l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      13. Variations synthétiques et redondances indispensables
 

Les logiciens du début du XXe siècle pensaient que la langue était la catégorie centrale, non seulement de la pensée, mais de l’humanité. « On peut tout dire » a deux sens : le premier est que rien ne nous est interdit, tout est possible ; le second est qu’on peut former en mots chaque chose. Je soutiens toujours le premier sens, et je désapprouve toujours le second. La langue, parce qu’elle dépend de son expression, est trop courte et, parce qu’elle ne valide que de manière conservatrice, prudente, est trop raide. Le temps de former un mot, je peux en avoir pensé plusieurs centaines qui seront tous perdus ; ces mots noués en phrase ou pas, représentent imparfaitement plusieurs milliers de pensées que j’ai composées en même temps ; et les mots que j’emploie ne respectent pas les pliures, les courbures de ma pensée, rien, dans les hachements définitifs des mots et des phrases, n’y retrace les sautes et la continuité souvent simultanées qui accompagnent hésitation et doutes. Je vois bien dans les jargons des derniers grands penseurs, Heidegger, Nietzsche, Hegel comment ils essayent d’user et d’abuser de l’allemand pour gagner un peu d’espace au volume de leurs précipitations intérieures ; mais leurs efforts, qui deviennent ludiques, deviennent aussi intraduisibles dans l’abus de l’étymologie et dans l’exploitation des recoins grammaticaux et de ses implications possibles dans les logiques utilisées. J’ai toujours souri des efforts des traducteurs de Hegel pour rendre cette locution parfaitement courante en allemand « die Wirklichkeit des Daseins », qui est en fait la réalité de l’existence, par le plus juste, mais absurde « réalité effective de l’être-là » ; et comment s’y prendre avec la Sorge de Heidegger, rendue par « souci », alors que toute la force de cette Sorge est dans les mots dérivés « Besorgen » « Fürsorge », qui veulent dire se procurer, assistance !

J’ai pensé qu’il était honnête et nécessaire pour mon propos de décrire Sophie. Le pire de cette amère expérience est sans doute la sensation d’achevé qu’elle procure, ironiquement. Décrire son corps a été la première semonce de cette insatisfaction, de cette contrition. Parce que rendre ce corps au monde, c’est l’achever quelque part. Or rien, dans cette ébauche, n’est achevé. Il manque la rondeur stupéfiante des aisselles, la douceur des coudes, la méditation sur les jambes, si bien proportionnées, aux traits fins ; il manque la pilosité et les secrétions, les inspirations et le rire, les pulsations et le silence, ce beau silence qui allait de la sérénité à l’orage en passant par la réflexion la plus intense ; il manque les ongles, et combien peu de choses dites sur les seins, sur les fesses, sur les contractions et les mouvements de ce corps, à la fois éruptif et languissant. Comment la nuque pouvait-elle rester absente d’une telle énumération ? Et si j’ai détaillé des parties de corps, comment n’ai-je pas introduit des groupes de parties de corps ? Combien peu ce que fait ce corps, son mouvement, son rythme se retrouve à travers cette image figée comme une vieille photographie maladroite. Bien entendu, je me suis bien gardé, prudence initiale de ma grossièreté dans ce jardin de porcelaine, de définir précisément ce qu’est un corps, et en quoi celui-là mérite d’être décrit, et en quoi il mérite d’être retranché de cette définition.

Ensuite, du caractère de Sophie, la description me laisse aussi malheureux et frustré que ce corps-tronc de ma hâte de mauvais artisan. Comment n’avoir pas réussi à rendre l’urgence du vivant de cette femme qui en explosait littéralement. Comment n’avoir pas donné l’impression au moins des changements de rythme en elle, des passages et des sauts, parfois simultanés, si multiples et variés. Même dans le registre des qualités courantes, où ai-je traité sa générosité, sa curiosité, son sens de l’amitié, son calme et son contraire ? Que traduisent ses différents sourires ? Quels sont les rejets, les véritables contours du possible de ses relations ? Comment elle-même se pensait, entre son passé et son avenir ? Et la religion, comment, elle qui n’en avait pas, remplaçait-elle les différentes fonctions de cette institution sociale, comme la confession, la charité, la croyance ? Est-ce que cette magnifique individualité avait un esprit de solidarité ? Matière ou esprit : que croyait elle ? Comment passait-elle d’un parfum à un autre ? Quelle chaussette mettait-elle en premier ? Qui était son idole pendant sa jeunesse ? Qu’est-ce qu’elle pensait des filles uniques, comme elle ? Si elle était en Iran demain, quelle serait la première chose qu’elle ferait ? et la dernière ? Et que lisait-elle à part Musil et Malcolm Lowry ? Elle qui avait imité mon style épistolaire en 1973, qui imitait-elle aujourd’hui ? Quels étaient ses rapports au travail, avec ses voisins, les commerçants, les dragueurs, les solliciteurs, les marchands de journaux, les journaux ? De ce début de questions, la description que j’ai fournie n’est qu’une ligne cassée, limitative, qui norme et enferme dans une étroitesse que Sophie n’avait pas. Mes trois tentatives de décrire cette personne remarquable – le physique, le caractère, et la grandeur de sa profondeur – sont comme autant d’éjaculations tristes, qui rappellent cruellement combien le désir dépasse son fruit, combien l’insatisfaction ne se paye pas d’expédients partiaux, mais veut tout, tout de suite.

Je n’ai pas même rapporté comment elle se voyait elle-même, et qui était aussi différent de toutes les façons que j’avais de la considérer de mes différents promontoires chancelants. C’est à travers un jeu qu’elle m’apprit et qui n’eut pas de prise sur moi, parce que j’essayais spontanément, dans la puérilité où j’avais déposé toute ma Spritzigkeit, de mettre ses règles en défaut, mais dont je notais avec le plus grand intérêt ses propres résultats. La première question est : dis-moi un animal. Sophie avait répondu à la personne qui l’avait fait jouer : le couguar. Quelles sont ses trois qualités : le noir, l’énergie et la paresse. Donne-moi un second animal. Sophie dit : le cheval. Quelles sont ses trois qualités : la noblesse, l’adaptation humaine, et ses différentes robes. Un troisième animal. Sophie répondit : le panda. A cause de la physionomie, des couleurs noir et blanc et de la précision vitale. La clé de ce jeu si dialectique, qu’il ne faut évidemment pas connaître avant de commencer, tombe juste, comme c’est parfois le cas avec les jeux surréalistes : le premier animal, le couguar, correspond à ce que la personne veut être : noire, énergique, paresseuse ; le second, le cheval, à ce qu’elle paraît : noblesse, adaptation humaine, différentes robes ; et le troisième, le panda, à ce qu’elle est : physionomie, noir et blanc, précision vitale. Rien, en effet, ne ressemblait plus à Sophie que cette façon de se présenter à travers cette mise en scène astucieuse qui drapait son égotisme de pudeur : prudente, sophistiquée, complète, interrogative, à son avantage, mais plus encore par l’offrande de soi que par la mise en valeur. Pour moi, qui n’ai jamais accepté la métaphore animalière pour la personne au monde qui me paraît le plus irréductiblement humaine, j’étais aussi rétif au panda, qui me renvoyait une image de Sophie concentrée sur une douceur, une tendresse, une forme de boule, une absence de couleur, qu’à « la précision vitale », un peu trop énigmatique, et qui ne ramenait pas suffisamment vers l’altier bouillonnement, et les frémissements incisifs que je désirais tant chez mon amie. Aussi, n’osant modifier la clé du jeu en disant par exemple que le troisième terme, le panda est le complexe, le premier, le couguar, le possible, et le second, le cheval la synthèse et l’état d’équilibre entre les deux, je préférais refouler cette autodescription provoquée et offerte, plutôt que d’argumenter avec ferveur qu’elle était déjà bien plus proche du couguar que du panda, lorsqu’elle avait confiance en elle. Il est clair ici, même dans ma façon de vouloir modifier la clé du jeu, comment ce que je pense de Sophie, dans ce qu’elle est, dans ce qu’elle paraît, et dans ce qu’elle veut être, improvise des valses destinées à étourdir et tromper ma mémoire.

Dans cette courte introduction du désarroi devant la difficulté, j’ai volontairement omis toute la difficulté particulière, inhérente à la langue, des frontières auxquelles nous contraint la langue, avec les sens des mots, et avec la grammaire, qui sont des exemples de choix sur la pensée fait sans nous, et que nous sommes, de part la faiblesse de notre imagination, et parce que le consensus avec les autres, auxquels on s’adresse, trouve son préalable dans ces choix contraints qu’ils partagent. Ainsi, comment parler de la peau de Sophie, sans parler de son caractère, et comment parler de son caractère sans parler de son avenir ? Mais les frontières, ici tracées au cordeau borné des dictionnaires, ne retracent pas la finesse minimum de l’expérience. Encore, de la raideur du vocabulaire et des illogismes pesants de la grammaire, je pourrais peut-être m’accorder ; mais là où je perds mon discours, c’est face à la subjectivité et à l’objectivité. Dans aucune autre occurrence que tout ce que je peux dire de Sophie, il n’est plus nécessaire de saisir l’inextricable part de moi en elle, et encore bien davantage d’elle en moi. Le tiers qu’a formé notre rencontre, aussi déséquilibré, ne peut pas être absent du récit, et de la description. Rien, dans les mots, ne me permet de retenir, ne serait-ce que le genre ou que le singulier pluriel de cet être, neutre mais hermaphrodite et très sexué, boule ardente de désirs en lutte, mi-moi, mi-toi, mi-elle, mi-nous, mais pas tout à fait chacun de ceux-là, où le sujet est constamment l’objet, et quand je parle d’elle, je parle de moi, mais c’est alors elle qui parle de moi, en moi, en nous. Cette mêlée inextricable est pourtant une vallée de ravins et d’abîmes, ponctués de pics enneigés au-delà de la visibilité et de volcans grondants, de différences incommensurables, d’identités tranchées, dont les contraires non seulement se sont affirmés dans cette communauté indistincte, mais y sont nées. Ces confusions et ces pertes du sujet pour l’objet, et de l’objet dans le sujet, s’appellent le bouleversement. Et devant le mouvement de ce tout, la langue défaille définitivement, laissant le champ à des envolées à la certitude douteuse, à des silences abrupts qui trahissent de longues phrases musicales articulées en idées hiérarchisées, à des bouillies de mots indistincts, onomatopées de dictionnaire, contrits et formels, mais qui ne se rapprochent de leur objet que parce que les vestibules de leurs immenses territoires se peep-showent par les hublots globuleux de la raison. C’est maintenant, c’est ici que commence véritablement la difficulté de la langue : ce qu’elle peut faire de mieux, c’est de pénétrer dans des territoires qu’elle ignore, et qui ne sont pas faits pour elle ; ce qu’elle rapportera n’est pas la vérité. Mais la recherche de la vérité ne doit pas avoir peur des ridicules et des barrières infranchissables qu’elle-même s’est donnés. Je lancerai des hypothèses comme des volées de boomerangs.

La vérité du corps, et la vérité du caractère et du personnage social de Sophie, est quelque chose qui m’est inconnu. Sans doute, après le printemps de 1982, certains élans dans des poésies, certains romans ont pris une sonorité métallique qu’ils n’avaient pas avant. Dans les passions antiques, d’Antoine et Cléopâtre par exemple, dans les tragédies comme Roméo et Juliette, dans les romans comme Lettre d’une inconnue, ou dans les réflexions sur Tristan et Iseut de De Rougemont, j’ai reconnu d’autres accents que je venais de découvrir ; en vérité, une partie capitale de l’expression publique ou culturelle tourne autour de cet étrange surplus de vie qui est d’abord une écrasante quantité de manque, la philosophie, l’histoire, la « science », la métaphysique et le mysticisme sont seulement des ronds de jambe, peu décidés, pour aller vers le même Graal, entraperçu, mais si effrayant qu’il a pu faire mettre au banc tous les possédés et tous les alchimistes, tous les illuminés et tous les génies. Et toute œuvre m’a paru finalement digne de restituer une part, souvent accidentelle, plus souvent encore caricaturée, de ce discours qui va au-delà de notre langage, justement. Mais nulle part je n’ai trouvé de description de ce que j’ai ressenti ou vu ou pensé ou seulement saisi de ce frôlement si singulier et si puissant, dont le regard, sans aucun doute portait au-delà de ma vie. Je suis donc moi-même face à l’insatisfaction de tous les discours par rapport à ce que j’ai à dire. Et quand je dis « l’insatisfaction de tous les discours », c’est de mon insatisfaction qu’il s’agit, et dans tous les discours, il y a bien sûr le mien, comme leur conclusion.

Ce « lieu » supplémentaire de description de Sophie, cet ajout tardif est une reprise du « niveau » de la profondeur, vérité dialectique de son corps et de son esprit, envolée inlassable et changeante à chaque fois des métaphores qui gravent les sensations dans des ébauches de constructions pensées. J’ai la nécessité de recommencer sans arrêt ce voyage, qui chaque fois est différent dans son opulence, dans le trajet magnifique à travers ce que cette personne m’a si bien légué, que même en son absence, l’éprouvante traversée est possible. Pourtant je reste indécis devant cette description, pas seulement parce que son plaisir m’étourdit trop pour ne pas puiser indûment dans ma propre imagination, pas seulement parce que, de toute sa sincérité Sophie l’aurait niée, parce qu’elle pensait aussi être son corps, et la somme coquette des qualités et défauts qu’elle avait acquis au contact des autres, dans le laminoir du quotidien et du travail ; mais surtout parce que les récits qui la peignent de la façon dont elle affleurait à la surface la représentent mieux comme un tout sans partage. Nous ne nous reconnaissons pas toujours autant dans notre profondeur ou dans notre unicité, justement parce que ces profondeurs et ces unicités ne sont pas nôtres seulement, ou elles le sont de manière plus indirecte que notre corps ou notre caractère, dont la culture nous a appris le leurre de leur unité solide, comme s’ils étaient départagés des autres par une clôture. La Sophie donc que je sais si mal décrire, est la vraie Sophie, mais d’abord pour moi seul. Ou plus justement : c’est cette Sophie, intensément déformée par les impératifs de mon manque fondamental qu’elle exprime si bien, qui m’intéresse par-dessus tout. Ce qui, dans la description si pauvre de son corps, et dans la description si incomplète de son personnage, me plaisait, venait de ce fond ; et l’insatisfaction et l’incomplétude étaient justement le manque de cette dimension.

Pour décrire ce pôle de l’aveuglement qui est en même temps une plongée dans une volupté spiritualisée et une ascension dans la compréhension de l’émotion la plus vive et la plus durable que j’aie connue, j’aurais pu construire une logique, un système qui par des basculements d’un état en une étape, et d’une découverte en un principe se serait construit comme une phénoménologie de l’amour. C’est en arrivant à cette extrémité de Sophie qu’une telle exégèse, en tout cas, aurait trouvé une pertinence et un matériau de construction déjà pré-assemblé ; j’ai, de plus, la capacité et la tournure d’esprit pour ce type de réalisations, qui balancent entre le récit et l’analyse. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. La logique que je pourrais invoquer et reconstituer ressemblerait volontiers à ce que j’essaye de cerner, mais ne pourrait plus s’en approcher davantage. Et, au prix d’une clôture de thèse satisfaisante, qui tromperait, j’en suis convaincu, tous les jurys (car Sophie, qui est le seul juge qui pourrait s’opposer à de telles approximations, ne le ferait jamais), je manquerais mon objet. Il est simplement au-delà de l’analyse, comme il est au-delà des mots à ma disposition et, en général, de la capacité de constat actuel de l’humanité.

J’ai déjà beaucoup usé la métaphore pour approcher ce territoire sur lequel notre langue ne s’est jamais aventurée avec la froideur taxinomique du scalpel. La métaphore permet un décalage, une scène plus large, des contrechamps. Par là entrent l’espace, le temps, l’enfance, les énumérations des sens, des couleurs et des chants. J’ai beaucoup parlé de la grandeur et de l’immensité, mais c’était toujours un peu le sans-limite de mon propre abandon qui menaçait de prendre le dessus. Quand je voulais signifier ce quelque chose de Sophie qui est plus grand que moi, c’était, dans cette description de gigantisme, au détriment de la justesse des proportions, et de l’habitabilité de l’espace ainsi figuré, peut-être l’évaluation de mon désir, et la signification qu’il porte au-delà de moi. Mais pour qu’il reste mon désir, et même désir, il faut que l’objet en soit à portée, et que le projet de la satisfaction puisse être formé. Avec Sophie, la dimension n’était pas disproportionnée, mais apparemment au-delà de mon possible. Cette première conclusion est très importante, parce que c’était la première fois que je rencontrais le besoin d’accomplir, au sens achever, arriver à son extrémité, quelque chose qui portait au-delà de moi.

J’ai aussi transposé ce vaste univers caché à l’intérieur de cette personne, dans une métaphore spéléologique. J’accorde à cette découverte métaphorique un droit singulier, contresigné par le plaisir : celui de la redondance nécessaire. La nécessité de répéter cette description est dans la variation. Elle retrace d’abord, je crois, la diversité et la marge de l’obsession. Mais elle donne aussi une indication sur la mobilité et la diversité de cette grande beauté, que seul un discours épique permet d’approcher. On y verra, j’espère, les nuances de broderie, l’art de la ciselure et l’impeccable éclat des porcelaines monochromes de Jingdezhen. Que le flot paresseux paraisse puissant, que la richesse de pensée trouve, dans ce territoire répété, un champ suffisant pour contenir, développer et approcher le laser azuré, qui a su garder toute son énigme.

Il fallait descendre, mais comme on descend vers le centre du monde, vers la profondeur. Cette descente était d’ailleurs un dilemme, puisque de toute évidence, quand j’accédai à Sophie, il fallait monter, il fallait me hausser au-delà de moi-même, me dépasser, accéder à cette supériorité que je reconnais avec une déférence pleine de gaîté. Je ne récuse pas les parallélismes sexuels de cette nécessité de monter par exemple, je les trouve seulement secondaires et accidentels. De même lorsque je descendais dans les profondeurs de Sophie, et que j’arrivais enfin devant ce qui me stupéfiait, c’était cette sorte d’immense cavité, une caverne, qui elle aussi se prête bien à l’interprétation sexuelle. D’autant que c’était la lumière, subtil mélange de fulgurance, de parties tamisées, de longues perspectives noires et opaques, et la forme des parois arrondies et des voûtes, des boyaux, au-delà de la grande salle, si grande qu’elle devenait paysage, en haut de laquelle j’arrivais, et m’agenouillais, abasourdi et admiratif. Même si tout était ferme et sûr, malgré le mouvement lourd et régulier auquel on ne pensait plus, il n’y avait pas de dureté, pas de pierre, pas d’angle, pas de métal hérissé devant l’œil craintif du visiteur écorché. Si il y avait du métal, c’était des métaux précieux partout, qu’on ne voyait pas à première vue, parce que rien ne ressemblait à un trésor étalé – j’étais plutôt dans une vaste galerie feutrée –, mais dès que l’œil s’habituait, il découvrait là un brillant, là une rivière, là une couronne sertie ; et si, il y avait aussi de la pierre, ce dur monument défensif, dont j’avais commencé à faire la connaissance quoique non, ce n’était pas vraiment de la pierre, mais aussi dur que de la pierre, gris métallisé, aussi infranchissable, même si la texture était bien la texture de Sophie ; plus tard encore, je découvris que lorsque cette grotte magique se blindait de cette matière défensive infranchissable, le mur ainsi dressé se hérissait de piques et de pointes, là aussi alliage de métal et de texture de Sophie. Mais j’anticipe sur la souffrance, dont le premier coup, sans nom dans notre langue, a seulement été déclenché.

Comme dans les rêves, mais aussi dans les pensées conscientes qui machettent à travers la jungle de l’esprit à la suite de la petite lueur d’un objet qui leur échappe, la métaphore de la caverne, où les peintures murales allaient de Platon aux Mille et Une Nuits, ne me suffisait plus à la poursuite des formes tracées quelque part dans mon cerveau pour arrêter mon ravissement. Il n’y avait jamais d’angle, jamais de crête. Tout était toujours en arrondis déroulés, soit avec lenteur, soit dans des accélérations qui rappellent les vertiges enfantins des carrousels, soit à la vitesse de la lumière, soit à l’arrêt, sollicitant ma mobilité, très obéissante devant une telle invitation. C’étaient des arrondis souples, qui avaient toujours quelque chose d’imprévu dans leur étirement, ou dans leurs tournures soudaines. Une typologie pataude ferait ressortir deux grands groupes : des arrondis de fuite, de perspective, de jeu, d’aventure ; et des arrondis de confort, de tendresse, d’intérieur, moelleux, familiers, amicaux. Les premiers couraient, et pouvaient parfois prendre des virages effrayants et des courbures d’une longueur non moins effrayante. Les couleurs de ces courbes dont le chemin le plus court, jamais emprunté, était la géodésique, étaient sombres, doré sur noir, vert sombre, bleu-noir. Pour exprimer la brièveté, parfois, ces formes de sourcils ou de paupières se transformaient en rayon droit et plein, c’était le laser ; et si ce regard n’était pas limité par le temps, il aurait paru infini dans l’espace, tant il portait aux limites de l’imagination, tant il sortait du paysage, et tant la réflexion inquiète qui l’embrasse ne s’apaisait qu’en le considérant comme allant au-delà de toute visibilité, comme porteur de l’ensemble de ce paysage de sphère ; oui, l’arrondi imperceptible du laser azuré était l’Atlas de cette sphère, et le ceinturait finement de soie métallisée, inflexible. L’autre courbure, était plus courte, intime, plus proche de la perfection du cercle, qu’elle atteignait parfois. Elle était d’ailleurs lovée à l’intérieur des courbes longues, comme un médaillon dans une fresque, ou comme un sourire entre deux courses. Là, les couleurs étaient pastel, jaune clair, rose, blanc cassé, sans oublier les touches discrètes de tous les bleus qui vont au noir. L’innocence le disputait à l’ineffable douceur, si raffinée qu’elle était toujours à la limite du maniéré : l’enluminure guettait, l’arabesque menaçait, le rococo n’était pas loin. Mais la matière, ici, prenait des semblants de peluche, de plume d’oie, de monticules de duvet.

Je viens d’évoquer la texture. D’abord la texture de Sophie se divise, se diversifie, s’ouvre à un éventail de textures. Dans chaque différente tension, dans chacune de ses duretés ou de ses douceurs qui pouvaient se laisser aller jusqu’à une mollesse enchanteresse, il y avait la même netteté, la même densité, la même dynamique, le même goût du mouvement et de la souplesse. Cette texture étalon, qui n’existe jamais pour elle-même, était une matière douce, ferme, chargée, mobile, excitante, une provocation à se hisser à elle. C’est peut-être dans cette texture qu’il y avait à la fois la puissance et la finesse dont Sophie représentait si bien l’harmonie. C’était comme une gomme légère et étirable, mais solide, se mouvant comme poussée par une vitalité incongrue pour une matière, le contraire même de l’inertie qu’elle savait pourtant figurer avec succès. On pouvait aussi la pétrir sans la meurtrir, s’y enfoncer sans y pénétrer, et la caresser pouvait épuiser des heures avec toujours un univers de sensations renouvelées, dans les registres du subtil et du vivant.

Je ne peux pas ne pas tenter à nouveau une approche du miracle thermique de ce lieu sans temps. Il y avait deux couples opposés qui se mariaient : la fraîcheur et la tiédeur, et la glace et la fournaise. Le premier couple est déjà un résultat du second. Mais c’est dans l’ensemble de ces quatre sensations toujours présentes en même temps, et toujours pleines, toujours complémentaires, toujours harmonieuses, que se situait l’invraisemblable où je me reprenais à vérifier, une fois de plus, la validité de cette extrapolation de ma faiblesse à entrer dans les métaphores et dans les oxymorons. Pourtant, le contrôle confirmait cette impossibilité de températures variées, et leur délice souriait avec une indulgence triomphante de cette confirmation raisonnable et absurde. Cependant, en suivant les légères courbures que mon introspection imprime à mon goût de cette description, je suis enclin, après des roulements innombrables de médiations, de suggérer aujourd’hui que les quatre températures n’étaient pas égales. La glace était la plus faible. La tiédeur suivait ensuite. La fraîcheur était plus fréquente, cette belle fraîcheur revigorante et joyeuse, parfois moqueuse, toujours porteuse de nouveauté. Mais la fournaise était la plus forte, et la plus importante des quatre. Les trois autres, d’ailleurs, n’étaient là que pour la pondérer, pour atténuer et rendre supportable sa grande exigence, son insupportable éclat. Sophie était sans doute légèrement plus chaude que moi, et que la plupart des individus que j’ai frôlés. Mais la température dont je parle, celle de ce niveau souterrain, était celle d’une flamme, que j’ai également déjà située, et tenté de décrire, et qui est une petite flamme intense, rouge et jaune, mais qui est capable de toutes les fusions. Là encore, le langage métaphorique, qui permet d’aller au-delà des limites de la langue raisonnable, trouve sa limite dans la langue. Car cette flamme, finalement, avait elle aussi plusieurs températures simultanément, entre la simple chaleur d’un petit feu, dans lequel on peut passer sa main sans même être un héros romain, et la chaleur qui fait paraître tiède la fusion cosmique.

Quand on en arrive là, les fragrances et les parfums sont à la fois derrière nous et devant, s’il y a encore un devant. Les sons s’annulent ici, entre ceux qu’on distingue et ce qui paraît leur écho, dans une profondeur que la pensée ne peut remonter qu’à travers de périlleuses médiations ; mais là où il y a extinction du son – abrégé de la théorie de la musique – il n’y a pas extinction du goût. C’est une sensation qui a pris peu à peu toute la bouche. Les joues sont pleines, on sent grésiller les modifications sous les papilles, au palais, à l’entrée de la gorge. La langue accomplit, sans s’en rendre compte, de lents mouvements permanents, mais toujours nouveaux, qui empêchent le parler. L’odorat, le toucher, sont réquisitionnés par le goût fort et doux, par la saveur grandissante. Avaler, c’est le moment de l’accomplissement du goût, de la satisfaction, et donc souvent celui de la conscience, qui alerte sur le phénomène du goût, par l’annonce de la satiété ou de l’insatisfaction. Avec Sophie, il y avait insatisfaction à satiété, et la satiété même n’était que la véritable insatisfaction se donnant dans son achèvement limité. Là aussi, dans le goût, puissance et finesse se coordonnaient tout en restant distinguées dans leur seigneuriale association qui évoque l’image d’un couple princier, l’homme comme un de ces taureaux saxons portraiturés par Cranach, en fourrure et en force, retenant dans l’étroite bonté d’un regard de meurtrier les veinures de trop-plein de venaison et de vin, tenant au bout d’un bras, d’une épaisse main gantée de cuir et lourdement chargée de chevalières aux couleurs sombres, les doigts effilés de sa dame, qui dépassent dans leur blancheur cassée la mitaine blanche de la robe bleu azur qui emprisonne avec sévérité mais en le soulignant le corps mince et longiligne d’une fille de duchesse, petite-fille de commerçant, altière, détachée, déjà dans la trentaine, au visage complètement encadré du bleu du vêtement, surplombé par une coiffe en pointe blanche et qui, légèrement détournée de l’homme, porte un regard nonchalant et qu’on imagine d’une incroyable précision de détail et de différenciation, au loin, dans le moment, derrière la ligne de front du peintre, vers quelque décapitation d’amant aux yeux exactement pareils à la broche vermeille qui est la seule parure qu’elle porte, sur l’écrin dont s’élance le long cou d’argile. Et c’est seulement alors qu’on perçoit le léger pli de la taille qui indique que cette belle femme est cambrée en arrière et qu’en elle montent les muscs et les salives du désir secret, et du plaisir concret. Le goût de Sophie avait des foisons de gibier et des détours de langues de rossignol, des accélérations progressives et des renversements surprenants devant lesquels, comme dans la cuisine chinoise, lorsque, pour déguster une viande rôtie, on vous propose de la rouler d’abord dans une petite coupelle de moutarde forte, puis dans une coupelle identique, mais de grains de sucre, on a envie de s’arrêter pour applaudir. Mais le goût de Sophie ne laisse pas le loisir de s’arrêter ; c’est son seul défaut.

Car pour le goût, comme pour tous les autres sens, j’étais toujours ramené, parfois avec une véhémence effrayante, parfois insidieusement, au détour du cheminement, à la petite flamme aux mille températures qui, comme je l’ai dit, vont de la mise en garde à la fusion. Je ne prétends pas être le seul à avoir rencontré cette fusion. Je crois savoir que la plupart de ceux qui y sont allés sont morts, brûlés. D’autres se sont arrêtés, certains fascinés, d’autres dégoûtés, d’autres encore effrayés et respectueux. Notre époque, mais pas seulement elle, retrace parfois les épopées misérables de ceux qui se sont prémunis, et dont certains se sont vantés de l’avoir traversée, grâce à leur prudence, qui leur avait procuré des combinaisons ignifugées, des scaphandres caractériels, des boucliers de mépris et des armures forgées selon des techniques disparues, et qui a asséché leur observation, et qui a fait uriner leur conscience d’un petit filet grinçant et content. Cette énumération est à rechercher dans un passé assez prolongé, parce que je n’ai pas rencontré de contemporains qui s’étaient trouvés confrontés à cette fusion, même si je suis aujourd’hui persuadé qu’il y a en a eu, et pas seulement quelques cas isolés. Pour moi, je ne me sens dans aucune des catégories citées ci-dessus : je n’ai pas traversé, c’est sûr, mais je ne me suis pas non plus arrêté avant. Est-ce que je suis dans la flamme alors ? Pas entièrement non plus, il me semble : ma tête haute, peut-être, lui a permis de trouver un oxygène autre que celui qui était là en abondance, mais distribué par la parcimonie de la présence de Moni, ou alors ma peur, mon manque de courage m’ont laissé une jambe posée sur quelque terre ferme. Mais cette posture mixte a aussi ce résultat : je n’ai pas réussi à m’en dégager. J’ai toujours cette flamme en moi, je la porte comme une torche dans une cérémonie religieuse païenne, et je la protège comme un naufragé pendant la tempête. Je donne ici l’impression de m’accrocher à sa valeur inestimable ; il n’en est rien : c’est elle, de toute sa valeur inestimable, qui s’accroche à moi. Cette flamme singulière, je ne l’ai pas toujours connue, et j’ai toujours pensé qu’elle ne m’accompagnerait pas toujours. Et pour l’instant, j’ai tort.

Cette flamme ne vient pas de moi. Elle vient de Sophie. C’est la seule différence que je sache clairement au moment où il faut parler d’elle et moi ensemble. Je ne sais toujours pas faire le feu. Je révise une fois encore mon enfance, mon adolescence, jamais il n’y a eu de feu en moi. Des orages, des tremblements de terre, des tempêtes, des pluies diluviennes, des romans, des logiques, des glissements de terrain, oui, mais du feu, non. Je suis un terrain combustible, et je sais attiser, orienter, maintenir un feu. Mais le faire, non. Il y a beaucoup de feu dans notre monde, parce qu’il y a beaucoup de gens comme moi qui savent conserver et travailler le feu, depuis des siècles. Mais des personnes qui savent faire le feu, j’ai eu beau avoir parfois quelques espoirs, je n’en ai jamais vu qu’une seule, c’est Sophie. Quand, comme je viens de le raconter, les sens surroulent l’intellect, quand la raison n’ose plus avancer à cause de la chaleur, quand le regard est ébloui, quand l’odorat est bloqué par la respiration retenue, là où la musique se détruit par la musique et que seul le goût va jusqu’au bout des grandes courbes aventureuses et vertigineuses, là j’ai vu Sophie faire du feu.

Je m’excuse d’avoir autant tardé à prêter attention à un tel phénomène. Je m’en excuse avec un regret d’autant plus grave que c’était dans un monde que je traversai avec une curiosité illimitée et une acuité intacte. Mais j’ignorais même que ce phénomène existât. Depuis que j’ai été témoin de ce fait extraordinaire qui a illuminé ma route, depuis je suis très attentif à cette capacité humaine inexpliquée. Et pourtant, malgré mon attention soutenue, malgré la priorité que je donne à cette capacité sur toutes les autres, j’atteste n’en avoir jamais goûté d’autre preuves que celles de Sophie. Je ne pense pas pour autant que tout le feu que nous travaillons quotidiennement dans le monde vienne en entier de Sophie. Non, d’autres ont fait du feu avant notre naissance, à elle et à moi. Et probablement en font aujourd’hui. Mais je ne les connais pas. De la capacité à faire du feu – et quand je parle du feu, c’est de ce feu métaphorique qui, dans son nom au long s’appellerait le feu des humains – je n’ai jamais vu cette capacité qu’à une seule personne. J’en ai pour preuve une flamme en moi, qui ne m’a jamais lâché – flamme tout autant métaphorique que le feu dont elle provient, qui dans son nom au long s’appellerait la flamme des humains.

La flamme est une métaphore commode, compréhensible et d’ailleurs courante pour ce que je décris, même si elle est rarement exposée en tant que don d’une des personnes concernées, qui sont rarement plus de deux. Flamme s’étend d’ailleurs à toute un ensemble pyromaniaque : braise, fumée – qui ici est peu toxique car plutôt hallucinogène – coulée de lave, explosion. Avec le feu apparaît aussitôt la destruction, la non-maîtrise, et la souffrance. Ce sont les premières limites de cette métaphore : car la destruction de ce que Sophie avait créé, en moi, était sans doute une série d’explosions, de vives tranchées, d’inconsolables déserts, mais dont l’effet n’était pas l’incendie, mais le démantèlement et la ruine d’édifices antérieurs, insuffisants pour contenir son horizon. De même, la non-maîtrise était une forme de libération, qui me permettait de découvrir, ravi et effrayé, la grandeur de ce qui était à ma portée, et les innombrables ressources qui étaient au fond de moi ; sans doute pouvais-je les rehausser d’étincelles, et mêmes de flammèches, mais leur couleur de fond, leur température, étaient plutôt de la matière terrestre des constructions, et de la transparence éthérée des abstractions, jusque dans le vertige. Enfin la souffrance n’avait ni l’odeur de la chair grillée, ni les cloques blafardes des brûlures ; c’était plutôt l’asphyxie, c’était l’impression d’être essoré, c’était des lames pointues qui pénétraient doucement, en vrille, dans le tendre, et progressaient pendant des heures indifférentes aux hurlements, c’était le mur aimant, contre lequel on se précipite en courant dans l’espoir vain que l’inflexibilité de la pierre cède, et par-dessus tout cette impression d’être déchiré, d’avoir une partie de soi arrachée, d’être par conséquent ouvert, dépouillé de cette corne de notre corps qui protège la sensibilité de nos organes contre le vent, la pluie, et même le feu qui s’est déchaîné dès le coup de la rupture.

Il me faut donc traverser maintenant la flamme qui m’avait fascinée, et qui avait entièrement occupé mon champ de perception. Traverser cette flamme entraîne une diffraction : la visée s’écartèle, le monde apparent, dans cet endroit pourtant confiné et aux dimensions confortables, s’ouvre en un éventail qu’on n’embrasse plus en entier. Ce voyage descriptif de ce qu’est Sophie, au plus juste d’elle-même, comme tout ce qui précède à se sujet, est d’abord un descriptif entièrement filtré par moi. Car, à la traversée de la flamme, l’endroit est comme un de ces cinémas à 360°, dans lesquels on chancelle un peu aux premières images. C’est la sphère, dont les parois sont parfois, ou par endroits, transparentes, et cette sphère tourne sur elle-même, se déplace dans le volume et dans le temps, n’est ni stable ni complètement fermée sur le monde qu’elle explore. Cette sphère est unique. Elle a été conçue, négligemment, en passant, par Sophie. Tout le matériau de construction, tous les agencements, son mouvement et son esprit, la qualité de l’air, épais, opaque, légèrement toxique, hallucinogène, qu’on y respire est comme l’haleine de Sophie ; les couleurs, les textures, les courbes, l’espace, le goût y sont ceux que j’ai décrits, comme étant ceux de Sophie. Mais cette sphère est en moi, en moi seul. J’ignore comment elle a réussi à installer là ce monument d’équilibre et de justesse, comment elle a fabriqué ce parc de plaisirs, comment elle a dessiné et élaboré ce palais unique, auxquels j’apporte, de ma main peu sûre et de ma grossièreté de maçon inexpérimenté, tous ces détails extérieurs qui lui permettent de le répudier en riant hautement, quelques signes inévitables de mes fluides et de mes pulsations, de l’art de ma vénération, de mon sang qui cherche le sien, de l’immense respect et de l’application ludique qui dépasse mon contrôle au point de devenir dérisoire, ou pénible, chaque fois que, le cœur battant, je soumets cet ouvrage à son inspection. C’est là que la rupture s’est manifestée comme la pire déchirure : elle a arraché quelque chose de cette sphère, qui lui appartient certes en entier, mais qui était profondément chevillé en moi, et, peu maître du plan et des secrets de fabrication de cet espace délicieux, j’ignore encore ce qu’elle a véritablement pris et pourquoi. En tout cas, le coup de la rupture, cette violente pliure, s’est exercé là, précisément et uniquement, c’est la sphère qui a été rétrécie et pliée, c’est par une déchirure brutale, un anéantissement qui a ruiné des constructions merveilleuses, non encore toutes explorées, et même découvertes. C’est ce qui a mis à nu ce qui à l’intérieur de moi était le plus sensible et que la sphère contribuait à protéger.
 

Le feu métaphorique que Sophie sait faire apparaît donc maintenant avec une double fonctionnalité : c’est un feu qui cache, un trompe-l’œil, ou plutôt un attrape-l’œil comme disent les Anglo-Saxons, qui a pour première vérité d’absorber l’attention, de fasciner, mais comme tout feu, en éblouissant, en perdant, par son excellence radicale, la distinctivité de la perception. Mais c’est aussi un geste fondateur : Sophie était une grande architecte d’intérieur qui avait dessiné et conçu cet édifice unique, une maître d’œuvre inventive, précise et rapide, et même une maîtresse d’ouvrage de goût et d’ambition discrète mais sûre, qui savait faire valoir sa maîtrise, comme la rupture en a été le second exemple après la rencontre. J’entends par rencontre l’ensemble de notre être ensemble, c’est-à-dire la sphère elle-même. Car la sphère que Sophie avait créée, elle l’avait habitée avec moi, et c’est là que nos mimétismes s’étaient révélés des signes de nos interchangeabilités. Elle avait mis la main, à un point que j’ignorais exister, sur le secret de la confusion des individus. Elle savait venir en moi avec son esprit mieux que je ne savais venir en elle de mon pendentif aimanté. Et de notre esprit, de la communauté de nos pensées qui était bien au-delà de la somme de nos consciences, elle avait fait cette bouillie en ébullition, à travers laquelle j’avais soudain entrevu une immensité que j’étais incapable de lui communiquer.

Je ne parle de rien d’autre, en découvrant ainsi Sophie, que de sa capacité à aliéner, du jeu et du plaisir de l’aliénation donc, qui reste en ce moment le seul moyen d’entrer et d’user de nos immenses réserves de pensée sans conscience, de sa capacité à communiquer qui n’est que la capacité à poser le but de la communication, non à savoir de quoi au juste on parle qui est un résultat implicite, mais à savoir pourquoi même on parle, qu’il faudrait même écrire pour quoi, et dont le résultat est précisément la réponse à de quoi au juste on parle, et ce sont ces glissades de Sophie dans l’essence universelle qui ont fait vibrer la corde qui m’y relie et qui est la raison fondamentale qu’elle demeure la seule personne au monde que je n’aie jamais admirée. Car évidemment, si dans notre jeu particulier, fait des regards, puis des touchers, on peut aisément ne reconnaître que le jeu, sempiternel, entre une femme subtile, sensuelle, et épicurienne et un homme peu préparé à subir de tels charmes dans sa carapace flottante gorgée d’idées désordonnées, ce que ce jeu avait de général, de non particulier justement, et qui n’appartenait pourtant qu’à elle, dans le cadre précis de notre rencontre particulière, était ce qui la mettait au-delà de toute autre personne de mon temps, en tout cas. Son jeu, justement parce que la forme restreinte qu’il avait pris avec moi n’était qu’une application passagère de ses capacités, son jeu était bien plus un possible universel, et le léger battement de ses ailes, paresseusement déployées en attestait en permanence. A travers la flamme, dans le cinéma à 360° de la sphère pourfendant à pleine vitesse l’esprit ambiant, j’entrevoyais la généralisation de cette capacité comme une fulgurante lueur qui éclairait dans un instant que je croyais rêver son intérieur, mais qui s’épuisait toujours avant d’arriver à l’extrémité de cette immensité. Et, en effet, le jeu de Sophie, qui était si vaste et si permanent, et qui ne laissait hors de sa sphère – dans laquelle la mienne, même avant d’être pliée et déchirée, n’était qu’une particule dans un accélérateur – aucun détail, ce jeu avait implicitement la totalité comme objet. Elle ne savait pas seulement concevoir, créer, fonder et habiter, en trois coups de laser azuré, une sphère en moi, elle savait se tenir au milieu des influences, des vents, et des champs de force, et faire des sphères dans les sphères, et elle avait la capacité, incomparable, de transformer le monde en sphère, en confusion peut-être, mais en fusion certainement, capacité dont n’ont fait usage que quelques prophètes, quelques philosophes, quelques savants et quelques héros, une petite assemblée d’une cinquantaine d’humains à travers les âges de ma connaissance. C’est cette unité étonnante dont son horizon était le sourire grave. La rencontre, qu’elle avait su si bien pousser dans des explosions révélatrices, était comme la flamme du départ, un commencement. Et c’est cette petite lueur qui était dans la flamme du départ et qui m’emportait, bien au-delà de tout ce qu’il y avait au fond de moi, mais sans jamais trahir cette intimité la plus indépassable, et qui me fit refuser comme une impossibilité anthropologique la déchirure de cette sphère commune qui a toujours été le plus grand délice parce que la saveur profonde de tels plateaux qualitatifs provient à la fois de l’excellence qu’ils sont en eux-mêmes, de la supériorité qu’ils manifestent par rapport à ce qui les entoure, et de l’immensité du possible que promet le dépassement qu’ils contiennent.


 

« A la notion de “mutation” (yi), Yang Xiong tend à substituer celle de xuan, terme emprunté au premier chapitre du Laozi et généralement traduit par “mystère”, qui désigne à l’origine l’azur, si profond qu’il devient noir… Xuan évoque ainsi la dimension mystérieuse, obscure et pourtant globalisante, que le Laozi assigne au Dao :

Xuan, c’est ce qui obscurément fait advenir les dix mille sortes d’êtres sans qu’on en voie la forme.
Le Ciel en ce qu’il n’est pas visible est xuan, la Terre, en ce qu’elle n’a pas de formes est xuan.

En d’autres termes, xuan n’est qu’une désignation du souffle un et originel (yuanqi), lequel en se diversifiant (d’abord dans la dualité Yin/Yang, puis les Cinq Phases, etc.) fait apparaître de lui-même les dix mille êtres. »

     
             
             
             
             
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