l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      12. Rupture
 

Arrivé peu avant la trentaine, j’avais dû recevoir environ trois cents lettres dans ma vie, sans compter les cartes postales et les lettres fonctionnelles, administratives ou commerciales. C’est une quantité ridicule comparée à une moyenne supérieure à cinq par jour qui devait être celle d’un lettré un siècle plus tôt et c’est un chiffre monumental si je compare aux vingt années qui ont suivi. Le téléphone, pour lequel j’avais en 1982 une quasi-phobie en effet, a été le principal outil de l’abandon de l’écrit quotidien en particulier sous sa forme épistolaire. A travers mon activité publique, qui contraignait déjà tous ceux qui s’y intéressaient à lire, et qui obligeait ceux qui voulaient en savoir plus à écrire, cette dégénérescence de cette faculté à communiquer, d’abstraire, de disputer transparaît sous de multiples aspects : destruction de la syntaxe, approximation de la grammaire et du vocabulaire (qui sont d’ailleurs des infirmités que je partage avec les pauvres de mon temps, avec regret, oui, mais pas un regret suffisamment important pour tenter d’y remédier vraiment), transposition de la langue parlée dans l’écrit, oubli du fait que la langue écrite (française, anglaise, allemande) élimine le sens de tout ce qui est tonique dans la langue parlée, découverte de sa propre pensée au fur et à mesure de l’écrit, donc régression de la capacité à structurer l’expression, faux-sens et contresens, transgression permanente des règles de l’écrit sans le savoir, et par conséquent, timidité à écrire comparable à la timidité qu’on a dans une langue étrangère où on craint l’affront de n’être pas compris après avoir produit l’effort d’être intelligible. Cette dégradation presque complète, au point que dans la plupart des appartements les lieux réservés à l’activité d’écrire avaient disparu avant l’arrivée de l’ordinateur, qui a pour corollaire la baisse considérable de la quantité et encore plus considérable de la qualité de lecture, est un phénomène social poignant à observer quand on est né au milieu du XXe siècle, parce que c’est en deux ou trois décennies de musique automatique, de mitraillage d’images et de téléphonie massive que cet outil d’introspection a été complètement déserté. Son fleuron en particulier, la lettre d’amour, semble avoir presque entièrement disparu. C’était d’abord la nécessité de construire une tentative de dialogue sans le parasite, parfois sensé mais trop souvent et trop vite généralisé, de l’interjection, c’est-à-dire une obligation de l’écoute de l’autre, souvent la seule méthode pauvre quoique non infaillible (car l’aimé peut toujours refuser de lire) de l’amoureux pour être entendu. C’était ensuite la consignation d’un discours à un moment donné, mémoire et trace irréversible dont le téléphone n’est pourvu qu’en principe. C’était aussi une capacité de recul par rapport à l’autre, avec une distance beaucoup plus grande que le téléphone, distance qui impose presque un ton, un mode, un style et un rythme de pensée différents ; alors que le téléphone est plutôt un ersatz de la rencontre, la frustration d’avoir le discours parlé sans voir ou sentir l’oreille et la bouche de l’aimé, aveugle, c’est-à-dire sans cet environnement immédiat qui peut tant jouer à l’interférence (un tiers peut plus facilement détruire une intimité téléphonique qu’épistolaire, même sans le vouloir), la lettre est une souffrance de la distance et de la séparation mais, dans ce sens même, une extension, souvent fertile de la rencontre, un point d’observation.

Sophie m’avait envoyé une dizaine de lettres en 1973, que j’ai malheureusement presque toutes perdues dès 1975 à Londres, plutôt en imitation de mon style déstructuré et fantasque de l’époque, où elle déployait sa personnalité complexe et enfouie avec la gentillesse un peu timide et décidée d’une petite sœur qui compte. En 1982, c’étaient seulement quelques billets, tendres et doux, enjoués, où elle se découvrait peu, peut-être retenue par la crainte de mon jugement, qu’elle savait volontiers féroce, ou par celle, plus intime, d’aller au-delà de ce qu’elle pourrait, ou voudrait endosser. J’ai, du reste, une mémoire très incertaine, non seulement des lettres de Sophie, mais des lettres en général, celles que je reçois, aussi bien que celles que j’écris. C’est comme si répondre à une lettre l’effaçait ; et plus encore, efface ma réponse. Pour l’écrit épistolaire en particulier, je n’ai pu me défaire d’une étrange façon qui m’est venue pendant l’adolescence que dans les échanges autour de textes publics. Elle qui consiste en une certaine fulgurance, à la fois de la compréhension et de la réplique, censée étonner, estourbir, émerveiller probablement. Je répondais rarement textuellement, donc toujours à côté, souvent assez loin à côté de la lettre de la lettre, mais presque toujours avec une structure réfléchie, un angle surprenant et complet qui transforme presque toujours l’échange en joute où il ne m’est pas difficile, si l’autre se laisse gagner par mon jeu, de l’emporter. Je suis par la suite souvent profondément embarrassé quand l’interlocuteur, si je le rencontre en face à face, fait allusion à tel passage de ses répliques ou des miennes, dont je ne me souviens jamais, comme si la lecture et l’écriture de cette correspondance s’étaient pour moi produites dans une transe, ou plus exactement, dans un monde parenthèse, une sorte d’onirisme de la volonté dont les paroles et les logiques ne s’exportent pas et ne survivent pas à l’épuisement. Des lettres de Sophie, qui n’échappaient pas à ce black-out provocateur, je me souviens seulement que j’avais noté son plaisir, très sensuel, à aligner des sons ou des mots sensation-en-bouche, et à les dessiner de son écriture large et ronde, posée, féminine, caressante, plaisir très personnel, mais qui n’avait rien d’entêtant, parce que les mots qu’elle écrivait visiblement pour le plaisir de les prononcer et de les imaginer n’étaient pas obsessionnels, et changeaient d’une période, d’une missive, d’une friandise ludique à l’autre.

Si donc du bon demi-millier de lettres que j’ai reçues dans ma vie je n’en gardais qu’une, ce serait celle que Sophie m’a fait parvenir probablement – je n’arrive pas à reconstituer le moment exact – en la déposant dans ma boîte aux lettres le dimanche 23 mai. C’est une lettre très complexe, déjà par la forme : elle est scindée en trois parties si distinctes que c’est seulement en me replongeant dedans, pour la faire figurer à sa place dans le récit, que je m’aperçois que ces trois parties sont constitutives d’une même lettre, ce que ma mémoire – stupide mémoire – avait dissocié. Il y a d’abord quatre pages dactylographiées avec, en fin de page 4, un bref rajout à la main ; il y a ensuite la carte postale de Rita Hayworth déjà mentionnée, datée comme la lettre du 23/5 ; il y a enfin, comme lien entre les deux autres, une page manuscrite numérotée 5, et juste signée S. Sans ces deux repères, jamais je n’aurais pu reconstituer l’intention de mon amie, don de son vaste esprit qui s’ignorait vaste, compliqué et paresseux, juste et vivant, et ses glissements dans l’aléa, toujours à la recherche d’un équilibre risqué, avec cette fine brume de sensualité parfumée, arabesque gracieuse d’une conscience souple et libre qui se fait violence, non sans courage, non sans fraîcheur.

A réception, j’ai dissocié ces trois parties de la manière suivante : la partie dactylographiée, je l’ai lue deux fois, avec une violence fébrile, profondément terrorisé par les impitoyables traces du détachement d’une réflexion qui cherchait à conceptualiser, à isoler des objets qui, pour moi, étaient la chair même ; à la deuxième lecture, tremblant d’une indignation profonde, m’accrochant comme à une bouée de sauvetage au moindre mot dont ma négativité à vif pouvait tirer quelque flamboyante objection, une avalanche cinglante de répulsion destinée à étouffer une souffrance inavouable, en y portant exactement cinquante-six points de notes qui devaient traduire cette explosion intérieure de peur intense, de fureur destructrice et de tremblement éruptif dont je ne maîtrisais déjà plus les contours. Je n’ai du reste jamais rempli ces cinquante-six cases, j’ai seulement envoyé un bref courrier, violent et cassant, que Sophie a découvert à son tour indignée, à juste titre, mardi 25 ou mercredi 26. Je ne sais bien sûr plus de quoi ce courrier était fait, sinon de sang devant les yeux, et de hurlement intérieur réprimé par une transparente pellicule de sarcasme. La carte postale de Rita et de l’inévitable amant ont été le levier du contact précis : téléphone, rendez-vous. La page 5 manuscrite, je l’ai purement et simplement occultée. Voici maintenant la première partie, dactylographiée, de ce principal courrier de ma vie :
 

« Pardon pour le côté aseptisé d’une Hermès ma-boule (!) mais les mots coulent plus vite ainsi, je suis la virtuose du clavier, tu le sais bien, et n’attache pas grande importance à la forme épistolaire.
 

Je tâcherai de tenir compte du réel, du concret, pour mieux comprendre comment ça fonctionne. Je me méfie, par instinct, de tout discours totalisant, qui-reste-au niveau des principes, de l’idéologie. Mais il est vrai que si je ne récuse pas mon désir à poursuivre notre relation, je récuse sa récupération et sa réduction en un émiettement d’envies immédiates. Car comment peut-on trouver une cohérence à notre rapport, et en même temps le disqualifier en bloc, le déclarant ‘hors jeu’, dans la mesure où aucun atome ne le justifie, sinon à travers de nouvelles sphères que nous inventons pour légitimer le poids même de notre relation. Le constater ne justifie pas qu’on s’en accommode, mais nous donne un pouvoir de décision, la transformation de notre rapport, ou la rupture. Or je pense qu’un rapport devient transformable seulement lorsqu’il a abouti d’une certaine façon, et que les cibles bougent donc, ainsi que les nécessités, mais nous n’en sommes pas là. C’est pourquoi la rupture me semble la seule ponctuation à notre relation ; relation qui d’ailleurs a pris forme immédiate de rupture, ce n’est jamais ce qui nous unissait qui nous contentait, mais justement notre différence, notre distance qui nous excitait (sinon comment donner raison à notre exaltation mutuelle). C’est pourquoi la rupture m’apparaît presque usuelle entre nous, et renversée dans son sens car notre rapport a commencé par là pour éventuellement aboutir à autre chose qui nous ramènerait de nouveau à une rupture, la même, chargée de sa signification. Comme si notre relation avait commencé par le résultat pour aboutir à un problème qui nous renverrait au même résultat, cela ayant pour effet ce fameux ‘étouffement’, cette espèce d’ancrage asphyxiant du à cette conscience qui m’évite de me mouvoir dans notre histoire, car j’en connais la fin ; et cela nous menant davantage à une rétrospection mutilante qu’à un ‘flash-forward’ révélateur. Mais il est évident que combattre la rupture m’est aussi difficile que combattre notre rencontre.

Il est vrai que vivre une aventure commune (jusqu’à maintenant nous n’avons vécu que de notre distance sûre et entendue) me paraît difficile ; désormais il faudrait tout partager, l’inconstance comme les contradictions, et l’on percevrait vite les germes du conflit déjà éternel ; les différents (nos opposants) dans l’existence quotidienne prendraient vite les traits de l’ennemi. Ni toi ni moi ne sommes prêts à assumer l’entière responsabilité d’une telle liaison, ni à offrir une garantie de survie non destructive à cet engagement (hé Geôrges, t’imagines !). Nous présentons des demandes qui nous semblent à l’un et à l’autre exorbitantes, auxquelles je réponds par la réticence évidemment. A l’annulation de la réticence ne peut répondre que l’augmentation de l’exigence ; la promiscuité (mentale) n’étant pas la fin d’un processus mais le combat dur et serré où en raison de nos opposants nous partons perdants car l’essentiel ne vise pas à nous faire succomber l’un à l’autre, mais à nous révéler par le biais d’armes performantes dans une sorte de guerre. Et un modus vivendi n’épongerait pas les rancunes et les malentendus instaurés dans nos rapports qui subissent d’étranges distorsions. Nous sommes fondés à nous reprocher de nous avoir mutuellement fait croire à une petite révolution alors que nous nous contentons d’assurer la continuité de ce que nous étions neuf ans plus tôt. Avec l’addition des contrecoups de nos aventures antérieures, nos revirements, nos rôles nouveaux qui dépendent de ce qui nous a rendu ainsi. Il n’y a pas de cassure en moi, des choses ont changé mais rien n’est profondément modifié, il en est de même pour toi. Injonction apparemment contradictoire qui pourrait se condenser dans une formule : traite-moi en être éternel mais n’oublie pas que je suis un être nouveau. Contrairement à toi je ne souhaite pas souscrire à de rituels desiderata déjà éculés, ou bien revendiquer comme des conquêtes des acquis de toujours que personne ne prétend jamais contester, mais que nul n’assume non plus. Tout ralliement idéologique me semble illusoire et avoir volé en éclat depuis belle lurette. Il pourrait éventuellement se concevoir par le biais de certains manifestes (littéraires !) mais il n’y a plus personne pour les écrire, et plus de lecteurs possibles car plus personne ne croit aux idées, mais chacun préserve sa pénible survie en se nourrissant d’expédients, et se foutant de la postérité. La seule expression possible aujourd’hui reste le discours, or il ne peut plus être qu’une débauche de narcissisme, une pose extasiée devant son propre nombril. Tu brasses des poncifs qui ne peuvent trouver aucune – ou peu de confirmations dans ce qui trace ton existence. Tu es tenu de me parler constamment deux langages : celui de l’idéologie et celui de ‘l’intimité’. Le premier te commande de coller le plus fidèlement aux stéréotypes de tes origines, de vouer un culte à cette idéologie, de tenir ses lois pour absolues, d’écarter toutes différences comme autant d’obstacles à la réalisation de soi ; le second est la somme de tout ce qui résiste à cette utopie, c’est à dire la persistance des sentiments irréfléchis, de colère, de désir, les attachements déraisonnables, le goût des voluptés aberrantes, des émotions enfantines, le secret espoir dans l’existence de l’amour fou. L’un légifère au nom d’une culture qui aurait rompu avec certains héritages ancestraux ; l’autre invoque une nature humaine indéracinable malgré toutes les idéologies.

C’est pourquoi tu éprouves aussi désespérément le poids des cahots, des douleurs, qui ne cadrent pas avec cette idéologie même.

C’est le décalage qui va s’accroissant entre le lyrisme déclamatoire que tu généralises, et les rapports de plus en plus cyniques que nous risquons d’entretenir, toi et moi. Or il n’est pas question de se mutiler en renonçant à soi, c’est pourquoi on songe éventuellement à renoncer à l’autre. Nous sommes en porte à faux perpétuel entre la vérité sauvage de nos pulsions et l’importance fictive qu’un discours s’octroie dans notre existence. Or je combats la tyrannie de ce discours et l’assujettissement dans lequel il pourrait me jeter ; je suis ta mauvaise conscience qui t’empêche de retomber dans ton personnage limpide. Bref, nous aimons deux genres de vie qui ne s’aiment pas entre eux et nous ne pouvons renoncer à l’un ou à l’autre.

L’expression de nos désaccords est souvent bridée par un acte qui nie nos désaccords mêmes. Nous sommes atteints des mêmes contradictions toujours résurgentes et ne cessons d’osciller, pris dans le télescopage de valeurs inconciliables. Nous dramatisons ainsi la banalité d’un pur désir. Aussi nous vivons une tricherie, particulière en ceci qu’elle n’est pas une duperie qu’on se joue à soi-même, puisque nous mesurons toute la portée et ses conséquences. Nous essayons de faire coup double, gagner sur les deux tableaux de la pensée et du sentiment. Nous sommes deux adversaires réconciliés par le désir, partagés entre le confort du sentiment et les contraintes d’une pensée agressive, bref nous sommes pris dans une ambivalence insoluble. Tu n’as jamais vraiment compris que je ne pouvais pas revenir à la même place, qu’il n’y a pas de retour pur et simple aux anciens rôles, mais comme dans les figures de spirale, renaissance sur de nouvelles bases. Pour ma part, la fidélité profonde à soi consiste non pas dans une cohérence imperturbable, mais dans les hérésies et les reniements d’une âme qui ne craint pas de tourner casaque, l’allégeance est aussi évolution et diversité. Je refuse deux fois de me laisser enfermer dans un stéréotype : celui où tu tentes de me contenir aujourd’hui, et l’autre où tu m’attends. Tu ne peux, sinon dans le ressentiment ou la mauvaise foi, me soumettre à l’adjectivite, cette maladie qui consiste à qualifier pour toujours telle ou telle catégorie de personnes. Impossible de dire que je suis ceci ou cela avec l’autorité de celui qui parle du haut de l’éternité. L’épithète est toujours le symptôme d’une rancœur.

Je t’évoque des terrains de prédilection, mais le parjure s’ajoute à la prédiction, rendant le jeu déconcertant. Si je ne crains pas de me dérober à certains espoirs que tu as misés sur moi, c’est que la rétraction perpétue aussi l’idée de liberté. Je garde effectivement le pouvoir de me démentir donc de me renouveler ; oui je suis peut-être ‘indécidable’, dans la mesure où je suis capable de superposer plusieurs images comme au jeu de la main chaude sans qu’aucune soit la dernière ou la vraie : tour à tour complice, ennemie, jouant de l’addition de ces personnages pour échapper à chacun. Récalcitrante à la définition, ce que je déçois en toi, c’est le désir de clarté : être ce que je prétends être. Je réclame aussi le droit à l’inconstance envers soi, c’est à dire à l’imprévisible ; je sais également que je ne joue jamais exactement la pièce affichée, déjouant tes projections, trompant ton attente, rendant ainsi notre relation floue. Dès lors aucun code, aucun stratagème n’est sûr ; c’est de cette façon probablement que je restitue à notre relation passionnelle la dimension de ce fameux mystère dont tu cherches la provenance.

Dans chacune de nos rencontres il y a cette promesse de dépaysement qui nous attire comme une attraction, mais il suffit d’un mot, d’une inflexion, pour que nous nous sentions en terre étrangère.

Conquérante ou craintive, folle ou rationnelle, je reste obstinément autre. »
 

En contemplant la fournaise après en être sorti, les yeux toujours écarquillés par l’horreur, le visage illuminé par la danse des flammes et l’intérieur saisi par la violence inflexible de cette pensée se mouvant, parce que son effectivité est en moi et non en Sophie, qui l’a expulsée, justement, je la vis différemment, et je me sens même capable de l’analyser, ce qui me surprend sans me ravir.

Cette lettre a, au plus haut point, le mouvement oscillatoire entre le doute et la certitude, le discours oraculaire, mystérieux et indécidable de ces consciences qui jouissent dans le double sens, un mélange captivant de franchise et de dissimulation ; j’ignore si je suis le seul, mais je peux passer des heures devant un tel écrit à basculer entre des sens contraires, à approfondir des signes qui ne sont peut-être que des leurres subtils. Et pourtant je n’y suis pas arrêté par le plaisir sensuel pour les sons et les mots auquel Sophie avait la faiblesse adorable et agaçante de se laisser aller. Ce qui au début semble un effort glisse ensuite dans une certaine facilité, avant de changer complètement de tonalité dans les passages manuscrits, sans doute composés à des moments ultérieurs. Même si je n’en suis pas sûr, je ne crois pas que Sophie ait préparé son texte. Il y a une confiance en soi, et une sincérité, mais qu’on sent toujours à la limite du risque, et avec les velours de la prudence. Il y a quelqu’un d’assez dégagé, et un étonnant mépris des apparences et des formes chez une personne qui y était si attentive, mais comme si cette indifférence à l’apparence était là pour l’apparence. Il y a très peu de fautes, et pas de trace de blanc, et je pense qu’elle a tapé d’une traite. J’aimerais beaucoup savoir si elle s’est relue.

Sophie ne connaissait pas le plaisir sauvage, libérateur, de la rupture, cette ouverture brutale, cet enivrement amer, hautain et décidé. Je pense sincèrement qu’elle s’était attablée pour écrire une lettre de rupture. Et c’est pourquoi cette lettre est d’abord pénible, un effort, une gageure. Courageusement, elle se fait violence, et quand sa violence décroît, insensiblement, au fil de son corps-à-corps avec sa pensée, Sophie perd son objet.

La première partie, qui expose les raisons de la rupture, commence à un niveau d’abstraction qui me paraît plutôt l’expression d’un embarras, de la croyance que plus l’argument sera fondé dans la généralité, dans les figures abstraites, plus cet argument sera efficace. Mais cette tentative glisse insensiblement vers le reproche, et c’est ce milieu de la lettre écrite à la volée, au ton plus alerte, qui garde un peu de la hauteur du préambule, mais en moins factice, qui est le plus intéressant, parce que ses reproches me paraissent justes, et ils lui font du bien, après avoir apparemment été longtemps retenus. Quand la fatigue vient, quand la concentration s’alanguit, Sophie finit par parler d’elle, avec le plaisir de réaffirmer un orgueil et une indépendance dont elle craint tant que je les menace. Cet effort pour s’affirmer s’exclame en point d’orgue et ainsi l’occasion de l’estocade a été perdue au fil de ce que mon aimée avait besoin de dire. Aussi, la préméditation de la rupture, que je tiens pour certaine, est supprimée, au sens Aufheben, la simple possibilité de dire, avec la distance d’une lettre, ce que notre intimité la forçait à ravaler, avait annulé la nécessité, et même l’envie de rompre.

La première chose qui m’apparaît comme très étonnante est la différence d’intensité de cette lettre et de ce qui se passait alors en moi. L’écrit de Sophie reste soutenu, on sent le rythme de ses pulsations, il y a de l’incertitude, voire de l’inquiétude, et pas de tranquillité. Mais il n’y a pas de passion, pas de démence, pas de stupeur, pas d’outrance dans les sensations. Rien dans son expression n’est extrême. Même si elle manifeste du cran, même lorsqu’elle déborde les conventions de sa propre conscience, tout est à portée de contrôle, juste un peu au-delà, au pire, au mieux. Et, ayant ainsi désavoué la rupture dans le ressentiment, et le ressentiment dans l’autoaffirmation, elle est exactement comme elle se décrit « tour à tour complice, ennemie, jouant de l’addition de ces personnages pour échapper à chacun ». Elle n’est pas insaisissable seulement pour me leurrer ou me séduire, c’est avec elle-même qu’elle est aux prises, dans un combat et une séduction plus acharnés, car, dans son miroir seul se trouvent les armes qui la leurrent et la séduisent véritablement. Oui, elle se surprend, et se renie, oui, la rupture et la critique, elle les sacrifie à une pirouette, oui, c’est pour se tromper elle-même qu’elle change de jeu, d’objectif, qui osera objecter à cette forme de liberté ? Oui elle voulait rompre en dénudant sa Hermès-ma-boule, mais le plaisir de me critiquer a annulé la rupture, tant pis tant mieux, et le goût suave de tambouriner une volte-face a annulé celui de la critique, tant pis tant mieux.

Il est plus étonnant encore que Sophie ne perçoive absolument pas ce qui se passe en moi, cette explosion multiforme incontrôlable et inexpliquée, dont elle est l’explosif, le territoire, l’horizon, le phénomène. Non seulement la différence d’intensité est étonnante, mais le fait que Sophie ait perçu quelques manifestations extérieures « la persistance des sentiments irréfléchis, de colère, de désir, les attachements déraisonnables, le goût des voluptés aberrantes, des émotions enfantines » et même « le secret espoir dans l’existence de l’amour fou » sans supposer qu’il y avait là l’essentiel, sans voir que la contradiction qu’il y a en moi est seulement l’arrangement momentanément bizarre d’un tremblement de terre. Il est tout à fait remarquable que, prise dans ses propres interrogations, Sophie ait tenté de transposer ce qu’elle avait éveillé en moi à son propre degré d’intensité. Elle m’oppose à elle, comme si nous étions à égalité, comme si l’intensité de ce que je vivais était sur la même portée convenue, comme si la bataille décisive n’avait pas encore eu lieu, où était alors en cours. Ce qui me déçoit peut-être le plus dans cette lettre, c’est que la « relation », le « rapport », n’y est pas affranchi des conventions sociales sur les relations et les rapports entre amants. Le couple qu’elle présente, elle et moi, est interchangeable, aurait très bien pu être un autre couple. Il manque la profonde impression de l’irruption de l’irréversible. Sophie transforme en état de fait ce qui est un mouvement en cours, un changement violent, au moins en moi, et ce qui m’a traversé de part et d’autre, la transcendance dont elle était elle-même l’altière porteuse est privée ici de son mouvement. Or, qu’est-ce que la transcendance privée de son mouvement ? Rien de plus qu’une forme de cristallisation d’une ou de quelques-unes de ses apparences, au mieux une œuvre d’art, au pire un prêche ou une maladie psychique.

Ainsi, la violence singulière de cette passion passait inaperçue, ou plus exactement, les premières manifestations de son extrémisme ont pu être arrangées dans une norme explicable par la personne qui les causait et à qui elles se rapportaient exclusivement. Comment expliquer que l’extraordinaire soit ramené ainsi dans l’ordinaire ? D’un côté, probablement, les formes de l’expression de cet extraordinaire ne sont pas elles-mêmes extraordinaires ; de l’autre, ni Sophie, ni moi-même n’étions prêts à accréditer consciemment quelque chose d’extraordinaire (hé Geôrges, t’imagines !), à la fois par crainte des désillusions, par prudence des outrances trop facilement démenties, et par ignorance de ce qui peut sortir des normes affichées, c’est-à-dire de ce qui mérite l’appellation d’extraordinaire. Mais surtout, je retrouve là la puissance des enveloppes individuelles, se fortifiant devant le danger de ce qui les détruit : elle, comme moi, étions trop absorbés par notre propre personne pour avoir la liberté et la perspicacité suffisantes pour percer à jour les intimités de l’autre sous leurs déguisements de fortune. Car, je serais bien mal placé de lui reprocher de n’avoir pas décelé en moi ce qui nécessitait un soin urgent et un ensemble de prudences similaires à celles qu’on doit observer quand on entre avec une torche dans un dépôt de pétrole, moi qui n’ai compris dans sa lettre que l’indicible souffrance qui était en germe dans mon petit moi sacré, mais en aucun cas ce que cette personne, cette inestimable personne, essayait de donner d’elle-même, dans les circonvolutions complexes de sa pudeur, de sa sensibilité livrée et retenue, avec vigueur et douceur. Au lieu de jubiler quand infléchissant sa fermeture de fer elle m’ouvre une raie feutrée dans son obscurité, je palpitais de rage et de peur parce que je voyais le mouvement inverse, qui allait d’un don de soi trop mesuré à une menace de fermeture-rupture. Inversant les évidences, laissant mon angoisse confondre les vaticinations, j’étais moi-même tellement happé par l’incendie, ignorant même ce qu’est un incendie au point d’être comme un homme des cavernes en train de voir pour la première fois un feu, mais de l’intérieur, que j’étais bien incapable d’élaborer des stratégies pour révéler le secret du monde, qui se manifestait là, à portée de sourire.

Avec la justesse de son détachement attentif, Sophie avait bien vu cette contradiction en moi entre ce qu’elle appelle l’idéologie et la nature indéracinable. Le mot idéologie a certainement été l’un des cinquante-six bondissements d’indignation et de rage de ma lecture hors de toute mesure. Sophie utilise « idéologie » dans un sens négatif, mais comme si pour moi, idéologie, avait pu être quelque chose que je soutenais. A l’époque, l’abrutissement du manichéisme de l’homme judéo-chrétien avait bien clairement déposé en moi « idéologie » dans la case du mal, selon l’idéologie situationniste, qui se référait explicitement à la critique de l’idéologie par Marx. L’idéologie était alors, pour moi, un système d’idées, non enté sur la praxis, qui pouvait avoir des conséquences policières graves. J’étais donc sans doute convaincu que, si de Sophie et de moi, quelqu’un était prisonnier d’idéologie, c’était elle, qui dans son affectation de détachement à toute généralité, adhérait à la société du spectacle, et dont la survie était surdominée par de nombreux préceptes émanant de systèmes de pensée adoptés sans réflexion. Mais aujourd’hui, où le sens d’idéologie se rapproche pour moi de son étymologie fort neutre de logique des idées, et où je peux endosser le fait non seulement de véhiculer mais d’adhérer, et même de construire de l’idéologie, sans avoir l’impression de commettre un crime, je peux aussi considérer le sens que Sophie donnait à ce terme, ou tout au moins ce qu’elle nommait ainsi chez moi. Et je pense que confusément elle avait un usage beaucoup plus précis et juste du terme, parce qu’elle associe les deux acceptions – celle des situationnistes, et l’étymologique – en oscillant de l’une à l’autre au gré de son réquisitoire.

Je suis frappé de la place que prend l’idéologie au sens du dogmatisme de l’idée dans l’appréciation que Sophie manifestait de moi. Je trouve là une phobie à vif alors que je sais que je la nourrissais bien peu : elle, qui accélérait mes monologues intérieurs jusqu’au vertige et aux chutes, avait aussi cette curieuse faculté de ralentir, d’engourdir les développements de ma pensée, sur ces thèmes-là en particulier, où quelque chose de pesant m’empêchait alors de formuler autrement qu’en phrases toutes faites et pâteuses, en banalités qui sonnaient soudain ampoulées, les idées me paraissaient trébucher lourdement, avec des échos grotesques, et je tentais de les relever en produisant des efforts d’astronaute sur la Lune. C’était pourtant le crépuscule de la révolution en Iran, et je suis bien persuadé de n’avoir jamais évoqué la révolution en Iran avec Sophie. Je savais, par quelques rebuffades violentes, que certains termes lui étaient allergiques, et je n’avais donc pas tenté de les lui imposer. Elle avait seulement lu mon détournement d’Ubu par rapport à la Pologne, mais qui était plutôt une comique déconstruction qu’un catéchisme appliqué. Je pense que, peut-être justement parce que je lui parlais si peu de cette part importante de ma pensée, elle était d’autant plus menaçante, tapie dans une obscurité qui attendait le moment propice pour lui imposer, à revers, des visions desquelles elle serait alors captive. J’ai souvent remarqué cette peur des autres devant un pouvoir de persuasion qu’ils me prêtent je crois à tort. Face à cette variante de paranoïa, que faire ? Si je parle de ce qu’ils craignent, ils se ferment et y voient la preuve de l’ignominie de mon prosélytisme, et si je me tais, c’est que je recèle, et ils y voient un stratagème, bien en ligne d’ailleurs avec la perfidie profonde, quoique sans objet, de ces idées que ma ruse leur soustrait. Mais moi, j’ai rarement fréquenté des gens sur la base de mes idées, préférant toujours non pas les avis différents, mais les modes de pensée différents, les univers et les ouvertures que j’ignore, parce qu’ils me nourrissent bien mieux que les accords de principe, et les chipotages sur le détail de ce qui fait mes convictions. D’ailleurs, discuter de mes idées plus générales, de mes théories, ne peut pas m’intéresser s’il n’y a aucun plaisir chez l’autre. Il me paraissait donc hors de tout intérêt d’imposer à Sophie ces thématiques qu’elle redoutait à ce point et qu’elle semblait abhorrer, et je pense bien ne l’avoir pas fait, hors des allusions qui réfléchissaient mon opinion, et hors d’une ou deux applications, mais justement plus concrètes, par rapport au cinéma, par exemple, ou à l’enfantement. Cette idéologie, je dirais volontiers ma cohérence intellectuelle de l’époque, apparaissait nécessairement à Sophie à travers mes commentaires ou même certains de mes choix, mais c’était toujours sous forme de parti-pris clairement exposé, et non d’exigence à partager.

Par ailleurs, Sophie englobe sans doute dans « idéologie » les choix radicaux que j’avais faits dans ma vie, et dont je lui livrai des échantillons qui devaient la choquer profondément. Mes principales ruptures, notamment avec la famille et la culture en tant que milieu, qui avaient justifié mon refus de rencontrer la plupart des gens de son entourage, devaient lui paraître le comble de l’invivable. Comme de la rupture elle ne connaissait pas l’irréversible, toutes ces ruptures lui paraissaient sans doute des visions de l’esprit, fort inconfortables, loufoques et effrayantes. Elle devait peut-être se sentir agacée par une continuelle menace critique, si intransigeante en apparence et si infondée en tout, qui devait lui paraître incapable de s’élever à sa propre conception du plaisir et de la liberté, pourtant charnière même de mes discours. Probablement, donc, a-t-elle amalgamé, à tort, mes dogmes postsitus, qu’elle refusait de connaître, et mes actes qui échappent par essence à l’idéologie, même si la plupart du temps l’idéologie rétablit une unité idéelle entre ces actes, leurs présupposés conscients et leurs constats réarrangés pour s’insérer dans une cohérence.

Là où je trouve très pertinente la critique de mon idéologie est lorsque Sophie pointe sur la scission entre cette construction cohérente et logique de mes idées et ce qu’elle appelle le langage de mon intimité. Bien au-delà de mes positions postsitues, la cohérence que je cherchais à donner et à valoriser de mes idées servait de laque, de cadre, de rapport au monde extérieur, d’interface. C’est toujours par de la pensée construite, par de la conscience, par du fondé, par du raisonné, que j’apparaissais aux autres. Même mes colères ou mes tristesses étaient toujours contrôlées par l’argument, et toujours prêtes à intégrer un discours, une théorie. Or par rapport à Sophie, ce n’était plus le cas. La violence de la rencontre avait fait surgir des comportements régressifs pour certains, exaltés et incohérents pour d’autres, beaucoup trop épidermiques pour être vérifiés et expliqués logiquement dans le temps haletant qui était le sien en moi. Elle a raison de souligner que j’éprouvais désespérément « le poids des cahots, des douleurs, qui ne cadrent pas avec cette idéologie même ». Devant la puissance de son intrusion ma vitrine volait en éclats et cette espèce d’enveloppe fine, translucide que mon « idéologie » posait aussi loin que possible, s’avérait alors dépassée, trop courte de partout, implosant par endroits, en contradiction formelle avec presque toutes les émotions incontrôlées alors en cours. Il est vrai que j’essayais toujours de soumettre à ma compréhension, donc à cette sorte de système, de cohérence, ce que je découvrais de nouveau dans la vie. La souplesse du système, même très limitée, suffisait généralement à absorber ce qui se présentait à lui. Mais avec Sophie, c’était l’ensemble du système qui était en cause, c’était un déferlement qui attaquait le système en trop de points à la fois et que j’essayais alors vainement, douloureusement, de secourir, comme quelqu’un qui tenterait d’absorber un raz de marée en frottant une éponge sur différents endroits mouillés, c’était une nouveauté plus grande que ce système construit patiemment pendant toute la deuxième moitié de ma vie jusqu’alors, et qui le mettait en cause et en péril en entier. Sophie percevait bien que j’étais accroché comme un noyé à quelques choix que j’avais faits, et qui, au milieu de ce nouveau paysage de tornade, devenaient absurdes. Et moi-même je mettais en cause des principes sûrs, établis : toutes les vérités sur lesquelles j’avais construit ma cohérence, mon idéologie, étaient soudain remises en cause, parce que, ce qui était finalement vrai, n’était-ce pas cette tempête dont j’ignorais même qu’elle pouvait exister, et qui était plus forte que tout ? J’étais en train de découvrir, non sans terreur, ce que Sophie ne savait pas encore : que son désir pouvait probablement me faire trahir un à un tous mes engagements, me rendre parjure, comme elle disait ; et que les points où je lui résistais étaient futiles et vains, ou plutôt pour la forme, pour entrer dans son jeu, lui opposer quelque chose. Elle ne savait donc pas qu’elle pouvait avoir raison, par ce souffle ou ce fluide chaud et frais dont son seul regard était porteur, des réseaux d’objections les plus finement maillés, et les plus solidement cloués par des serments ou par l’honneur. C’est cette tragédie, ce naufrage qui ne dépendait que d’elle, que Sophie entrevoyait si justement chez moi.

Mais justement, elle n’en voyait pas la véritable tragédie, le fait que ce naufrage ne dépendait que d’elle. Elle ne percevait pas cette opposition entre idéologie et langage intime comme un mouvement exceptionnel, en cours, dont elle-même était la seule vérité. Elle ne voyait là qu’une disposition générale et permanente chez moi ; si elle avait bien perçu le noyé, elle n’avait pas perçu la tornade, qui a bien un début et une fin. C’est comme si cette déchirure interne qu’elle diagnostique bien était là avant que je ne la revoie au début de cette année, et qu’elle serait là après la rupture qu’elle avait prévue, inchangée, constitutive de mon être, invariable et intemporelle. La véritable tragédie de cette tragédie est peut-être le fait que Sophie ait ignoré, qu’elle n’ait même pas songé qu’elle, et elle seule, me faisait éprouver « désespérément » le poids des cahots et les « douleurs » qui ne cadrent pas avec mon idéologie. C’était la dynamique, la temporalité, la particularité de ce mouvement qu’elle ne saisissait pas, dans son éloignement, dans sa propre oscillation interne. Cette dynamique l’aurait alors renvoyée à elle, qui en était commencement et fin, moyen et but, objet et sujet. Elle réduisait là, à partir d’une observation juste, un moment d’une aliénation pratique en trait de caractère définitif. Je suis toujours fasciné par cette capacité au détachement, par la position, farouchement distante de Sophie, qui ici encore manifeste avec une bonne foi indiscutable son refus complet de responsabilité dans une transformation dont elle est l’auteur et l’acteur principal, et dont je ne suis que la matière vivante, pas vraiment agissante, seulement réagissante. J’en atteste : mon idéologie ne comprenait pas ce type de phénomène ; et ce qui est tragique – et qui s’est avéré tragique pour l’immensité du possible qui était en jeu là – est que l’idéologie de Sophie ne le comprenait pas davantage. C’est le sens coupant comme une lame d’acier sur de la tôle polie du « hé Geôrges, t’imagines ! », qui n’est en fait que la question posée par sa mère neuf ans plus tôt : est-ce que vous aimez Sophie ? Mais bien sûr que, moi, Geôrges, j’imaginais jusqu’aux commissures de l’accent circonflexe. Et Rome ! Qu’est-ce que c’était d’autre ? Mais là, c’est moi qui me cachais mon propre jeu, et Sophie, découvrant le canon fumant de ce revolver braqué sur son cœur, vérifiait plus vite qu’il faut pour froncer un sourcil qu’évidemment, le cran de sécurité était mis, n’est-ce pas, Geôrges ? T’imagines ? J’aime bien plaisanter avec toi, mais au moment de parler sérieusement, cesse ces enfantillages, s’il te plaît.

Mais aujourd’hui je suppose que les « exigences exorbitantes » auxquelles elle fait référence – d’ailleurs Geôrges est invoqué pour imaginer « une garantie de survie non destructive » tout le contraire de ce que le terme même d’imagination suggère dans ce contexte – ne sont pas celles que je réprimais dans l’effroi du feu d’artifice d’une cervelle affolée jusque dans les testicules. C’est dans cette évocation de la survie que son assurance se retrouve, qu’elle oublie la rupture, qu’elle me découvre comme objet, jouet, c’est là que le plaisir s’infiltre dans la corvée de la lettre, et que la générosité de son plaisir dissipe le haut nuage du conflit qu’elle craint et qu’elle abhorre. Si l’inconscient est à la conscience ce que la pénombre est au petit jour, eh bien on voit la ferme rondeur de sa jambe entrer et sortir de l’ombre en dansant, ondulant lascivement dans le gris incertain de son écrit, ombre chinoise désirable et solide, belle de secret, riche d’illusions, crémeuse et cristalline, mate et scintillante, cœur et esprit. C’est là que s’accomplit sa vie, comme un demi-sommeil, plein d’éclipses et d’ellipses, de mystères, de senteurs, de silences, non, ce sont des murmures. C’est pourquoi certaines de ses phrases me paraissent encore si chargées de sens alternatifs que même moi je recule devant ces pièges de sirène de ce contenu fluide au rococo compact et sourd ? Pourtant, je ne me souviens pas que ses demandes eussent été exorbitantes, pour l’excellente raison que je ne me souviens pas qu’elle en ait jamais formulé une seule ! Mais en scrutant finalement au travers de l’opaque rideau de perles, j’en arrive à penser que Sophie, la femme pour qui je vivais, voulait alors un enfant et c’est de cela qu’elle parlait seulement, et c’est cet accouchement qu’elle venait d’accomplir en écrivant et qui suffit à annuler la rupture, car la rupture à laquelle elle s’était résignée, était celle avec un homme qui avait rompu avec la famille, avec le fait de faire des enfants. Ce qu’elle voulait me faire entendre c’était seulement qu’il était idiotlogique de lui refuser ce repli de son être, cette extension nécessaire de son devenir, qui ne s’explique pas dans la langue qui parle, mais dans la langue qui danse avec ma langue. C’était bien l’enfant l’exigence informulée, parce que nécessairement exorbitante pour moi ; c’était bien là le sens de « garantir une survie non destructrice » et c’était bien là ce que Geôrges, moi, n’imaginais pas, mais qu’elle, Sophie ne cessait de rêver, paupières, lèvres, conscience et vie entrouvertes.

Et lorsqu’elle arrive finalement à parler d’elle-même, toute notre différence d’appréciation se manifeste à nouveau, d’une manière peut-être encore plus éclatante. Car si j’ai toujours trouvé ridicule que quelqu’un affirme la vanité de sa différence – alors qu’affirmer une différence est censé et intéressant – j’excepte une seule personne de ce ridicule, et c’est bien entendu Sophie. Pour moi, non seulement elle incarne une sorte de différence absolue, pas seulement avec moi, mais avec tous les autres êtres humains, mais elle est aussi ce qui me permet de différencier les autres êtres humains, principe, matrice, unité du monde, c’est-à-dire partie la plus irréductible et recouvrant la totalité du halo de sa particularité, si distinctive. Quelqu’un à qui je prête une étendue aussi vaste, et une précision aussi inouïe – elle savait agrandir l’immensité et raffiner le microscopique – ne saurait qu’être fondamentalement différent de moi, qui aboutissait, à la magie de son contact, à mes propres limites. Et j’avais toujours vu en elle le seul individu plus grand que moi et que tous mes égaux, aux extrémités qu’elles soient en distance, en profondeur, en possible, en réel – hors de mon champ du possible. Je me savais à la merci d’une décision de Sophie, non pas en victime résignée, mais en admirateur confondu par toutes les possibilités absolument innovantes que pouvaient offrir la plus insensible de ses pirouettes, le plus Vinci de ses sourires.

Par quelle aberration étrange une telle majesté avait-elle donc besoin d’affirmer, par rapport à quelqu’un d’aussi convaincu que je pouvais l’être, son irréductible différence ? Je conçois volontiers qu’elle respirait alors, après avoir suspendu généreusement sa décision de rupture, et avoir réussi à mettre à jour, sans insulte ni complaisance, la critique de son amant, le plaisir de l’orgueil de soi, retrouvé. Mais je pense qu’il y a d’abord quelque chose de plus effronté, ici. Ce que Sophie cherche en effet à accréditer, en affirmant que d’être déroutante est la vérité de sa personnalité, ce qui n’est d’ailleurs pas vrai pour moi, c’est le droit de mentir. C’est le parjure, c’est le droit à l’inconstance, « aucun code, aucun stratagème n’est sûr », donc tous sont permis, n’avait-elle pas acquiescé au refus de faire un enfant ? Ce qu’elle tente de m’imposer sous la menace de la rupture, c’est la liberté de ses faiblesses. Je ne veux pas être dupe de la positivité de son affirmation d’être « indécidable » ; je sais trop bien que son droit à l’inconstance n’est qu’un maquillage de ses désarrois, une version magnifiée des irresponsabilités de son inconstance. Car elle n’avait nul besoin de mentir pour déjouer mes projections, tromper mon attente.

J’exprime ici la même intransigeance par rapport au mensonge que j’affichais à l’époque, sans savoir du reste que cette intransigeance ne pouvait pas se maintenir face à la vérité de mon impérieux besoin d’elle, que c’était encore de l’idéologie, même si c’était une idéologie qui labourait jusque dans mes tripes. Mais ma critique de son droit au mensonge concerne plutôt ce que le mensonge retire à l’horizon que la profonde douleur d’être trompé, et l’inquiétude atroce de ne jamais pouvoir être sûr, qui ne dépend d’ailleurs pas de son engagement ou de son refus de la vérité. Cette demande de légalisation de la tricherie est aussi une volonté de fixer, entre nous, le niveau d’intensité. Pour moi, les slaloms entre les affirmations et propositions formelles de Sophie, en sachant qu’elle pouvait les dénoncer à sa guise, bloquaient le jeu à cet étage-là ; et je trouvais que c’était un étage peu élevé, et que c’était une laborieuse perte de temps que de s’arrêter là. Car la vérité, chez elle, me faisait aussi mal que le mensonge. Mais la vérité permettait seulement de dépasser ce qu’elle disait, au contraire du mensonge qui installait la différence et le jeu autour de ce dont il était l’objet, et qui était de peu d’intérêt en soi. L’esprit de Sophie me paraissait si vaste et si surprenant, que le mensonge avait plutôt tendance à le réduire et à le surcharger d’une futilité qui le masquait ; et qui paralysait son possible. Cet esprit merveilleux méritait tant une exploration et un usage à sa hauteur, que d’en voir les arabesques du jeu social convenu entre l’amant et sa maîtresse, coincées dans les trompe-l’œil quotidiens, était une réduction qui faisait souffrir l’impatience de mon admiration et de mon désir d’entreprendre ce vaste terrain de jeu, le plus riche qui se soit encore présenté à moi.

Cette exigence de rester hors de ma rationalité analytique me rappelle, encore une fois avec surprise, que Sophie ne savait pas alors quel immense pouvoir elle avait sur moi. Car c’est presque une position défensive qu’affiche son « je reste obstinément autre », comme si elle souffrait de ma pression de la rendre docilement identique, identique à moi. Et c’est comme si ma rationalité analytique lui paraissait alors plus forte que l’immense attraction qu’elle exerçait sur moi, comme si elle craignait encore de perdre la bataille décisive des amants, qu’elle avait gagnée depuis longtemps. C’est là toute l’étrangeté de ce moment : notre conscience était loin, loin derrière l’impérieux mouvement d’aliénation qui mêlait si inextricablement nos souffles. Comme dans les révolutions on vit dans les paradigmes d’une époque que la révolution vient de détruire, nous étions dans des schèmes sans rapport avec une situation que nous ne connaissions pas, et que nous ne reconnaissions pas. Sophie, dont la conscience était plus dégagée que la mienne, décrit une situation entre nous qui est une idéalisation de ce que nous avons à peine entrevu, trois mois plus tôt, lorsque nous nous sommes embrassés après neuf ans d’interruption : deux amants à égalité, dont l’un, elle, critique chez l’autre, moi, la contradiction, et la revendique pour lui, elle. Peut-être même installait-elle là un jeu, en attendant avec une appréhension, finement teintée du délice de la joute, la réponse logique : que, à mon tour, et en souriant d’une tendre indulgence, je revendique la contradiction entre mon idéologie, et mes emportements, tout en portant quelque juste critique sur ce droit à l’indécidable qui entraverait la coalition si évidente et si probante de nos désirs charnels, qui tentait d’en concentrer l’immensité dans cette limite déguisée par un pari sur l’avenir qu’est l’enfant. Mais depuis longtemps ces équilibres, aux instabilités contrôlables n’étaient plus possibles : la balance d’une telle équité, vive mais douce, avait été défoncée par une violence qui nous appartenait aussi, et dont la lettre de Sophie ne contenait que la menace, dans son début, quand il frôle si dangereusement la rupture.
 

Ce que Sophie avait rajouté à la main sur la dernière page de cette lettre était :
 

« Cette nuit est lourde et sirupeuse, je suis à la fois pleine de désir et de réticence, sans que ni l’un ni l’autre ne l’emporte vraiment.
Je sais aussi que je ne pourrais pas t’appeler si l’évidence me poussait à toi, car tu m’as toujours écartée de ton intimité que je risquais de troubler ainsi par l’effet de ma présence imprévue.

Je t’en veux de cela, d’autant que tu n’as jamais admis mon indisponibilité, et tu as toujours fait irruption dans mon intimité. »
 

Et voici la page 5, également à la main :
 

« Cette nuit je crois que je te rêverai, à l’image de ton visage très flou, avec pour seuls contours ceux que je trace les nuits idéales. Je siroterai sûrement mon amour impalpable – à toute épreuve, sans déchirure sinon celles qui me vont à l’abstrait
je t’aimerai, confondue dans cette musique complice, jusqu’au petit matin lorsque tu viens tenir chaud à mes nuits défaites, quand le souffle de ta voix vient décoiffer la réalité et que tes yeux insensés accrochent la lumière, quand tout est bien ainsi et que ton inébranlable saveur colle à mes lèvres qui approuvent ;

Cette nuit je ne me battrai pas.
Seulement tu n’es pas là – et nous avons raison de savoir pourquoi.
S. »
 

Les deux passages manuscrits, le second renforçant le premier, sont entièrement dominés par une tendresse et une douceur dont je me gifle encore aujourd’hui de n’y avoir pas vu la seule chose à laquelle il était urgent de répondre. J’ai voulu ne pas sentir la caresse, l’attente et le désir, j’ai évité de réfléchir au changement brusque qui va de la lettre principale à son appendice manuscrit, et de cet appendice à la page 5. Pour moi cette cécité était dictée par une prudence qui consiste à sous-estimer le penchant de Sophie pour moi jusqu’à le nier, plutôt que de risquer de le surestimer, l’infirmité de souffrir qu’on est aimé à tort me paraissant alors la douleur la plus grotesque possible. Comme si l’understatement et l’effort permanent pour empêcher la tendresse d’exploser, de couler, ou de se manifester quel que soit son mode d’expression étaient des garants contre la destruction intérieure des barrières affectives ! Bien des années plus tard, j’ai trouvé chez Baltasar Gracián une maxime qui anticipe cette infirmité, déguisée en circonspection, et c’est au fond la seule maxime de ce jésuite espagnol que j’ai pensé devoir m’appliquer comme une réforme, parce que ce défaut du minimalisme rassurant ne se manifeste pas que dans l’affectivité : il conseille de garder toujours de l’appétit pour la fortune, ne jamais se laisser étouffer par un succès, même inattendu ou inestimable ; ne jamais se contenter de peu, sous prétexte que ce peu était plus que tout à l’instant d’avant. En 1982, je pensais encore que valider l’hypothèse la moins favorable était un remède souverain contre la spéculation, et que je ne risquais de perdre que quelques raccourcis en mettant en cause toute fortune trop belle pour moi, comme l’affection de Sophie, assurément un archétype du genre. Je sais aujourd’hui qu’il vaut mieux une légère surestimation qu’une sous-estimation complète, qui fausse la vision du possible et entraîne des conclusions erronées. Aussi, plutôt que de se laisser aller trop loin dans la confiance de l’autre, Sophie et moi revenions camper sur des positions rigides, déterminées par ma frilosité de gagne-petit qui n’engageait pas Sophie à l’abandon de soi (je suis très sévère avec cette modestie qui est si profonde en moi, parce que, quoique rare, elle est une qualité valorisée dans notre société, et même chrétiennement prescrite ; c’est dans la vie que j’ai trop pris le goût à cet effacement sans risque, qui offre si souvent des positions de force, et c’est devenu une barrière intime solidement constituée, c’est pourquoi je lui en veux). « Je sais, m’avait-elle dit, que la solitude ne te fait pas peur. » Je le croyais alors, parce que je n’avais de la solitude que l’expérience du novice, de l’indifférent pour qui la solitude n’est que l’honnêteté de son indifférence ; et sa flatterie avait réussi à effacer en moi l’écoute de ce que Sophie essayait par là de signaler, à savoir combien elle craignait la solitude à laquelle je faisais face en soldat de bois. Mais, elle aussi posait un peu, quand elle affirmait sa différence insaisissable et nous étions alors fiers de nos franchises tranchées qui suspendaient justement nos glissements désastreux vers les solitudes sans remèdes qu’elle m’a enseignées plus tard, ou des fusions qui dépasseraient largement celles que nous pratiquions en éteignant la lumière, et que nous n’aurons jamais pu découvrir ensemble. Et ainsi, attentif à l’intégrité du mur de carton rigide qui bloquait le nuage coloré de mon affection, étourdi par exemple par la quantité de ses amants sans nombre et sans forme, humant son parfum qui savait toujours être plus fort que délicat, mais plus fin qu’entêtant, je comptais pour zéro son affection pour moi, non que je la crusse zéro, mais ayant ainsi tout le champ d’une conquête immense devant moi, sans jamais construire sur les incertitudes les plus émouvantes.

Pourtant je ne peux pas penser aujourd’hui que ces deux changements de ton, coup sur coup, étaient innocents de sens autre que ce qui était littéral. Je ne veux pas spéculer sur la mesure de l’intentionnalité que contient la pensée de mon amie, parce que chez elle, l’inconscient se déguise si volontiers en conscience et inversement, que c’est dans la zone des dérobades entre les deux, spacieux boudoirs à parois coulissantes, que Sophie parlait et pensait, pour de vrai. Trop prompt à saisir la moindre de ses allusions ou provocations, j’en oubliais chaque fois toutes les autres, et j’ignorais cette capacité à s’exprimer à couvert, qu’elle décrit d’ailleurs dans sa lettre dactylographiée, qui se termine par cet éloge inconscient du plaisir de l’aliénation : je reste obstinément autre. Et j’ignorais aussi cette réflexivité, si courante dans l’expression, qui fait que quand on parle à un autre, dans des discours longs, qui font frémir des racines, on confond souvent l’autre et soi, on parle souvent de soi lorsqu’on croit parler de l’autre. Sa tendresse est une demande de tendresse, mais cette demande est aussi une proposition.

La première partie manuscrite est la transposition de l’orage de son discours dans son affectivité. Sophie y fait un bilan de sa lettre, mais elle signale aussi que sa lettre est insuffisante, que la fin ne lui convient pas. C’est la même structure que la lettre principale : d’abord la situation en général, ensuite le reproche, et elle termine sur elle-même en revendiquant. Elle rappelle donc « pleine de désir et de réticence, sans que ni l’un ni l’autre ne l’emporte vraiment » qu’il y a eu match nul dans son esprit, que la rupture reste suspendue, mais pas annulée ; ensuite, le très curieux reproche de ne pas la laisser accéder à mon intimité, reproche que je n’arrive pas à décoder : je ne peux pas imaginer quelle porte, quelle partie de moi je lui aurais interdite, sauf peut-être le retrait pudique et maladroit de la surabondance de la terrible tendresse que je ne savais pas employer ; mais même cet abandon sans condition lui était entièrement acquis, pour peu que de sa paume elle glisse sur la paroi transparente qui l’en séparait. Ensuite, elle termine dans la revendication de son intimité, que je violais sans arrêt, mais jusque-là, avec son accord le plus strict, et chaque fois renouvelé. Je suppose que c’est de son intimité qu’elle veut ici parler, car j’en reconnais la touche particulière dans la description de cette nuit de fin mai, « lourde et sirupeuse ».

Et c’est la nuit qui recommence la deuxième page manuscrite, dont le ton me paraît si différent que je suppose qu’elle a été écrite à un moment bien ultérieur dans la nuit. Là, c’est sensualité et invitation, mais qui sait que l’invitation ne peut pas aboutir. Là, c’est encore un effet de l’insatisfaction de ce qui précède, et c’est une avancée hardie sur le terrain de l’intimité, seulement évoqué dans la partie précédente. A la fin de ce message « cette nuit je ne me battrai pas » raconte que la balance encore équilibrée entre la rupture et l’accouchement, entre l’esprit courant à travers les différents étages de son mystère et le goût de la peau a penché, dans mon sens. Ici, pour la seule fois pour autant que je sache, Sophie emploie pour moi le mot aimer, dont je n’arrive toujours pas à croire qu’il s’agit d’un futur et non d’un conditionnel. Je deviens le remède à ses nuits défaites. C’est une gloire que je n’avais pas, ce dimanche, voulu croire.
 

Le lundi 24 mai, après l’envoi de la rage suffocante de ma lettre de réponse, que j’oubliais aussitôt postée, je l’appelais le matin, tremblant, retenant avec peine l’immense manque, l’immense douleur, l’immense aimant, elle m’apprit qu’elle devait faire un test de grossesse. Il fallait que nous nous voyions. Elle ne pouvait pas ce soir. Elle ne pouvait pas le lendemain, le mardi 25 qui était la Sainte-Sophie, elle pouvait le 26, où j’étais pris. Dans ces priorités autres, nous avions repris le jeu malsain des amants, bardés d’indifférence feinte, laissant à l’autre le soin de déterminer s’il y avait une désaffection affective ou un stoïcisme de principe. Sans rien conclure, nous restâmes sur nos positions, déçus et irrités, alors que, ne serait-ce qu’en me référant au contenu de sa lettre même, elle n’avait pas d’autre engagement plus important que notre rencontre urgente sur quelque mode que ce soit.

Je ne sais plus quand j’appris que le test de grossesse était positif, mais je crois bien avoir dû beaucoup téléphoner, sans jamais trouver Sophie, pour finalement apprendre ce à quoi je n’avais jamais voulu croire autrement que comme un décor menaçant et une possibilité irréalisable de nos méandres. Mais il est certain que la confirmation de sa grossesse modifia d’un coup les considérations furieuses et délirantes de ma réponse à cette lettre, qui avaient elles-mêmes effacé, avec une radicalité identique, la lente et inexorable poussée de l’angoisse au creux de l’insupportable manque, qui s’étendait.

La terrible fournaise de l’explosion, dont j’étais une sorte d’éparpillement stupide, commençait sans doute à se sentir dans le monde alentour ; mais alors que je traversais le quotidien infesté d’à-plats gris comme cette toupie que la chaleur de la fournaise décolle légèrement du sol, au lieu d’effrayer ou de repousser, il semble que cet événement dont j’étais entièrement imprégné avait accru mon pouvoir d’attraction. Le chagrin d’Agnès s’était démenti si peu, qu’elle était partie en Cornouailles pour être loin de ma passion ; un autre déplacement de contrôles de radars, de vingt-quatre heures seulement, mais avec une nuit au milieu, m’avait jeté dans la voiture d’une des enquêtrices à plein-temps. Elle était petite et brune, avec un très joli corps, mais un visage qui me plaisait moins. Elle était dure, droite, honnête, véhémente, punkette, vieille origine ouvrière, se shootait, et vivait avec un dealer. Pendant notre tournée, qui eut lieu à ce moment-là, cette fille avait réservé une chambre d’hôtel avec un seul lit. Elle n’avait pas fait un geste, mais moi non plus, je ne sais pas si elle était plus soulagée ou déçue ou indifférente. La semaine du 17 mai, j’avais, en porte-à-porte distribué des questionnaires qui s’appelaient « Style de vie », et qu’il fallait quatre heures pour remplir. C’étaient des questionnaires autoadministrés, et nous étions seulement censés les fourguer, puis les récupérer la semaine suivante. Rue Caulaincourt, j’étais donc tombé, au hasard, chez Dorrit, qui était une grande Allemande friselée, vivant en France depuis longtemps, et que j’avais connue en 1975, à Vincennes, elle était même de l’équipée d’un film que nous avions tourné à Berlin. Elle prit le questionnaire et me proposa de me le rendre le mardi 25, en fin d’après-midi, « viens dîner, alors » dit elle. Je ne m’étais pas douté que ce pouvait être un aimable guet-apens. Dorrit me reçut un peu cérémonieusement, nerveusement je crois. Elle avait un fils de 6 à 8 ans, qu’elle renvoya dans une chambre de bonne, et je crois qu’il y avait des chandelles sur la table, ce qui était beaucoup pour me rendre un questionnaire. Au moment où, regardant par la fenêtre elle vint contre moi, je commençais à lui parler de Sophie, et je lui ai parlé de Sophie jusqu’au départ, une heure plus tard. Et j’ai continué à parler de Sophie, pendant plusieurs heures plus tard. La présence et l’absence de Dorrit n’ont que modifié le volume sonore de ce monologue.

Mais pour le 26 au soir, j’avais une invitation d’une toute autre importance. Quelque temps plus tôt, j’avais rencontré Carine Eremy, elle aussi une étrange réminiscence d’un passé lointain. Carine, qui était une fille assez grosse, avait été la confidente et grande amie de Christine, en 1971, lorsque je « sortais » avec Christine. L’année scolaire suivante avait séparé les deux filles, mais Carine avait joué le même rôle de mamma de bande et d’inséparable amie de Laurence avec qui je « sortais » alors. Ainsi, Carine était passée en même temps que moi de l’intimité de Christine à celle de Laurence. C’était une fille vive d’esprit, enjouée, et je crois douée d’une certaine gentillesse. Au lycée, nous étions donc toujours bizarrement médiatisés par Christine ou Laurence. Mais nous n’en avions pas gardé de rivalité ou d’amertume. J’appréciai Carine, en la plaignant de son physique que je m’exagérai sans doute, et je ne me rappelle pas que son attitude par rapport à moi ait été différente qu’une vague estime réciproque : assez indifférente, sauf pour ce qui concernait nos deux amies. Après avoir revu Carine en 1982, j’appris qu’elle voyait toujours ses amies d’alors, Christine et Laurence ; elle sut, je ne sais plus comment, que je connaissais un certain Lecomte qui habitait place des Abbesses, qui était cinéaste (je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de Patrice Lecomte, qui est trop âgé à mon avis) et qui avait été un ami d’enfance de Carine. Nous avons fait un marché : je l’amènerais chez Lecomte, et elle me permettrait de revoir Laurence, qui était très farouche. Je ne voulais pas revoir Christine, deux enfants, mariée par une singulière coïncidence à Arras. Nous avons donc passé une soirée chez ce Lecomte, que j’avais dû rencontrer dans un bistrot, ou dont je devais bien connaître un ami, avec d’autres gens, et je ne suis pas certain que pour lui ces retrouvailles furent une bonne idée ; et j’étais donc invité à dîner chez Laurence, rue de Crimée, justement ce 26 mai au soir, avec Carine et une autre personne, je ne me rappelle plus qui.

Laurence était telle que je l’avais connue. J’étais surpris et presque déçu que la différence d’âge avait laissé parfaitement intact le joli physique de l’adolescente : j’imaginais des transformations monstrueuses et repoussantes, je ne sais pas pourquoi, mais non, elle était là, saule pleureur ruisselant, avec des yeux tristes. Elle affecta un je-ne-sais-quoi de maussade et de contrit, voire de souffreteux, pendant une grande partie de la soirée, peut-être Carine lui avait extorqué cette rencontre avec moi dont elle ne voulait pas. Puis je me mis à parler de Sophie, et qu’elle était enceinte de moi, et je demandais conseil à ces deux anciennes amies. Je m’étais sans doute mal exprimé : elles, qui me croyaient en couple avec Agnès, avec qui j’avais rencontré Carine, n’avaient rien compris à mes explications incohérentes et inarticulées. Mais Laurence me regarda différemment, ôtant son voile renfrogné, plus détendue et moins hostile, en voyant entre quelle détresse et quelles hésitations je me confiais si maladroitement. Dans la discussion qui était essentiellement menée par Carine et moi, elle intervint avec prudence, sans à-propos, comme un petit animal craintif qui s’approche maladroitement. J’étais touché par cette confiance qui grandissait, mais j’étais touché à distance, parce que ce que je racontais avait très largement effacé la présence des autres convives. Je me souviens que cette fin de soirée, dont Sophie était l’unique reine, se déroulait d’ailleurs sur le lit de Laurence, qui avait manifesté le désir de s’allonger. Dans le feu et la splendeur de ce que j’évoquais, je remarquais au passage que j’étais entièrement guéri de Laurence, et ce constat m’étonna, mais me plut, et je crois que Laurence dut sentir cette fin, et l’apprécier aussi. Cette seconde discussion en deux soirs à propos de Sophie eut une conséquence pratique très importante : l’énergique Carine, soutenue par l’indolente Laurence, me convainquit d’aller tout de suite chez Sophie, ce qui était d’ailleurs mon seul désir. Je demeure encore étonné d’avoir pu me soumettre à d’autres impératifs, comme la soirée chez Dorrit et celle chez Laurence, alors que Sophie et moi avions tant besoin de nous parler. Et Carine me déposa même rue Rambuteau.
 

Sophie me dit « Ah, c’est toi… eh bien entre puisque tu es déjà entré », et elle se retourna dans le vestibule. J’ai tout de suite senti le dur, le lisse, le lointain. Mon élan, ma légère griserie, l’amical optimisme de la discussion avec Carine et Laurence étaient tels que je voulais nier le gris métallique de ce champ de force. « Alors, tu es enceinte ? » lui dis-je comme un enfant intimidé et gourmand, « ça, pour être enceinte oui, je suis enceinte » dit-elle. J’ai dû hasarder avec une timide retenue, pleine de crainte « mais tu es sûre qu’il est de moi ? », « ah ça, si ça peut te rassurer, ça ne fait aucun doute » répondit-elle avec une voix comme du lait tourné. Je me souviens être venu à côté d’elle sur son divan lit et d’avoir bêtement mis ma tête sur son ventre, mû par quelque archétype jungien : je n’entendis rien, sauf le son de sa voix qui commença à parler dans un timbre sans écho, dont le volume ne résonnait pas en moi et dont les inflexions ne devenaient pas comme ma voix, comme toutes les autres fois. Ce fut court. Elle m’annonça qu’elle rompait, qu’elle ne voulait plus me voir, et qu’elle voulait que je parte.

La suite de cette soirée fait partie de ce que la langue peut indiquer mais non raconter. Je fais une différence entre la souffrance et son commencement. Il n’y a pas, à ma connaissance, de mot pour exprimer ce commencement. C’est comme un grand coup d’air qui va plus vite que les sens, et qui est rentré en moi, formant sur toute ma taille, ou sur tout mon pourtour, ou probablement englobant les deux de travers, une pliure profonde, qui m’a rétréci et a marqué mille replis noirs où tout ce que j’avais emprunté à la lumière tentait de se réfugier devant l’immensité impérieuse de la détresse, comme la vie tentait de se réfugier sur l’Arche, dans le mythe de Noé. Cette violente incision va au-delà des mots parce qu’elle va au-delà de la conscience, tout de suite, la conscience devient un mur du son que l’énorme puissance de cette force traverse : au-delà de cette limite traversée qui n’est donc pas seulement conscience, il y a une sorte d’insensibilité, comme si ce premier coup d’une souffrance rendait neutre tout ce qui est couramment perçu. Ce qui m’échappe de ce moment est beaucoup plus important, en quantité et en qualité, que ce que j’ai jamais pu en retenir. C’est pourquoi je trouve une certaine affinité dans ce hurlement qui va au-delà du bruit, une sorte de silence hurlé et figé, avec le célèbre tableau d’Edvard Munch, appelé le Cri.

La pliure affreuse de mon être, sensations et pensées mêlées dans un vortex descendant, refuse toujours de restituer, tout au moins de manière compréhensible, la suite immédiate des événements. Ces événements commencent cependant par un état général, une disposition de laquelle ma mémoire hostile rend des bribes. D’abord, j’étais penché, légèrement de travers, pas comme dans le tableau de Munch, qui offre un gracieux arrondi à son personnage, non j’étais raide et simplement un peu dévié de mon axe vers le haut, ce qui avait des conséquences sur mon équilibre, mais dont je ne me rendais pas compte, en partie parce que cet équilibre n’était pas immédiatement menacé, mais seulement beaucoup plus difficile dans cette singulière position, qui me mettait cependant tout le temps dans l’effort, et tout près d’une autre rupture, celle de notre contact permanent au sol. Ce désaxage était déjà un contrecoup de ce qui avait produit la pliure. Ensuite, je frémissais, mais la source de cet imperceptible mouvement interne n’était pas identifiée, en tout cas je tremblais tout seul, et je ne sais pas si ce tremblement était senti par Sophie, parce que je ne sais pas s’il atteignait mes nerfs, ou mon épiderme ; mais il s’y mêlait une sensation d’eau qui bout, et qui menace de déborder, non parce que le mouvement s’accélérerait, mais parce que le choc avait emporté le couvercle, et que cette vibration interne n’était plus protégée, en contact direct et sensible avec le monde externe. C’était un moment d’alternances violentes entre le sec et l’humide, et il était strié de couleurs qui traversaient l’instant comme des éclairs, mais avec des couleurs violettes, noires, jaunes, rouge, oui je retrouve un peu celles du tableau de Munch, sauf qu’elles ne formaient pas de surfaces, mais seulement une espèce d’incendie sans feu. Il n’y avait plus d’odeurs ni de goût, les sons étaient devenus égaux et atones, mais restaient audibles, j’avais perdu le sens du toucher, comme si j’étais devenu insensible à la douleur. Une synthèse de cet état, ou une superposition, est l’idée du pantin grotesque, dont les membres et la tête ont des inclinaisons impossibles, qui nous font mal quand on les regarde, parce qu’on imagine ce qu’on ressentirait si on les vivait, mais dont le grotesque provient aussi de l’insensibilité du pantin. Ces déhanchements, ces poses absurdes, sont aussi indifférentes. Je me sentais comme ce personnage d’étoffe et de rien d’autre que Goya a peint au milieu d’une ronde joyeuse de mayas, qui l’ont propulsé dans une difformité au-dessus d’elles. Et par-dessus toute la volée de violences que je subissais dès le premier instant, il faut imaginer l’impression de ce rétrécissement, que depuis je pense être celui d’une extraction ou d’une expulsion de la sphère commune, et qui se manifeste par de sauvages impressions de noyade et surtout d’étouffement. L’air soudain n’arrive plus aux poumons, et c’est là qu’on élimine de la pensée ou qu’on la passe comme à travers un tamis. Elle ressort, comme lobotomisée, on l’utilise machinalement, mais on n’arrive plus à suivre ses inflexions, à reconnaître ses rythmes et ses raisons, à soudain trancher, à rassembler des arguments en respectant les fines nuances qui les séparent. C’est de la stupidité blanche qui ressort sans ressort.

J’ignore ce que j’ai dit et ce que j’ai pensé, comment j’ai débattu et combattu cette nuit-là. Ce que ma mémoire a retiré de cette catastrophe ressemble aux quelques détails à partir desquels un archéologue retrace une civilisation. Pour moi, cette nuit était beaucoup plus cette destruction, cet arrachement inconcevable d’une partie de moi, que les événements qui l’ont constituée. Je me souviens d’une seule pensée consciente et même principielle, que l’esprit a formé à l’abris d’un de mes replis. Puisque c’était fini, je voulais au moins passer la nuit entière avec Sophie. Brusque, lourde, grossière et même primale, cette idée avait la dimension ramassée suffisante pour que je m’y tienne avec constance, et même comme à une planche dans une noyade. Pour le reste, j’ignore si j’ai crié, pleuré, gémi, ri, imploré, argumenté et comment. L’immense choc, pourtant tant attendu, ne m’a restitué que de brefs flashs, entrecoupés par de longues absences.

En découvrant ce que Sophie m’avait fait, je lui avais dit, quelque temps plus tôt, qu’à ma grande surprise j’étais assez éloigné d’être un grand seigneur du XVIIe siècle, personnage idéal de mon romantisme qui s’ignorait en l’absence d’emploi. De cette nuit-là j’ai ensuite compris que les héros qui savent se taire au milieu des tortures plutôt que de céder au souffle impérieux qui traverse leur corps, sont aussi peu à la souffrance que les amants qui respectent les conventions sociales sont effectivement dans l’amour. Pour arriver à surmonter ces chocs brusques, qui vous emportent et qui vous plient, au moment où ils se manifestent, il faut ne pas y être engagé. Je n’étais pas grand seigneur, mais j’avais trouvé, à ce moment-là, ce pic, ce qui pouvait m’en consoler ; et c’est assez ironique, car, s’il y a un moment de toute ma vie où je me décrirais comme inconsolable, c’est bien cette nuit-là.

La première séquence dont je me souviens est la plus dure à raconter, et je l’aurais bien éliminée de ce récit, si j’avais pu. Je suis au fond du palier, au haut de l’escalier, Sophie est par terre, enfoncée dans le coin, se protégeant le visage avec les bras et les mains, parce que je la frappe. Elle crie. Je l’agrippe la tire, la ramène de force dans son appartement dont la porte est restée grande ouverte. Sans doute, comme je ne voulais pas partir, comme j’ai dû arracher les fils du téléphone, elle a décidé de s’en aller ; et je l’en ai empêchée. Je ne sais pas si je ne l’ai frappée qu’à ce moment-là, je ne sais pas comment je l’ai frappée, avec quel type de coups, si c’était au visage ou au corps, je ne sais pas si elle était marquée, je ne sais pas si elle était blessée par ces coups, quel était l’état de sa peur. Je ne sais qu’une chose : je l’ai frappée. Et ce moment est terrifiant pour moi, justement parce que c’étaient des coups à un moment où je ne contrôlais rien. J’étais toujours dans l’impression de me débattre, de gagner de l’air face à l’étouffement, de me tenir à mon seul but certain : que nous passerions la nuit ensemble. Moi qui ai toujours trouvé très excitant de frapper une femme, je garantis bien que ces coups-là étaient tout à fait hors du plaisir, du désir. J’ai dû peut-être noter au passage que cette scène de cauchemar était un remake de celle que Sophie m’avait racontée de sa rupture avec Pascal Bruckner ; sauf que lors de cette rupture, les cris et les coups avaient eu lieu dans son appartement seulement ; et que les voisins avaient alerté la police qui était accourue. J’ai sans doute pensé que la police allait mettre fin à ce cauchemar, le portant à un certain comble. Mais les voisins qui avaient pourtant pris des coups jusque dans leur porte ne prévinrent pas la police, osèrent encore moins venir s’interposer en personne. Mon black-out, en attendant, était tel, que je ne sais toujours pas si Sophie était en danger de mort, ou si cette pensée blanche que j’émettais mécaniquement savait et ordonnait des seuils à ne pas dépasser. Et la peur rétrospective d’une telle alternative a cloué cette scène, que je regrette du fond de moi-même, à ma culpabilité.

Dans la suite de cette séquence, la deuxième image de la nuit, c’est moi, dans sa pièce du milieu, en train de frapper le mur porteur de mes poings. La lumière est le reflet de la ville qui vient par la cour de l’immeuble – pour moi, après le moment où je suis couché sur son ventre tout au début de la soirée, les lampes sont éteintes –, blafarde et blanc sale, et Sophie n’est pas dans la pièce. J’en déduis qu’elle a compris mon intention, qui est que la nuit de rupture soit une nuit entière, et partagée, et qu’elle a admis cette lourde exigence de ma désolation. Je n’ai pas de souvenir de sa peur, ce soir-là. Elle devait savoir que si elle accédait à cette solennité de mon attachement, et si elle pouvait considérer cette séquestration comme un dernier hommage, je ne lui ferais aucun mal. A un autre moment, elle rentre dans cette même pièce, et elle vient de la cuisine qui est entre cette pièce et la sortie et, me voyant la tête contre la vitre, peut-être en train de marmonner un monologue en allemand, elle me dit d’un ton bourru, « si tu ne veux pas t’en aller, au moins écarte-toi de la fenêtre, mets-toi au milieu de la pièce ! ». Elle était donc consciente du coup qu’elle m’avait infligé au point qu’elle craignait que je ne me suicide. Je me suis souvent demandé si cette parole était une sollicitude qui ne veut pas perdre la face, une sorte de premier pas, ou un cynisme qui veut finalement m’inciter à la quitter par la plus radicale des voies. Mais alors qu’avec elle j’envisageais forcément la mort, dans la mesure où j’accusais la vie d’être insuffisante pour la promesse qu’elle avait fait naître, en aucun cas cette mort possible ne se manifestait sous les traits du suicide. Sophie était source de vie et elle m’a donné envie de vivre bien plus que quoi que soit d’autre que j’aie rencontré. Même dans la rupture, ce qu’elle avait mis en moi, et qui résistait si douloureusement à la pliure, contenait ce goût de la vie que je peux résumer dans cette seule exaltation : elle m’avait appris, non seulement qu’il existe une source de vie, mais elle me l’avait montrée. Quel genre d’humain pourrait se soustraire à une telle prodigalité ?

A la fin, du même ton bourru et dans ce lointain gris métallisé, elle me dit « bon, il faut que je dorme, j’ai une journée demain, moi ». Elle se mit dans son lit. Je me couchai sur le lit tout habillé, à côté d’elle et je lui pris le poing, ou plutôt le poignet, dont je me souviens combien il était fermé dans une tension hostile. J’ai dû m’assoupir une heure, entraîné par son sommeil. Quand je me suis réveillé, j’étais lavé, concentré, atrocement désolé, vidé, et vaincu, nous étions toujours dans la même position, le soleil de fin mai entrait déjà par la fenêtre. Mais je ne tenais plus son poignet et son poing fermé pour qu’elle ne s’échappe pas, je tenais sa main, et nos doigts étaient mêlés. Je la regardai un long moment, dans ce soleil dont je ne partageai pas la joie. Elle me paraissait incroyablement jeune. Il y avait quelque chose de calme, de doux, de tendre sous son front bombé. Sa peau était très lisse, très nette, presque détendue, et pourtant je n’étais pas sûr qu’elle dormait et je me suis fait la réflexion que je préférais qu’elle feigne, qu’elle sente ce regard triste et insatiable, admiratif mais net aussi que je portais sur son visage magnifique. Je lâchai sa main, je l’ai embrassée doucement, mais avec une précision entièrement sentie, sur le front, je crois bien que d’une voix légèrement trop grave j’ai murmuré « Adieu », et je suis sorti dans la misère.

     
             
             
             
             
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