l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      II Automne 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      1. Catherine, Florence, Rome
 

Hannah Arendt a écrit un livre sur la pensée, Vom Leben des Geistes, où elle développe surtout une position néokantienne sans grand intérêt. Elle y prend cependant pour objets quelques thèmes qui, tout faussés qu’ils sont ici par ses prémisses aux forts relents d’universitaire laborieuse, m’intéressent, même si le discours lent et péremptoire, matelassé de citations amenées avec plus de technique que d’à-propos, tend plutôt à assécher tous les sujets qu’elle aborde sans les conclure d’une opinion qui se contente de donner à entendre.

En particulier, elle prend pour objet la pensée « intérieure », c’est-à-dire le dialogue qu’on a avec soi-même, sans l’exprimer publiquement. D’abord, elle fait de cette voie une voie trop essentiellement philosophique, comme si tous les êtres humains ne la connaissaient pas, à des titres très divers, mais seulement les « philosophes » ou « penseurs ». Au contraire, ces professionnels-là font ce que j’essaye de faire ici : la nier, la faire taire, en la transformant, en l’exprimant dans l’écrit, dans un discours extériorisé. De sorte que cette finalité secondaire de ce qu’on appelle le « dialogue intérieur », chez les « penseurs », est précisément sa fin. Je ne suis pas persuadé que cette activité solitaire soit plus développée chez le « penseur » professionnel que chez le bûcheron ou l’infirmière, l’enfant ou le clown, le génie ou n’importe qui. Il nous manque, de toutes façons, des statistiques fiables sur ce phénomène, et il n’y en aura pas, car, comme le fait d’en écrire le nie, le fait d’en statuer de manière statistique y nuit aussi.

Contrairement à l’opinion d’Arendt, je ne pense pas que cette voix intérieure se formule dans la langue, en tout cas pas toujours (elle dit, p. 174 « … ce que la langue, le medium du penser, a figé en pensées » (« … was die Sprache, das Medium des Denkens, zu Gedanken gefroren hat »), qui tend tout de même à diminuer l’importance de la langue par rapport à la pensée ; mais il ne faut pas oublier qu’Arendt est une sorte d’aboutissement d’un siècle de culte de la langue, notamment dans la néophilosophie). Seule la conscience la formule dans la langue, et ce serait peut-être même là une définition de ce qu’est la conscience, quoique le fait de parler soit un fait de conscience si fugitif qu’il en est discutable, et qu’il me paraît avéré qu’il y a des moments d’usage de la langue sans conscience, tout autant que des phénomènes de pensée sans langue. Mais pour moi, en tous cas – j’essayerai aussi de prendre le contre-pied de la « philosophe » en ce que j’essayerai d’éviter de généraliser, pour un phénomène qui, justement, est si particulier qu’il n’arrive jamais à la communication (et donc voilà qui tendrait à invalider le principe du monde posé par Voyer), sauf sous une autre forme, décalquée – lorsque ma voix intérieure se prend pour objet, c’est là qu’elle s’exprime dans une langue, avec des phrases intelligibles, mais justement là, non seulement elle ne dit plus la même chose, mais elle ne peut plus dire la même chose que ce qui a attiré cette réflexion sur elle-même ; cette réflexion sur elle-même se comporte comme si c’était une perte de la pensée. Je tire cette conviction de l’expérience suivante : lorsque je me dis, tu viens d’avoir une idée intéressante, redis-la vite avant de la perdre (c’est à la conscience que j’ai peur de la perdre), j’essaye de la répéter mais elle ne me revient plus que, d’une part, beaucoup plus lente et plus sentencieuse, et d’autre part, par conséquent, avec des mots qu’elle n’avait pas à la place d’un grand nombre de mots qu’elle a remplacés. En fait, je pense plus vite que je ne formule. Mes superstitions l’ont très nettement vérifié : quand je me dis : avant d’arriver à la hauteur du poteau, il faut que je me sois rappelé de cinq noms de joueurs professionnels de football actuels dont le nom commence par Pa, cette exigence réussit (après quelques paniques au niveau de la mémoire) presque toujours tant que je n’ai pas à les prononcer, même « intérieurement » ; et elle échoue presque toujours quand je dois les dire. Le fait de reproduire, même dans l’imagination, les sonorités, donc même sans faire le geste qui permettrait le son, est beaucoup plus lent que la production des noms de manière satisfaisante et concluante. Il y a donc entre ce moment, où je sais que je sais ces noms, parce que je me les suis rappelé, et le moment où je me les dis, une zone frontalière dont le tracé de la frontière ne m’est pas connu mais qui marque bien une différence entre les deux types de pensée.

Il me semble qu’il y a là un des « changements de régime » dont parle Jean-François Billeter dans un petit ouvrage consacré à Tchouang-Tseu, comme il s’obstine à l’écrire. On est là dans le domaine de l’approche de l’immédiat, ou du moins de ce qui paraît immédiat. Zhuang Zhou montre très bien comment on oublie ce qu’on sait faire après l’avoir appris : par exemple, si j’apprends à conduire, d’abord je verrais l’ensemble comme très très compliqué ; ensuite, je ne verrais plus que les difficultés les plus importantes, le démarrage en côte, ou le créneau ; à la fin, j’oublie la conduite, parce que je la connais trop bien, et je peux parler d’autre chose en conduisant, en me concentrant entièrement sur ce qui est dit. Plus étonnant encore, dans la même catégorie, me paraît la capacité de marcheurs dans des foules importantes à se croiser, sur un trottoir par exemple, à vive allure, avec un nombre ridiculement bas de télescopage. Pourtant, ce dont il faut tenir compte avec chaque passant est sa corpulence, sa vitesse, son rythme, sa gestuelle, son regard, mais aussi les modifications dans toutes ces variables. Il y a là aussi des étapes. D’ordinaire, on avance ainsi en pensant à autre chose, et le miracle est là : on ne touche personne. Mais dès qu’on pense à éviter les autres, dès qu’on se formule tous les paramètres pour éviter une personne qu’on va croiser, on n’y arrive plus, parce qu’il y en a beaucoup trop, et c’est généralement là qu’on tamponne l’autre, après avoir hésité et oscillé, ce qui est d’ailleurs assez comique pour un spectateur. Il existe un troisième moment, qui est assez intéressant, et qui est celui où l’on se grise de ce type de déplacement. A ce moment-là on ne pense pas aux paramètres de l’autre, ou à la technique, mais à la fluidité de sa propre démarche, au plaisir de son rythme ; le résultat de cet état d’esprit est qu’on touche les autres, mais seulement en les frôlant – c’est une sorte d’état intermédiaire entre les deux autres. Ces paliers, ou changements de rythme dans la pensée, sont également tout à fait perceptibles entre le rêve, la mémoire du rêve et sa formulation (avec le passage entre le deuxième et le troisième terme, on retombe dans l’exemple de la langue), qui m’ont toujours fait douter de la capacité d’analyser les rêves : pour moi, en tout cas, la restitution d’un rêve est aussi éloignée du rêve lui-même qu’un constat d’une chose finie l’est de cette chose ; et on remarquera qu’il en est extrêmement éloigné, puisque la caractéristique première d’une chose finie est d’être finie, alors que le constat est la négation de cette finitude.

La même déperdition qu’il y a entre ma pensée et sa transformation en mots (et dans ce moment j’ai d’ailleurs parfois des pertes de mémoire : alors que j’avais parfaitement visualisé les cinq noms de footballeurs, entre le moment de cette visualisation et le moment du prononcement intérieur il m’arrive d’en oublier, et d’avoir à les retrouver), je l’ai entre le fait de parler et le fait d’écrire. Et là, il est plus évident encore, que non seulement j’en dis moins, mais je ne dis pas la même chose, je ne peux pas dire la même chose. La modalité, la tonalité de l’écrit n’est pas la même que celle du parler, et je pense différemment, pas de manière contraire, mais en utilisant d’autres éléments de pensée, qui modifient le sens : il n’y a pas de traduction fiable de ma pensée à la prononciation, et de la prononciation à l’écrit, même si, peut-être parfois, à l’occasion, par hasard ou par un autre phénomène, cette traduction puisse être entièrement juste.

Si je reste avec ces trois étapes, ce qui me paraît les différencier essentiellement, c’est la vitesse de pensée. Chacune des deux étapes inférieures est d’abord une grossière vulgarisation, parfois une altération malencontreuse de l’étape précédente. L’étape postérieure a bien entendu l’avantage d’être plus « officielle », plus mémorisable, plus effective, et plus cohérente. Jamais dans ma vie la différence de vitesse, d’une étape à l’autre n’a été plus flagrante et plus importante qu’avec Sophie.
 

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Courir. Le 27 mai, je me suis mis à courir. Ce n’était pas la peur, même s’il y en avait. C’était la souffrance dont on a toujours l’impression qu’elle s’éparpille mieux si on se meut. J’étais plié. Courir me donnerait peut-être une chance de respirer, de réfléchir, parce que ma pensée aussi avait pris des trous de tronçonneuse, et voyait sa respiration s’écraser au fond de petits sacs en plastique conçus pour répondre à une demande sans doute mal comprise du grand maître d’œuvre de ma constitution interne qui venait de déchirer. Les jambes à son cou, on sent moins les odeurs de l’enfer, et on peut s’inventer de courtes et courtoises excuses pour les catastrophes. Courir fait courir le sang, rétablit le rythme soumis de cette grotesque représentation de nature à laquelle au moins on doit tout, donc pas d’erreur possible, courir lave, nettoie, amende, fait oublier et on s’en sortira. Courir, c’est faire défiler les décors qui vous giflent et vous avalent, point de regret, remets ton avenir devant toi, me disait le dernier carré des défenseurs bornés regroupés dans le replis le plus croupi de la déchirure, en fabriquant les sacs plastique de l’étouffement, comme une brigade modèle d’ouvriers chinois dans une entreprise absurde et désuète. Vite.

J’avais encore des questionnaires « Styles de vie » à récupérer, même cette phrase illustre bien le grotesque de nos courses, il fallait que je courre d’une société de sondages à l’autre, d’un domicile à l’autre, celui de Sophie endormie, le mien inutile, celui d’Agnès absente, à laquelle je signifiai d’un mot laconique la rupture de la nuit passée, qui ne pouvait que la soulager. Dans l’espèce d’hébétude à la fois pesante et affolée, comme un gros nuage inquiet, un moment de recul du fétichisme des nombres me permit, en une brève parenthèse de mes ratiocinations entièrement Sophie, de constater que j’étais probablement en train de battre un record personnel de stations de métro en une journée. Je crois que j’ai traversé dans cette cavalcade diurne cent trente stations de métro, toujours en essayant de prendre le chemin le plus court. Sachant que pour dix stations de métro il faut quinze minutes, cent trente équivalent à deux cents minutes, soit trois heures vingt, et je ne compte pas les changements, environ une dizaine. J’ai donc dû passer au moins quatre heures dans le métro, hanté et poursuivi par un dialogue bredouillant, qui était en fait un monologue, une voie intérieure impérative et volumineuse qui contestait les résultats de la nuit, hurlait des imprécations, susurrait des sarcasmes, claironnait des idées crues nouvelles, ruminait des plans, établissait des comparaisons, frottait des analogies, s’illuminait dans des dialectiques vite perdues dans les rages et les désespoirs, les colères et leurs discours incendiaires, les écrasements et les contemplations, les glissements dans l’absurde, et les ricanements aux causes oubliées avant qu’ils soient achevés. J’écrasai les gémissements. J’avais improvisé des palissades de Potemkine pour dissimuler les abîmes. J’avais les mâchoires serrées et tendues. Dans tout ce métro, il n’y eut qu’une diversion, fort singulière. Au bout du quai de Saint-Lazare, je vis, arrivant le premier et seul, une méchante valise en carton. C’était bien avant l’époque des bagages à roulettes, et quoique nous étions deux ans après l’attentat de la rue Copernic, et quatre ans avant une série de bombes dans ce même métro parisien, on ne suspectait pas encore une valise, parce qu’elle est seule. J’ai donc pris la valise, qui était pleine, mais fermée par un code. En arrivant chez Agnès, rue Durantin, je l’ai forcée : elle ne contenait que des revues pornographiques, un ou deux godemichets. Dans mon état de fatigue, j’ai failli vomir. Cette diversion devenait une surenchère de la nuit : partie en jeu, en vol facile, avec un trésor supposé, elle s’avéra grossièreté, déception, fermeture, singerie de grâce et laideur du monde dans l’obscénité.

La seule soupape que je m’étais réservée était la visite obligatoire à Igor, obligatoire car je lui avais également fourgué un « Style de vie ». Igor était Daigneault de Saulieu, et il habitait avec Jacotte en haut de la Butte, j’ignore qui avait financé leur appartement. Je connaissais Igor, dont je trouvais qu’il ressemblait à Jeremy Irons depuis le lycée de Saint-Cloud. Plus jeune que moi de trois ou quatre ans, éphémère petit ami en titre de la plus jolie et de la plus sotte des Trois Grâces, il m’avait mis dans l’embarras en me proclamant son maître à penser, et en annonçant et haut et fort qu’il allait me confronter au maître de l’un de ses condisciples qui était un professeur de philosophie de classe de terminale je crois. Igor ignorait alors que j’étais réfractaire à tout disciple, et lui était plutôt disciple pour l’espèce de superbe ou de rêverie que lui promettait ce personnage que pour l’enseignement de son maître, ce qui ressortait d’ailleurs de cette espèce de duel projeté : où a-t-on vu des disciples avoir l’insolence d’opposer leur maîtres, comme s’il s’agissait de taureaux de combat ? J’avais ensuite perdu de vue ce fils de famille, dont je ne savais pas si sa famille était aussi fabuleusement riche et de vieille souche qu’il l’affirmait, ou si tout cela ne participait que de la riche vie fantasmatique du personnage. J’avais perdu de vue Igor, et ne l’avais recroisé que récemment, à Montmartre, et là encore la rencontre était tout à fait dans le ton un peu grandiloquent et original par lequel il voulut me prouver un attachement profond dont je n’ai d’ailleurs jamais su la raison. C’était déjà la nuit, et je rentrais rue des Abesses avec Agnès, qui habitait rue Durantin, lorsque je vis à dix mètres devant moi, à la sortie du Saint-Jean un dos qui cria soudain « Christophe ! » et se retourna tout d’une pièce, le bras et le doigt tendus vers moi, dans l’écho du cri. Igor « savait » que je venais, que c’était moi, et il ne m’avait pas vu avant. Il ignorait sincèrement ce qu’était le travail, inventait des choses inutiles ou loufoques, comme une planche à voile en kit, et cultivait, sous sa jovialité mêlée de vieille France, d’étranges domaines de connaissances, à la fois en ésotérique et dans l’univers des branchés parisiens. C’est lui le premier qui m’a fait connaître Jakob Böhme et, dans un autre registre, Gombrowicz. Igor n’avait jamais d’argent et, une nuit à deux heures du matin, il m’avait entraîné chez Grazziano, le restaurant du frère de Dalida, qui était juste à côté de chez lui et, dans un ton très posé, comme dans quelque comédie de Lubitsch, il avait emprunté deux bouteilles de vin, en voisin, traitant juste suffisamment de haut le restaurateur étonné, sans oublier la déférence du demandeur, pour le subjuguer. Sa voisine du dessus marchait avec des talons aiguilles sur le parquet ? Igor choisissait avec un soin maniaque l’endroit du mur porteur où, tout d’un coup, avec le tranchant, il frappa, transmettant quelques féroces vibrations de son rez-de-chaussée vers la bruyante demoiselle, en hurlant « on s’arrête maintenant ! », et la bruyante demoiselle, sans doute effrayée et désemparée ne se laissait plus entendre. Un rien snob, drôle et gentil, d’une intelligence affûtée, Igor regorgeait d’idées, et son immaturité un peu agaçante avait pourtant beaucoup de fraîcheur quand on la comparait à son amie Jacotte, qui était ennuyeuse, calculatrice, et que je trouvais sans aucun charme, ni physique ni spirituel, me demandant, en voyant ce curieux assemblage d’originalité et de banalité, quel est au juste le sens d’orientation des phéromones. Igor n’était pas un camarade selon mes idées, ni un compagnon selon mes principes, ni quelqu’un que j’admirais ou que j’enviais ou que j’évaluais en rival ou en partenaire sur quelque projet, non, c’était une personne taillée selon des coups de serpe que je ne voyais pas souvent, et qui avait tracé des frontières assez profondes autour de lui, mais dont le tracé peu commun sautait beaucoup entre des lignes alors opposées, dans les compartiments que la société s’était donnés ; c’est ce que j’appréciais en lui.

Pour la première fois, ce jour-là, j’avais un assez grand besoin de l’amitié mille fois protestée par Igor. Je commençais à chercher mes mots, à rassembler ma nuit, à laisser s’installer le silence qui permettrait à la tonalité juste de sortir. Jacotte, dont l’attirance pour moi était du même ordre négatif, je crois, que celle que j’avais pour elle, mais qui peut se tenir dans une neutralité assez courte de respiration, comprit tout de suite, pour autant que je puisse juger de la plissure un peu attentive de ses yeux, et de l’attente curieuse qu’elle manifesta pourtant en silence, nous regardant tous les deux dans ce match inattendu. Car Igor, mon ami Igor, montra, malgré sa politesse, des signes d’impatience, d’abord imperceptibles, ensuite de plus en plus nets. En trois questions, je compris que sa mère, qui habitait Boston, arrivait justement aujourd’hui, qu’il l’attendait d’un instant à l’autre dans un état de fébrilité œdipienne que je n’avais plus vu à personne depuis vingt ans, et que manifestement mon mode de penser devait accuser quelque incompatibilité indébattable avec celui de madame Daigneault. Très positivement, Igor n’avait qu’une seule anxiété en tête à ce moment-là, c’était que je parte avant que sa mère n’arrive. Je raconte cette brève scène, grotesque et vulgaire comme tout ce qui s’était passé dans cette journée sale, parce qu’elle a été longtemps la principale pièce à conviction de mon rejet de l’amitié. C’était la première fois que j’allais parler à Igor de quelque chose d’important. Il ne l’a jamais su. Mais je lui en voulais, pour autant qu’on puisse en vouloir à l’inconséquent Igor, de n’avoir pas senti l’urgence et l’importance de la situation pour moi ; et d’autant plus que c’était parfaitement clair pour quelqu’un d’aussi insignifiant que Jacotte. Tendre la main, demander de l’aide était certes un témoignage d’élection de ma part, qui mettait en cause ma pudeur et les franges d’amour-propre qui me restaient. Mais j’étais dans le moment le plus important de ma vie jusque-là ; et dans une très grande nécessité d’en parler. J’attendais de quelqu’un que j’avais cru quand il se disait mon ami qu’il s’en rende compte. Je remercie donc Sophie, qui seule me poussait à de telles ébauches d’appels d’avoir montré la nullité de l’amitié, neuf ans après avoir montré la nullité de l’amour maternel, justement, lorsque j’avais parlé d’elle, très brièvement, mais en mettant toute l’intensité et la retenue nécessaire à la grandeur du sujet, à ma mère, qui, tout comme Igor aujourd’hui, n’avait pas su entendre l’appel, l’urgence et la grandeur. Et je suis resté fidèle à ce constat : Igor avait sans doute des qualités. Mais pas celles que j’attends d’un ami. J’avoue d’ailleurs que je suis presque certain, en l’absence de preuves, que j’aurais été tout aussi imperméable à une sollicitude quelque peu masquée que ne l’était Igor ce jour-là. Seulement, je ne prétendais être l’ami de personne.

Il était neuf heures du soir lorsque, fourbu, courant de la même course sans divertissement ni fatigue que celle qui m’avait fait lâcher la main si douce et si dure quatorze heures plus tôt, j’arrivais Porte d’Orléans. Je n’attendis pas une demi-heure lorsqu’un jeune homme, tout de noir vêtu, me proposa de m’emmener dans son impeccable DS toute noire, en m’avertissant d’une voix douce et claire qu’il n’avait pas d’argent, et qu’il mettait pour seule condition du lift que je participe à l’achat de carburant, en partage avec deux gros Ecossais rougeauds, sans doute un peu saouls, qu’il avait déjà casés sur la banquette arrière. Il allait à Toulon et j’acceptai. Mais la voiture perdait de l’huile hydraulique. Pour avoir partagé une ID avec Agnès quelques mois plus tôt, je savais que la perte d’huile hydraulique était fatale pour ces Citroën, parce que l’huile hydraulique commandait la suspension, les freins et l’embrayage, et que cette huile, coulant en circuit fermé, ne pouvait pas diminuer ; c’était du reste une fuite de ce liquide vert qui s’était avérée irréparable et avait entraîné la fin de cette ID. Près de Chalon-sur-Saône, il fallut recharger une première fois, puis une seconde juste après Lyon. J’affirmai à mon conducteur qu’il n’avait aucune chance d’arriver à Toulon. Il me promit d’immenses remboursements, si je rechargeais jusqu’à l’arrivée, mais je le laissai là. Il était trois heures du matin, à Valence, et je bifurquai vers l’Italie. J’étais posté à un endroit où j’avais également fait du stop neuf ans plus tôt en venant du Chambon-sur-Lignon pour aller à Munich. Le souvenir me fit du bien, parce que j’honore toujours d’une certaine solennité respectueuse les coïncidences qui vibrent sur mes cordes magiques ; et je faillis pleurer, parce qu’il annulait ma course sans essoufflement, en me replongeant dans les similitudes des affres. C’était bien l’autre fois où j’avais dû quitter Sophie après son refus. C’est la DS noire qui m’arracha à cette nostalgie solitaire et nocturne. Le conducteur était très fier d’avoir réussi à repartir avec de l’huile Lesieur, ce que je ne lui ai pas cru. En effet, il s’arrêta à nouveau quinze kilomètres plus loin, à court d’huile Lesieur, et nos chemins se séparèrent définitivement. Le soir du 28 mai, toujours dans la même cavalcade, j’arrivais à Bologne. A une terrasse bondée, je dévorais une escalope bolognaise pour essayer de rire, puis j’allais dormir très confortablement sous un escalier en béton dans un immeuble récent et modeste. Il faut dire que je n’avais pas dormi la nuit précédente, somnolé une heure rue Rambuteau la nuit d’avant, et peut-être dormi trois heures le soir de la Sainte-Sophie. Mon monologue puissant, féroce, rythmé, imperturbable, inventif, vivant et violent me tenait éveillé. Je m’endormis le cœur fatigué d’une défaillance de ce monologue. Ce monologue me réveilla au petit matin déjà chaud. Dans un petit bar à express brûlant j’entendis l’ampleur de la voix qui se dilate. Je pris un billet de troisième classe pour Florence. J’avais une adresse à Florence.

Sans doute n’avais-je pas suffisamment apprécié la petite gare de Bologne, qui me paraissait une unique tache de sang maquillée, moins de deux ans après la bombe meurtrière qui ne pouvait, selon moi, n’avoir été déposée que par les services secrets italiens (avec la complicité étroite de leurs alter ego français et allemand, puisqu’elle participait de cette trinité d’attentats qui était allée de la rue Copernic à Paris à l’Oktoberfest de Munich, montrant en quelques semaines que l’Europe unie se fait d’abord par la police, et accessoirement par la mobilisation de l’innocence civile apeurée). Car après être arrivé à Florence, je constatais que mon carnet d’adresse était resté sur le comptoir du café de Bologne. Je retournai donc aussitôt à Bologne, récupérai cet outil indispensable, et repartis aussitôt à Florence, où j’arrivai pour de bon vers midi. Dire que Catherine m’attendait serait une exagération. Lorsqu’elle vint me chercher comme convenu au téléphone, dans le café où je m’étais installé, elle me dit, extrêmement surprise : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? », et d’un franc regard circulaire au-dessus de ma tête elle cherchait derrière moi. Il s’avéra qu’elle avait tellement fantasmé sur un certain Philippe, que lorsque je l’ai appelé, elle crut que c’était ce Philippe. Mais pour des raisons différentes, ni elle ni moi ne nous formalisions d’une entrée en matière si calamiteuse.

J’avais connu Catherine deux ans plus tôt, dans une nombreuse équipe d’enquêteurs prêts à sonder les opinions contre un modique salaire, et pour une raison dont je ne me souviens plus, nous avions passé toute une après-midi à boire et à rire ensemble dans un bistrot. Nous nous étions encore croisés deux ou trois fois avant son départ pour l’Italie, un an plus tôt. C’était ce qu’on n’appelait déjà plus une belle fille. Elle avait surtout un corps qui correspondait à un canon de beauté, élancé, sain, vivant, frais, dont on avait l’impression qu’il était à l’étroit dans sa peau, mais avec de belles proportions. J’aimais moins son visage qui me paraissait avoir quelque chose de mordoré autour de la bouche, ou quelque chose qui lui donnait un côté malade mental, peut-être la couleur ou l’intensité des sourcils. C’était pourtant une tête qu’elle portait haut, et qui était considérée comme jolie. Catherine était blonde et paraissait tout d’une pièce. Elle véhiculait et entretenait un charme de fille du peuple, également en voie de disparition, directe, honnête, simple et pouvant se faire entendre, mais le tout adapté à cette époque, c’est-à-dire avec des manières et un vernis gauchisants au service d’une façon de vivre qui oscillait entre une certaine indépendance et un isolement certain. Elle avait ce genre, peut-être antique mais qui nous est connu et qui a disparu à travers le cinéma, que représentaient les Arletty ou mieux encore Simone Signoret, auxquelles Catherine ne songeait d’ailleurs pas à ressembler. Elle avait un rire tonitruant, qui savait aussi se donner canaille, ce qui était bien agréable, et qui affectait même parfois la ruse, dont elle était par ailleurs assez incapable. Ce qui caractérise le mieux cette droiture sans finesse si douloureusement et platoniquement éprise de justice, proche de la terre et d’un certain gauchisme populaire, est cette anecdote qu’elle me raconta : à Florence, tous les cafés ont des toilettes, et quoiqu’ils étaient dans l’obligation de les mettre à la disposition de leur clientèle, ils ne le faisaient que rarement. Un jour, essuyant un refus déguisé de plus, Catherine qui en avait assez, moins pour des raisons de besoin pressant que par principe, défit son pantalon, s’accroupit au milieu du café, promettant de sa voix claire de jeune femme du peuple qui portait jusqu’à la terrasse, de chier tout ce qu’elle avait, soutenue et imitée aussitôt par Roberto et obtenant, en même temps que la clé qui lui fut délivrée immédiatement, une des dernières grandes victoires du prolétariat mondial.

Un jour qu’elle était dans les Andes, elle avait appris la mort d’une tante ou d’une grand-mère, dont l’héritage lui permit d’acheter la petite chambre qu’elle habitait à Belleville, un terrain dans les collines toscanes à quinze kilomètres de Florence, et une année sans travailler. L’idée de ce terrain était la conséquence de sa rencontre avec Roberto, grand éphèbe mignon, un peu fade, qui possédait la roulotte dans laquelle ils habitaient. Mais au moment de mon arrivée, l’héritage touchait à sa fin, l’avenir si clair n’était plus en vue que sous les traits abhorrés du salariat et Catherine tenait Roberto en partie pour responsable de la misérable absence de perspective qui était tout ce qui lui restait de ces douze mois commencés comme une vie nouvelle, et qui s’achevaient comme une parenthèse. Elle se sentait même trompée sur la durée. Aussi, le couple si bien assorti, entre un beau brin de fille blonde et un grand gaillard qui faisait tourner les têtes, était plein de petites irritations, de poussières qui vous restent dans la bouche, d’incompréhensions et de fatigues.

Le lendemain matin, en me réveillant à l’autre bout de la roulotte, déjà en défense contre la lumière et la chaleur, je perçus, entièrement maître de ma somnolence, le départ de Roberto qui travaillait sur les marchés. Je n’étais pas en mesure de supposer que le couple qui m’hébergeait avait déjà commencé à m’élever au rang de plante parasite, ou de jouet sublimateur, de médiateur de leurs imaginations sevrées qui cherchaient des appuis en dehors d’eux. Lorsque Catherine, seulement vêtue d’un tee-shirt un peu long vint s’asseoir sur ma couche pour m’offrir le café, ses jambes dorées dépliées, je ne me rendais pas encore compte comment, dans la nuit, elle avait dépassé la non-venue du Philippe espéré, m’offrant loyalement, généreusement et sans rancune mais à mon insu, la place de ce rédempteur de couple affaibli. J’étais tout à fait incapable de sentir comment, dans un calme complet légèrement rehaussé d’une voracité assumée et maîtrisée, cette belle femme organisait en son intérieur l’écoute et l’attente de l’être singulier qui était venu la voir de si loin, qui pourrait fructifier sa vitalité et inverser la course de son soleil. Je suis persuadé qu’elle sentait déjà cet immense mur bleu, opaque, nimbé du silence de ce matin, qui oubliait sa cuisse ferme et sûre, venue se poser contre la mienne, et qui ne comprenait pas le langage invitant de ses seins, qui pointaient à travers le tee-shirt en frôlant mes cheveux. Et je n’étais pas non plus attendri par la timidité joyeuse de cette écoute qui feutrait l’intérieur de la caravane comme si ce fier sourire un peu triste avait la capacité d’absorber l’écho, ou de suspendre le papillonnement des millions de particules de poussière qui étincelaient dans l’anticipation menaçante de la canicule des collines toscanes.

C’est que, laissant dans leur épuisement la folle cavalcade, les changements de têtes, de décor, de perspectives mêmes de ma vie, je venais de localiser cette petite morsure profonde, que je connaissais déjà, grosse pince plantée dans l’intestin, happant de ses mâchoires de fer toutes les pensées qui passaient entre mon envie, à la naissance de l’intimité, et mon halo qui est le pourtour de mon corps, et je connaissais bien le nom de ce phénomène suffisamment redoutable pour qu’il rende secondaire tout ce qui ne pouvait prétendre qu’interférer : le manque. La courbe que suivait la croissance de ce mal était celle de n’importe lequel des intervalles des deux mois passés. Depuis le 27 mai au matin, j’avais agi, couru, vécu, traversé la brume stupide du monde, les Alpes, le temps gélatineux de soixante-douze heures sans montre, des bruits, des cris, des nouvelles, mais tout cela était resté le tapis déroulant l’extérieur de la sphère qui n’avait pas un seul instant, même pendant mon sommeil sans rêve, cessé de hurler comme une sirène d’alarme, en battant furieusement entre mes tempes. J’ai raconté, il est vrai, Igor et Catherine, le métro et la route, Paris et Bologne, mais je les ai racontés bien après. Au moment même je subissais le recul de la nuit du 26 mai, et cet événement avait plusieurs particularités. La première était sans conteste son intensité et cette particularité me permet aujourd’hui d’affiner mon analyse de l’intervalle. La période de la suffisance, le moment où l’imprégnation de Sophie, son souffle me tenaient entièrement dans une vapeur douce, chaude, enveloppante et qui allait parfois, comme je l’ai dit, jusqu’à être écœurante, m’avait porté à peu près jusqu’à Valence, ce qui est très long dans l’événement, mais court dans le temps, puisque c’est moins de vingt-quatre heures ; le moment suivant, d’une espèce d’équilibre entre la satiété et l’insatisfaction, qui ressemblerait volontiers à une satisfaction justement, si ce n’était pas plutôt un vide, un black-out du désir, une stupeur momentanée des sens qui aplatit le cerveau, prend les vingt-quatre heures suivantes, jusqu’à mon premier départ de Bologne à Florence. Il faut se représenter que tout ce qui s’était produit à l’extérieur de la réflexion accélérée, principalement sous forme de courtes et vives idées pointues que je m’enfonçais dans les flancs, et de longs monologues chuchotés, mais qui se croyaient eux-mêmes des dialogues avec Sophie, car, au grand dam de mon honnêteté ces discours figuraient plus qu’ils ne prononçaient des objections que j’attribuais alors à Sophie, comme si dans ce monde de pensée à grande vitesse, où l’expression prononcée, le chuchotement, était une forme particulière de ralentissement et d’accentuation, Sophie aiguillait mes longues tirades, mais sous une forme si fugitivement insérée, que j’aurais pu douter qu’elle ne viennent de moi ; car c’est bien moi qui prêtait des objections à Sophie, souvent certes provenant de ses propres paroles, mais sans le moindre contrôle sur la distance à laquelle l’objection, uniquement trait d’esprit non prononcé, se trouvait de ce qu’elle avait véritablement dit. Ensuite, dans la journée de Bologne à la roulotte – je ne me souviens absolument de rien de ce qui s’est passé entre ma rencontre avec Catherine et le lendemain matin – a commencé la période de violente imprécation. Comment je le sais ? J’ai retrouvé mes notes datées du 28 mai, et c’est donc dans le train, ou pendant la soirée que j’ai dû écrire le texte qui commence par : « De notre dernière rencontre il ne reste que la honte et le dégoût, sans excuses ni regret. Sinon l’échec : j’ai voulu trop grand avec quelqu’un de trop petit. » La suite est une violente diatribe, écrite sous la tonalité du plus fort mépris pour Sophie. Cette phase, cependant, était dans tous les intervalles. Et je crois même qu’elle a été fatale, parce que malgré une très grande indulgence, Sophie n’a jamais réussi à décoder le caractère systématique, mais tout aussi éphémère de ces moments où, chez moi, la fierté et le négatif se donnaient la main dans un assaut aussi impétueux que vain, mais dont l’impétuosité justement garantissait toutes les apparences de la sincérité ; cette façon de se cabrer me semble bien une défense contre toutes les infiltrations d’esprit, sur une mer peu calme de sensations, que laissent passer les ruines toutes neuves de la dernière explosion. Il serait, du reste, injuste de demander à Sophie de comprendre qu’il s’agissait d’une phase nécessaire (et quand bien même elle l’aurait compris : il serait injuste de lui demander de la tolérer) alors que je n’en savais rien moi-même. C’est un tel outburst véhément mais articulé, au cours du précédent intervalle, qui avait produit ma réponse catastrophique à sa lettre, réponse dont je pense aujourd’hui que c’est elle essentiellement qui avait finalement décidé Sophie à la rupture, quoique cet intervalle avait été particulier aussi : il avait été en partie volontaire, il avait été long, et la lettre de Sophie s’était seulement substituée à sa présence, ce qui avait donné de la facticité, déjà entachée de toute la frustration préalable à l’intervalle que la lettre initiait ; ou bien : puisque j’avais la volonté de la laisser réfléchir, j’avais retenu, ou refoulé cette phase de l’intervalle, et sa lettre m’avait permis de briser ce refoulement dans le cabrage et la colère.

Mais ce matin, alors que j’étais appuyé sur mon coude, à moitié sorti du sac de couchage où je ne pouvais être que nu, la chaleur du café faisant oublier la chaleur naissante du jour, la présence de Catherine, de tout son corps propre, frais et musclé, aux charmes assurés et franchement provocants, me parut une importunité comme une mouche qui volette bruyamment au milieu d’une réflexion concentrée. Et pourtant Catherine, certainement, s’était approchée de sorte à ce que l’action vienne de moi ; mais elle ne pouvait pas supposer, et donc comprendre, qu’aucune action n’était en vue, parce que j’avais bien trop besoin et hâte de me retrouver seul, enfin, aussi seul qu’on peut l’être à deux, quand l’autre est le matériau d’une sphère étrangère qui habite votre intérieur, et qui justement vous le rappelle par une sensation très particulière : la souffrance. Et ma méditation qui tournait toujours à un régime puissant, malgré le parasitage silencieux de l’attente de mon hôte, se rendit compte alors, avec une précision qui peut paraître masochiste, que si le poinçon était facile à identifier, il était cette fois lesté, ou électrifié d’une donnée redoutable et inconnue : l’intervalle était prévu pour être définitif. Ce n’était donc plus un intervalle. La courbe des intervalles, brève montée, plateau, glissade, chute, horreur des profondeur, puis remontée à la surface ne pouvait plus réaliser son dernier temps, la remontée à la surface ! Je sentais que la douleur était encore faible, mais elle était accompagnée par une ombre, encore plus petite qu’elle, la panique.

Dans l’ordre des choses, la rupture finissait ce qui était lié. Mais toutes les ruptures sur lesquelles cette connaissance de la fin s’était construite, avaient été menées et voulues par moi, même ma première rupture avec Sophie, au début de 1974, qui en revanche avait été ma seule faute que, à ce moment précis, je payais encore. C’était une faute parce que la rupture avait eu lieu sans avoir épuisé la matière commune, comme j’avais fini par le reconnaître. Or, la rupture du 26 mai était inédite pour moi, parce que c’était la première fois que je subissais une rupture, sans la décider et même en voulant l’empêcher. Je ne savais donc rien du fonctionnement de cette expérience, et je croyais qu’elle se passerait comme toutes mes ruptures : lorsque le lien est cassé, il disparaît. J’ignorais alors qu’il ne disparaît que pour celui qui casse, et encore, comme l’avait montré 1974, s’il casse en accomplissant, après avoir épuisé le possible, en tout cas dans ce qu’il a d’essentiel. Si je ne voulais pas la rupture, c’était parce que j’étais convaincu que la relation n’était pas à son terme, mais pas du tout parce que je craignais le manque. Je m’attendais en effet, très sincèrement, à ce que la rupture achève le phénomène addictif de l’intervalle, cassé, donc disparu, ou tout au moins je ne m’attendais à rien, si ce n’est, inconsciemment, que la rupture agisse sur moi, en éliminant affectivement tout ce qui avait eu lieu, comme lorsque c’est moi qui romps. Et j’étais en train de constater avec une stupeur pleine d’effroi qu’il n’en était absolument rien : l’intervalle ne savait pas qu’il y avait eu rupture. La série d’explosions était toujours en cours, ce n’était pas leur fin, mais c’était seulement l’une des plus fortes d’entre elles qui venait de se produire. Dans l’ébahissement de mon réveil, je découvrais seulement que cette explosion-là était douée de nouveauté pour moi : elle avait détruit l’échafaudage de raisons qui me faisaient supporter toute cette destruction, toute cette intrusion de Sophie en moi. Cette intrusion se poursuivait, en attaquant des territoires protégés, mais je ne savais plus le justifier. Ce que j’ignorais encore, c’est que ce mouvement inconnu qui me ravageait depuis trois mois, n’était pas seulement terminé comme je le croyais encore à ce moment de prise de conscience, mais qu’il n’en était qu’au début.

Dans la rétrospective de ces moments, j’introduis beaucoup de réflexion après coup qui trouble sensiblement le phénomène lui-même tel que je voudrais le donner à comprendre. Mon degré de conscience, par exemple, n’est pas mesurable comme je le fais maintenant, à la progression du mouvement ; au contraire, il est intermittent, saute, apparaît et plonge dans les revers obscurs ou mouvants de la haute marée qui déroule son vacarme. La morsure, par exemple, si je la sentais bien, si j’étais fort surpris de sa présence, je suis loin d’être persuadé que j’avais à ce moment identifié dans cette traîtresse familière l’annonciatrice imperturbable d’une phase d’un état cyclique. Car la morsure ne se manifestait jamais en tant que telle, et même en la reconnaissant, cette prise pour objet de cette sensation était fugitive et disparaissait aussitôt dans ce qui l’avait fondé, l’évocation particulière de mon imagination ou de mémoire qui avait restitué telle phrase de Sophie pendant la dispute et la retournait par un contre-argument aussi imparable que fougueux, en examinant avec précision toutes les objections que ce contre-argument pourrait susciter, ou bien c’était soudain un long monologue plaintif et vindicatif, sourd et menaçant sur Michel Ney, car Sophie devait, le mois suivant participer d’un rôle qui était plutôt une figuration dans Un dimanche de flic, son prochain film, contre lequel je marmonnais des imprécations et des condamnations qui la feraient reculer, ah oui, c’est vrai, elle ne la feront pas reculer, puisque nous avons rompu, morsure. Devant la montée impérieuse de ces pensées qui prenaient toute la largeur du monde, j’avais un besoin impérieux d’être seul, comme le joueur d’échecs de Stefan Zweig qui ne craint plus les interrogatoires que pour leur capacité parasite, parce que même pendant ces tortures mentales, il est en dédoublement dans son jeu, et n’a qu’une hâte, c’est d’être rendu au dénuement sans interférence de sa cellule, pour penser à la partie d’échecs qui l’habite. Et cette incapacité à fixer le mouvement lui-même, à le prendre pour objet, cette incontinente glissade dans le flot d’une pensée qui me venait d’ailleurs est le témoignage nécessaire, me semble-t-il, du fait qu’alors le phénomène de la pénétration du monde que barricadait ma conscience par la pensée de Sophie était encore jeune et même en expansion. Ce qui avait été installé dans ce moi étriqué par cette moi si vaste était si puissant que le retour même à la source, Sophie, n’était nécessaire que pour rendre supportable le cours des déformations que je subissais, mais pouvait se suffire à soi-même et irradier sans que Sophie ne soit présente ; ma pensée d’elle, un peu comme un enfant, qui n’a plus besoin des bras qui l’attendent pour se tenir debout et marcher, s’était autonomisée. J’aurais pu constater alors, si justement ma lucidité n’était pas complètement divertie de l’analyse par l’exploration, que ma nécessité de clore l’intervalle avait toujours aussi contenu une forme de fuite en avant : si la souffrance cessait en présence de Sophie, la présence de Sophie allait alimenter la souffrance dans son écho ; j’accumulais auprès d’elle de la destruction et de la déformation en moi, et le moment si désaltérant de l’accumulation dissimulait non seulement les effets de l’accumulation précédente, qui souvent n’étaient alors que suspendus, mais les effets mêmes de toute l’accumulation. A chaque fois je venais chercher une dose de dévastation, sans le savoir, si ce n’est dans la pleine conscience de ma perdition. La morsure florentine qui était suffisamment marquée pour que je la constate tenait peut-être justement dans la désolation soudaine du constat que la dévastation continuait indifférente à la recharge auprès de la source, comme si la recharge n’était plus nécessaire pour que la dévastation continue.

Mes notes du 29 mai sont donc d’une tonalité tout à fait différente que celles de la veille, puisque la fureur cassante et hautaine est complètement absente et même oubliée : « Sophie (c’est dans le cycle) me manque aujourd’hui. La tendresse dans la rue me fait mal. J’aimerais lui montrer mille petites choses et la tête de Persée avec la méduse. » Un analyste même moyen s’empressera de noter l’improbable de l’inversion : car la statue de Cellini représente bien Persée et la tête de la méduse et non pas la tête de Persée et la méduse ; la tête de Persée n’a pas l’intérêt de celui de la méduse, et on voit bien les multiples affres de la contemplation de cette sculpture à partir de la sphère déchirée. De Florence, j’ai la vision d’un décor qui a du grain, très fin et très dur. Une espèce d’invisible brume, mi-chaleur, mi-évaporation de l’Arno, le voilait avec grâce. Je me promenais au hasard, choisissant pour trajet celui d’une jolie Florentine que je suivais et qui me conduisait devant le dôme de Brunelleschi, à la bibliothèque nationale, devant la maison de Machiavel ou sur le perron du palais Pitti, dont la réplique de la Résidence à Munich m’avait toujours paru la maladroite grossièreté d’un bourg paysan monté en ville, avant que je ne connaisse le modèle, qui m’étonna donc par sa grise froideur. Mais plus que cette grandeur qui sentait le sang et les lieux de disputes étroits faits pour les rhéteurs habiles, les manœuvriers virtuoses, et les poignards, Florence avait pour moi le discours triste de la province italienne que j’avais déjà découvert pour Venise. L’impression d’une cité sous vide, pendant tout le début de l’après-midi, seul le meilleur glacier de la ville ouvert près du Ponte Vecchio, assiégé par des bandes de jeunes en scooter, garçons et filles, rivalisant de propreté et de conformisme, luttant contre l’ennui comme les touristes contre la chaleur, et moi contre l’extension de la morsure, tout un petit peuple florentin, désabusé, buveur, torve et doux ; de minuscules bistrots, effectivement sans toilettes apparentes, où de longs silences étaient coupés par des éclats de voix dont l’italien était loin d’être l’italien canonique généralement reconnu comme la langue pratiquée dans la capitale de la Toscane. Battant les petites ruelles obscures dans tous les sens, j’étais navré d’arriver si vite à leur extrémité, de voir leur richesse autant enfermée dans un passé qui ne se laissait pas décrypter en marchant, les champs étaient trop proches, et tout paraissait trop court à ma réflexion, qui aspirait à un décor plus vaste. Je ne comprenais pas très bien comment Debord avait voulu y vivre, y vivait peut-être encore : tout ce qui était noble et ancien m’y paraissait délabré et résigné, la beauté vaine qui fait tricher le présent, et le présent, étroit, penaud, aveugle et borné. Quand quelques années plus tard j’ai reconnu dans Romola de George Eliot une partie de ce Florence populaire, mais plus vivant, plus coloré, plus présent dans les entrailles, j’ai rehaussé l’image éthérée, nostalgique, et vide que j’avais en 1982. De même, un séjour plus long en 2000, où j’avais loué un appartement très central, me fit découvrir une Florence qui avait changé, comme l’Italie pendant ces vingt années, devenant plus marchande et plus prétentieuse, plus vieille aussi, mais avec un rythme plus haut, ce rythme qui s’était développé dans le vieux monde en substituant l’angoisse à l’ennui, en muant le peuple en middleclass – mutation à laquelle j’avais participé – et en transformant la gloire du passé en une certaine image du luxe.

Je ne tardai pas à accepter la dispute que m’offrait Roberto. Il avait été choqué, moi aussi, lorsque, peut-être le deuxième jour de ma présence, allant le chercher en fin d’après-midi à son travail – il rangeait les étals d’un marché ouvert –, ses collègues, voyant Catherine me tenant par la main, chantèrent des chansons de cocu. Catherine, qui maîtrisait l’italien et connaissait les gens du marché, ne fit rien pour faire savoir qu’il y avait là une méprise. Dans sa lutte feutrée avec Roberto, j’étais sa sortie de secours dont elle ne voulait pas laisser entendre combien peu elle était entrebâillée. Et, au contraire, elle lui montra fièrement les dents en riant de la goguenarde plaisanterie de ses camarades. Je n’avais pas, pour ma part, à prendre position dans ces manœuvres qui étaient trop compliquées pour que je prenne le soin de les analyser et de m’y impliquer. Roberto, cependant, ressemblait beaucoup à Catherine : grand, fort, beau, sain, étroit d’esprit et d’intelligence. Il était seulement plus faible et se dérobait dans l’opacité, là où elle avançait, franche et claire. Ils étaient proches aussi par ce qu’ils s’étaient apporté. Elle m’avait par exemple raconté que Roberto l’enculait, et qu’elle lui était reconnaissant de lui avoir fait découvrir un plaisir qu’elle goûtait bien plus maintenant que la pénétration vaginale. Elle m’avait d’ailleurs fait cette confidence sur un ton qui racontait avant tout sa propre surprise d’une jouissance si inattendue sans cette ostentation ou provocation de certaines filles qui, lorsqu’elles parlent de leur plaisir sexuel à un homme, semblent toujours confondre cette clé avec la clé de l’Univers, même si sans doute Catherine, tentant de perforer le mur azuré que je lui opposais, sentait qu’avec un discours si cru et si intime elle saurait au moins s’ouvrir une lucarne. Et si Roberto avait été là à ce moment, nul doute qu’il eût écouté attentivement mais en silence, en approuvant simplement de la tête à certaines chutes de phrase. Ma dispute avec lui eut lieu à propos du parti communiste, que dirigeait alors Berlinguer et qui visait le « compromis historique », et dont il s’affirmait proche. Je ne me voyais pas tolérer d’être l’ami d’un stalinien, réformateur, tiède, buté et ignorant. Nous étions alors au bout de quatre ou cinq jours de ma présence, et de trois fois plus de verres ce soir-là, et je partis furieux éteindre ce malencontreux différend, qui n’en vint pas aux mains, dans un sommeil d’orage au fond d’un parc. Le lendemain, je repassai par la roulotte embrasser Catherine et partis pour Rome. Les petits détails anguleux de mes hôtes, perdus dans les craintes quotidiennes et dans la résignation d’une existence affadie par les habitudes et les horizons bas, avaient contribué encore à me faire paraître plus étroites et irrespirables les ruelles provinciales de Florence. Il me fallait une ville plus grande, avec plus d’esprit. Florence n’était qu’un visage et un symbole : le dépassement de Mâcon.

Toutes les parties de récit ont pour objet de tracer la structure du phénomène appréhendé. Je tente ici de restituer ce qui m’a accroché dans les tentatives de diversion, où en effet je ruai comme un cheval sauvage monté par une pensée étrangère. J’avais choisi la course dans l’espoir sans doute inconscient que le rapide défilé de paysages, de gens, d’ambiances, de situations userait cette imposition qu’était la pensée de Sophie et pour laquelle je ne savais pas faire la part entre ce qui était bénéfique et ce qui était une entrave ; car même dans la souffrance, le plaisir de la pensée ne se démentait pas. Je voulais certainement me débarrasser de la douleur, mais pas au prix de me débarrasser de penser à elle. Aussi, ces paysages, ambiances, gens, situations auxquelles mon galop tentait de frotter ma pensée pour la désarçonner étaient bien plutôt des éléments qui structuraient cette pensée, lui donnant un appui et un support, lui ouvrant le champ, et l’étalant à travers les rencontres et le défilé étouffant de l’été italien. De Florence à Rome, débarrassé de Catherine et Roberto, je me concentrai à nouveau sur le manque, qui ne m’avait pourtant pas manqué. Et c’était bien tout le paradoxe de ce curieux supplice : au fond, j’étais allé en Italie pour dissoudre le manque, mais quand les circonstances extérieures l’attaquaient sous forme d’interventions comme celles de Catherine, ou comme le décevant paysage de Florence, j’avais l’impression que ce manque parasité était pire, que son refoulement n’en était que plus nuisible, et ma course à Rome avait d’abord pour projet de rendre au monologue du manque tout son volume et toute sa concentration. Arrivé, je cherchais à m’épuiser en marchant toute la nuit, mais j’étais de plus en plus porté par le frémissement magnétique de la réflexion convulsive, qui de mer démontée était devenue cyclone, avec une attraction particulière pour la profondeur de la spirale, comme on a parfois ces dangereuses attirances pour le vide ou les voies de chemin de fer. J’ai en même temps le souvenir d’une réflexion entièrement monopolisée, mais ample, précise, un déferlement majestueux et sérieux qui allait jusqu’aux sensations physiques d’un cerveau dilaté, d’une langue précise et variée dans les arabesques et les directs des mots, d’une chaleur du corps un peu supérieure à la normale, de la couleur rouge d’un incendie réchauffant, de devoir marcher vite selon le rythme imposé par ce long discours convulsif et doux. J’arrive ici, une fois encore aux limites de l’exercice. Fouiller en moi pour écrire, disperse le flot latent des pensées de l’époque. Ce chapitre entier aurait dû être la musique du monologue ; mais même le son disparaît de mon spectre possible si j’essaye de le fixer. Aussi, les choses extérieures que je raconte sont-elles, au mieux, l’emballage souple et mobile de mes pensées, mais malheureusement, sans rapport véritable avec elles. Le registre dont reste capable la restitution est comme une fourche qui tenterait d’arrêter une avalanche de sable. Le sable, lui, est parti, le récit reste. Après avoir pris quelques heures de repos la seconde nuit, je constatai que le manque avait affreusement empiré, s’installant comme une flaque sombre sur toute l’étendue de la pensée enroulée sur elle-même.

Mais j’étais jeune et vigoureux, nullement résigné aux défaites. Il y eut une sorte de point tournant, bien difficile à cerner, car je ne sais pas de quoi il était tournant. C’était lors d’une de mes nuits d’errance tout près du Tibre, plutôt côté Campo dei Fiori que Trastevere. J’avais trouvé une fleur sans odeur, tout un symbole, et je la jetai par la fenêtre ouverte d’une voiture garée sur le siège à côté d’une jeune femme très jolie qui probablement attendait quelqu’un. Elle ne me vit pas, et il n’y eut pas un mot. Pour une raison inconnue, ce moment sans raison ni avenir, marquait la fin de ma fuite dans le laisser-aller, de ma découverte de la souffrance qui gangrenait toute ma cervelle et ne me permettait que de courir en dératé, et de ma retraite de Russie. Le lendemain, premier signe d’une forme de lucidité jusque-là impossible, j’envoyais à Sophie un chèque, et tout comme au Chambon-sur-Lignon, j’ignore pourquoi, je me souviens ridiculement de la somme, quatre cents francs, qui était la moitié du prix de l’avortement qu’elle m’avait annoncé, accompagné d’un petit mot lui promettant une lettre plus longue dans laquelle j’avais commencé à lécher mes blessures insensées. Puis je quittai Rome comme un malade quitte son mouroir, remerciant les ruelles ondoyantes de leur dur silence compatissant, et le soleil du matin, trempé dans les petits bistrots aux expressos fumants, de ressembler à un regard de Sophie, celui avec lequel j’avais rêvé qu’elle découvrirait cette ville qui me paraissait joyeuse et fleurie, colorée et moderne, dense cependant mais sans fatuité, et sans non plus ces profondeurs où s’encaisse le destin lorsqu’il glisse dans le vide. Et dans le bruit urbain des coïncidences, j’avais ramassé une lettre dans le caniveau, écrite par une femme à son amant. Il s’appelait Cris Casadei, quel nom !, et elle lui annonçait qu’elle venait d’avorter ! Et, signe que j’avais alors brisé la spirale du tourbillon, je n’ai jamais vu dans ce parallèle, malgré l’horreur de cette autre correspondance, jetée par cet autre Chris qui aurait inversé l’espoir insensé de la suppliante en tragédie si elle l’avait su, qu’une joyeuse caricature italienne, un de ces échos qui transforme un cri en un mot incongru ou drolatique, alors que si je l’avais rencontré vingt-quatre heures plus tôt, j’y aurais reconnu l’ombre portée de l’avenir, une coïncidence significative qui est elle-même puissance prémonitoire, contenant un discours d’oracle menaçant dont l’ambiguïté met en garde contre l’embrassade d’un frère ennemi. Oui, j’y aurais sans doute discerné la caresse, à moins que ce ne soit l’haleine de Sophie signifiant ceci et son contraire, mais de manière trop sentie pour que ce ne soit pas sûr. J’utilise ce conditionnel pour indiquer jusqu’où se projette l’illusion ; mais je ne serais pas l’inquisiteur vertueux, voire l’exorciste sans pitié, de mes illusions. Car elles-mêmes vivent, influent sur ce qu’elles envahissent, et plus souvent que leur antidote ne le reconnaît, finissent par rendre réels les mirages de leurs contenus, comme une simple hypothèse qui devient détonateur.

Au retour je passai une journée sans nuit à Florence. Avec Catherine, nous décidâmes de prendre un appartement ensemble à Rome. Je rentrai à Paris en stop. Elle arriva avant moi, en train.

     
             
             
             
             
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