l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      II Automne 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      2. Etouffant été
 

Mon départ de Rome, le projet ébauché avec Catherine, mon retour à Paris, neuf et fort, suivaient un schéma que la fiction occidentale a implanté dans nos imaginaires, contribuant par ces attitudes romanesques à désamorcer des passions, et à écerveler des contacts directs, non médiatisés. Une déception « amoureuse » avait beaucoup fait souffrir le héros ; mais celle-ci a « cicatrisé », peut-être difficilement, et le héros, homme « de caractère » ou femme séduisante, emporté par la promiscuité sexuelle de notre monde à laquelle il ne peut rien et la permissivité que sa tolérance salue, trouve un autre partenaire, et le jeu se réoriente, enrichi d’expérience, vers une sagesse salutaire. Une saine libido mobile, c’est la marque des vrais héros de notre temps : ils sont sensibles, ils savent souffrir, mais ils trouvent toujours au fond d’eux-mêmes les « ressources » pour réorienter ce viseur de leur désir, car le véritable amour consiste à écouter l’aimé, et à en respecter la liberté. Le véritable héros sait surmonter les faiblesses, dans le coulé souple et juste que permettent les règles de la société. Par rapport à ces archétypes du XXe siècle, même les personnages tragiques de Stendhal, trop près du précipice, trop peu mobiles, ne sont plus des héros, malgré leur grand respect pour ces règles, justement. La tension entre la règle impérative de la société, et l’appel sauvage de l’amour est certainement un thème central, pas seulement chez Stendhal, mais dans une grande partie du roman, et du cinéma. Mon demi-tour romain, dans un prompt et brusque affermissement, cependant, ne correspondait qu’en apparence aux guérisons épilogues des mélodrames. Je pense davantage que cette volte-face décidée n’était que la reproduction du cycle intervalle-rencontre, auquel mon esprit et mon organisme s’étaient profondément accoutumés dans les deux mois précédents. Ma soudaine détermination romaine intervint en effet une huitaine de jour après ma dernière nuit avec Sophie, ce qui correspondait à un peu plus que la moyenne des intervalles, mais cette déformation du temps pourrait s’expliquer par le déplacement, et par l’importance de la dernière rencontre. Je soupçonne donc mon corps, soumis à la plus importante transformation depuis la fin de la croissance, d’avoir à tel point intégré ce rythme pourtant si récent, et dont il n’avait pas connu plus d’une vingtaine d’échantillons, de simuler la rencontre à l’étirement maximum de l’intervalle. Ma capacité soudaine à me ressaisir au sens de refonder l’unité de l’être agglutiné autour ma conscience, à prendre une décision qui figure une bifurcation dans la vie, à me revigorer aussitôt dans un projet dont la forme et le lieu, Rome, correspondaient précisément à celui, fantasmagorique et immature, que j’avais formulé comme l’extrémité provisoire de ma perspective avec Sophie, n’était que l’imitation inconsciente du changement brutal et complet, oxygénant et inventant des horizons, que procuraient les rencontres avec Sophie, avant la rupture. En décidant de « tourner la page », tel un héros de classe moyenne, je reproduisais simplement l’alternance que toute ma souffrance réclamait depuis huit jours, et par conséquent au moment où je me félicitais de sortir, certes avec cette huitaine de retard, de cette relation, qui serait close dès l’envoi de mon ultime lettre, j’en confirmais l’emprise en épousant étroitement son sillon. Cette auto-illusion de ma capacité à couper les gracieux et invisibles filets de l’affection, ceux plus tendus et métalliques de l’attirance et leur son d’airain dans l’estime et dans l’admiration qui gisaient bien au fond de mes pires imprécations de l’étape de la récrimination, était abondamment nourrie par mon expérience de la rupture comme acte définitif, et par les archétypes sociaux véhiculés par toute l’industrie de la culture, comme quoi, dans des souffrances non visiblement physiques, infligées par une personne à une autre, « il faut se faire une raison ».

Le projet d’appartement romain avec Catherine était d’une telle faiblesse, que je ne peux l’évoquer qu’en riant de moi-même, riant rose j’entends, c’est-à-dire quelque part entre la chair de poule et le rougissement de honte. Qu’une idée perdue puisse me servir un instant d’horizon, dans le quotidien j’entends, pas dans le monde où les tickets Rafsanjani-Bani Sadr, Jaruzelski-Walesa, Ortega-Reagan et Thatcher-Videla étaient en train de finir conjointement le sommet de la révolution iranienne comme je l’observais aussi à ce moment-là à travers mes secousses, rien ne s’y opposait ; mais mesurer aussi peu qu’une telle hypothèse n’était qu’une simple réaction, une volonté de maîtriser par un dépassement formel, ou par la volonté butée et aveugle l’explosion qui alors continuait sans relâche, est une caricature de la démesure du phénomène. Car enfin j’aurais dû au moins m’alarmer que l’indifférence polie, au mieux bienveillante, que j’avais pour ma nouvelle partenaire, et qu’elle me rendait à sa façon, était bien, avec notre besoin de dépasser chacun sa relation, la mienne, secrète, avec Sophie, la sienne, ouverte, avec Roberto, la seule chose en commun que nous possédions. C’était un mariage de raison que nous ourdissions, et comment ne m’étais-je pas avisé de mon hostilité fondamentale à tout mariage, et de mon refus, même avec Sophie, de ne partager mon toit avec un autre qu’à la condition expresse que ce partage soit le moyen d’un autre projet, essentiel et formulé, et non une fin en soi, ou une économie de loyer ou de solitude. J’étais en train de remettre en cause, sans même m’en rendre compte, ce principe que rien ne m’a jamais paru devoir remettre en cause. Le « sans même m’en rendre compte » affleurait d’ailleurs toute cette période avec une telle amplitude entre ce que je faisais et ce que je pensais, dans les allers-retours accélérés de l’un à l’autre, que je préfère encore, vu leur énormité explicite, m’amuser de leur comique swiftien, plutôt que de m’étonner de leurs toiles d’araignées kafkaïennes.

Trouver un appartement à Rome, même si nous n’avions pas été tous les deux à Paris, était déjà en soi une énorme plaisanterie. Le marché immobilier romain, dans lequel nous n’avions aucune entrée, était notoirement bouché par une loi qui bloquait les loyers à un taux si ridicule, qu’un prioritaire qui aurait voulu rester honnête aurait été une sorte de mécène, perdant de l’argent sur sa location. Le locataire était contraint de déclarer aux services des impôts italiens son loyer s’il était supérieur à ce seuil ridicule, ce qui dénonçait irrémédiablement l’infraction du propriétaire. De plus, la moitié de Rome étant classé monument historique, il était interdit d’y construire. Catherine était tout à fait au courant de toutes ces restrictions, et les expliquait très clairement, nous laissant dans le personnage de fiancés éternels, satisfaits un temps de cette perspective utile et persuadés qu’elle ne saurait être mise en pratique. Je ne peux pas affirmer ici que l’idée platonique l’emportait sur la vérification pratique parce que, à notre retour à Paris, nous en avions parlé, libéralement, à toutes nos connaissances, avec l’arrière-pensée que pour assurer un tel projet, de nombreux contributeurs financeraient mieux ce projet que nous-mêmes. Or, nous fûmes littéralement effrayés par l’approbation et le soutien à l’idée : qui n’avait pas envie, pour une somme dérisoire de pouvoir dire, j’ai un appartement à Rome, allons passer un week-end chez moi, à Rome ? Mais comme cette futilité ramenait justement notre projet dans le ridicule, et que nous avions encore besoin de son horizon pour combattre notre passé affectif et respectif récent, nous fûmes contraints de donner un peu plus de corps à l’idée. En excluant une large participation (« tu t’imagines faire la tournée de ramassage pour le loyer ? », « l’été, on sera cent dans l’appartement, il faudra instaurer des priorités »), nous adjoignîmes simplement une troisième personne volontaire, Agnès, que Catherine avait connue séparément de moi, et dont l’honnêteté et la probité nous parurent hors de doute. Notre calcul était là aussi très idéal, mais il témoignait de la nécessité d’arbitrage dans nos fiançailles un peu bizarres. Catherine, qui trouvait à juste titre que cette situation était grotesque, voulait maintenant coucher avec moi, non mue par une attirance soudaine, mais franche, claire et nette, pour nous absoudre d’une formalité qu’elle croyait de toute manière inévitable. Sa décision fut donc prise et annoncée pendant une soirée que nous avons passé à trois, de plus en plus saouls, à dériver dans le Marais. Agnès nous fit une scène terrible, avec des larmes, et nous surprit dans mon lit au petit matin, avec une bouteille de champagne, amère ironie. Ce n’est pas les effluves d’alcool, qui d’ailleurs avaient également plutôt fatigué ma partenaire, que j’accuse du fiasco de cette nuit, mais un blanc soleil cassé en moi, qui persiflait sur son nuage penché. Le sexe entre Catherine et moi se réduisit donc à une question quasi médicale : « Je suis désolé, je ne peux pas m’occuper de toi en ce moment, tu as quelqu’un ? – Oui, ça va, me répondait-elle comme à la sollicitude d’un ami qui vous demande si vous avez bien trouvé vos médicaments, j’ai un étalon, c’est très sûr, il a une très grosse bite, il bande tout le temps, il est bête comme ses pieds, mais heureusement il se tait. » Agnès, rassurée par toute cette factualité qui avait été en somme la fine structure de notre indifférence assumée, notre projet pouvait se construire, dans son idéal délirant : il fut convenu que nous aurions un trois pièces, une pour chacun. Catherine vivrait surtout à Rome, mais garderait son pied-à-terre, rue des Envierges ; Agnès vivrait surtout à Paris ; et moi je me partagerai entre les deux villes. C’était là une construction idéale, digne des utopistes du siècle précédent, mathématique et harmonieuse, mais sans aucun lien avec les comportements les plus probables des protagonistes. J’ajoute, pour arrondir cet enfantillage, que nous n’avions pas le premier centime pour réaliser ce qui était pour chacun l’exutoire rêvé de ses difficultés affectives.

Le cycle des intervalles, imperturbable, continuait. Mon retour à Paris, insidieusement, était aussi un rapprochement vers Sophie, et je ne peux pas garantir que la soudaine fermeté face à l’adversité, à Rome, n’ait pas puisé dans la faiblesse de la perspective de revenir vers Sophie, malgré la loi indiscutable selon laquelle toute rupture est définitive, l’essentiel de son énergie. La rencontre avec Catherine, cet ersatz de rencontre, le projet de l’appartement de Rome, cet ersatz de voyage à Rome avec Sophie, permettaient seulement d’user de l’élasticité temporelle de l’intervalle. Sans que je ne puisse à aucun moment me flatter du succès de la diversion, l’irréversible détermination de la rupture m’apprit seulement à retenir ma respiration un peu plus longtemps. Le premier signe fut comme si quelqu’un fourrageait au pic à glace là où le pus des cicatrices suintait, sans doute un coup moins entier, plus rippé, que les brutales présences puis absences de Sophie, mais une mise en cause absolue de toute ma détermination fièrement retrouvée. C’était un mot laconique où elle m’annonçait simplement que son avortement avait réussi. Fidèle à ses manières, façonnées de politesse simple et franche, sans sensiblerie ni rancune, elle m’envoyait son remerciement distant du chèque qu’elle avait encaissé. Je n’eus d’ailleurs, en surface, que deux réactions, sans conséquence : un soulagement d’abord, parce qu’il s’agissait tout de même d’une opération, et j’avais culpabilisé, en Italie, de ne pas m’y être intéressé davantage ; et la surprise qu’elle m’écrive après la nuit que nous avions passé, qui restait comme une tache noire dans ma mémoire coupable et honteuse, et que, par conséquent, le définitif d’airain fut ainsi atténué. Mais il y avait dans un pareil message la petite piqûre qui confirme aussi la rupture : toi par là, moi par là, et c’est pour de bon. Aussi, ce n’était pas un déclencheur mélancolique du manque, mais un signal que je n’avais ni force, ni goût, ni envie de rejeter et qui ne me laissait non plus l’illusion de pouvoir m’abandonner et encore moins le ridicule de l’espoir. En poursuivant fermement mon inaudible discours intérieur, j’entendais ce signe de lumière comme solde de tout compte, j’ai dépassé la situation, me faisait-elle comprendre, c’est bien fini, et tu as enfin été à la hauteur en te préoccupant de cet avortement, je ne serais pas en reste de ta courtoisie. Ce n’était pas plus dur que rien, parce que rien m’aurait laissé penser qu’elle était restée dans ce rejet maussade et hostile de la terrible nuit, mais il y avait une tendance à pire, parce que, dans ce calme impersonnel se dessinait une forme d’indifférence ou de bagatellisation de la dispute. Ce n’est que des années plus tard que je libérais la sensation de profonde caresse de ces quatre lignes insignifiantes, une douceur pleine de pudeur, en même temps qu’une distance parfaitement assumée.

J’avais mis en lettre le tumulte de mon monologue en Italie, sans doute modifié par les secousses et les progrès de cet intervalle hors normes, mais sans doute aussi épuré de la violence de la dernière nuit, et de l’injuste négativité du deuxième jour. C’était une lettre de dix pages, qui contrastait de toute son urgence, de toute sa fougue, surtout lisible dans la retenue même de cette fougue, manuscrite, de mon illisible calligraphie minuscule, plus gravée qu’écrite sur un papier à dessin épais 10 x 15, avec des trous pour spirale. J’attachai ces dix pages par une boucle d’oreille dorée, un simple anneau sans valeur marchande mais dont il me coûta de me démettre même ainsi, que j’avais confisqué à Sophie un matin de dispute qu’elle avait achevée dans la plus délicieuse moue boudeuse feinte. J’eus le souffle coupé et les jambes qui tremblaient, et je me souviens encore de ma chaleur intérieure quand, contraint par mon engagement de l’annonce de cette lettre, je me résolus à retourner rue Rambuteau. Cette obligation me forçait, sans aucune rémission possible, à risquer de violer les termes de la rupture, car je me mettais évidemment dans la périlleuse situation de rencontrer Sophie. Je montai jusqu’en haut de l’escalier, et à la grosse poignée ronde j’accrochai la boucle d’oreille, puis sonnai, et partit en courant. C’est comme quand on frôle le feu : la température monte, l’air se raréfie, la vie vaut le coup d’être vécue, et ensuite on se sent fier d’avoir été si fort, et on dédie la volonté à cette sensation de fierté, comme on envoie un auxiliaire retarder seulement l’enfoncement d’une position, car il s’agit en vérité de masquer le plus longtemps possible la déception que la porte ne se soit pas ouverte plus tôt, qu’on n’ait pas un peu ralenti dans l’escalier, qu’on est quand même d’un stoïcisme bien idiot, que les chevaliers ne servent qu’à perdre la chaleur, la difficulté de respirer, la panique et l’aventure, car entre-temps, les couleurs du monde se sont pastellisées jusqu’au gris, le relief de la vie s’est aplati, le goût dans la bouche est redevenu celui de la pollution ambiante, et les gens sont laids. Mais déjà sous cette couche-là une autre lutte est engagée, et elle est plus désespérée et plus indécise : retourner voir en haut de cet escalier si la porte s’est ouverte, si le message est pris, si la source du monde a bougé, lançant d’un jet cristallin de sa chaleur fraîche une nouvelle idée, un, deux, pleins de débuts de réflexion, non que la réflexion manque, mais rien n’ajuste mieux la réalité du monde qu’une nouvelle orientation déterminée par Sophie, fût-ce un mot, un geste, l’ombre d’un geste.

Ce fut à ce moment-là que le manque commença vraiment. En fait, ni Rome, ni Catherine, ni ma conscience de l’irréversible de la rupture n’avaient retenu mon manque. Seule ma lettre, qui était sans même le savoir, une négation de la rupture, et que je retenais d’une part pour goûter du lent et savoureux plaisir de la présence qu’elle figurait de Sophie, et d’autre part parce que dans cette lettre s’était réfugié tout mon horizon, seule ma lettre donc avait rendu élastique l’intervalle. Ce long message était comme le dernier lien, comme cette planche astiquée et courbée sur laquelle les pirates font avancer leurs condamnés à mort ; tant qu’on est sur la planche, on est encore sur le bateau, en vie, et l’espoir est de mise. Mais au moment de sonner à la porte de Sophie, je sautai, la planche allait être retirée. Et dans cette lettre, je le sais maintenant, il n’y avait rien qu’un espoir, très faible, mais très tenace, de réponse. La première manifestation du manque fut multiforme et tumultueuse, comme la lettre : c’était la nécessité soudaine de changer cette lettre. Autant j’oublie ce que j’écris lorsque le dialogue continue, autant je n’arrive à lire mes lettres à travers les yeux de leurs destinataires qu’entre le moment où je ne peux plus les modifier et celui où ils n’ont pas encore réagi. Cette étrangeté était bien sûr à son comble avec un message aussi important. A l’instant même, à une vitesse que je pouvais voir, tout dans cette lettre se modifiait. Il aurait bien sûr fallu retirer cette idée, modifier cette phrase, voilà, c’est bien mieux dit, et j’ai complètement oublié de parler de cette importante qualité d’elle que j’ai comprise à la hauteur de Sienne. Et de là j’enchaînai : le plan est complètement absurde, on sent trop encore combien je suis pris, d’ailleurs il n’y a même pas de plan quand on réfléchit un peu, ah bien joué, pour réfléchir après coup, t’es le meilleur, et en page trois, tu inverses les propositions, non seulement c’est confus mais c’est impropre, alors qu’il aurait été si simple de dire… J’avais en un temps qui aurait donné l’illusion de l’immédiateté, si je ne voyais pas les lents et agréables bouleversements de mon discours désespérant, découvert une foule de choses capitales à ajouter à cette lettre qui était pourtant la vraie fin, la fin de la fin, celle au-delà de laquelle on ne revient plus en arrière, comme si le contenu même de ma lettre avait bloqué ce que j’avais à dire fondamentalement, comme si l’expression avait à la fois effacé du contenu et libéré du contenu. Je me retrouvais exactement dans la même situation que celle qui avait initié la lettre, pendant tout l’intervalle qui la précédait : un discours complet et plein à tenir, bien moins construit que cette lettre qui valait si peu, enfin profond, une hurlante urgence de tenir ce nouveau discours qui se mettait en place avec une allégresse féroce et une clarté d’esprit à peine troublée par le poinçon qui restait coincé dans mon ventre et qui criait : irréversible ! il est inimaginable d’écrire à nouveau Sophie !

Le contenu de ma lettre s’effaça aussitôt, dans la rédaction imaginaire de la suivante, alors que, au même moment, s’insinuait avec insistance la possibilité d’une réponse de Sophie : ne venait-elle pas d’infléchir sa fermeture en m’envoyant le mot qui m’annonçait le succès de son avortement ? Comment par rapport à une lettre aussi longue, aussi riche, aussi pleine, aussi sentie, n’aurait-elle pas une foule irrépressible de réponses, certaines enjouées, d’autres furieuses, d’autres encore délicates et prudentes à opposer ? Pourquoi son intelligence et sa sensibilité se déroberaient-elles devant la possibilité de rectifier et d’argumenter à distance, après la désastreuse nuit de la rupture qui nous avait laissés sourds et insatisfaits, l’un et l’autre ? Lorsque, bien plus tard, je demandai à Sophie ce qu’elle avait véritablement pensé de cette lettre, elle réfléchit un moment, grave et concentrée, puis dit en riant presque durement : « Tu crois que je me suis amusée à déchiffrer tes gribouillis ? Mais tu es illisible ! J’ai lu la première page, je crois, et la fin. » Et c’est pourquoi je ne me rappelle que de la fin, qui affirmait qu’il y avait eu plus d’hommages que d’outrages. C’est là un dévoilement anticipé de la suite, puisque la suite était l’attente de la réponse. Avec mon minimalisme coutumier, j’essayai de peser les chances d’une réplique. En tenant bas le régime de cette nouvelle espérance, je prolongeai en fait la fin, étirant dans une attente désavouée par mes propres pronostics l’irréversible de la lettre, et en gardant sa minceur à ce fil conducteur de contrebande, j’espérai aussi, sans doute, l’allonger. Mon minimalisme était une sorte d’économie de naufragé, dont le pessimisme de façade peut s’installer longtemps, et toujours clore d’un semblant de raison la rêverie de la situation de la réponse, qui m’éloignait trop de la situation vécue. Ce débouché fonctionnel du minimalisme lui est, je trouve, fondamentalement inhérent, mais dans la période d’abondance de nos rencontres, il n’était pas nécessaire. Là, sous la forme de la dialectique d’un espoir démenti, ou d’une probabilité très basse sur un événement – puisqu’elle était basse, j’avais toujours présent à l’esprit l’improbable, mais si elle était basse, elle n’était pas nulle, et c’est la non nullité de la projection probabiliste qui me permettait de l’entretenir indéfiniment ; d’ailleurs l’évaluation de la probabilité oscille toujours entre son pourcentage et un résultat binaire, qui parle à l’optimisme en mettant dos à dos le possible et le non possible : comme la réponse était possible, ce possible par moment valait autant que les 90 % de chances que non – je congelais un espoir, qui ouvrait l’imagination non seulement aux rêveries les plus agréables mais aux développements les plus fous, en face de son contraire.

Et c’est ainsi que l’intervalle continuait : une réponse de Sophie à ma lettre prenait alors une importance comparable à trois rencontres un mois plus tôt. L’intensité de ce qu’elle avait construit en moi ne diminuait pas et se montrait capable de se vérifier face à la pénurie, en s’accrochant à d’improbables préalables, fort en amont. Car si Sophie répondait à mon message, ce ne serait au mieux qu’une étape préparatoire à envisager une rencontre, qui n’était elle-même qu’une étape préparatoire à tout un développement, qui ne serait lui-même qu’une étape préparatoire à l’exploration de ce que ce frémissement intérieur d’une constance et d’une puissance inconnue jusque-là exigeaient de toutes mes forces, et de toute mon immense capacité à hésiter qui, sans nulle doute, fait partie de mes forces, quand il devient scepticisme. Mais le passage impatient à la boîte aux lettres chaque matin confirmait imperturbablement le bas pronostic que j’avais moi-même formulé, et chaque matin commençait donc par le petit coup désarçonnant de cette vive déception, trauma chaque jour différent selon mes dispositions humorales et l’architecture de la rêverie développée depuis la veille, mais trauma chaque jour. Et chaque jour se passait entre le trauma du matin, qui vidait des idées, et le remplissage de la journée, qui gonflait des optimismes, et me reconstruisait, espérant et allègre devant le trauma du lendemain.

Le pire de cette étrange douleur de chaque instant était l’impossibilité d’un remède. L’égarer dans la rue, chez d’autres gens, en lisant, en pensant à autre chose, tout ce qui permet d’habitude à une personne superficielle et ouverte au monde, et même notoirement distraite comme moi, de s’abîmer aux flux de passage, s’avéra impraticable : chaque flux, chaque passage, chaque idée et chaque diversion contenaient déjà l’attente de la réponse, l’être étrange et mystérieux, les pulsations accablantes du cœur de Sophie. Et le pire de ce pire était que cette montée de la douleur et du quadrillage du monde par Sophie allait en s’aggravant, de jour en jour. J’effectuai les tâches quotidiennes avec cette aptitude seconde qui nous permet de restituer ce que notre expérience a permis, nous rend parfaitement opérationnel, alors que nous savons être complètement détaché ; on dit généralement qu’on faisait les choses comme un funambule, ou un zombie, ou mécaniquement. Rien de tout cela n’est juste, mais indique seulement deux vitesses de concentration, de réflexion et d’action, simultanément, et l’une d’entre elle, celle de la vie quotidienne, occupe la place primordiale en temps, en espace, en effort, mais est de loin la moins importante des deux. Alors que lire, parce qu’il fallait se concentrer sur la réflexion affinée et travaillée d’un autre, s’ouvrir délicatement sans brader son recul, était littéralement impossible, parce que chaque opération d’appropriation était immédiatement court-circuitée par l’irruption violente de Sophie, écrire était entre l’activité quotidienne et lire : sans doute, quand on bouge des parties de son corps, on tient quelque part en échec les irruptions violentes de Sophie, en concluais-je sans conviction ; mais dans écrire il y avait la possibilité de penser à Sophie, et même en changeant et en dilatant légèrement le mode habituel, ce qui offrait une marge, rarement utilisée, au recul ; mais écrire aussi participait de l’automatisme du geste, qui donne l’apparence de la maîtrise et qui n’est que le désintérêt, ou la nécessité de cycles internes mystérieux, mais moins fondamentaux que le cycle de l’intervalle, dont la douleur était alors tout ce qui m’importait.

Mon cerveau me donnait l’impression de tourner en rond, d’être engourdi, alors qu’à d’autres moments je voyais bien que c’était l’inverse, que le régime de mon cerveau au contraire était le mien à une profondeur qui paraissait de l’engourdissement, comme la profondeur du quotidien, ou celle juste au-dessus, la couche de l’écrit, mais en plus, il y avait une autre vitesse, et cette vitesse semblait en puissance de la mienne. La douleur était peut-être fondée dans l’impression de circularité de mes réflexions, qui partout découvraient des nouveaux confluents et de nouveaux méandres de mon propre grand fleuve, de nouveaux territoires de ce pays étranger, qui était en effet une prison, mais une prison plus grande que le monde. La douleur se manifestait par d’incessantes expériences d’un tortionnaire invisible et d’ailleurs absent, piquantes ou insinuées, lourdes ou molles, effrayantes ou valorisantes. Cette douleur n’était guère plaisante, beaucoup s’en faut, mais elle était revers du délice : je me sentais comme écorché dans un pays à l’air savoureux et caressant, mais quand on est écorché, le moindre souffle trop fort, trop frais, ou trop piquant, provoque d’indicibles contorsions ou une dolence durable que pour rien au monde on ne voudrait supprimer, si pour prix de cette délivrance il fallait aussi supprimer la saveur, la caresse.

Le flot de pensée, à la fois délire et douleur, dans sa lente et inexorable spirale, s’intensifiait de sorte à ce qu’il fût tout à fait impossible de le communiquer, c’était comme un haut lac magique dont la tiédeur des folles eaux crémeuses pouvait à la fois être insupportablement brûlantes ou mortellement glacées retenues par un barrage souple d’une texture tendre et dure, flexible et insaisissable, mais dont la moindre brèche aurait inondé, ébouillanté et englouti dans la glace toute la contrée des autres. Il fallait donc maintenir l’invisible barrage, seul, et souffrir, souffrir l’étrange flot, faussement circulaire puisque les nouveaux confluents et les nouveaux méandres le déplaçaient insensiblement, ce dont absorbé, seul aussi, dans le goûter, le déguster, le savourer, je ne m’apercevais plus. Il était d’ailleurs impossible de voir ce flot comme seulement un flot de pensée, parce que c’est au contenu, à ce monologue entrecoupé d’hypothèses et de réponses, qu’allaient dans les complexes argumentations à contre-courant tous mes efforts de nageur happé qui espère maîtriser ce flux si traître. Quand on entre dans cette torture inconnue, quand on a l’impression que c’est au-delà de la perception que toute la suavité du monde vous meut, un recul qui vous permet de jauger de la structure du phénomène n’est pas un luxe, ou une victoire chèrement arrachée, mais un contretemps importun, c’est une contradiction du flot lui-même, qui vous emporte, vieille souche prête à rompre. Car on atteint alors des limites : sommeil, appétit, désir sexuel sont nivelés comme des plantes folles qui essaieraient de relier le monde extérieur et ce côté-ci du barrage. J’arrivais au bord de la panique parce que l’incapacité de lutter contre une telle souffrance, dont personne n’a encore trouvé de remède, faisait poindre comme un horizon éclaté ; et une détresse rageuse me vrillait à mes taquets, je ne marchais plus droit dans la rue, la tête penchée sur la bouillie dans lequel les stridences aimantées de mon imagination avaient transformé l’air ambiant, le son de ma voix ressuscitant dans un monologue lourd et saccadé, le timbre mat, puis grave et clair, puis grondant comme un orage, qui ne répondait pas.

Il y avait aussi cette courte alternance d’une grande colère, issue d’une frustration qui n’admettait plus sa source, et de la blessure qui me prostrait, au bord des larmes, paisible comme une eau tiède et trouble dont je manipulais la pluie avec cette maladresse inquiétante et impatiente ; il y avait les envolées rêveuses et altières vers ces cimes du possible qui couronnent les échafaudages de coïncidence et les rages noires contre Sophie et contre moi-même ; il y avait une puissante et inexplicable aimantation, indifférente au refus dont j’avais admis la tranchée de sang infranchissable qui défiait mon immense armée de tendresse, entraînée craintivement vers les fastes mystérieux de cette femme ; et il y avait comme justification, excuse, nécessité, synthèse, pudeur, plaisir et plaisir dévié, une sorte de violente nécessité de comprendre, de savoir, de n’admettre pas le non-dit et sa crapule complicité avec l’ignorance et la lâcheté, une confuse sensation que mon honnêteté était dans le plaisir de l’idée, dans l’exégèse de l’explosion en cours.

J’usais pourtant de tous les outils techniques de mon léger bagage pour détourner les inexplicables altérations qui continuaient. Le premier expédient avait été la fuite à Rome. Le second était le projet avec Catherine et Agnès, avec l’intention goguenarde, mais peu praticable de se divertir avec d’autres horizons. Dans ce tâtonnement de la célèbre perche que je tendais avec intermittence vers les autres, il y eut un beau matin Elfi et Helmut, qui vinrent s’accrocher, avec en tiers Günther le petit frère de Helmut, en venant s’installer chez moi, bronzés d’un passage dans le sud de la France. Elfi dirigeait nettement ce trio, dure, droite, autoritaire et claire, quoique la clarté d’une personne rende toujours trouble ce qu’on ne voit pas d’elle. C’est bien qu’Elfi n’était claire que pour ce qu’il m’intéressait d’en savoir, et je n’étais pas très indiscret. C’était le genre de jolies filles qu’on rencontre peu en France (Stendhal serait content de moi), parce qu’elle était tout à fait incapable de mignardise, ou de séductions complexes. Elle ne cherchait ni à plaire, ni à déplaire, elle n’était pas grande, et on devinait toujours son corps ferme et chaud, bien proportionné. Elle avait de grands cheveux auburn et des grands yeux verts bien ouverts. Elle avait vécu à la dure jusque-là, le prédécesseur de Helmut dans son lit avait été dealer, et il était en prison, et elle venait de quitter l’errance de son adolescence ruinée, en emportant une soif de liberté sans limite, l’habitude de se défendre par la parole et plus s’il le faut, et quelques réminiscences hippies, dans la vestimentation lâche et brodée, dans le désir affirmé de soleil et de calme, dans les professions de foi nudistes et, ce qui est devenu plus tard, je ne sais si ce fut un mouvement brusque ou progressif, au catholicisme de ses origines hongroises, terrain suffisamment miné pour qu’elle n’ait jamais osé m’en parler, et que je n’ai connu que par une malveillance tierce. Elfi, comme je l’ai peu à peu pensé, cherchait à ce qu’on s’intéresse, non à sa joliesse puisque c’était un acquis même un peu encombrant, mais à ce qu’elle avait de tendre. Et ce qu’elle avait de tendre, qui était dans l’ombre de sa confusion, était barré par ce qu’elle avait de dur, qui était la droiture et la lumière, le courage dans la vie quotidienne, et tant que je l’ai connue, c’était dans l’effort, parfois même laborieux, d’attirer du tendre malgré et à travers la haute barrière du dur. Helmut, au contraire, était le soleil. Il coulait simplement d’une émotion à l’autre, et j’imagine qu’Elfi admirait ce grand blond justement tendre, gentil à l’extrême qui savait rire et être triste, qui savait attirer la sympathie, si bien que je ne lui ai jamais connu, plus tard, qu’un seul ennemi, lui-même. Je m’entendis tout de suite bien mieux avec lui qu’avec Elfi que j’avais connue plus tôt. Avec Helmut je pouvais boire, rire, mais aussi discuter, parce qu’il savait réfléchir, et le sérieux avait prise sur sa nature facile autant que le silence ou la farce, la mélancolie n’interférant jamais dans l’exubérance, et lui-même savait changer les humeurs, avec prévenance, au gré des siennes, sans donc jamais que sa gentillesse ne le fasse déchoir au rôle de comparse. Cependant, même devant quelqu’un d’aussi ouvert, d’aussi immédiatement proche, il était impensable que je fasse éclater la bombe qu’était la simple évocation de Sophie : la communication entre sa sphère et le reste du monde était un étranglement interne, ce long corridor lumineux mais étanche que j’ai déjà appelé monologue.

Elfi et Helmut, cependant, au versant nord de leurs vies, se tenaient l’un à l’autre par leurs maux. Helmut avait été junkie et Elfi l’avait fait décrocher deux ans plus tôt. Elfi, à la suite d’un accident de voiture qu’elle avait eu enfant, était diabétique, et comme pour des raisons idéologiques elle avait méprisé de se soigner, le mal avait empiré et nécessitait maintenant une attention très contraignante. Helmut faisait des crises d’épilepsie, quoique je ne lui en aie jamais vue une seule. Mais ensemble ils compensaient réciproquement par une attention responsable et bien informée ces carences physiques qui les empêchaient d’ailleurs d’avoir les enfants qu’ils auraient désirés. Ils s’intéressaient à la peinture, qu’ils pratiquaient à quatre mains, un peu sous la direction de Helmut, cependant. Elle travaillait dans une administration, et lui dirigeait le petit laboratoire de photo de l’université de Vienne. Günther, le frère apprenti coiffeur, était lourd pour ne pas dire grossier, encore plus gentil si c’est possible, éperdu d’admiration devant Helmut, pas très beau, et sans intelligence. C’est un cas d’espèce de personne sacrifiée de la deuxième moitié du XXe siècle. Petit frère désemparé, à la recherche de protection pendant toute sa vie, mais disgracieux, avec la marque repoussante que l’ennui donne à la misère, je ne l’ai vu qu’une fois avec une femme, dix ans plus tard, lorsqu’il passa une semaine à Paris, qui était depuis trente ans sa première sortie sans son frère. Cette petite Babsy était une apprentie coiffeuse montée à Vienne de la campagne, petite souris vive et rigolote. Ils roulèrent certes dans le même lit, mais elle lui interdit de la toucher, et il obéit. Au bout de quatre jour et la moitié de son séjour, il me dit : « Nous avons vu la tour Eiffel, le Sacré-Cœur, l’Arc de Triomphe, Beaubourg et Saint-Michel, maintenant je crois avoir tout vu de Paris. Est-ce qu’il y a autre chose à faire ? » J’ignorais qu’une pareille caricature de touriste existât, en tout cas dans mes relations. Pourtant, ce manque d’imagination écrasant, si contraire à Helmut, autant dans sa relation à Paris que dans sa relation à Babsy, a transformé cette hardiesse, non, cette témérité qu’avait été son excursion parisienne en désolant miroir de son malheur, auquel il semble s’être résigné par la suite.

La première soirée de leur présence s’enfonça tard dans la nuit, plongeant dans une ivresse dont je n’ai plus de souvenir. Je me souviens, par contre, du lendemain matin, 4 juillet.

Réveillé tôt, la tête sèche et éclatée, je payais. Je payais d’avoir survolé, la veille, le courant continu de mon douloureux alanguissement. Non que dans la soirée, dont je ne me souviens plus, j’aurais pu oublier Sophie ; mais elle ne s’y était manifestée que par des éclairs brutaux, aux détours d’un mot, d’une métaphore, d’un rire, d’un silence. La chaleur, l’alcool, les autres avaient lutté, toute la soirée, pour ébrécher ou plus exactement pour seulement désarçonner son image, qui avait perdu son acuité, l’implacable cohérence de sa présence. Mais le lendemain ! C’est comme si, n’ayant pas payé mon flot continu, n’ayant pas tenu l’intégralité du monologue, ayant laissé entrouvert la salle du trésor parfumé, je doive tout rembourser d’un coup. On replonge dans l’univers captivant du discours sérieux, le monde extérieur retrouve sa futilité de décor précieux, si fade. C’est comme si le flot mêlé de tout ce qui est aimanté s’était accumulé derrière ce monticule poreux d’un soir, et que cette digue improvisée et emportée avait arraché toutes les velléités de défense qui, en cachette, avaient commencé à s’organiser. C’est comme si une rébellion avait éclaté, en titubant, sans plan ni but, dans une dictature éclairée et que, le lendemain de cette naïve tentative d’indépendance, la répression s’était non seulement vengée des rebelles dans la rue, mais en plus des cercles ou groupes informels semi-clandestins, qui tentaient jusque-là d’infléchir l’unicité impitoyable du discours dominant. Je peux aussi le dire en terme de culpabilité : c’est comme si ma distraction passagère m’avait privé de l’écoute d’un message important, et que, pris d’angoisse et de remord, je me réveillai en me demandant, terrifié et désolé : « Qu’ai-je fait ? » Terrifié et désolé, mais aussi ravi de retrouver le grand flot souverain, la dictature éclairée, les parois capiteuses, le rythme élevé et soutenu qui m’avait réveillé si tôt de sa nécessité sans partage.

Je courais donc dans la rue, ce dimanche de soleil, bien avant l’heure. L’aimant intégré dans mon pilotage automatique me pointait invariablement vers la rue Rambuteau, alors qu’une quantité importante d’alcool non digéré achevait de purifier les alentours d’une vive discussion interne à mon cerveau, mais mon cerveau, soit rappelé en passant, pour ceux qui se flattent d’anatomie, descend jusque dans mes orteils, et cette discussion était, sans nul doute, un dialogue avec celle vers qui mes orteils dirigeaient si vite mon cerveau.

Ce n’était pas là une discussion vaine ou truquée sans conscience, dont l’issue est connue et dont l’un des partis joue à élever l’autre en concurrent valide, puisqu’à un moment dans cette soif particulière, soif d’eau qui, en remontant la source asséchée, part de la boîte crânienne à laquelle on n’aurait pas prêté une telle sensibilité, j’interrompis brusquement mon pas pressé vers la rue Rambuteau, et ce n’était nullement la fatigue, mais un mélange potasseux de honte et de timidité, surplombées par la conscience d’une franche indécision : les deux voix qui débattaient dans la partie aux échos de cavernes comme des béliers dans les parois, avaient équilibré leurs arguments, les salauds. Venant de Charonne, je pris la Bastille, et je me retrouvai assis sur un banc, boulevard Beaumarchais, étonné d’être là, comme un philosophe allemand. Je regardais même autour de moi, navré par la tristesse du soleil, par le gris écrasant des rares passants, cherchant la suite. Un couple enlacé, qui me faisait penser à cette hymne de la vie précédente « il n’y a plus rien » à cause de « quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir », passa enlacé, glissant et rond, d’une chaleur différente de celle de l’été, de celle de l’alcool, de celle de la philosophie allemande lorsqu’elle est selon son concept. Ils s’assirent sur mon banc, avec des gestes à eux, souplement collés dans des arabesques incompréhensibles, mais complexes, et effectuées avec une précision inconcevable, pour un philosophe allemand. Mais le banc continuait d’onduler selon mon indécision, et il devenait maintenant le prétoire des avocats, l’un véhément dans sa logique suspecte issu de la théorie du droit de la philosophie allemande, l’autre placide, relançant en envolées phénoménologiques, approximatives et bourdonnantes, comme un postphilosophe allemand, tous deux s’arrachant ma tête comme si la leur en dépendait. J’avais perdu conscience quand le couple se leva, et la fille dont je ne me souviens seulement que de la composition de courbes simples, certaines très allongées, d’autres presque des ovales me tendit alors une rose qui commençait à faner, et me dit « vous en avez besoin ».

Abasourdi par l’étrange solitude qui accompagna cette vérité, je vis encore son sourire, qui alliait le net, le dur, le désolé, avec une grâce et une légèreté minutieuse, comme si elle s’était débarrassé d’un fardeau. Je tenais mon signe. C’était le retour de Rome, l’accomplissement circulaire du même geste que j’avais accompli sans parole dans la nuit de ma retraite. Je me tâtais donc à travers le Marais. J’avais maintenant peur, mais de cette peur qui n’a d’existence que dans l’idée de sa propre défaite. Cette tension ressemble à ce qu’on peut retrouver dans un court sentier de pierre, légèrement ascendant, qui rétrécit au point que les parois vous freinent, mais dont l’issue est la dernière vallée inconnue du globe, celle qui accomplit donc le globe comme quelque chose d’entier : sera-t-elle grande ou petite, verte ou déserte, habitée, et si habitée, par qui ? Le haut du sentier était la porte à côté du bouton de sonnette rouge, que je n’enfoncerais pas. Tout moi était tendu vers cette porte. Et si elle était ouverte. Seule une minuscule serrure pouvait me séparer de la vie, de la fin de l’intervalle, de la suite dans les idées, du vertige de l’alchimiste et de l’amant parfait.

Mais la porte, ce dimanche matin, était verrouillée. Mon angoisse avait monté à un tel point, que j’en fus immensément soulagé. La symbolique du destin, à laquelle j’avais dédié réveil, démarche, déchirure interne, il fallait aussi que la fin du mouvement s’y soumette. Aussi, en essayant d’élucider la signification ésotérique de la porte close, rapportée à mon espoir, j’y jetais la rose, et partit, le bruit du sang qui battait dans les veines engloutissant dans son torrent les grincements de toute ma carcasse cassée.

Comme mon projet n’est pas d’installer une sorte de poésie que tous les cœurs de bonne sympathie comprendront sans discours, il faut que j’atténue certains effets de ces faits qui, rapportés ainsi, apparaissent comme d’un romantisme assez simplet. D’abord je n’adhère pas au romantisme, en tout cas pas positivement, si le romantisme correspond à ce que le langage populaire en fait et attend ; d’autre part, je suis absolument indifférent aux fleurs : leur parfum ne me réjouit pas, ni ne me dérange d’aucune façon, et l’émotion que l’on peut avoir pour des fleurs m’était alors étrangère au point que j’ignorais même qu’elle existait vraiment, chez d’autres. Comme pour le terme amour, je croyais que le goût des fleurs était là un code qui avait dérapé dans la généralité, et s’était incrusté comme signifiant d’actes assez banals, une sorte de pellicule en guimauve, et que ceux qui aimaient bien les fleurs n’aimaient en vérité que la pellicule en guimauve. Lorsque je jetais des fleurs, à l’avant d’une voiture à Rome, ou sur un paillasson à Paris, c’était un discours, c’était comme une poignée de mots, trop longue et trop compliquée à formuler. La fleur était un raccourci d’intention universellement admis, qui exonérait surtout de parler. J’y mettais d’ailleurs des sens qu’elle n’a pas d’ordinaire : l’agressivité qui m’est propre, et qui était stimulée par la tornade de pensée, l’exclamation, l’affirmation de moi qui est le je suis là !, et le concentré d’un discours sur la coïncidence.

Ce qui évidemment fait roman dans cette petite partie de ce qui m’est arrivé est la coïncidence de ce couple qui aurait comme « senti » que j’avais besoin de cet outil, la fleur, pour sortir du discours solitaire et inatteignable, inaudible, incompréhensible que j’avais peut-être marmonné, avec gongs et cloches dans la voix, sur le banc que nous partagions, et que cette fleur, devenue arme de ma présence, décoration de bout de bras, cette concentration de pensée, je puisse immédiatement en faire l’usage avec la femme à laquelle le romantisme populaire aurait spontanément offert une fleur qui m’appartient. Mais la coïncidence même correspond à l’état d’esprit que j’explorais sans le savoir, ou plus exactement, cet état d’esprit contient une écoute, une recherche, une mise en scène de coïncidences, qui y sont donc beaucoup plus fréquentes que dans le quotidien à intensité réduite. Dans le cours de ce flot de pensée si particulier, la nouveauté, les liens entre ce qui n’était encore jamais là et le fond qui enregistre les faits paraissent fortuits et c’est justement cette dimension, ces vives étincelles d’identité entre des choses très éloignées qui contribuent à illuminer et même à justifier cette cavalcade insensée de la conscience, déliée de ses contours habituels. Les coïncidences, alors, se multiplient, mais par là se dévaluent aussi, n’ont plus l’extraordinaire qu’elles peuvent prendre aux yeux des autres. Les romans, et particulièrement les romans d’amour, sont de la mauvaise littérature quand les coïncidences sont uniquement montrées sous leur angle extraordinaire, à peine croyable. A la fréquence d’esprit des amoureux, elles ont une autre légitimité, et un autre sens, bien plus effectif, beaucoup moins sensationnel ; le fait de ne pas expliquer cette différence est le propre du roman, qui a plus besoin d’étonner que de raconter la vérité.
 

Il y avait cependant ce dérivatif plus puissant que tous les autres, qui me rappelait, par mille comparaisons très inégales, et même par défaut, l’extraordinaire occupante de ma pensée et de mon existence. C’était le football. Par une coïncidence heureuse, il y avait à ce moment-là une coupe du monde qui se jouait en Espagne. Catherine m’avait prêté sa petite télévision en noir et blanc, et je suivais tous les matches.

Le paroxysme de cette compétition a été la demi-finale, France-Allemagne, jouée à Séville, et je crois que c’est le seul moment qui a pu, sans doute pas complètement, me détacher de Sophie, à cause de l’intensité de cette partie. Quand il y a France-Allemagne en football, je suis pour l’Allemagne, sans discussion possible (et également en athlétisme, en handball, en hockey, en tennis de table ; mais je suis pour la France en basket-ball, en natation, en tennis, va savoir pourquoi). Par coïncidence, c’est un des rares matches que je n’ai pas regardé seul. Nous étions six sur mon lit. Helmut, Günther et moi tenions pour l’Allemagne, Agnès, Elfi et un de ses anciens petits amis, un peu transi, assez insignifiant, dont j’ai oublié le nom, et qu’elle avait rencontré à Paris la première fois qu’elle était venue chez moi, soutenaient la France. Et, par coïncidence, le match se termina lui aussi à 3-3, avant les penalties gagnés par l’Allemagne. Pour une fois, la présence d’autres spectateurs ajouta pour moi à l’excitation et à la concentration. Le partage dans notre groupe attisa les quolibets, et releva les faits des jeux, mais minimisa par exemple l’événement qui est, à tort, resté le plus spectaculaire, la blessure de Battiston. En France, où ce match est le plus dramatique match de l’équipe nationale (mais pas en Allemagne, où il est éclipsé par une défaite, également en demi-finale de coupe du monde, contre l’Italie en 1970 au Mexique – la mémoire médiatico-collective semble plus attachée aux défaites qu’aux victoires), où l’on connaît par cœur les buts de Trésor et de Giresse, on a très injustement oublié le dernier but dans le jeu, le magnifique ciseau acrobatique de Klaus Fischer ; on a aussi oublié quel combat les vainqueurs durent livrer pour rattraper deux buts en prolongation.

Il y avait d’ailleurs dans notre communauté un mélange de nationalités suffisantes pour tenir en échec ce que le nationalisme a de misérable. Et ce nationalisme, qui n’est jamais sympathique ou innocent, mais toujours honteux, est la raison pour laquelle j’ai toujours préféré les clubs aux équipes nationales ; d’ailleurs les compétitions par équipes représentant des Etats a toujours été une inégalité absurde dès le départ, où le nombre d’habitants fausse assez sûrement l’équité, ce qui d’ailleurs devrait à terme dégrader les Etats européens en deuxième division. Le jeu, ce jour-là avait été d’une telle qualité, qu’il n’y eut pas d’animosité entre nos deux camps. Les pro-Allemagne, magnanimes, concédèrent que la France avait sans doute mieux joué, et les pro-France admirèrent que pour battre une équipe qui joue si bien, il fallait quelques qualités que la France n’avait pas.

Mais un match est court, même quand il est prolongé ; et la compétition, et donc mon dérivatif majeur touchait à sa fin, et je craignais maintenant les contrecoups d’un détachement de ma pensée par rapport à Sophie. Car elle revenait comme un souffle de feu, ou comme un coup de batte me rappeler que s’il y avait une réalité qui méritât qu’on en parle, ce n’était pas les trajectoires dramatiques du ballon, c’était la sphère qui était bien au-dessus.

L’image suivante est rue Rambuteau, où je passai par hasard – comme si je pouvais passer par hasard rue Rambuteau ! Soudain, je vois la silhouette magique couler de sa démarche indéchiffrable. Quand elle prend la rue Saint-Denis à angle droit vers la gauche, je suis à dix mètres, et tout le bruit de la ville est couvert par celui de mon sang qui charrie la terreur d’être découvert : il suffit qu’elle se retourne. A la hauteur de la fontaine des Innocents, on se demande comment ils ont fait, elle s’arrête un instant pour scruter la terrasse du café appelé, je crois, Les Innocents, avec l’œil légèrement plissé, la tête de côté sur le long cou insensiblement incliné. Je pensais alors qu’il y avait deux raisons à cette scrutation marquée : soit elle cherchait des yeux Bruno Nuytten, qui était le chef opérateur du film de son père dont le tournage devait être en cours, et dont elle m’avait dit qu’il fréquentait ce café, soit moi, qui n’avais jamais mis les pieds dans cet endroit, mais je ne me souviens plus du tout pourquoi cette hypothèse qui me paraît aujourd’hui complètement improbable était alors à rebours de mon minimalisme habituel. Depuis, je pense que cet arrêt surprenant, en pleine rue, avait bien d’autres bénéficiaires potentiels, et peut-être même, comme tête de liste, aucun en particulier ; c’était peut-être seulement elle-même qu’il s’agissait d’admirer, ce qui, trente mètres en retrait, ne manqua pas d’être fait. Après ces quinze secondes, elle continue jusqu’à la rue des Lombards, où elle entre chez un coiffeur un peu à la mode, nommé Harlow. A la fois désorganisé par sa disparition soudaine et honteux de mon personnage de poursuivant, mais ayant traversé la flamme et baigné de ce je-ne-sais-quoi inextinguible, je m’assois en terrasse du café le plus proche, et je commence à boire. Au bout d’une heure et demie, elle n’est pas sortie, mais je n’ose pas entrer, car ce serait la nudité, et une honte incroyable, impossible de feindre la coïncidence, d’autant que je sens tant de possibilités, que j’ai l’impression de ne pouvoir trouver les bonnes réactions à celle que j’aurais à affronter. Je trouve après plusieurs verres que ce délai est improbable, elle a dû me repérer, et sortir teinte ou déguisée, ou par un conduit souterrain avec la complicité des employés, mais rien n’est sûr. Je me dis qu’en téléphonant chez elle, je pourrais vérifier si elle est encore chez Harlow, ce qui est ridicule, puisqu’elle peut très bien n’être ni chez elle ni chez Harlow. Je sais bien cela, et d’ailleurs j’appelle chez elle, en me disant qu’il n’y a personne, mais c’est l’excuse pour former son numéro, que j’ai envie de composer depuis cette éternité, d’il y a maintenant plus d’un mois.

Mais elle est là. Je ne sais pas comment, quand, pourquoi elle est sortie de chez Harlow, j’étais en face de l’entrée, les yeux braqués dessus, elle est rue Rambuteau. Son timbre, grave et frais, est celui qui résonne encore en moi, mais il, mais elle ne laisse rien paraître sur la péripétie dont je sais que je suis déjà dans l’épilogue. Je ne me souviens de rien de ce que je lui ai dit, ai-je bredouillé de surprise, ai-je nagé comme un dauphin dans la joie du timbre retrouvée, ai-je oublié dans l’alcool l’art d’articuler, comment l’accélération de particules a affecté mon ton, ma voix, ma pensée, ma répartie, de quel prétexte ai-je précipitamment justifié cet appel, je ne sais plus rien. Peut-être avait-elle un livre que je désirais qu’elle me rende, ou bien me suis-je empressé de la remercier tardivement du petit mot où elle m’avait annoncé le succès de son avortement, ou encore me suis-je rabattu, comme lorsque j’étais enfant, sur une intention innocente comme « je voulais savoir comment tu allais, et je suis tombé sur ton numéro... », mais il serait de mauvaise foi de m’attribuer cette mauvaise foi pour cette fois. La seule chose dont je me souviens, c’est sa phrase finale, un peu tirée, pâteuse, singulièrement opaque, « il n’y a rien pour toi en ce moment ».

Je ne peux pas décrire la violence de cette banalité de préposée du service des recommandés. C’était une sentence qui allait juste un peu au-delà de mes perspectives, de toutes mes perspectives réunies. L’un des dilemmes les plus compliqués de ce récit est de rendre compte des différences de perception et de vécu fondamentales, qui sont une singularité que j’ai rencontrée souvent, mais jamais avec une telle radicalité : Sophie dit ou fait une chose absolument banale, malgré le fait que Sophie justement veut que la chose soit banale – sa volonté est déjà un début de contradiction à cette banalité – et tout un chacun peut entendre la banalité, socialement consacrée, de ce que Sophie a voulu ainsi signifier. Sauf moi. Je bruissais, je flottais, je coulais en volutes, en spirales ardentes, en vortex et en fusées de pensées, tous ensemble formaient un ciel, avec ses longues et ses fines ramifications vers le sol, et sous le sol. Et le volcan se reformait naturellement, se construisait en brûlures d’attentes et d’aimantation, et le mouvement inégal, ralenti-accéléré de cet étrange moment qui a concentré ma vie se reprenait en échafaudages, en théories, en raffinements des sens, dont le dessin formait un dessein. Et voilà que tout cela, d’une phrase anodine, seulement téléphonée, était anéanti. Il faut rappeler, pour expliquer l’impréparation dans laquelle j’étais de ce que je venais d’entendre, que pour moi, Sophie, c’était fini, définitivement, par décret officiel, depuis fin mai. Or je ne m’étais même pas rendu compte de la contradiction flagrante entre cette rupture radicale et le fait de la suivre, puis de lui téléphoner. J’étais tellement absorbé par elle, qu’au moindre éclair de ma conscience de soi, je constatais, également avec surprise, que mon sang battait mes tempes au rythme qui était indubitablement le sien, et que réaliser cette analogie sur moi-même au moyen d’elle était le plus loin que je pouvais me détacher d’elle. De sorte que ces fugitifs moments de recul, guidés par quelque décharge nerveuse ou raidissement musculaire, à moins que ce soit décharge musculaire et raidissement nerveux, me paraissaient alors revenus au noyau, électron à nouveau concentré sur son ellipse, une sorte d’infidélité grave, de culpabilité impardonnable, un impair de goût et de vie, qui agaçait mon intégrité, parce que j’avais l’impression de me laisser divertir par cet intolérable moi-même, qui n’existait même pas, de la vraie question du monde. Mon retour à Paris, l’épisode de la rose, le hasard de passer rue Rambuteau en même temps étaient des facettes où des degrés d’intensité de la souffrance ou de la volupté, des débuts de réflexion échevelée, du langoureux bien mystérieux et du supplice, assez injuste, mais dont la rupture, indéfectible, elle-même à ce titre pilier du décor, était l’explication, un des rares points fixes d’un environnement qui basculait dans le penché. Mais la rupture, censée tout résoudre et expliquer, était devenue inopérante. L’intervalle était définitif, mais le manque, sachant pourtant cela, augmentait tranquillement dans cette étendue épouvantable, imprévisible, qui hier encore n’existait nulle part. Comme un flot impétueux, l’écho de Sophie envahissait les recoins les plus inaccessibles à mes propres introspections, et même ceux qui n’avaient pas paru dans notre courte liaison.

Alors que je ne pensais même plus en ces termes, l’explosion continuait, malgré le décret officiel ! L’expansion de l’influence de Sophie augmentait, les défenses secondaires de mon ex-caractère s’effondraient maintenant tout comme les principaux murs d’enceinte il y a trois mois, mes sens continuaient à Sophier le monde à tour de bras : les noms des rues, les femmes que je voyais dans la rue, à la télévision, mes relations, les livres que j’essayai de lire, les musiques, les parfums, les goûts, tout ce que je touchais était immédiatement, sans mon avis, organisé dans la relation à Sophie, seule le déclin de la vague de révolte de 1978 et le football se frayaient un passage suspect à l’air libre, comme ces poissons qu’on voit presque jaillir hors de l’eau, leur élément qui les étouffe. J’étais amer, violent, impétueux, déconfit, je discourrai, gesticulai, criai, puis prostré, regardai défiler la folie du monde, dans un double défilé : tout ce qui était elle entrait, bagage à la main, dans les sanctuaires de mon vibrato, les ouvrant et les dépoussiérant, ouste, du balai, et en chassant sans ménagement tout l’ancien régime de ma Weltanschauung à l’exception de quelques gros blocs, ouvriers de base, réaménagés, comme la langue ou l’équilibre, et quelques idées que j’avais lancées hors de portée, et quelques rêveries chroniquement camouflées ; survivait aussi, comme dans les Etats allemands retaillés par la conquête napoléonienne, une opposition, tolérée plutôt pour son rassurant vacarme que pour sa pertinence. Et voilà que, au milieu de ces travaux de rénovation fondamentaux, de cet immense apport combattu et contesté, en pure hypocrisie – l’opposition interne était cette mauvaise foi, ou cette faiblesse d’argument qui s’opposait à l’invasion de Sophie, et dont la médiocrité montrait à la fois la médiocrité antérieure, dont elle provenait, et la justesse et la splendeur de l’intervention de Sophie – des va-et-vient incessants de Sophie, qui dirigeait jours et nuits, de sa présence, de son souffle altier et puissant, de son regard le plus inexpugnable, de ses conseils et de son ordre qui traversaient lentement les couches démolies de mon incrédulité, de la structure merveilleuse de tout son être colonisant le mien, voilà donc que, au milieu de l’immense place qu’elle s’était aménagée, et qui pouvait s’étendre dans une élasticité insoupçonnée de mon intimité, elle prétendait soudain se refuser catégoriquement à régner en personne, là où toute structure était déjà imprégnée de son esprit supérieur : « Il n’y a rien pour toi en ce moment » !

C’est d’ailleurs la première partie de la phrase que j’entends : il n’y a rien pour toi. Le « en ce moment » n’était que la finesse qui atténue, la grâce de la politesse et de la prudence de Sophie, l’équilibre musical de sa sentence. Cette courtoise temporalisation, qui contrebalançait l’absolu « rien » était d’ailleurs plus inquiétante que si la phrase avait été plus Ferré, « il n’y a plus rien », parce qu’elle indiquait une réflexion, un recul, une modération dont je me demandais bien d’où elle pouvait provenir, donc une capacité à calculer, à évaluer, que j’avais complètement perdues. Et où et comment trouver ce qui pourrait lui faire dire : « Il y a quelque chose pour toi, en ce moment » ? Comment renverser le rien, comment justifier le caractère momentané ainsi postulé ? C’était une ironie après une rupture définitive, de la confirmer, en lui adjoignant ce « en ce moment ». Le « en ce moment », était d’ailleurs une fine caresse, l’élégance discrète et soignée, inventive, de mon aimée, et elle avait en particulier cette douceur que peut revêtir le contraste quand il aboutit à l’harmonie, et qui renversait dans un éphémère plus qu’improbable la dure vérité de l’absolu du néant.

Mais ce néant était si nié en moi, que l’affirmation qui le portait fondit dans le cours de l’avalanche, qui était elle-même comme le contraire même d’il n’y a rien. Et j’attribuai aussi l’étrangeté de l’arrêt à cette contradiction entre rien et ce que rien produisait en moi, entre l’affirmation du néant et mon effondrement intérieur continu, que seule une sonnerie d’alarme conceptuelle d’assez ancienne facture m’interdisait, à juste titre je trouve, de décrire comme son contraire : tout. Et donc, je m’aperçus que l’étrangeté provenait de l’objectivité qui régnait dans l’arrêt. Sophie ne s’était pas elle-même incluse dans la phrase. C’était une sorte d’oracle, mystérieux et impératif, sous couvert de présentation d’un fait objectif, dont tout moi criait fondamentalement le déni, jetée pourtant avec d’autant plus de nonchalance que Sophie avait très largement appuyé sur les sons, peut-être en ralentissant pour donner ce goût d’irréversible, ou d’entièrement réfléchi qu’elle savait insinuer avec précision, mais le tout sans hâte ni colère, seulement ferme et sûr, c’était pire, tâchant de transmettre à travers le réseau téléphonique, une distance sympathique.

L’été continua comme un intolérable et incompréhensible tourment. Elfi, Helmut et Günther rentrèrent à Vienne, Agnès et Catherine partirent à Rome, où elles arrivèrent ce soir étrange, ciel nu et rues désertes, de la finale de la coupe du monde, où à Madrid l’Italie battit l’Allemagne. Elles me racontèrent comment elles eurent du mal à trouver un restaurant ouvert, où elles étaient seules clientes, avec un téléviseur qui mobilisait toute la cuisine. Pendant ce match, que je vis seul, je compris la faiblesse du football comme dérivatif. Ce fut une rencontre sans envergure, entre deux équipes fatiguées, et la mienne, l’Allemagne, la plus fatiguée, perdit plus nettement que le score de 3-1 l’indique. Et je pouvais regretter de n’être pas avec les filles pour l’explosion de victoire dans la capitale du pays gagnant, si intensément impliqué dans ce sport. Mais surtout, ce match était sinistre parce que c’était le match sans lendemain, il était censé être l’apothéose du système actif que l’événement déclenchait en moi, car la finale de la coupe du monde est le summum, la partie la plus importante de ce jeu.

La finale m’annonçait déjà la terrible vengeance d’avoir pu laisser mon attention se capter par un système plus petit, plus impersonnel, plus prévisible, et qui figurait un monde plus superficiel que celui de Sophie.
 

Agnès et Catherine rentrèrent, à court d’argent, après une semaine de recherches évidemment infructueuses, qui confirmaient bien les pronostics de Catherine. Trouver un appartement à Rome était bien une gageure, un projet qui avait pour moi l’avantage de former un horizon qui reste horizon. J’ignore si Catherine avait elle aussi besoin d’un tel mirage consciemment assumé, mais pour moi il idéalisait ma souffrance, et tentait de dissoudre mon absorption dans cette brume.

Quoique je ne m’en souvienne plus, je sais que ma sensualité habituelle, avant Sophie, s’était réinstallée. Je ne comprends pas comment la masturbation masculine est à ce point sous-estimée. Elle a été, de loin, la part essentielle de ma pratique sexuelle, et je pense que mes contemporains masculins, non seulement ceux qui ne se masturbent pas, mais ceux qui se masturbent moins qu’ils n’ont de relations avec un partenaire, comme on dit, sont une petite minorité. Il n’est pas nécessaire ici de faire l’inventaire de toutes les difficultés des changements de « partenaires », de tout ce qu’ils ont de codifié, de fastidieux, de déceptif, et combien peu dure leur véritable apogée, suivie de longues et pénibles dégradations, d’autant plus favorables à la masturbation que ces déclins sont reconnus tard, mal reconnus, et mal assumés. La prostitution sans doute est le premier remède à cette anomalie par rapport au bonheur affiché, mais ce n’est pas un remède permanent et définitif : trop cher, trop compliqué, trop décrié socialement, un peu risqué pour la santé, pas très confortable ; la prostitution, en cette fin de siècle, ressemble à la nourriture dans les trains : nécessaire, onéreuse, de mauvaise qualité, sans service. La masturbation est beaucoup plus mobile, on en choisit soi-même les conditions, la durée, le toucher, et elle ne coûte rien pourvu qu’on ait de l’imagination. Il y a dans cette activité, une immédiateté et une accessibilité que tout favoriserait, si elle n’avait pas à combattre le peu d’estime dont elle jouit dans le public, bien hypocrite à mon avis. Sans doute, les marchands n’y gagnent rien, encore qu’ils ont fourni peu à peu un environnement onaniste qui a presque éradiqué l’imaginaire des pratiquants, c’est-à-dire de quasiment tous les hommes, et le planning familial, l’intérêt supérieur de la reproduction, donc l’Eglise et l’Etat ont donc aussi intérêt à la combattre. Et pourtant la masturbation est souvent beaucoup plus jouissive que le rapport avec un autre, si souvent encombré de maladresses et de télescopages, borné par les inhibitions et les préférences de l’un, s’ajoutant à l’autre, et je pense pour cela sombrant rapidement dans la répétition et la désaffection. A cette époque, j’avais entre sept et dix éjaculations par semaine, et j’avais donc nécessairement repris le cours de mes projections sadiques. Parfois c’était une histoire continue, une sorte de feuilleton, que je me racontais et qui pouvait se prolonger sur plusieurs masturbations successives et à certaines périodes, je changeais de scène ou d’histoire à chaque épisode. Mais je sais que Sophie n’a jamais été l’objet d’un fantasme de ce type. Dans toute la partie masturbatoire de ma sexualité, Sophie a été rigoureusement taboue. Pendant la période où elle était ma maîtresse, j’avais complètement abandonné l’onanisme, ce qui est le cas dans beaucoup de relations sexuelles qui commencent, et le rythme de mes éjaculations s’était complètement transformé, diminuant même puisqu’il était réduit par la durée des intervalles. Je me souviens seulement de la tristesse, teintée d’amertume, lorsque je pris conscience du retour du rythme et de la routine, qui maintenant avait la saveur grise de l’obligation et de l’habitude revenue, bien avant d’être la férocité et la joie noire de ces poussées intérieures, que je sais vivre d’une manière si négative. Que ce soit à Florence, ou seulement à mon retour, c’était une impression de pincement, de mesquinerie, une sorte de pli dur et sans pitié, que certaines personnes prennent autour de la bouche, sécheresse des mauvais choix, qui devient sillon profond, qui les entaille jusqu’à la mort. Si d’ailleurs le plaisir sexuel a souvent été pour moi plus grand seul qu’avec une femme, il l’était incomparablement moins qu’avec Sophie, parce qu’avec Sophie, il était l’émanation de quelque chose, en périphérie nécessaire d’un discours, d’une aventure, d’une guerre, d’un voyage. C’est cette subordination de la sexualité, qui en faisait avec elle une expérience d’une toute autre nature qu’avec n’importe qui d’autre, où le plaisir était l’exposant de l’explosion, mais jamais en et pour soi, à tel point qu’il m’avait été si difficile de le reconstituer. Pourtant, ce plaisir, ou ce moment, sans contrainte, avait aboli toute la sexualité indépendante et pour elle-même de toute ma vie, avant et après. Je redécouvrais donc maintenant un plaisir insuffisant, inférieur, et j’avais l’impression, pour la première fois de ma vie, lors d’une éjaculation, de déchoir. Mon amertume venait aussi de ce que j’avais cru que Sophie avait aboli mon sadisme. Sa délicieuse supériorité, son irrésistible ondulation, son toucher de crème jusque dans mon scrotum et mon cortex, n’avaient que suspendu ce penchant si hostile à tout et à tous, fût-ce par faute de temps, ou par ironie.

Masturbation, football, appartement à Rome, je multipliais ainsi, un peu plus qu’à l’accoutumée, les exutoires à l’insatisfaction. Je développe ici des territoires que Sophie n’avait pas occupés, et c’est inconsciemment que, dans tous les sens, je m’essayais dans ces directions que je suspectais non encore envahies par l’explosion dont le grand souffle me balayait essentiellement. Si je racontais, ici, ce que je pensais, et vivais, ces efforts d’échapper à l’emprise incompréhensible apparaîtraient peut-être davantage comme des tentatives d’étendre les annexions de cet esprit si merveilleux. Car autant je souffrais de cette réorganisation entière de ma pensée, de cette tutelle, autant elle m’était chère et je voulais au fond l’étendre au monde. Et je ne me débattais pas, pour cette double raison qui était que ce joug douloureux était plein de ce plaisir onctueux qui ne résidait pourtant pas dans la douleur, et que cette imposition contrevenait formellement à ce que j’attendais, et donc qu’elle me prenait alors par surprise. J’ai, précédemment raconté par éclairs les monologues qui m’occupaient entièrement et me dévastaient jusqu’à me laisser sans mémoire, et je ne reviens donc pas ici sur ces longues et puissantes altercations internes qui variaient insensiblement depuis le point de vue extérieur que j’ai ici, alors que, dans la démarche poussée par cette richesse de pensée ivre, les différences devenaient immenses. Je ne raconte ici que ce que le monde profane peut attendre de la cohérence d’une telle situation : qu’on tente d’y échapper.

Un autre de ces ravins adjacents à la grande route tracée par le laser azuré était l’écrit. Quitter Paris participait alors des espoirs naïfs et triviaux de secouer l’obsession que représentait Sophie ; je n’avais pas appris de mon déplacement à Florence et Rome, parce que, quand j’étais à Paris, la présence de Sophie me paraissait plus grande que la ville, et je redoutais, délicieusement, de la rencontrer à chaque coin de rue d’autant que comme sous l’effet d’un aimant, je me rapprochais du périmètre où je la savais, avec les plus mauvaises excuses, et avec des coups de freins qui se terminaient en dérapages que je contrôlais mal, si bien qu’une rencontre tragique et honteuse devenait inévitable. J’appris que ma mère, avec qui j’espaçai alors continûment et irrémédiablement mes relations, avait laissé son appartement munichois pour le mois d’août. J’écrivis à Munich l’essentiel d’un petit pamphlet contre la musique. Il y a un moment déjà que je voulais exprimer le ressort cassé de cette passion d’adolescent, dont je sentais qu’elle n’avait pas été véritablement une passion pour la musique, mais peut-être plus pour la gloire, pour l’universalité. L’universalité qui était au bout de la musique de cette époque-là était d’autant plus palpable qu’il n’y avait besoin d’aucun apprentissage long et précis, d’aucune aptitude particulière apparemment, pour faire passer l’exaltation adolescente à la gloire universelle : le nombre de médiations était incroyablement court dans ce que je commençais alors à comprendre comme un phénomène marchand particulier. Mais ce qui motiva ce texte, dont je m’aperçus pendant quelques semaines intenses qu’il n’était pas si simple à écrire, c’est que, dans cette société, tout le monde approuvait la musique, même ceux qui, comme moi, étaient revenus de ce mirage d’une musique universelle par chacun. Si l’enthousiasme pour ce langage du bruit durait rarement au-delà de vingt-cinq ans, toutes latitudes confondues, aucune critique de ce leurre qui avait permis l’enthousiasme ne venait contrebalancer la benoîte et paisible admiration de sons qui, ne touchant plus le fond de l’individu, lui bordaient le confort. Moi, qui commençais à éprouver la musique comme une imposture, puis comme une imposition, j’étais outré de cette positivité générale, nettement supérieure à celle qui régnait dans la société, mais qui la représentait assez bien, dans son schéma moutonnant. Au fil de cette réflexion, j’en arrivais à montrer que l’essence de la musique était marchande, ce qui n’avait pas été son essence initiale, et je diagnostiquai là une forme canonique d’aliénation. Le cheminement de l’ensemble de cette réflexion m’amena aussi à constater que la musique n’était nullement éternelle, ce qui va de soi, mais contrevient formellement à tout ce que je croyais jusque-là, et je pense à tout ce que ressentent ou croient tous ceux qui ne se sont pas posé la question de la durée réelle de cet amusement public. En postulant la finitude de la musique, j’écrivis alors le premier texte de téléologie moderne. Je fus d’ailleurs amené à modifier ce petit pamphlet dans les semaines qui suivirent, parce que Champ Libre fit paraître un ouvrage apologétique sur Wagner, d’un certain Francis Pagnon, auquel je crus que mon Abrégé de la théorie de la musique se devait de répondre. Cette polémique, qui me permit de prendre position pour Jean-Pierre Voyer dans sa dispute avec Guy Debord, retarda la publication de l’Abrégé.

Alors que dans mes journées je parvenais à me concentrer sur les difficultés de l’écrit, que je découvrais, je passais mes nuits dans les bars de la Türkenstrasse, à boire jusqu’à l’aube. Je ne me souviens plus comment l’ombre noire de l’aile de Sophie planait sur cette dichotomie du jour et de la nuit, mais ces activités mêmes étaient distordues par sa présence, atrocement douloureuse et d’une richesse et d’une variété qui ne laissaient pas à mes tentatives de fuite d’horizons suffisamment prometteurs pour me donner la chance d’échapper à cette ombre sans bornes. Alors que tout l’écrit me semblait sous le contrôle de son vaste esprit, mes nuits étaient, au fond des bistrots modernistes où des démonstratrices venaient faire déguster du Pernod à minuit, ou des Gaststätte plus traditionnelles, où, dans des grandes tablées dont toutes les têtes ont rapidement déserté ma mémoire, les plus endurcis se laissaient aller à rouler sous la table comme dans un tableau de Teniers ou de Steen, je restais avec l’impitoyable présence, tour à tour ricanant et gémissant, rentré avec une obstination hostile puis déclamant de sourdes tirades pathétiques, questionnant, échafaudant des projets plus subtils et plus hardis, plus banals et plus stupides, parfois à voix haute, mais plus fréquemment dans le monologue si musical dont profitait seulement l’implant que mon amie avait laissé ouvert en moi, dans une imagination perpétuelle mais toujours dépourvue de la moindre application. Ainsi, au milieu d’une débauche factice, je me roulais dans la douleur. Même l’amitié que j’avais nouée dans une surprenante complicité avec une putain, dure et fine, mais fatiguée et inquiète, qui jetait ses derniers feux et venait, après ses heures de travail, retrouver la petite bande fortuite que nous formions ce mois d’août ne m’avait pas soulagée lorsque, un dernier soir, alors que nous étions elle et moi avec un tiers, je compris qu’elle désirait dans son implacable rudesse de métier que je m’en aille car le tiers, qui était pourtant un vieux de notre fine équipe, avait caressé l’idée de se transformer en client.

Fuir était l’ordre du jour permanent, et lorsque, pour la musique, le texte me parut avoir la tenue suffisante, et que dans mon intérieur il n’y avait plus qu’à chercher ce qui permettait d’affiner les contours – activité que j’ai toujours méprisée – je me sentis épuisé, et satisfait, sur un détail de mon immense insatisfaction. Je partis donc à Vienne, tout près, voir, boire avec Helmut et Elfi. Et il est remarquable que je ne pensais donc plus à Rome, quand Agnès, qui avait fait le chauffeur de taxi tout l’été, m’appela pour me dire qu’elle pensait avoir réuni de quoi amorcer la location de l’appartement que nous avions projeté de prendre ensemble, ce qui voulait surtout dire payer une agence et un dépôt de garantie. Catherine étant indisponible, elle me donnait rendez-vous à Rome pour une nouvelle tentative de recherche. Je traversai donc l’Autriche et l’Italie en stop et, le dernier jour de notre quête, miracle, nous trouvions effectivement un appartement qui correspondait à tous nos critères : trois belles pièces, un immeuble récent et gardé certes, mais qui était via Latina, dans un quartier agréable et populaire, Saint Jean. Sans doute le prix était légèrement au-dessus du plafond que nous nous étions imposé ; mais avant la signature avec une maquerelle immobilière allemande ou suisse et le petit propriétaire guilleret, moustachu tiré à quatre épingles, margoulin napolitain quinquagénaire que nous associâmes sans autre forme de procès à la Camorra, nous appelâmes Catherine pour lui soumettre les avantages et les inconvénients de notre nouvel appartement, et elle donna son accord. Nous vivions alors au jour le jour, et nos réserves immédiates étaient si bien épuisées, que nous avions seulement les clés et le contrat, mais même plus le temps de retourner à l’appartement avant de nous être renfloués, ce qui ne pouvait se faire qu’à Paris. Aussitôt après la signature, nous sommes donc rentrés en France, pouces hauts, trop heureux de ce succès inattendu pour en mesurer les conséquences.

Le premier soir après notre retour, Agnès, avec qui à Rome j’avais repris cette cosexualité qui s’était poursuivie depuis notre séparation trois ans plus tôt et n’avait véritablement cessé que pendant ma relation avec Sophie, et Catherine, vinrent chez moi. Catherine était dans un état singulier : elle doutait de notre probité, et alla même jusqu’à mettre en cause l’existence de l’appartement, maintenant que nous lui demandions de s’acquitter de sa part. Nous avions les clés, nous avions le contrat, mais sa paranoïa n’y subodorait qu’un coup particulièrement bien construit. Ma vieille alliance avec Agnès lui apparaissait soudain comme une tentative de la mettre en minorité, et elle se vit dans un trio où elle aurait automatiquement le dessous, en cas de conflit. Ce n’était pas d’ailleurs si faux comme la première et dernière dispute le montra aussitôt. Ayant laissé en suspens ses doutes invraisemblables sur notre honnêteté, nous envisageâmes l’usage de la via Latina. Et j’exigeai aussitôt l’accord sur un vieux principe de cohabitation que j’avais instauré en habitant avec Alain Maurras en 1974 : que toute personne exclue par l’un des trois membres légitimes, soit aussi exclue de l’appartement par les autres. La profondeur de nos différences apparut alors, car cette clause sembla inacceptable à Catherine. Elle crut maintenant que nous comptions ainsi exclure tous ceux qui seraient élus par elle ; ni le fait que c’était là parfaitement réciproque, ni l’objection comme quoi il n’y avait pour l’instant aucune exclusion envers qui que ce soit qu’elle connaissait ne la rassurèrent. Elle exigea au contraire qu’un tel principe soit aboli, ce à quoi je m’opposai violemment, puisque je savais par expérience ce qu’il y a d’impossible dans la cohabitation si un autre des cohabitants accepte chez moi quelqu’un avec qui j’ai rompu formellement. Mais les craintes de Catherine montèrent en spirale, dans une véritable crise de paranoïa. Elle finit par partir sur un constat de divorce irrémédiable, sa télévision sous le bras.

Certainement, c’était là un résultat logique, qui vérifiait surtout que l’appartement de Rome n’était nullement quelque chose que nous désirions véritablement : confrontés à sa réalité, nous n’avions plus ni projet, ni entente. Aussi, Agnès et moi étions très embarrassés. Car si l’appartement était déjà difficile à entretenir à trois, c’était impossible et illusoire à deux. La vanité de l’entreprise nous apparut lorsque nous pensâmes pouvoir remplacer Catherine. Le trop court du projet ressortait manifestement. Nous ne pouvions être que très peu présents nous-mêmes à Rome, et tous les tiers auraient des problèmes, peut-être moins aigus, mais tout de même similaires à ceux de Catherine face à notre vieille entente. D’autre part, le remplaçant de Catherine devait avoir son centre de gravité plus près de Rome que de Paris, et il n’y avait personne autour de nous pour jouer ce rôle. Nous aurions pu aussi travailler plus, ou penser nous installer pour de bon à Rome. Mais le fait d’avoir un appartement ne suffisait pas à construire une perspective qui justifiait de pareilles contraintes. Aussitôt que nous l’avions eu, nous ne pouvions plus conserver l’appartement de la via Latina. Nous décidâmes donc de ne plus payer aucune échéance, et de jeter les clés au bout des trois mois que nous avions payés d’avance. Mais comme août, septembre et octobre étaient acquittés, et que l’appartement nous plaisait, nous convînmes d’honorer notre recherche réussie par une fête, au plus tard possible, pour nous laisser le temps de réunir à nouveau un peu d’argent, c’est-à-dire fin octobre 1982.

     
             
             
             
             
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