’innombrables occasions de regretter mon manquement à ma juste résolution, vers laquelle pourtant, sans le moindre doute, je savais qu’il n’y avait plus de retour possible. L’irréversible s’était bien exercé, mais contre moi.

     
             
             
             
             
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