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Sophie
1982 - Trois mois
II – Automne 1982 | ||||||
3. Roméo et Juliette Alors que mon départ de Paris ne m’avait pas paru m’éloigner d’un millimètre de Sophie, mon retour à Paris fut comme une aspiration vertigineuse, un rapprochement d’autant plus douloureux que je ne savais pas m’en défendre, aussi bien dans la rue que dans la volonté. J’avançais vers le périmètre de Sophie, entre Rambuteau et Jean-Jacques-Rousseau, et c’était soudain comme si j’étais propulsé verticalement vers une clairière verte qui, une fois que j’y avais pris pied, s’étendait soudain, grasse et pourtant légère, bordée au loin par une haie sombre d’arbres qui arrêtaient la vue. Mais, dans cette singulière élévation, un incendie soudain traversait la clairière. Et je me sentais aspiré par l’incendie, il y avait un aimant de l’autre côté. Moi qui ai souvent regretté que les habituelles occasions de montrer du courage étaient vaines, j’avais l’impression, en mesurant cet incendie à traverser à si haute altitude, que j’étais très courageux de m’exposer au léchage de la flamme, de regarder ses sinuosités en face, non sans succomber à leur lente hypnose, et de résister à la consomption salvatrice. Mais ce que j’appelais courage, qui n’était que l’envers d’une souffrance rendue lucide par la durée, oubliait même dans la fierté romantique du renoncement que le danger affronté l’était en désordre, et sans que j’eusse le choix de le refuser. Je me rapprochais donc de Sophie, je marchais rue Rambuteau sous des prétextes qui me rendaient nécessaires ces trajets où je sentais sa présence tout envahir, je passais vite dans la rue Etienne-Marcel, plongeant dans la rue Jean-Jacques-Rousseau un regard coupable, qui ne voyait rien jusqu’à l’intense poinçon du regret qui ponctuait le mot rien qui se propageait avec un léger écho dans une déception qui ne s’avouait pas. Le terrible besoin s’était installé sourdement, et ses variations ne correspondaient plus à des courbes repérables à des cycles taillés comme des intervalles, mais procédaient d’un magma de désir dont les soubresauts me refusaient la logique. J’étais toujours aussi stupéfait d’être ainsi dépendant de cette femme à laquelle je n’avais plus parlé depuis notre conversation téléphonique en juillet, et que je n’avais pas aperçue depuis ce jour-là, deux mois plus tôt. Tout ce que j’avais entrepris entre-temps, et je ne parle même pas de mon activité salariée fort intermittente, n’avait aucun effet sur ce lourd et bas nuage qui suintait par mes pores ; mais ce nuage était aussi magnificence, espoir, gravité à vous faire vibrer les tripes comme si elles étaient des tiges de métal secouées dix mètres sous vos pieds, et les extrapolations de mon esprit que je voyais vaste et qui brodaient des variations toujours nouvelles dans un espace tellement réduit que je ne le trouve plus aujourd’hui, ces extrapolations construisaient des avenirs et des empires, des moments et des sourires, des guerres aussi, et de singulières désolations. Et je me voyais comme neutre dans un conflit qui commençait entre cette passion que je ne voulais pas reconnaître, et l’impossible de cette passion, que je ne voulais pas non plus concéder. C’est ainsi que poussé vers le feu, le 13 octobre en début d’après-midi, je pris la rue Jean-Jacques-Rousseau. Je n’avais évidemment aucune raison de m’aventurer dans ce couloir oblique, si ce n’est de passer le plus naturellement que me permettait mes jambes flageolantes devant les locaux de Sepia. Malheureusement, l’heure du jour et la saleté des vitres se conjuguèrent pour que je ne vis que du noir, et absolument rien de l’intérieur. Ainsi, me semblait-il, j’avais couru un risque immense, sans la moindre chance de bénéfice. J’étais encore en train de vaciller entre un profond mécontentement de moi, une peur qui s’apaisait et la déception singulière de cet instant trop court que j’avais déjà, en dix à douze secondes, mis quinze fois en pièces dans une série d’analyses mitraillettes, qui immédiatement dans ce volcan titubant donnaient leurs premières conclusions et projections : et si je retournais tout de suite en courant ? non, il ne fallait même pas y songer ; ou si j’oubliais complètement ma folie ? mais non, ce n’était pas même une option ; enfin, est-ce que Sophie seulement pouvait être là, derrière ces vitres noires ? Comment même mon idiotie, ma misère, que sais-je, avait pu espérer quoi que ce fût d’une pareille entreprise ! D’un risque aussi ridicule, où j’avais pu être vu d’elle, mais n’avais aucune chance moi-même de l’apercevoir ! Mais avant de me calmer, ce qui était maintenant de première urgence, n’y avait-il pas le moindre recours à une démarche où je m’étais autant compromis, le moindre prolongement qui augure d’un apaisement car il était vain, n’est-ce pas, de me nier que j’étais poussé ou attiré par une force singulière que le seul échec de ce passage rue Jean-Jacques Rousseau ne pouvait pas effacer ? – j’étais encore en train de lutter entre la promotion et la répression de ce bouleversement si intense qu’il me faisait perdre jusqu’à la syntaxe des idées dans laquelle, au contact des autres, on se reconnaît, lorsque, lorsque. J’entendis mon nom légèrement crié derrière moi. Sur le même trottoir, trente mètres plus haut dans la rue Jean-Jacques Rousseau, devant Sepia, Sophie était là, grande blouse blanche bouffante, jean sombre, et bottes noires à talons pointus, et elle m’appelait, moi, par mon nom, le mien. Nous étions arrêtés tous les deux, nous nous regardions à distance, finalement le jeu de pouvoir cessa, et nous avons avancé l’un vers l’autre. A mi-chemin de nos positions respectives nous nous sommes rencontrés et embrassés sur les joues, comme de vieux amis. Elle sentait comme elle seule, et sa peau était le même crime qui m’avait fait traverser le feu. Il y avait ce soleil plus aveuglant que chaud. Quelqu’un, ce photographe qui un jour l’avait déposée en moto rue Rambuteau, lui avait dit « tiens, il y a ton copain qui passe dans la rue » et elle était sortie aussitôt, comme elle me raconta plus tard. Mais ce moment qui est un des plus prodigieux de ma vie, est grandement effacé dans ma tête. Je ne sais plus quel était notre bref dialogue, je l’invitais à boire un verre, elle me répondit, « d’accord », des crépitements de volcan, des accélérations prodigieuses, de fines dilatations, des horizons peints d’incrédulité et de triomphe, « mais pas maintenant, ce soir après mon travail ». Et elle me donna rendez-vous dans un café qui s’appelait Le Père tranquille, à six heures, il devait être trois heures de l’après-midi. Je suis parti et il me fallut un kilomètre de zigzags pour m’apercevoir que j’avais désormais une sorte de grand ventilateur à grande vitesse dans le cerveau. J’étais incapable de fixer mon attention, sauf ma montre m’intéressait considérablement, mais elle semblait reculer, ne pas marcher dans l’ordre du temps. Je crois que j’avais projeté de travailler, et c’était à l’instant devenu impossible. Avenue Victoria, il y avait alors un cinéma. Ils jouaient Je t’aime moi non plus, heureusement, car le film est tellement simple qu’il était à ma portée. Je me souviens qu’à plusieurs reprises je me demandais où j’étais et de quoi il s’agissait sur cet écran, qui était tellement de l’autre côté de l’univers sensé, univers qui inspirait et expirait puissamment, apparemment indifférent aux chocs électriques d’idées lumineuses qui se succédaient sur sa surface sombre. Le souvenir de ce film m’est resté limité à Dallessandro et Birkin et à la platitude, dont je crois que cette œuvre est une hymne, un peu surfaite. Je ne sais plus comment le reste du temps est passé dans les mêmes gigantesques courants d’air de la pensée. Alors que le rythme ouvert, altier et joyeux de la vie brossait ce courant d’air dans le sens de l’accélération et d’un léger vertige aux goûts retrouvés, j’envisageais le rendez-vous avec beaucoup d’inquiétudes. Avec le recul, la raison de cette inquiétude me semble provenir de ce que Sophie venait de détruire quelque chose que je croyais indestructible : la rupture. Je ne comprenais pas comment cette femme magnifique pouvait me proposer de la rencontrer alors qu’elle m’avait exposé tant de raisons de ne plus me voir, et que je les avais soulignées en la battant, lors de cette terrible nuit d’égarement où j’avais agi comme si j’avais voulu accumuler les torts, justifier la rupture, et confirmer son irréversibilité. Aussi ne pouvais-je pas croire que notre rencontre ait lieu ; j’envisageai sa vengeance, peut-être allait-elle n’être pas seule, ou bien peut-être ne viendrait-elle pas, ce qui me semblait non seulement l’éventualité la pire, mais la plus probable. Il devait y avoir là un jeu cruel, mais même si c’était le cas, ma lucidité noyée dans la félicité revenue – au milieu du torrent de pensée qui s’était remis à cascader comme dans les plus beaux intervalles du mois de mai – me rappelait que moi, quoi qu’il arrive, je ne pouvais pas me soustraire à cette invitation. J’étais allé bien trop loin en passant rue Jean-Jacques-Rousseau pour me tromper maintenant sur les objectifs non avoués de cette démarche insensée : c’était exactement un rendez-vous comme celui auquel Sophie avait consenti que je désirais le plus au monde. Cependant, son accord pour cette rencontre, contrevenant ce que la rupture avait d’inflexible, détruisait chez moi une base solide que l’implant de Sophie n’avait pas encore attaquée. Car le principe de la rupture n’était pas très ancien chez moi, et il avait été installé consciemment. Il n’était pas pour autant plus solide que d’autres principes de provenances inconnues ou inconscientes, mais il était plus grave d’y attenter. Et c’était d’autant plus grave que, bien hypocrite, j’y avais moi-même contrevenu en 1974, avec Sophie elle-même, il est vrai dans des tourments et des contorsions de ma conscience qui avaient péniblement permis de m’en acquitter en reconnaissant, avec toute l’humilité dont j’étais capable, la faiblesse et la trahison aux principes. Mais que Sophie contrevienne à cette rupture n’entrait dans aucune logique, et j’étais bien incapable de l’expliquer, d’autant que, là encore de manière sans doute exagérée, je me méfiais très fortement de mes propres conclusions optimistes qui me firent alors défaut. Aussi n’attendis-je pas Sophie au Père tranquille. J’étais en effet posté rue Jean-Jacques-Rousseau. Elle sortit avec dix minutes de retard. Je la suivis. Et j’arrivais, sur ses talons, à l’intérieur du café. Elle venait de s’asseoir au fond de la salle en face de l’entrée et me dit, surprise, lorsque j’arrivais « mais… tu n’étais pas là… ah ! mais suis-je bête ! tu m’as suivie ! », mais la deuxième partie de la phrase était retombée dans la plus grande gravité de sa voix, avec un léger dédain, un soupçon d’ironie comme s’il était destiné à elle-même, et d’ailleurs cette baisse de ton enveloppa si bien cette analyse juste qu’elle devait effectivement être surtout destinée à elle-même, et à moi seulement dans la mesure où Sophie n’aurait jamais évité une double cible à une réflexion fraîche et spontanée, si elle n’en avait la possibilité ; et moi, je n’en perçus que le mélodieux murmure sans hostilité, et les multiples nuances de sens, et de réflexion que sa ferme assurance laissait passer dans cette bonne humeur qui lui était si typique, et qui lui faisait pardonner en grand seigneur avec une lenteur pressée, et une grâce hautaine mais sans mépris, constituèrent une frise légère et fine qui passait à la vive allure de son regard enjoué. Cette disposition modifia complètement la mienne. Je n’avais plus cette peur terrible aiguillonnée par un besoin violent qui avait conduit mon monologue intérieur pendant toute l’interminable après-midi, ce prodigieux et long tourment dont j’ai tellement abrégé le récit parce que, dans son détail il eût été si pénible. Elle était là. Magnifique et simple, attentive, légère, sûre d’elle et pourtant avec ce cran particulier qui lui permettait tous les contre-pieds avec elle-même. Je me sortis beaucoup mieux de la suite de notre entretien, parce que j’avais à raconter tout cet été, et la façon dont je le racontais était factuelle, elle dissimulait la place absolument prépondérante que Sophie avait gardée pendant tout ce temps, mais ouvrait de nombreux horizons qui l’étonnèrent sans doute un peu, de Catherine à la théorie de la musique, par Vienne et Rome. Sans effort et sans tricherie je lui peignais une vie plus remplie que la sienne, qui s’était détournée d’elle, avec souffrance comme je l’ai certainement concédé, mais avec succès, comme il pouvait paraître. Je crois même que l’évocation de la souffrance apportait beaucoup de vraisemblance à tout ce qui, dans mon récit, semblait ne pas dépendre de Sophie. La digestion difficile de cette rupture dut lui paraître suffisamment maîtrisée, ne serait-ce que par l’évocation. L’immense intérêt pour elle n’était pas pour autant dissimulé, mais ce qui en paraissait tout naturellement la flattait sans doute mieux que toute autre façon de la lui communiquer. Elle-même me raconta très peu de choses, ce dont je ne m’aperçus pas. Car dans ma soif d’elle, il y avait tant de besoins qui se bousculaient sans hiérarchie, et ma curiosité de ce qu’elle avait vécu dans l’intervalle n’était pas prépondérante par rapport à l’envie de lui parler, de l’admirer en train de m’écouter. Et elle m’écoutait avec attention, avec bienveillance, avec des moments d’interruption dont elle priait de m’excuser, car plusieurs personnes vinrent la saluer, et à un moment, elle fut même appelée au téléphone. Ivre et sot, pourtant me sentant léger, simple et direct, je ne compris pas qu’elle avait choisi de me raconter ce qu’elle avait fait à travers sa façon de m’écouter : ce café, le lieu où nous étions, était précisément devenu un centre de sa vie, et le coup de téléphone qu’elle reçut signala l’importance d’une autre présence, par rapport à laquelle notre rendez-vous jouait un rôle puisque la personne qui l’appelait savait qu’elle était là, et probablement avec moi, donc aussi qui j’étais pour Sophie. Tout cela était bien trop fin pour moi, qui jouais seulement avec des éclairages directs ; j’appréciais d’ailleurs les lumières biseautées que je voyais très bien, mais que je ne savais pas lire parce que trop jeune, trop sot, trop content, je ne savais même pas qu’il y avait à lire. Dans la conversation, l’emboîtement que nous avions connu au meilleur de nos rencontres avait repris avec aisance et allégresse, même si nos jeux étaient désormais fort complexes. Mais les niveaux coulés de mon récit, vif et mélodieux, s’étaient adjoints une basse où j’exprimais par instant la gravité d’être avec elle, mais pour ainsi dire toujours dans le flot facile et pétillant, simplement comme un enrichissement et une profondeur du discours, qui lui donnait ce côté ombragé sans être menaçant, et sérieux sans être triste ; elle, qui apportait en réalité ces tonalités dans ma propre voix, n’était pas moins gaie et facile, vive et fraîche, mais onctueuse et ondoyante, assez rentrée pourtant, m’observant avec attention, ne donnant que son riche et gracieux naturel, couvrant son fond que je respectais, et donnant le rythme et le tintement à notre singulier échange, plein de frôlements, où elle savait si bien varier entre les éclairs et les murs, les tendresses et les ironies, et toujours avec cette politesse précise et fine, qui donnait à l’interlocuteur cette importance pleine d’étages de réflexion. Nous maîtrisions si bien tous deux, qu’à aucun moment je ne la sentis sur ses gardes, mais je savais qu’elle l’était, et je le comprenais fort bien au souvenir intact, à peine refoulé de la première ligne de conscience, de notre dernière rencontre, car dans le pétillement vif et dans le velours reposant de son regard en mouvement, il n’y eut, à aucun moment, de laser azuré. Elle se contentait de me séduire avec prudence, toute en réaction, toute en surface, sans puiser dans le danger de ses profondeurs. Dans ce qu’elle me dit, il y avait de nombreuses allusions, peu de faits. Elle éluda son avortement, eh oui, elle avait participé au film de son père mais, elle, qui avait attaché tant d’importance à cet événement en amont, rit du peu. Avec le film Diva, la mode et la musique classique essayaient une convergence qui la tentait ; et elle fit aussi quelques remarques qui signalaient un intérêt que je ne lui connaissais pas pour la scène homosexuelle, dont elle notait aussi, avec bienveillance, l’avancée dans la culture. Comme notre discussion coulait sans tâcher, et que notre léger surrégime nous allait bien à tous deux et ensemble, nous décidâmes d’aller au cinéma – je n’avais pas essayé de raconter Je t’aime moi non plus, histoire que Sophie connaissait évidemment. Comme par allusion à l’avenue Victoria, elle proposa d’aller voir Victor, Victoria qui venait de sortir. Quel contraste entre ces deux séances ! Je me sentais soudain entièrement à l’aise, à nouveau immergé dans le flot des ouvertures et même des légères indications qu’elle me lançait, ma soif depuis peut-être une heure et demie que nous étions ensemble s’était transformée en une dégustation que n’interrompirent même pas le silence ni l’obscurité de la salle de cinéma. Si bien que dès le début du film je mis ma main sur sa cuisse gauche, sans même y penser. Elle prit aussitôt mon poignet de sa main droite, souleva mon bras droit et le reposa sur ma propre cuisse droite. D’un coup rapide et franc, mais toujours dans le même rythme coulé qui était le nôtre, je tournais ma tête de 90° pour la regarder. Mais son beau visage, en demi-profil, ne bougea pas : il y avait quelque chose de ferme et de décidé, derrière un imperceptible sourire et une attente non sans langueur, mais sans invitation, qui semblait dire : « Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? » Mon geste n’était nullement une avancée, et il n’était en rien réfléchi, et je sais que Sophie l’a très bien senti, au plus tard à ma façon de la dévisager tout de suite derrière, qui n’était que surprise ; car poser ma main sur sa cuisse n’était pour moi que dans le cours de notre mouvement commun, une des formes de notre intimité retrouvée, un geste inconscient, comme d’un enfant dans l’intention, sans stratagème. Mais je compris à ce moment précis que ce geste avait bien entendu d’autres sens, et même d’autres implications que j’avais complètement occultées alors ; et je ne fus pas non plus surpris de ce que Sophie y pensait comme elle l’avait fait, j’admirais sa meilleure maîtrise de notre entente, elle n’avait d’ailleurs pas l’air fâchée ou insultée, et ma surprise allait surtout à moi qui n’avais pas même songé combien ce geste était une expression manifeste du désir, crétin ! Et c’était effectivement surprenant : Sophie, que j’avais touchée avec son accord pendant trois mois, et que j’avais cessé de toucher après son désaccord pendant plus de trois mois depuis, avait réussi à me faire oublier que nous n’étions pas amants en moins de deux heures, car mon geste était celui d’un amant sans doute ni inquiétude sur le goût de l’intimité et du toucher de sa maîtresse. J’étais perplexe, mais le goût du respect et de l’agrément d’être avec Sophie était à ce moment plus impérieux que le désir, qui n’était pas même explicite, dans notre jeu de ce jour. Du reste, même si pendant tout le film son geste net de refus me traversa comme une somme d’énigmes imprévues et de contrariétés non sans menaces, je réussis à beaucoup mieux suivre la comédie sur l’écran que le drame du début de l’après-midi ; et lorsque, vers dix heures, nous sommes sortis de la salle, nous sommes encore aller manger toujours aussi joyeusement, toujours aussi ensemble, dans un snack du bas de la rue Saint-Denis, moi légèrement penché en avant, elle légèrement sur ses gardes, mais gaie, fine et très agréable, avant que je ne la ramène en bas de chez elle, rue Rambuteau, où nous nous sommes séparés, d’excellente humeur, contents, moi d’elle au-delà de ce qui est imaginable, et elle, je crois, de moi, sans doute aussi amusée de la façon un peu gauche et timide dont j’avais, depuis Victor, Victoria, guetté nos contacts, où le conflit entre un désir plus présent maintenant et un respect de son refus tournait toujours visiblement et nettement en faveur du second. En moi l’envie concrète de monter avec elle se heurta à quelque chose de lisse et d’impénétrable, qui était comme allumé dans son velours et qui me déconseilla de même en hasarder la proposition. Il peut paraître surprenant qu’à aucun moment, durant cette soirée où le temps était aboli, je ne me sois interrogé sur les buts et les motivations de Sophie ; et que, même dans la suite, je ne relie pas cette ouverture inconcevable au « il n’y a rien pour toi en ce moment » qui pouvait faire de moi un recours à certains moments donnés, ce qui ne m’était pas même venu à l’esprit. J’avais préféré écarter la bizarrerie de la construction de la phrase, sans essayer de lui trouver un sens du point de vue de mon amie. Mais il faut rappeler que je m’étais retrouvé dans le désert, sans même savoir qu’une telle punition existât sur terre, et j’errai alors, horriblement assoiffé, en donnant des coups de tête dans tous les sens, et en délirant. La nouvelle rencontre avec Sophie m’apparaît comme si j’étais couché sur le sable brûlant, la tête entièrement dans la source fraîche à lamper, lamper, lamper. Et cette sensation primordiale n’avait pas laissé le temps aux questions, c’est assez aisé à comprendre. Après avoir quitté Sophie, je rentrai encore groggy, mon proche environnement de dunes et mirages s’était transformé en une oasis aux contours imprécis, les montagnes de chaleur et de soif étaient encore à l’horizon mais loin, et je ne cherchai qu’à étendre cet étroit territoire menacé. Au Père tranquille, je m’étais souvenu à voix haute que l’anniversaire de Sophie devait être le 17 ou le 18 octobre, ce qui était imminent, et Sophie n’avait pas démenti. La fête à Rome devait commencer précisément à ce moment-là et je devais partir moi-même en voiture le 19 au matin. Je courus donc à l’Opéra de Paris, et coup de chance, il restait des billets pour Roméo et Juliette, le 18 au soir. J’en achetai deux, en envoyai un avec un message adressé à Juliette W., le jour même, et c’est là que je recommençai à sentir les creux affreux des intervalles du printemps précédent. Car si le manque ne m’avait pas quitté alors que le dernier intervalle de juin était devenu définitif, il s’était aplani en une sorte de douleur vague et sourde. Là, deux jours, trois jours, après avoir revu Sophie dans toute sa délicatesse, dans toute sa bienveillance, dans toute sa prestance, je me sentais déjà terriblement tenaillé. Je travaillais, et il y avait Rome à préparer, ce qui fournissait deux dérivatifs maintenant très utiles. Mais du coup j’hésitais à partir. La rencontre via Latina, prévue comme un peu hors des normes, devint un embarras : si Sophie avait demandé que je reste, rien ne m’aurait poussé à partir, pas même peut-être ma parole qui m’engageait à y aller. Je voyais surtout que Rome allait être long – une grosse semaine d’intervalle, rendue irrémédiable par la distance. Et je me confrontai à cette dure réalité en m’exhortant à un courage que je ne voulais pas avoir, et en minimisant toute l’attention que Sophie m’avait prêtée. Mais toute cette réflexion était évidemment très en retrait de l’attente du soir du 18. La journée du 18 fut très longue. Je posais des questionnaires en exposant des casseroles au Forum des Halles, devant les passantes des escaliers mécaniques qui venaient de la station de RER. Je remballais tôt, rentrais chez moi me changer, traversé par les doutes les plus affreux – et si Sophie ne venait pas ? – et j’étais au palais Garnier une heure avant le début de la séance, tournant nerveusement du parquet où étaient nos places aux étages, d’où j’avais une meilleure vue. Sophie finalement arriva, elle avait bien dix minutes d’avance, ce qui est énorme pour elle, et j’eus le plaisir de la voir gravir l’escalier, avec cette détermination un peu affichée qui trahissait le contraire. Je vins m’asseoir à côté d’elle, et je me souviens seulement lui avoir dit en souvenir d’un Maigret maigrelet « le très grand Rex », en regardant la peinture de Chagall au plafond. Elle, dont c’était comme pour moi la première visite dans cette salle, acquiesça, ne dissimulant pas son goût pour la grandeur du lieu. J’étais hors d’état d’analyser, et c’est donc après coup que j’ai pensé que, sans être surprise de me voir, elle avait peut-être misé sur le fait d’être seule, et surtout qu’elle aurait préféré cette éventualité. Mais elle me fit bonne mine, me remercia et me félicita même de ce cadeau, qui lui avait beaucoup plu. Pendant le spectacle qui me fit plus penser à mon pamphlet contre la musique qu’à ce qu’exprimaient les sons et l’histoire, je regardais davantage ma voisine, quoique à la dérobée pour ne pas gêner son écoute, que la scène. Sophie portait des vêtements voyants et, quoique je ne me l’avouai pas, de cette sorte qui vont bien ensemble mais qui ne vont pas bien à Sophie, parce que le trop coloré, le trop visible entraient en concurrence avec sa beauté sophistiquée et singulière. A cette époque, et en particulier dans ce moment, j’étais incapable de supposer qu’elle put faire des fautes de goût. Il m’aurait en effet fallu analyser et admettre que ces fautes de goût, qui étaient dans l’inadéquation de ce qu’elle voulait paraître et de ce que je ressentais d’elle à ce moment-là, venaient de ses peurs. Elle était pour moi si souveraine que je ne concevais pas qu’elle puisse avoir des appréhensions, des inhibitions. Au mieux je pouvais envisager sa peur là où j’en ressentais moi-même ; mais c’est justement là qu’elle était souveraine. Pendant toute cette soirée que je vécus comme une lente accélération de tout ce qui en moi se mouvait, il y avait quelque chose, comme je l’ai aussi reconstitué bien après, qui n’allait pas chez Sophie. Elle était tendue, elle était très sensible, mais plutôt dans le sens d’une irritation qu’elle masquait que d’une ouverture qu’elle contrôlait. Peut-être était-ce la solennité du lieu ou de l’événement qui pesa sur la grâce de notre précédente rencontre plus fortuite et plus simple, et cette grandeur un peu factice me paraissait certainement une enveloppe à la bonne mesure de l’immensité que j’avais à exprimer. Mais en elle, il y avait quelque chose de rigide et de défensif qui lui ôtait les moyens de la fraîcheur spontanée et stimulante, et même des longs retours dans la gravité de son intérieur, faits de ces grands et puissants roulements qui me bouleversaient au point que je souhaitais être le monde. Elle me proposa d’aller boire un verre, ce que j’acceptai avec l’enthousiasme le plus naïf, mais avec le recul, là aussi je vois surtout un acte prémédité, raide et qui était censé la dédouaner : elle ne voulait rien me devoir, je l’avais invitée, elle devait me rendre cette politesse, exactement, et s’acquitter d’aller boire un verre avec moi. Là, je me mis à lui parler avec plus de profondeur et de passion visibles. Nous avons d’abord discuté du spectacle, et elle se moqua de moi, avec moins de gentillesse que je ne l’aurais voulu, en observant que j’étais certainement choqué de voir le lit défait de Roméo et Juliette sur la scène ; oui, je trouvais en effet que l’évocation était plus riche que cet étalage vaguement impudique qui se prenait pour affranchi, mais qui surtout correspondait à cette vogue des metteurs en scène qui font des distorsions sur les œuvres pour se faire un nom, ou un style, au détriment de l’œuvre. Nous avions là, quoique de manière feutrée, retrouvé l’une des lignes de différends, et de nos visions opposées sur la culture. Je me suis assez vite dégagé de ce mauvais terrain, mais c’était pour entrer sur un autre, bien plus miné : celui de notre relation passée. Pourtant, je ne pouvais pas ignorer qu’elle tenait en horreur le passé, surtout un passé de cette nature, désagréable et culpabilisant, car il était difficile de rester assis ensemble autour de cette évocation, sans en partager les torts, même si c’était en proportions inégales. Mais je n’observais pas ses réactions à ce moment-là : j’avais trop besoin de m’ouvrir à elle, de lui montrer franchement quelle était sa place dans l’hallucination incontrôlée que je vivais depuis maintenant six mois. Je lui dis que je partais le lendemain pour Rome, « je ne peux pas t’inviter, parce que si tu étais là, il n’y aurait plus que toi », et je continuais à parler du regret profond que j’avais de ce départ, souhaitant secrètement qu’elle me demande de rester. Mais elle me demanda au contraire de partir à l’instant même, du café où j’avais l’impression de commencer seulement à parler. « Tu comprends, me dit-elle avec douceur comme à un enfant capricieux, il est déjà tard et je travaille demain matin. » Je lui proposai de la ramener en taxi, elle accepta avec un soupçon d’hésitation, toujours pleine de cette politesse un peu raide et de cette inquiétude intérieure qui fuyait mon discours. Mais je ne sentais pas cette disposition qu’elle dissimulait d’ailleurs de toute la plus aimable urbanité dont elle était capable. Dans le taxi j’insistai encore, avec la franchise que j’avais acquise depuis la sortie de l’Opéra. Je lui dis que je regrettais terriblement la dernière nuit que nous avions passée ensemble, et que je n’avais pas d’autre souhait que de l’effacer. Et je lui demandai de m’autoriser à monter avec elle. Mais elle sourit ou rit un peu nerveusement mais toujours avec une ombre de cette même tendresse un peu maternelle : « Mais on m’attend. – Chez toi ? – Mais oui, c’est mon anniversaire. » Nous étions arrivés, et je n’avais pas encore analysé cette trombe de données, et je l’embrassai avec toute la délicatesse que m’inspirait alors un rien de très très triste en elle, qui cohabitait avec ce couple raideur et nervosité si bien dissimulées. « Je t’appelle dès que je rentre de Rome. » Le taxi repartit vers la rue de Charonne. Le chauffeur, que je n’avais pas remarqué, était une femme, d’une quarantaine d’années. Elle dit seulement « vous y tenez beaucoup ». Il y avait dans l’assurance, dans le timbre, dans la mélodie même de cette affirmation douce, grave et ferme, mais marquée par une émotion contenue beaucoup plus proche de la mienne que ne l’avait été Sophie pendant cette soirée de communication si difficile, l’évidence de quelqu’un qui a parfaitement compris tout le drame qui s’était achevé précipitamment, et qui est celui de deux niveaux d’intensité qui refusent d’admettre cette différence, parce qu’elle aurait trop d’implications. C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un de cette diaspora marquée, dont je fais partie. Pour dire ce « vous y tenez beaucoup » comme il a été dit, j’étais avec un de ces rares humains qui avait vécu, et qui savait. J’ai méprisé l’amour de ma mère, l’amitié d’Igor, lorsque je me suis rendu compte qu’ils étaient incapables de reconnaître ce que ce chauffeur de taxi avait reconnu. Je répondis seulement confondu, mais conforté, quelque chose comme « ah oui… plus que tout au monde », mais même cette réponse, que la nuque devant moi entendit avec ce grand respect de la souffrance que notre étrange confrérie pratique mieux que tous les humanistes dont l’idée de la souffrance vient d’une reconstruction et reste indéterminée, ce chauffeur de taxi la connaissait déjà ; et ce n’est pas de la grande banalité des mots que je parle en évoquant cette connaissance, c’est du monde, et de quelque chose qui peut être plus que tout dans le monde, qui dépasse le monde. Ce gouffre était déjà entièrement exprimé dans le « vous y tenez beaucoup ». Je n’ai jamais revu cette sœur miséricordieuse qui a transformé un moment d’échec et d’humiliation insidieux en un honneur de l’humanité, mais je n’ai jamais entendu de poème plus court, ni de meilleure interprétation de ce qui s’est passé réellement entre Roméo et Juliette. Comme il y a encore quelques semaines, Sophie avait légué à mon cerveau accéléré de quoi m’absorber complètement, si bien que du trajet vers Rome il ne me reste rien, pas même un grincement de crécelle en passant Macon. Je reconstruisais des probabilités : si quelqu’un l’attendait, comme elle avait dit, alors elle vivait avec quelqu’un ; et je pouvais jauger sous une lumière plutôt douce l’importance des deux soirées où elle m’avait accordé la préférence par rapport à cet inconnu. Du reste, ceci expliquait plusieurs choses, en premier son urgence à rentrer après le verre qu’elle avait tenu à m’offrir. Sans doute avait elle cru que je ne viendrais pas à l’Opéra. Pendant le spectacle, elle avait dû calculer le temps qu’elle pouvait m’accorder pour un verre, elle avait mille façons de présenter à cet homme – je supposais que c’était un homme – et peut-être à d’autres invités que ma présence l’avait retenue, dont toutes celles où je passais pour un importun, et toutes celles où au contraire elle se réjouissait d’avoir été avec moi. Assez curieusement, je ne l’imaginais plus du tout entourée des multiples amants dont elle m’avait apporté les preuves pendant notre relation ; d’autant que, attendant peut-être que je la questionne, elle ne m’avait parlé d’aucun d’entre eux, ni après l’Opéra ni au Père tranquille. Cherchant la plus probable parmi toutes mes hypothèses, je m’arrêtais à supposer que l’homme avec lequel elle vivait était peut-être un homosexuel, puisqu’elle avait exprimé cette sensibilité au petit milieu gay. Mais je pensais également que Nuy, par exemple, était chez elle ce soir-là, car sinon, qu’est-ce qui l’aurait empêchée de m’inviter à participer à la fête ? Ou bien avais-je déjà été trop envahissant ? Mais l’hypothèse suivante répondit à celle-ci : elle n’était pas du tout rentrée chez elle, sa fête d’anniversaire se déroulait ailleurs, et elle avait attendu dans la porte cochère que mon taxi ait disparu, pour rejoindre ceux qui s’impatientaient déjà de son absence. Ceci expliquait au mieux sa réticence que j’avais ressentie au moment de lui proposer de la raccompagner. A aucun moment, l’idée qu’elle ne m’ait contactée que dans le cadre d’un jeu qui ne se jouait pas avec moi, mais où j’étais un instrument, ne m’était venue, et j’avoue que j’en suis étonné, parce que même si je ne formulais pas les choses de cette manière, je la savais joueuse à outrance quoique je n’appelais pas encore jeu ces ballets sur elle-même ; mais je ne pouvais pas la supposer cynique ou manipulatrice, il est vrai. Aujourd’hui, cette hypothèse me paraît beaucoup plus probable, parce qu’elle répond bien au « il n’y a rien pour toi en ce moment ». Elle me parlait comme on parle à un valet de cœur, dans un jeu sans atouts. Une partie d’elle était prête à me tirer et à me jeter, au moment opportun ; et je pense qu’une autre partie d’elle était seulement curieuse et aussi un peu anxieuse de son propre charme : est-ce que, face à quelqu’un comme moi, il opérait toujours ? Je crois, avec un peu de tristesse, que si elle avait pu soupçonner à quel point, elle se serait abstenue de m’appeler le jour où j’étais passé rue Jean-Jacques Rousseau. Mais, même si mon récit de cette période est un peu amer, il se produisit plutôt une joyeuse ébullition en moi, un optimisme et une vitalité serrés, qui me donnaient l’impression d’être un feu sur un lit de paille. De Rome, je garde l’impression d’une brève mais intense immersion dans l’alcool et les drogues douces, ponctuée par une bonne humeur générale, que j’arrivais à saper par des sorties violentes. Ainsi, en arrivant, je reprochai à Agnès d’avoir sacrifié à Bruno et Chantal le meilleur lit de notre appartement, et lui demandai de le récupérer, ce qu’elle fit ; je pris la voiture alors que tout le monde s’installait encore dans l’appartement, m’arrêtai dans un petit café de coin, avalai quelques Baci di Perugia, arrosés de plusieurs Grappa, puis je fis la course, à 150 dans les collines avoisinantes avec un autre automobiliste qui ne conduisait pas comme moi un veau de middleclass, mais une petite voiture performante, mais bien moins de grinta et de rage de vivre que la mienne et j’emportai donc cette escarmouche folle d’une demi-heure ; à un autre moment, lassé d’attendre nos plats dans une trattoria, je renverse mon plat de spaghetti carbonara, le seul servi, sans qu’aucune nouille ne sorte sous l’assiette sur la nappe ; le dernier jour, ayant tenté maladroitement de parler de Sophie à Helmut et Elfi, je romps avec cette dernière qui reste dure, méfiante, et indifférente à ce qui me tient tant. Nous étions huit : Bruno, Chantal, sa fille de quatre ans, Ludivine, Helmut et Elfi, Agnès et moi, et ma jeune sœur de dix-huit ans, Catherine, que j’avais rencontrée peu de temps avant après plusieurs années de coupure et à laquelle je me souviens d’avoir alors fait lire l’Abrégé de la théorie de la musique presque terminé. J’ai rompu avec Catherine l’année suivante. Il reste de ce moment de rien une singulière impression de plein et quelques photos, le tout dans les ocres doux et poignants de l’automne romain. |
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