l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      10. Après Marx, Avril
 

« En avril, ne te découvre pas d’un fil », disait Sophie de l’air malicieux que donne cet humour particulier qui consiste à utiliser les lieux communs pour leur bêtise, et à les rendre pétillants après une brève traversée de leur second degré. « Et en mai, fais ce qu’il te plaît », ajoutait-elle en levant l’index d’un air faussement et adorablement sentencieux.

C’est à cheval sur ces deux mois que l’introspection envahit notre rencontre. L’un et l’autre, et plutôt sans l’autre, nous commencions à la prendre pour objet de nos doutes, de nos retours en nous-mêmes, donnant ainsi, essentiellement par le phénomène de la durée qui s’installait, à cette « relation » une gravité que nous avions jusque-là feint de lui refuser par principe. Plus pragmatique et plus sereine que moi, Sophie élaborait des conceptions simples et solides, avec toutes les précautions qu’imposaient sa discrétion, sa prudence et sa délicatesse. Mais cette finesse si ouverte et attentive me laissait seulement la douceur, le début de désir et cette très passagère irritation que procure le frôlement de l’écharpe en soie d’une passante déjà disparue. Entièrement aux prises avec cette puissance dévastatrice qui changeait jusqu’au rythme de mon sang, j’étais peu capable d’agir en fonction des nuances et des allusions subtiles dont Sophie décorait le proche et le moins proche des projections de cet avenir où elle me tenait une place, en marquant puis en effaçant des zones de décision, en séduisant puis en analysant, en caressant et en questionnant de ces ambiguïtés ineffables, de ses doigts chauds, frais et invitants, du velours de son sérieux, et de la retenue de ses regards qui anéantissait la mienne. Et ce que je comprenais, ou tentais de comprendre, n’avait rien à voir avec ce que m’expliquait ma circonspecte tentatrice : la vitesse sans freins de mes conjectures basculait une même phrase dite d’une certaine façon d’une proposition cachée valable seulement pour la moitié de l’après-midi à venir en une vision définitive, j’entends par là une vision qui participe de l’horizon de l’humanité. Etait-ce une velléité ou un désir caché ou les deux, avait-elle manifesté une décision arrêtée qu’elle cherchait à me communiquer, ou bien m’entraînait-elle dans un jeu dont j’ignorais les règles, fallait-il exploser de rire ou de colère, s’étonner d’une tirade sèche et si rapide qu’elle était irrattrapable, ou bien fondre ce début si incertain et vacillant en prenant son auteur dans mes bras, et en la serrant jusqu’à ce que ses longues paupières se ferment d’elles-mêmes au moment d’entrouvrir les lèvres, ce qui était encore pour moi la meilleure façon de couper court à l’avenir ? Des brassées d’émotion, en effet, disloquaient les pics épars d’une conscience qui devenait incapable de distinguer tout ensemble des figures classiques de la socialité courante, comme la « relation », qui constituent tout de même des idées de base, au moins implicites, à partir desquelles les comportements et les actions communes qu’on peut avoir dans le monde sont conçues. On peut tout à fait être opposé à l’idée ou au terme même de la « relation », du « couple », ce qui était certainement inconsciemment mon cas, et Sophie devait très bien le sentir car elle n’utilisait pas ces termes pour nous définir – nous n’utilisions d’ailleurs aucun mot qui caractérise notre union –, mais à ce moment-là il faut être capable d’en faire la critique et d’introduire un cadre différent, qui permette d’y inscrire une projection d’avenir, et surtout d’entendre, chez l’autre, ce qui s’y rapporte. Au lieu de quoi, trop aux prises avec les bouleversements cataclysmiques du ici et maintenant, je me trompais sans arrêt d’univers de référence, ce qui était à la fois aggravé et atténué par le fait que j’en changeais également sans arrêt. Une courte et vive impression restructurait souvent l’ensemble, et je me fiais alors à ces éclairages brusques et dont j’étais incapable de mesurer l’exactitude ; mais j’abandonnais aussitôt ces chantiers immenses, lorsque l’impression disparaissait, soit dans une autre, soit dans sa vérification. Si par exemple Sophie m’annonçait avec cette semi-malice et cette semi-sincérité, qui dans leur différence et leur identité étaient si foudroyantes que l’autodérision qu’elles contenaient la rendait incroyablement désirable, qu’elle venait de « découvrir Edith Piaf », je découvrais sur le mode tragique du mais bon sang mais c’est bien sûr de multiples analogies entre Sophie et Piaf de sorte à soudain comprendre des comportements restés inexplorés de mon amie, à réviser certaines de ses phrases, de ses idées, et à réexaminer des prévisions, des façons de voir, et le rapport de toute cette réorganisation avec le grand tout. J’étais alors tellement absorbé par l’ouverture que Piaf me promettait dans la reconstruction d’une vision du monde dont Sophie était le centre, comme si j’avais mis la main sur la clé du mystère, que je ne songeais plus qu’à étoffer cette réflexion, si riche en analogies indubitablement vraies, depuis le sentimentalisme pudique échevelé au parisianisme fortement de gauche, à la singulière puissance et présence des deux femmes, en passant par leur petite taille, leur appétit d’amants, la grâce et l’altitude de leurs mélodies, le sérieux vibrant de l’une et le sérieux pulsant et tamisé de l’autre, sans parler de ce filon inépuisable de rêveries et de réflexions indécises qu’entraînait le « découvrir ». J’allais donc acheter un disque de Piaf que j’offrais à Sophie, qui en était contente comme une enfant, mais ne l’écouta qu’une fois comme une femme polie, et sans doute avec un détachement inconscient tel que j’en oubliais absolument aussitôt tout ce pan de reconstruction de l’architecture intérieure, qui avait été si crucial pendant quarante-huit de ces heures qui se comptent en secondes.

Ma conscience donc, se ruant sans cesse dans des extrémités qu’elle prenait pour des essences, n’était pas incapable d’entendre ce que Sophie tentait de dire, mais toujours en le voilant, toujours en se gardant des possibilités de repli, toujours en demi-ton, où la gravité avançait masquée, et où les choses les plus banales, que j’aurais eu tant de reconnaissance à entendre claquer, n’étaient jamais dites, car présupposées ; seulement, j’entendais dans un seul mot quarante-trois possibilités étagées dans quarante-trois niveaux d’interprétations, et jamais, puisqu’il fallait en choisir un, je ne m’y résolvais, trop convaincu par l’expérience que ce ne serait pas le bon ; et quand finalement une décision était quand même prise, car quelque chose en moi poussait le jeu à avancer, je propulsais le mot dans une cavalcade échevelée qui m’emportait, absorbé et étourdi, tellement au-delà de l’objet que, si Sophie l’avait su, elle aurait eu cet autre geste adorable, de poser sa main à plat sur sa bouche, pour signifier son effroi. Ma conscience se trouvait en charge de réunir un éclatement duquel elle s’avérait complice, car elle prolongeait, parfois avec brio, ces éclats, mais sans jamais parvenir à les ordonner, à les hiérarchiser, à les voir ensemble. Dans une telle explosion permanente, je dramatisais tout et chaque chose, un mouvement auquel je suis moins enclin pourtant, il me semble, que la plupart de mes contemporains. Toute vision, toute idée, devenait immense, perdait sa base et mon recul. Quant à mes propres projets et propositions, qui découlaient aussi de cette prise en compte, si mal assumée, que nous étions maintenant un « couple », que nous avions une « liaison » et qui créait entre nous une unité à laquelle il convenait de proposer un sens et un but, ils procédaient de la furie sans maîtrise, et du démantèlement de la logique. La seule proposition que je fis à cette époque, mais elle était déjà ce progrès de considérer que quelque chose était possible, voire nécessaire, ensemble, dans l’avenir, était un déplacement. J’allais de temps en temps à Rome, et fin avril, j’offris à Sophie d’y aller ensemble, quoique je n’aie pas un centime, et elle non plus. Pour moi il était devenu essentiel de contenir par un horizon spatial et temporel les soubresauts bien trop chaotiques d’une situation dont je craignais toujours qu’elle éclate de manière prématurée, comme éclatait à peu près toute ma cohérence. La durée de notre intimité avait à la fois installé pour moi la nécessité, mais aussi, dans un pic de lucidité émergeant, la certitude que seul un but pouvait forger et maintenir sa cohésion. Il me paraissait indispensable de quitter Paris et le décor qui me paraissait parfois si minuscule et influent où Sophie travaillait, habitait et me voyait, car j’avais l’impression qu’elle subordonnait tout à son quotidien, que chaque élément de cet environnement en devenait une décoration, mais toujours soumis à l’ensemble ; je voulais donc nous décaler de ces multiples liens qui se minimisaient les uns et les autres en un réseau labyrinthique ; et je voulais rendre son unicité à notre rencontre qui, noyée dans son système de vie, devenait un simple pan du quotidien, soumis à tous les autres pans qui le soutenaient et l’encadraient, et je voulais lui rendre le tranchant qui risquait de s’émousser dans la circularité de ses références, c’est-à-dire retrouver la nouveauté, l’inventivité, la créativité dont je sentais tant l’ébullition en moi, ébullition qui venait si indiscutablement de son calme mat et de sa capacité éruptive à une profondeur insoupçonnée. Rome me paraissait pouvoir commencer à donner du champ à cette traduction, en elle, que je faisais de l’explosion qui était en moi. Sophie écouta mon projet avec un sérieux qui me surprit non sans m’inquiéter, mais qui me plut et pas seulement parce que sa gravité était toujours d’une grande beauté. Car même si j’interdisais à ma clairvoyance enflammée de les démêler, je sentis en elle des courants contraires. Elle réserva d’ailleurs sa réponse. Après quelques jours elle m’annonça d’une voix claire, à la fois feutrée et radieuse, qui exprimait qu’elle avait pesé, peut-être consulté, qu’elle partirait avec moi à Rome à la fin du mois de mai. Il y avait dans la grâce un peu solennelle de cette décision si simple cette vraie majesté qui fait qu’on se sent obligé, reconnaissant et honoré. Et l’importance qu’elle avait donnée à cette réflexion en rehaussait toute la signification. Ainsi donc, la tête lavée par cette promesse et par cette approbation de ma démarche que je croyais alors nous être commune, je me plongeais sans autre réflexion dans les troubles bondissants de l’heure qui suivit.

Sophie, cependant, réfléchissait fort différemment que moi, et je regrette aujourd’hui d’avoir été si peu en mesure de me transposer dans ses perspectives, si insoupçonnables pour mon romantisme brouillon non dépourvu d’une certaine puérilité et d’un manque d’écoute caractérisé. D’emblée l’idée d’aller à Rome avait dû lui paraître très peu séduisante : elle ne parlait d’autre langue que le français, elle n’était pas attirée par les déplacements, elle n’avait aucun goût particulier pour les trésors du passé de la ville qui se dit éternelle, elle craignait la chaleur qui risquait d’être intense dans la fin d’un mois de mai. Elle avait forcément dû calculer qu’elle serait alors en position d’infériorité par rapport à moi (ce que j’avoue avoir été absolument incapable de penser), dépendante d’une manière qui pouvait vite s’avérer désagréable ou humiliante. Elle devait aussi considérer qu’un tel projet était une sorte de reprise de mon offre de m’accompagner en 1973, quand j’étais passé la voir au Chambon, et elle devait en conclure que j’en étais resté là, dans mes évasions adolescentes, ce en quoi elle n’aurait pas eu tort. Elle devait certainement aussi soupeser les difficultés pratiques d’un tel déplacement, la disponibilité et l’argent. Si donc elle admettait ce caprice que j’attendais d’elle, c’était peut-être parce que je lui donnais par là un gage de continuité tout en lui en demandant un en retour. Beaucoup plus calme, elle voyait un peu plus loin. La maturité qu’elle avait acquise tôt lui donnait aussi une conscience sous-jacente d’avoir à faire des choix qui l’engageaient pour une durée plus longue que ce que chaque amant lui offrait sur la seule partition de son désir. Elle avait besoin de construire une autre vie, dans le prolongement de celle qu’elle menait depuis qu’elle avait fui l’école, en 1974, et je pense maintenant qu’elle sentait plus qu’elle ne savait qu’une époque intermédiaire, qui allait de ses quinze à ses vingt-cinq ans, une sorte de liberté non féconde, vacance certes, mais vacance inquiète, allait bientôt s’achever, peut-être simplement parce qu’elle n’avait plus le goût de la superficialité par trop répétitive de ses rencontres et qu’elle commençait à sentir une certaine lassitude à son propre tournoiement. J’étais non seulement loin de comprendre les signaux de cette progression, mais aussi l’attente qu’elle avait de moi, dans ce qui était peut-être un raisonnement sur sa vie. Et c’était bien logique : j’étais moi-même incapable d’un raisonnement de ce type, solide, constructif, qui cherche à fonder hors du parcours halluciné des ruptures.

De cette différence d’appréciation, il y avait alors une scène très importante, véritablement une scène clé. Un soir, alors que nous rentrions chez elle, elle me chuchota alors que nous étions presque arrivés qu’il fallait qu’elle passe chez Geneviève, quelques numéros plus haut dans la rue Rambuteau. Elle me tendit sa clé pour que je puisse l’attendre dans son appartement, sans même me laisser la possibilité de l’accompagner, possibilité que j’aurais probablement refusée, tant j’avais de rejet pour participer à des politesses même fort simples en sa présence, et de la voir se plier, avec des tiers, à de telles obligations compliquées et vaines, tout au moins dans la mesure où notre nuit commune n’en était pas menacée. Arrivé à ce dernier étage si plein de flottements voluptueux, je vis, sur la petite table basse au milieu de la première pièce, une feuille dactylographiée, recto verso. Je la lus. C’était une lettre d’amant, qui exprimait des naïvetés d’adolescents, comme j’en jugeais avec un dédain sec et immédiat (j’étais en effet bien placé pour juger des naïvetés d’adolescents d’un amant de Sophie), assez touchante quoique grossière. Elle n’était pas signée. Sophie ne me laissa que cinq minutes pour laisser travailler en moi cette surprise qui y prit feu. J’étais amèrement piqué et je ne pus retenir quelques vilains sarcasmes sur les maladresses de cette lettre, et sur les faiblesses, faciles à extrapoler, de son malheureux auteur. Sans animosité, Sophie m’objecta simplement mon indiscrétion, dont je m’excusais en retenant mon indignation, car l’idée qu’elle avait voulu cette indiscrétion, en me donnant sa clé et en laissant cette page fort lisible et qui n’avait pas l’apparence d’une lettre (je crois qu’elle n’avait pas même d’apostrophe), m’avait traversé l’esprit. Mais mon mépris acide lui fit protéger son auteur dont elle refusa de me livrer le nom. Comme je la pressais par une véhémente inquisition, probablement plus pour marquer quelque souveraineté que pour savoir réellement qui était le mauvais épistolaire semi-rival, elle me lâcha l’indice qu’elle m’avait déjà parlé de lui car, au fond, elle n’avait aucune raison de me le cacher et sa seule raison de maintenir le secret était la façon dont je le mettais en pièces. Au cours de la soirée, par de nombreux détours, je revins toujours à cette énigme dont l’obsession s’incrustait petit à petit. Et je lui citais, sur divers tons, les noms de tous ces amants avoués, puis ceux seulement suggérés, allant même jusqu’à ceux de son patron et de son littérateur de père. Je suis bien certain d’avoir cité tous les hommes dont elle m’avait parlé, ma mémoire à ce sujet était impeccable tant chacun d’eux avait aussitôt cité pris une place prépondérante dans le carrousel de mes échafaudages solitaires. Pourtant, elle dit clairement et fermement non à chacun. Ce mensonge fut une cruelle punition : il me valut plusieurs nuits d’insomnie. Je n’ai jamais su l’auteur de cette lettre, probablement peu importante pour Sophie, je n’ai jamais pu la convaincre de mensonge en la matière, même lorsque, quelques années plus tard, elle me soutint avec la même fermeté, que cette lettre était évidemment signée, et que je savais donc parfaitement de qui elle était ; elle continua cependant à refuser de soulager cette torture en me livrant un nom, qui décidément ne pouvait plus avoir aucune importance alors. En vérité cette quête atroce, proustienne, avait eu pour première diversion une très brève discussion beaucoup plus importante pour elle, comme je l’ai pensé depuis. Car après la première batterie serrée de questions et de réponses, je lui rendis, d’ailleurs sans cause à effet, la grande clé noire de son appartement. Sophie ne me regarda pas et d’une manière très nette et détachée prononça : « Tu peux la garder si tu veux. »

L’idée d’habiter sous le même toit qu’elle m’a toujours été parfaitement étrangère. La profonde attirance qu’elle exerçait sur moi était une épreuve physique à chaque fois redoutable, non pas tant sur le plan sexuel que sur ma sensibilité constamment sur-sollicitée, ma concentration dont je ne maîtrisais plus l’intensité et ma réflexion, qui allait beaucoup trop vite pour ma petite tête. L’agitation intérieure que renouvelait sa présence brouillait toutes mes références, qui se reconstituaient instantanément, mais en titubant ; ou plutôt : la destruction qu’elle opérait sur mes défenses, et la construction cahoteuse qui s’ensuivait sans mon avis ni mon accord, relançait à chaque instant la spirale des interrogations sans fond et du désir qui pouvait les étancher. Mon désir, d’ailleurs, haute vague impérieuse, se trouvait curieusement débordant, sans freins, sans règles, toujours aussi incompréhensible quand je le décelais parfois au détour d’une phrase ou d’un geste qui avaient des intentions tout autres. Je vivais ainsi chacun de nos moments de rencontre tant attendus comme un violent effort, comme la garantie d’un dérèglement qui ne se conçoit pas lui-même, comme la vengeance sans limite sur la terrible croissance de l’absence pendant les intervalles, enfin comme l’expérience d’atteindre les frontières du possible. Si bien que les atroces moments de manque pendant les interminables intervalles de son absence me paraissaient l’équilibre nécessaire aux moments de trop-plein, de satiété auxquels j’arrivais en sa présence ; et cette satiété, parfois écœurante, n’était pas celle, statique puis évanescente, du trop-manger, non c’était une satiété qui vrillait, attaquait, intensifiait encore et toujours, et dont il était presque aussi insupportable de se détacher que de s’y abandonner. Si les intervalles étaient rapidement cruels, leur premier temps était revigorant, frais, semblait permettre à la pensée de retrouver une forme de recueillement, de déploiement propre. Aussi, garder la clé de Sophie, ce qui signifiait être avec elle en permanence, était justement interdit par ma trop grande attirance. Car l’idée de prolonger la satiété était impossible à concevoir, et l’alternative, celle que cette série d’explosions diminue, puis cesse, était sans intérêt, et même, à cette heure-là, sans probabilité. La perspective d’avoir sous peu des disputes du quotidien, qui fait les courses, et qui la vaisselle, qui a laissé la lumière, et où as-tu mis mon livre me paraissait tellement grotesque et lilliputien par rapport à ce que je vivais que je m’en suis servi comme argument qui me paraissait irréfutable pour refuser mon intronisation si simple, mais touchante aussi, en amant officiel.

J’avais une autre raison pour refuser. C’était cette espèce de haute falaise grandiose et ridicule, mais mienne, qui est une sorte d’abnégation chevaleresque, plus archaïque que romantique, et douloureusement sincère, puisque j’en avais honte, contrairement aux chevaliers de bistrots ou de légions qui font parade d’une telle rigidité sacrificielle qu’on appelle l’honneur, et qui est aussi une infirmité. Mais pour moi, je protégeais Sophie en refusant qu’elle ne se livre autant à moi. Et ce renoncement, si dangereux parce qu’il n’était pas loin d’être offensant et parce qu’il laissait la clé de son lit à la disposition d’un autre amant, avait en moi le goût de la probité, une étendue pâle et unie, où les reliefs et les soubresauts de l’explosion sont enfin soumis. Je crois que j’arrivais parfois très brièvement à intercaler une défense entre elle et moi, et cette défense que la chevalerie appelle faussement une défense de la dame, était en vérité une défense poussée par la profonde vague de ma tendresse et qui empêchait celle-ci de déferler sous des formes que je n’ose même pas imaginer.

Mais à Sophie je dis surtout que notre relation telle qu’elle était me paraissait très bien comme elle était ; que sa porte toujours ouverte me semblait plus invitante que sa clé ; et que notre liberté réciproque était la condition de notre plaisir commun. J’invoquais les misères du quotidien et mon plaisir de la surprendre dans son intimité, en guettant en vain sa réaction pour voir si cette violence était de son goût. Sans y abonder, Sophie se rendit à mes explications, avec une douceur et une tranquillité qui ne me rassureraient pas aujourd’hui comme elles l’avaient fait à cette époque. En effet, la distance que je posais comme minimum nécessaire ne pouvait pas s’accorder dans la construction que Sophie suggérait. Elle recherchait une intimité plus simple, plus directe et plus dense, et je me demande dans quelle mesure ce n’était pas la question de la confiance que posait sa grande clé noire. Elle avait cette chaleur de chien de fusil, cet arrondi doux, fait de protection et de calme, ce sens du nid qui est construit sur l’établissement et le maintien d’une température mais égale et de gestes qui sont alors des récompenses comme en dispensent les mères et comme on en dispense aux animaux domestiques ; mais, ébloui par sa grandeur, par son possible, tiré vers l’impossible par l’inouï que je décelais clairement lorsque son sein se soulevait dans une profonde inspiration qui donnait du violet à son regard, attiré par la violence sans compromis du feu enfoui au fond de son fond, je ne voyais pas cette aspiration de douceur, de docilité, de repos dont j’ai toujours pensé qu’il était ridicule qu’on espère y puiser des forces. Son offre de m’installer chez elle était aussi, sans aucun doute, un échelon dans l’apprivoisement de Rome, et peut-être une alternative plus directe et concrète, et mon refus lui rendit ce projet de déplacement dans sa lumière cassée, comme une entreprise bancale et rocambolesque. Alors que je ne cherchais qu’à pousser ce qu’il y avait de plus en flèche, de plus risqué entre nous, elle cherchait à construire un équilibre, une stabilité, une base qui rende à mes débordements, et peut-être aux siens, une sérénité qui permette de construire.

Nous arrivions à ce moment-là aux premiers contrecoups de l’immense onde de choc que je subissais, et qui se télescopaient avec la continuation des secousses. Avec le recul, ce qui m’étonne le plus, est que j’ai paru si peu hors de moi, que même Sophie ne semblait pas encore consciente de l’immensité de la modification qui s’accomplissait véritablement sous ses yeux. Mais, de la même manière que le fait d’être si intensément affecté par elle me faisait beaucoup m’occuper de moi, elle, même moins touchée, était aux prises avec ses propres scissions internes. Si par exemple son aspiration de chatte domestique n’arrivait pas à s’imposer, c’est qu’elle ne démentait pas le personnage prestigieux dont elle sentait que je l’habillais. A ce point aux prises avec soi-même, chacun de nous voyait peu les lézardes, et mêmes les crevasses de l’autre. Même nos langues avaient des constructions de pensées fort différentes : mes brusqueries directes étaient aussi des dissimulations, et ses allusions fertiles et riches parlaient d’un monde qu’elle m’avait fait si bien oublier que je n’en soupçonnais rien : le quotidien, la lenteur, le silence, la superficie, la simplicité ; même la densité des corps, que le sien voulait me communiquer, était l’inverse de ce que je vivais, et là aussi je pense qu’elle était mue par quelque chose qui était complètement étranger à ce que je voyais, pensais, vivais : cette gentillesse qui cherchait, timidement, un terrain de confiance. Et puis, il y avait au comble de notre incommunicabilité, la vieille guerre des amants, qui s’épient et qui se craignent, où l’un est le rival de l’autre, et où le premier qui cède, qui montre ce qu’il est, qui se rend, est mort, devient le premier lâché : la bataille décisive avait eu lieu, mais nous ne le savions pas, faute de traité de paix. Cette nécessité de passer pour plus séduisant que séduit me paraissait au plus haut point le jeu de Sophie quand bien même ce serait seulement ma crainte, infondée, qui aurait fait naître en elle cette vanité façon Liaisons dangereuses. Mais pour moi l’enjeu était tel qu’il m’était impossible de me montrer trop, et même si j’étais bien incapable de régler ma conduite, ma dernière muraille, qui tenait bon, était justement le haut barrage au bord de l’inondation, qui retenait ma tendresse. Aussi étrange que cela puisse être, ma façade extérieure correspondait à ce barrage et ne laissait pas davantage paraître les dislocations radicales de ma cohérence et ces insuffisances grossières de ma conscience qui étaient le résultat paradoxal d’une accélération sans précédent, parfaitement inutile et aussi effrayante que jouissive, de mon intelligence, que les mots de mes fiévreuses notes aussi éparses que cette pensée et qui, à la relecture, me paraissaient toujours empruntés, plats, secs, banals à mourir, en tout cas très en-dessous de ce qu’ils étaient censés exprimer. Mon visage, ma démarche, même la goutte d’angoisse à la tempe, cet extrême excipient du malaxage torsadé d’un cœur au galop et de méninges à la fois dilatées et compressées, ne trahissaient rien, et mon enveloppe extérieure franchissait comme toujours les silences et les naufrages, les triomphes et les indifférences, les inconsistances et le cortège des aliénations, dans un équilibre qui me paraissait miraculeux tant la recomposition de mes molécules était pour moi une somme de déséquilibres et d’opérations extrêmement hasardeuses en cours. Et j’étais à la fois fâché que mon corps n’exprime pas cette explosion, ne rende pas cette vérité, mais se contente d’une sorte de placidité défensive, conservatrice, et soulagé de pouvoir passer inaperçu sans avoir à répondre à tous ceux que cela ne concernait pas du phénomène que j’étais alors à des années-Sophie de pouvoir même décrire.

Mon rythme de vie se divisait alors en deux phases : les moments avec Sophie et les intervalles. D’abord, en sortant de chez elle, c’était toujours le printemps, les accablements de la fatigue, les prospérités de la satisfaction trouvaient encore un moment dans les rebellions du désir qui proposaient des idées longues qui ouvraient de grands territoires arrondis aux couleurs denses, parfois pales, souvent chaudes. Mais, privées de leur destinataire, ces propositions sur le monde qui n’avaient pas d’autre forme que son corps, qui n’avaient pas d’autre substance que son sourire énigmatique, haut et grave, qui n’avaient pas d’autre contenu que toute la pensée en marche, ces idées à partager et à réaliser, souvent pleines de rires dégagés, se perdaient, s’affaiblissaient et s’assoupissaient. Cette phase était alors suivie d’une léthargie, vaguement hébétée, où le tumulte des pensées, encore phrasées dans mon cerveau épuisé, ne prenait plus pied dans des idées que je pouvais valider. C’était le moment où le trop s’apaisait, une sorte de recueillement sans paix, de courses vides mais obligatoires, je dirais presque de répartition du trop-plein de là où il débordait vers les cavernes laissées vides lors de la tempête. C’était pour ce moment-là, torpeur sans calme, mais rééquilibrage de la satisfaction, brève remise à niveau passive, que j’avais refusé sa clé : des hautes sphères, dont l’air trop riche d’un parfum trop capiteux était devenu intenable, je retombais dans le monde d’où proviennent mes mots, plats, secs, banals à mourir, mais sans atteindre encore les basses sphères, où l’absence d’air riche est irrespirable pour qui connaît la pollution que représente un air que Sophie n’a pas respiré.

L’atrocité des intervalles commençait très peu de temps après ce bref plateau d’équilibre illusoire. Je restais alors sur une idée, Piaf ou la page dactylographiée de l’amant inconnu, et je reconstruisais l’Univers, en colonne de fumée, autour de ce big-bang, somme toute seule chose indiscutable, non sans associer une prudence alibi à ce début de construction sous forme d’un coefficient d’incertitude qui était lui-même une sorte de complexe équilibre prenant en compte une hiérarchie de possibilités. Cette construction augmentait en volutes de plus en plus douloureuses au fur et à mesure que l’intervalle durait. J’étais tout à fait incapable de m’extraire de cette vision pour moi initiale, non seulement partielle, mais minuscule, au contraire, je la brodais, je la pétrissais, je la racontais dans toutes les perspectives dont j’étais alors en mesure de l’affubler, à grande vitesse – et la quantité de ces mondes était alors illimitée. Les distorsions de mes jugements restaient masquées par cette grande vitesse qui seule relativisait tout ce que je construisais, imaginais, comparais, mais en le compliquant. Je sculptais sans relâche, sans lassitude, des lignes et des vues, non seulement les miennes, mais celles de Sophie, à partir du détail propre à chaque rencontre. Mais l’intervalle était précisément l’enclos de ces cavalcades échevelées, enclos dont je n’apercevais même jamais les limites, tant la prochaine rencontre me paraissait dans la fuite du temps, dans l’improbable extrémité des milliers de secondes. Et si elles commençaient comme de joyeuses perspectives, où se mêlait souvent l’autodérision, et où je pouvais introduire dans la réflexion un sens ironique des proportions, ces fantasmagories renversaient par étapes franchies rapidement leurs propres conditions de départ : le sens de l’humour se faisait mordre par une amertume ravageuse, la sobre mise en garde de la raison était mise en jugement, et l’ensemble incontrôlable du délire, gagné par la souffrance de l’impossibilité du détachement, commençait implacablement à se retourner contre Sophie elle-même. Car, prisonnier à chaque fois de son absence dans un détail de sa présence, je retrouvais à chaque fois, comme pièce accablante à charge de la raréfaction de l’air respirable la déception de ce qu’était sa vie, comme si la vérité révélée du fait de découvrir Piaf ou d’avoir un amant anonyme aussi grossier dans son expression était qu’il lui manquait sous les pieds le piédestal, et même l’envie de piédestal sur lequel toutes les conséquences de Piaf et de l’amant reposaient ; cette contradiction à laquelle j’arrivais, et que je lui imputais, était le début du manque, du terrible manque. J’entrais alors, au fil d’impardonnables récriminations, pleines d’injurieux reproches, dans des colères acérées et des désespoirs soudain complets, qui rendaient encore plus prégnante la sensation physique lancinante (ça tire dans le ventre, ça assèche le gosier, ça écarquille l’œil, ça bascule dans les tempes, ça fait fléchir les genoux) d’avoir les intestins noués en une sorte de corde reliée à elle, en elle, et dont la distance se raccourcit au rythme précis des minutes, maintenant des secondes, décomptées. Et c’est à plat ventre, fou de rage, de peur, de souffrance, le menton sur le trottoir que je franchis le caniveau du 35 rue Rambuteau, faut que j’y aille, trancher, savoir, finir toute cette phrase opaque en retrouvant le vrai néant libérateur, la bataille qui annule la pensée, et la souffrance.

Et le moment suivant, ce vide, cette étroitesse cassante qui craque comme une articulation, dans sa construction dévastatrice, planté comme une somme d’angles au centre de l’être, se trouve alors, soudain, submergé par la présence ondoyante, chaude, fluide, oxygénée, parfumée, soyeuse, excitante, brillante, limpide, folle, compliquée, généreuse, drôle, riche et heureuse. L’intervalle est terminé. Ce qui n’a fini par n’être qu’un manque insoutenable est submergé. Il suffit de trois minutes pour détruire de fond en comble trois jours d’intervalle, dont deux trois quarts où la critique était si implacable et si consistante que la rupture paraissait certaine, et que même ma présence ici, chez elle, ne pouvait avoir que ce dénouement pour justification. Le point central, autour duquel tout s’était construit est à l’instant et par l’instant ridiculisé outrageusement et les folles constructions critiques qui en découlent, littéralement oubliées. C’est que, dans les mêmes trois minutes, il est remplacé par vingt-cinq nouveaux points de départ pour des délires analogues à celui qui pendant trois jours d’efforts démesurés et de la plus haute concentration pour l’ordonner, lui donner sa vérité dans la liaison, dans la vie, dans le monde, dans le temps, a failli conduire à mon implosion. Mais ces vingt-cinq points de départ que Sophie donne en trois minutes, elle en donne autant toutes les trois minutes, et notre rencontre va durer huit, douze, peut-être seize heures. Au début, sans doute, ce bombardement ressemble aux premières gouttes après un quart de siècle de sécheresse, une pluie chaude, lourde, régénératrice. Rien n’est pire que la sécheresse crie chaque élément de l’esprit qui impose alors l’image de la grande clé noire comme une claire rivière, comme une source abondante et éternelle. Puis le craquellement et les lézardes sont emportés à raison de vingt-cinq points de départ de l’Univers toutes les trois minutes, si bien qu’au bout d’une heure, le désert le plus désolé est devenu le plus verdoyant des vallons. Là où une seule idée desséchée avait laissé une terre abîmée, une atmosphère irrespirable, c’est la chaude, la douce, la voluptueuse abondance. Mais cet équilibre, pendant de cet autre équilibre juste après l’avoir quittée, ne dure pas non plus, quoiqu’il est plus long, et occupe presque toute la rencontre, l’agrémentant de tout ce qui est admirable dans l’esprit, la complexité et la simplicité, la puissance et la finesse, la fulgurance et la pérennité, la légèreté et la gravité. Peu à peu s’insinue la surcharge à laquelle on ne veut pas, à laquelle on ne peut pas se soustraire. C’est trop d’oxygène, trop de gouttes fraîches, de douceur, trop de grandeur, trop d’idées, trop de vie. C’est trop de points de départ, la conscience ne suit plus qu’en gémissant, qu’en étouffant, qu’en freinant. Le festin continue sur un estomac saturé, avec des raffinements écœurants, insoutenables. La tête, le sang, le possible tournent, dans une valse langoureuse sans appui. Le soleil balance en accéléré. C’est le sourire de Sophie qui maintient le système, prolongé d’un long geste de son doigt effilé qui descend depuis mon épaule, mais ce n’est plus moi, c’est un trop-plein, la conscience rugit de sa propre lenteur, et avec des sauts de cabri maladroit, elle essaye de capter la vitesse aérienne de celle de Sophie, que je sens parfaitement elle-même maintenant que son ampleur dégrade l’orgasme en étape dans la continuité, et dont le charme continue de fonder et de faire jaillir des pensées en arabesque, puis en dards de feu, des exigences insoutenables sur le monde et des multiplications sans frein d’énigmes insolubles.

Ces violentes oscillations ne me laissaient pas de répit. Au moment où je refusai la clé de Sophie, ma lucidité s’était seulement hissée à la conscience de ce double rythme, que je ne différenciais pas encore, de ces montagnes russes impitoyables et exigeantes. J’en étais seulement à commencer à me préoccuper, très vaguement et par intermittence, de leur maîtrise. Non seulement mon peu de recul m’interdisait de situer notre rencontre par rapport à ma vie, à ceux et à ce qui y jouaient un rôle, à une idée d’avenir, mais j’étais tout à fait incapable de donner une direction à un courant aussi impétueux dans lequel ma minuscule part de raison était absorbée par la recherche de moyens d’échapper à la noyade, à la folie, à l’intervalle. C’est pourquoi j’étais presque fier d’avoir pu concevoir un objectif aussi grand, aussi lointain que Rome dans un mois. J’étais tout à fait incapable d’évaluer les intérêts, les mobiles, et même les affections de Sophie. En effet, je passais mon temps à scruter cela chez elle, mais de tellement près comme ces baisers prolongés qui font qu’on ne voit plus le visage qu’on embrasse et qu’on en oublie même les traits, c’est-à-dire que mes conclusions étaient si changeantes et si absolues, que d’intervalle en intervalle cette compréhension fouettée par la vitesse de la lumière de ma pensée, s’inversait sans s’en rendre compte, laissant opposées des considérations juxtaposées, si bien que, dans les moments où je comparais ces constructions hétéroclites intenables, j’abdiquais toute confiance en mon propre jugement.

Sophie, elle, ne traversait nullement de pareils vertiges. Avec le temps, j’ai compris qu’elle vivait une période pleine de dangers, dont j’étais sans doute le moindre. J’ai déjà dit le curieux moment de sa vie dans lequel elle était, curieux parce que la société libérale occidentale avait créé récemment cette courte période, particulièrement chez les femmes, entre le moment où elles deviennent femmes et le moment où elles deviennent mères. Je pourrais aussi dire, si je reste dans le cas général, c’est la période entre l’émancipation du foyer parental et le moment où les femmes se stabilisent avec un partenaire, quelques années de liberté apparente, mais de choix décisifs qui laissent des regrets, de superficialité nécessaire pour séduire, mais qu’elles payent de la perte de racines, de profondeur. C’est le moment où une femme est dans la plénitude de sa beauté, parce qu’elle est un subtil cocktail d’innocence et de disponibilité, de jeunesse et de vérité, de possible encore vierge et de réalité encore sans regret. Mais je pense que Sophie, dans la part de solitude sans indulgence que je lui laissais, ne ressentait plus cette sorte de liberté de circonstances comme une période fertile et prometteuse. Au contraire, une certaine culpabilité s’insinuait dans son indécision, la peur de perdre son temps, de gâcher sa vie, si profondément inculqués dans toutes les éducations, avait commencé à ronger son assurance majestueuse, à corner l’ampleur étonnante de son esprit. Elle n’avait d’application à rien, ne se sentait attirée par aucun mode d’expression existant, et elle commençait à sentir avec effroi que ses ambitions affichées, dans le cinéma, dans la culture, n’étaient que des affiches. Sa démarche ne paraissait décidée que parce que tout, en elle, était relié à sa profondeur insensée, mais elle papillonnait seulement. Imperceptiblement se rompait en elle le charme indescriptible de l’équilibre entre sa gravité naturelle et la légèreté de cet âge de jeune femme, légèreté qu’en essayant de retenir et d’entretenir, presque avec peur, elle inversait à coup sûr. J’étais bien loin de subodorer alors dans cette fleur épanouie, qui, avec une angoisse indicible se découvrait chaque fois que son corps subtil, tendre et dont la répartition de fraîcheur et de chaleur tenait du miracle thermique, me précédait dans la salle de bain le matin, une nouvelle extrémité de pétale qui donnait les premiers signes de faner. Incapable d’imaginer le désarroi intime, qui aurait nécessité que s’ouvre un portail de cette tendresse qui parfois, dans la brûlure des intervalles, me submergeait, les confuses interrogations existentielles de mon amie, j’étais, avec mes allers-retours en fusée toute fenêtre ouverte d’un intervalle à l’autre, dont le zénith absolu me paraissait Rome, hors de mesure de concevoir que dans ses silences intérieurs pleins de tragiques secousses que son sommeil ne trahissait jamais qu’à mon émerveillement, elle puisse songer à moi en termes de projets de vie.

Mon incapacité à partager, et même à observer et comprendre ses jeux, reste un de ces regrets qui ne s’expriment pas sans soupir. J’imagine, trop tard, qu’avec sa fraîcheur hardie elle prenait plaisir à composer un vaste éventail de personnages nouveaux, à mon contact, à mon intention. Elle composait des partitions et des dialogues, elle vérifiait, d’un fin contrôle, une touche, une nuance, elle soulignait en artiste absorbée dans sa matière, un détail vestimentaire ou gestuel, un nouveau récit, qu’elle rejetait avec impatience devant son miroir, un regard, qu’elle retirait aussitôt pour ne pas l’user, comme un bijou précieux qu’on ne met qu’aux occasions choisies, une épithète qui m’allait et dont elle surveillait l’usage avec la crainte attentive que nous avons des mots nouveaux, dont la nouveauté se trahit souvent par leur répétition excessive jusqu’à ce que quelqu’un nous signale cette faute de goût en nous disant qu’il revient plus souvent qu’à son tour. Il n’y avait jamais de telles indélicatesses dans ses compositions où pourtant la part d’improvisation était prépondérante, parce que je pense qu’elle recherchait le danger, et qu’elle se grisait de perdre la maîtrise de ses personnages pour les retrouver dans sa virtuosité qui n’était pourtant que précision et légèreté, jonglage de sensations et de discours, poses se fondant dans le vrai et vrai s’élevant jusqu’à s’oublier dans son apparence séparée. D’ailleurs, ce qui conforte l’impression d’une grande application à ces jeux coulissants, discrets et appuyés, me cherchant et me fuyant, c’est que, presque autant que moi, elle restait aveugle à mon comportement et à sa signification. Même à elle, si fine et attentive, la gigantesque explosion qu’elle me faisait subir resta longtemps voilée, plus dangereuse à croire qu’à nier, au moins peu probable, comme si je jouais aux mêmes jeux qu’elle moi aussi, comme si l’émotion insensée dans laquelle elle me mettait était une composition particulière, construite sur une sorte d’exagération expressionniste, par là différente des siennes, qui ne cherchait que la rupture, l’à-coup, la saillie, la surprise, et pas l’équilibre, l’harmonie, la fluidité du continu, cette perfection hellénique de ses personnages entretenus comme une cour.

Si nos façons d’être, si dissemblables, prenaient appui l’une sur l’autre, elles étaient à ce moment-là assez peu en opposition. Je passais immédiatement de la surface sensible à la profondeur abyssale, sautant en le frôlant seulement le vaste terrain de jeu social et fantasmagorique de Sophie, qui ne me voyait qu’en astéroïde échevelé, jamais rival. Et je pense même qu’elle pouvait interpréter mon absence complète dans ses mises en scène volontairement à la frontière de la transparence comme une sorte de rappel signalant que l’époque de ces jeux, qui ne pouvaient être avoués que dans une complicité participative, dans sa vie, pouvait toucher à son terme. « J’ai de la présence », disait-elle pour m’expliquer en quoi consistait son talent dans le cinéma. Mais la présence qu’elle avait, indiscutablement puisque jusqu’au plus profond de moi, n’était pas celle qu’exige le cinéma, mais une liberté et une ampleur dans la vitalité qui transformaient Rome en horizon. C’est son esprit surtout dont la présence était toute mon étendue, et qu’il aurait fallu écraser pour la caser devant une caméra. Je crois que le moment où sans fausse modestie elle avouait sa présence, elle commençait au fond à s’y raccrocher, et à en douter. Et le mieux de ce que je voyais, c’était les premières couches de draperies, entre lesquelles fugitivement je distinguais un sourire énigmatique, ou une main tendue, qu’elle disposait devant cet enjouement, cette présence dévastatrice où se pliaient non seulement la transparence de cet esprit si impressionnant, mais, presque recroquevillées derrière, les hésitations d’une réflexion qui craignait sa propre anxiété.

Je ne me doutais pas qu’à l’abri du cran net et clair avec lequel elle m’ouvrait son lit d’un demi-cercle décidé de son bras brun et arrondi, et qui de sa voix sûre et grave m’avait offert la clé de son appartement au bout de la même réflexion profonde et fine, jamais exempte de spontanéité, elle commençait confusément à chercher un père pour son enfant. J’ai compris plus tard aussi de quelle façon, élaborée et discrète, protégeant une véritable gentillesse, elle était attentive à ses amants, leur composant des spectacles de caractères qui devaient leur être à la fois agréables et surprenants. Aussi ne manifestait-elle aucune hostilité à ce que je lui disais sur les questions les plus abstraites, mais son désaccord me touchait quand un sujet de conversation la fermait ou quand, d’une politesse à peine trop appuyée, elle transformait en académique une question de vie. Ainsi, la question de l’enfantement avait passé comme intégrée dans la façade mobile de l’écran illuminé où se déroulaient les vives compositions de sa séduction : posé avec sérieux, mais sans drame, lissé dans la fluidité du reste, et dont la profondeur n’aurait pu se lire que dans l’intense attention qu’elle apportait, quelque part dans le cœur anthracite du bleu de la prunelle, à mes réponses diluviennes dont les constructions logiques nécessitaient que j’évite de croiser son regard. J’étais hostile à faire des enfants, avec vigueur et chaleur. Mes raisons étaient nombreuses : les contraintes physiques, financières, logistique y tenaient la première place ; c’était un choix de vie privant de la disponibilité et même de la plus élémentaire liberté ; le plaisir d’avoir un enfant était celui qu’on se figurait pour quelques rares situations, au profit desquelles on oubliait l’incessante obligation, qui plomberait la vie quotidienne pour plusieurs années ; l’enfantement conduisait à fonder une famille, et j’étais fondamentalement opposé à la famille comme noyau de la société, comme prison de l’affection domestiquée, comme abrutissement intellectuel, et comme servitude jusque dans l’assistance qu’on est censé apporter ou recevoir légalement à ce ramassis qui m’est étranger par nature ; les enfants échappent à leurs parents comme l’avait écrit Debord, qui affirmait justement qu’ils sont davantage les enfants de la société que de leurs propres géniteurs ; j’affirmais volontiers que si mon fils, à l’âge de la puberté, ne m’insultait pas pour mes insuffisances, c’est lui qui mériterait cette insulte : et c’était là un rapport dont je n’avais ni besoin ni envie. Je n’avais pas encore les arguments qui font que, après avoir passé l’âge où les femmes peuvent avoir des enfants, je sais pourquoi elles en font aux différentes étapes de leur existence dans la société d’aujourd’hui ; et en quoi, après les accidents qui font qu’on enfante à l’adolescence, souvent catastrophiques pour les enfants, c’est toujours une forme de résignation, une acceptation de la misère. Je n’utilisais pas encore l’argument de la téléologie moderne, qui renforce cette condamnation de la résignation en stipulant qu’on ne peut s’accomplir qu’en finissant tout, alors faire un enfant, c’est renoncer à finir tout, à s’accomplir. Mais même ainsi, mon plaidoyer fut luxuriant et tempétueux. Tout cela fut cependant approuvé sans discussion par une politesse verbale et une justesse simple de la gestuelle. Mais maintenant je sais que derrière son accord clair et facile, Sophie dissimulait l’indécision, avec peut-être cette pointe de désarroi que jamais elle ne voulait admettre, et qui la faisait vaciller suffisamment pour concentrer tous ses efforts à dissimuler cette oscillation. Alors, je pense que mon argumentation, restée sans contradiction, était restée également sans écoute, et que, tout ce qu’elle avait entendu, c’était un refus, instillant dans les vastes replis de sa dissimulation une contrariété qui est peut-être allée jusqu’à la déception.

Je souris moi-même de l’extrême naïveté qui ne m’a pas laissé soupçonner ce désir profond chez cette femme. Car enfin, pendant trois mois que nous avons été amants, jamais nous n’avons utilisé le moindre préservatif. Ceci avait même servi de prétexte pour retarder notre première étreinte, et à aucun moment je ne l’avais entendu comme l’avertissement doux de sa voix basse qui disait : « Attention, mon ami, suis bien mon intention ; ton désir n’est pas sans conséquence ; moi, je désire que tu participes à l’extension de mon avenir, mais toi, retire-toi si tu n’entends pas t’engager avec la volonté inébranlable de soutenir les conséquences prévisibles. » Sans doute pris par quelque remords, ou alors c’était une tentative de Sophie de remettre le sujet à l’ordre du jour, nous avions envisagé plusieurs expédients. Mais elle avait arrêté la pilule qui la déréglait et l’indisposait beaucoup, et ne voulait pas la reprendre ; elle ne voulait pas non plus se résoudre au stérilet, sans jamais d’ailleurs que je comprenne très bien pourquoi. Pour les capotes anglaises, je lui signalais l’inconfort et la baisse du plaisir, et elle en convint facilement. Et nous arrivions à la même conclusion lorsqu’elle se glissa des sortes de boules parfumées dans le vagin, ou en essayant le coitus interruptus.

Fin avril, je ne sais plus par quelles surenchères de suggestions réciproques, un matin, nous étions convaincus d’avoir fait un enfant pendant la nuit. Je ne me rappelle pas du plaisir particulier qui avait justifié une telle croyance, mais seulement d’une impression à la fois de force et de brillance, vive et électrique, comme un éclair dont je me suis senti plein toute la journée, et qui était complémentaire d’une plénitude de solennité et de douceur, et je reconnais bien là, en l’écrivant, comment mon aimée pouvait me faire partager son propre état d’esprit, comment son influence puissante m’envahissait sans obstacle. Il y avait aussi cette gravité mate avec laquelle nous avons transformé la conjecture en certitude, il était trop tard, qu’avions-nous fait, et qui fit que, comme les chrétiens entrant dans l’apocalypse, ou comme les pestiférés se sachant condamnés, le désir nous reprit, et nous achevions d’exalter notre culpabilité en lui offrant le défi d’une raison supplémentaire, absurde, imparable, délicieuse. Définitivement convaincus d’avoir été trop loin, par là complices indivisibles, nous cherchions ensuite, attendris par le sérieux et sérieux par l’apaisement, des solutions à ce qui venait d’être commis, sans douter que ce n’était là qu’un prétexte artificiel pour goûter ensemble la douceur invulnérable de Sophie, où scintillait le mica de sa majestueuse incommunicabilité. Elle avait entendu parler d’une pilule abortive qu’on pouvait prendre jusqu’à quarante-huit heures après, mais ignorait comment se la procurer. Elle appela une amie, mais il était délicat de poser cette question. Cette amie cependant sembla plutôt douter, et du remède, et du fait que Sophie fût enceinte. Sophie appela alors Christian Nuy, de qui elle pensait avoir appris l’existence de cette pilule. Mais il ne la laissa même pas parler : ayant fait une chute de moto sans conséquences la veille, il lui demanda instamment de venir lui faire les courses, lui promener le chien, le nourrir, le choyer, le réconforter dans un si grand malheur. Elle raccrocha sans avoir même pu énoncer la raison de son appel, qui ne lui fut pas demandée, et voulut que je l’accompagne refaire la litière de son sympathique patron. J’étais tellement offusqué de cette rupture d’ambiance, qu’elle avait permise, de cette perte de notre objet, qui apparaissait soudain sous son angle chimérique et virtuel, que je préférais me séparer d’elle pendant sa corvée de petits soins à un autre, non sans lui faire promettre un rendez-vous trois heures plus tard. Quatre heures plus tard, elle haussait les épaules : « Je ne crois pas que cette pilule existe. On ne peut rien faire. » Elle mettait autant d’élan décidé à échouer dans la contraception que de feutrage approbateur à soutenir mon opposition à l’enfantement.

A cet intervalle le plus court, où le manque n’avait eu le temps de se manifester que pendant le retard obligatoire et pourtant à chaque fois insoupçonné de Sophie, qui fut comme une panique brutale, il faut maintenant opposer le plus long, qui eut lieu vers la fin de cette époque intermédiaire de projets balbutiés. J’en ai gardé le goût d’une intense brûlure aux poumons, un peu comme j’imagine une plongée sous-marine record ou comme, enfant, je tentais de ressentir l’impression des cracheurs de feu lorsqu’ils l’avalent. L’institut de sondage qui m’employait alors à l’occasion avait installé une sorte d’observatoire pour la Prévention routière qui consistait en deux cents points saupoudrés à travers la France avec un échantillonnage des lieux et des types de routes. Chacun de ces points faisait l’objet d’un relevé de toutes les vitesses des voitures qui passaient là pendant une heure, toujours la même et toujours le même jour du mois, par exemple entre 10 et 11 heures, le second mardi, ce qui était censé permettre de mesurer les évolutions. La Prévention routière en tirait des conclusions globales qui la conduisaient à déterminer ses campagnes publicitaires, et aussi sans doute à les justifier. L’institut regroupait donc la surveillance des points en « tournées » et je devais participer à la plus longue d’entre elles, dans le nord de la France, du lundi matin au vendredi soir. J’avais accepté de remplacer, comme une sorte de copilote, la compagne du titulaire habituel de cette tournée. Mais le départ s’approchant, la durée de cette absence commençait à me paraître impensable. Déjà, le nombre des minutes, plus de sept mille, était gigantesque. Dès l’anticipation il flottait comme un air d’abîme. Je me voyais sur un chemin de montagne, au bout d’une longue et dure étape, où l’oxygène s’est raréfié et où la fatigue s’est instillée en une sorte d’hébétude vaguement douloureuse. Les pierres inégales sur lesquelles on essaye machinalement de poser les semelles à plat en gardant sa respiration uniformisée se fondent dans un défilé lent et irrépressible de formes vertes, brunes et blanches qui parfois paraissent plus lointaines que le chemin, parfois dansent devant les yeux comme giclées par le chemin, jusqu’à tenir lieu de toute réalité dans l’hallucination de l’effort. Puis surgissait le pont suspendu à partir de la falaise où aboutissait le chemin, effrayante courbe dont le ventre pointait anormalement vers une profondeur invisible, branlant, étroit et pourri dont on ne voit pas l’autre extrémité si bien qu’on doute qu’elle existe. Mais Sophie, avec la magnanimité énigmatique de sa douceur feutrée, avait saisi l’effroi de mon désarroi. Dans le silence souple et frais de sa détermination, elle employa toute sa grâce délicieuse à plaire à son amant. Et elle donna à cette étreinte une ampleur et une profondeur qui emportèrent mes doutes et mes certitudes et qui creusèrent dans le puits de mes efforts, et me retirèrent tout équilibre de sous les pieds. C’était à la fois brillant et onctueux, frais et généreux, lent et complet. Je devais partir à trois heures du matin et Sophie venait de se comporter comme si je devais partir toujours. Mais je n’eus pas le temps de m’alarmer d’une perspective aussi désespérante parce qu’elle ne me laissa respirer que son charme, qu’elle renouvela alors, maintenant avec une grâce faite de surprises, de jeux justes et rapides, de caresses claires ; avec le recul, je peux voir en elle la réflexion et l’intention comme l’écume de la vague de ses désirs, ses pensées ourlées et bouclées, m’enlacer avec une incroyable efficacité retenue qui conduisit mon nouvel hommage dans un crescendo régulier jusqu’à sa libération. Mais avant que le sang ne s’écoule à nouveau de mon cerveau, elle était revenue, cette fois-ci avec un sourire décidé et moqueur, incroyablement sûre de son pouvoir, dans une nouvelle partition, plus longue, plus serrée, plus langoureuse, où tout son corps adorable se fondait, où toute sa beauté sophistiquée s’employait et se déployait comme un boa brûlant, comme une crème délicate, comme un parfum qui traverse la tête et se répand en longues coulées jusqu’au fond des veines. Et même lorsque j’éclatais à nouveau, elle resta intensément présente ne desserrant pas son pouvoir, ne retirant plus son souffle, me communiquant sa pulsation pour m’imprégner jusqu’au fond de mon épuisement. Puis, pour vérifier son œuvre, comme un peintre qui se recule en clignant de l’œil, elle prit alors ma main qui était à la température de son sein, ondula doucement en baissant les paupières et, de son sourire sombre et sûr, me dit : « reste ». J’eus un peu peur parce qu’elle avait réussi à débusquer encore du désir, et j’entrevis avec effroi que mon goût d’elle allait maintenant plus loin que moi, et que le projet d’une véritable fusion était lancé, mettant désormais en jeu des ressources dont j’ignorais l’existence, les effets, les ravages. Mais, hélas ou heureusement, elle me sentit chavirer, au propre et au figuré, et dans une caresse assoupie je sentis la ferme tendresse de son corps glisser hors de ma portée, pendant que son sourire, à vingt centimètres de mon regard perdu, avait retrouvé toute son énigme, qui intimidait autant qu’elle stimulait, en exprimant l’innocence et le triomphe, l’abandon de soi et l’abandon de moi, la douceur et la détermination, l’esprit et la sensualité, la maîtrise et la grâce, et quelque chose de lisse et fermé, si proche et si chaud, à la fois satisfaction et insatisfaction, exultation et renoncement ; et dans un soupir de velours noir qui me caressa le visage, elle renversa le possible : « vas-y maintenant ». J’emportais avec une peine enfantine la torpeur d’une dernière étreinte dont elle avait soigneusement abaissé toute sensualité à une solidarité amicale et compatissante et j’eus la vanité de percevoir, dans cet effort si doux qu’elle distillait avec tant de délicatesse, une nuance de regret. Je me plus même à reconnaître au fond de son je-ne-sais-quoi la silhouette furtive d’un petit démon, ravissant comme elle, grande ombre de son désir qui en chœur avec le mien maudissait l’interruption comme si elle n’était dirigée que contre lui. Jusque dans la froidure du palier, qui était le sas vers l’interminable intervalle, son souffle goûteux m’enveloppa d’une ultime caresse, peut-être la plus profonde, la plus abandonnée, mais en pleine conscience que cette dernière gorgée de vie devait me permettre de survivre jusqu’au bout du grand désert : « je t’attends vendredi ».

Je ne pourrais pas dire si cet épuisement, si intentionnel, n’était pas pire à souffrir que son contraire. En effet, il m’avait enfoncé dans son épiderme et son souffle, tous deux continuant d’agir de leurs douceurs dilatantes. Et je dus maintenant subir la lente rétraction de cet enchantement, une perte progressive du territoire sous forme de picotement désespérant dans ses zones frontières, qui appuie autant qu’était appuyée la plus ronde des épaules, puis la plus charmante tête, puis la plus tendre intention, puis le plus onctueux des fluides. Je fus donc la première journée entière à me désappuyer avec regret, un long décollage dont je ne maîtrisais rien, jamais peau de chagrin portait mieux son nom. Cette triste expérience corporelle, même adoucie par la sollicitude et la complicité de Sophie, et par la promesse de me tendre la main au-delà de l’intervalle m’habita entièrement. Le reste, le travail, mon compagnon parfaitement quelconque, les paysages, les gestes quotidiens n’étaient que les courants d’air qui me prouvaient en ricanant que la couverture rétrécissait, silhouettes inopportunes à travers un brouillard parfumé, petites chicanes plantées par la mesquinerie que donne le vécu ordinaire. La souffrance de l’intervalle, lorsque le comptage passe très vite des jours aux heures et des heures aux minutes, a brouillé ces détails. Je me souviens seulement de mes oscillations agaçantes entre espérer de l’action, de la compagnie, de la diversion pour tenter de détourner ma pensée de l’aimant surpuissant qui commençait à engendrer des cavalcades folles, et entre la volonté exaspérée d’être enfin seul allongé sur le dos dans une chambre d’hôtel pour me remplir à nouveau de la plénitude qui agrandissait mes veines à m’en faire mal, construisant dans le cerveau de larges allées apaisantes, rapidement doublées d’un labyrinthe de petites contre-allées enchevêtrées, qu’il fallait à l’instant connaître toutes, dans une lutte extraordinairement ralentie contre l’impatience qui commençait son règne de terreur.

Chaque jour de cette semaine si lente j’écrivis à Sophie. Par de petits redressements brusques, le sérieux témoigna qu’il s’était installé en gouttes argentées le long des parois de notre aventure qui était en effet entre le plomb et l’or, comme le mercure qu’un alchimiste maladroit, inconscient et pressé laisse perdre, parce que sa main, au contact invraisemblable de la vérité, tremble. Dès la première lettre j’expliquais que je n’écrirais désormais plus à Charlotte, mais directement à sa maîtresse, comme si ce raccourci qui me privait de l’arabesque et de l’entrechat me permettrait de raccourcir le temps, avec cet étrange pli de la brutalité qui magnifie en rationnel la ligne droite et la flèche. Sophie approuva aussitôt, gravement, cette élimination de l’intermédiaire qui était une exigence de la proximité des corps ; mais je ne savais pas encore que quand Sophie approuvait gravement et aussitôt, comme elle l’avait fait pour mes bouillonnants arguments contre la procréation, c’était souvent pour ne pas laisser en prise à la certitude de l’autre son propre doute profond. Et comme pour adoucir le trait violent que contient souvent la gravité, ou pour lui montrer que dans le sacrifice de Charlotte le badinage n’était pas perdu, je lui envoyais chaque jour une petite saynète postale qui la représentait, elle, dans dix ans, tentant de jouer par ce délai d’une autre mesure de l’immensité dont vendredi était l’extrémité. Je me souviens encore de deux d’entre elles. L’une était un univers de roman policier, noir et froid, et Sophie se réveillait en 1992 à côté de son amant, un bandit, dans un hôtel de New York. Il y avait probablement du meurtre dans le décor, peut-être celui de l’amant, peut-être tué par elle. Cette évocation était celle qu’elle avait le moins appréciée, sans qu’elle ne me dise jamais pourquoi. L’autre représentait mon héroïne comme une reine de la mode, qui ne se faisait plus sans elle. Elle y avait notamment lancé une langue en raccourcis, qui consistait à accoler et supprimer des syllabes répétées par l’apposition de deux mots où se succédaient par hasard ces syllabes identiques, ou des formulations où des syllabes sont contractées de sorte à conserver le sens, mais à l’enrichir par cette fusion qui lui en ajoute un ou plusieurs autres. Rue Rambuteau devenait Nuybuteau et espérer un bébé, sperbé ; elle même, dans le monde de gloire et de strass qu’elle traversait en triomphatrice, était connue sous le nom de Sow. Elle vivait seule avec un enfant (j’ai du mal aujourd’hui à comprendre comment ma semi-conscience ait pu formuler cette idée sans faire le lien direct avec notre situation) et rendait parfois visite à Nuy, dont elle venait pousser le fauteuil roulant dans quelque retraite qu’elle lui avait aménagé au fin fond du Massif central. L’image de Sow. correspond encore pour moi à quelqu’un d’alangui, d’insondable, d’inabordable à force d’être entouré, belle par définition, avec une réussite opulente et ludique, à laquelle je l’imaginais accéder sans effort, mais une réussite qui serait aussi factice et formelle, sans avoir donné la mesure et qui, finalement, ne la satisferait pas. Je remarque également que dans aucun de ces futurs je n’étais présent, et je pense aujourd’hui que cette conviction qui est une faute ne lui a pas échappé, et c’est une faute parce qu’elle a dû l’interpréter comme un choix de ma part alors que ce n’était qu’une modestie devant sa personne aussi immense que toute la semaine qui me séparait d’elle. Peut-être que cette indélicatesse involontaire et le fait que je remplace Charlotte finalement par un système allégorique suffisamment ampoulé pour justifier qu’il fût quotidien, valut qu’elle ne commenta presque rien de cette correspondance serrée, nécessaire, probablement juste assez spirituelle pour dissimuler les proportions du besoin. Enfin, je m’étonne moins de ne pas avoir songé une seule fois à lui téléphoner de toute la semaine : j’étais toujours incapable de supporter la lenteur que mettait une ligne téléphonique à transmettre un numéro une fois composé, et quand je m’y résolvais, le temps qu’il fallait pour qu’un coup sonne dans le vide me faisait raccrocher avant le second, car je n’avais plus l’emprise de ma voix, ce qui m’embarrassait au-delà de tout.

C’est le mercredi que je suis passé aux secondes. Il y avait encore des zones de sa peau sur ma peau, mais pas plus grandes chacune qu’un pore ou deux. Arras fut un lieu de cauchemar, d’une tranquille insolence. Nous étions logés sur l’une des deux places adjacentes au centre, et mon compagnon d’épopée, qui est toujours resté en dehors du nuage qui m’obnubilait, m’avait entraîné au marché, et à la recherche d’un restaurant. Mais rien n’était pire à Arras que le temps qui me sembla même à certains moments reculer. Il y avait une violence fine et drue que subissait tout mon corps qui se tordait d’une douleur invisible et impalpable. Je me souviens que le manque était sans limite parce que je n’arrivais pas à échafauder de visions du monde, parce que le temps était devenu atrocement simple : il y avait le dimanche précédent, puis le vendredi suivant. L’avenir existait, mais j’étais dans le néant, et cinq jours entiers de néant, c’est comme cinq jours sans manger, boire, respirer, bouger. Ma pensée ne trouvait même plus aucune construction négative : tout était chaotique, violemment en mouvement, avec de profondes désolations sur moi-même, avec des exhortations au courage, et je m’efforçais par des exercices spirituels d’une intensité que n’aurait pas reniée le plus profond des mystiques d’éviter d’imaginer ce que Sophie pouvait bien être en train de faire, qui était forcément désastreux pour moi.

La fin de cette attente épique fut une dernière journée où peu à peu m’envahissait une joie chaude et tressautante, comme une tension concentrée mais non stabilisée. Je revenais avec une bouteille de champagne, et je me sentais comme ce liquide qui lui ferait plaisir. Elle sembla contente de me voir, mais d’une manière différente que dans la nuit précédant l’intervalle, elle n’était pas dans la même ambiance que moi, et l’énorme impétuosité qu’avait crée ce temps atroce la surprit. Sans doute était-elle un peu flattée d’un tel engouement, mais son excès la gêna pour jouer selon la combinaison de son humeur et la façon dont elle avait prévu la soirée. Aussi me dit-elle, non sans une nuance d’agacement, au fond d’une dominante de ton ludique et enjoué : « Mais qu’aurais-tu fait si je n’avais pas été là ? » Je fus outré comme un enfant injustement puni qu’elle ait pu envisager de prolonger l’agonie de l’intervalle. Et je répondis avec la plus claire indignation « tu me l’avais promis ! », prouvant par là que c’était une impossibilité, et que je n’étais même pas près, alors que ce supplice n’avait pas lieu, de l’envisager. Cette virulence lui fit aussitôt cesser le jeu, qui était aussi à moitié une provocation et une séduction, mais une séduction fort mal comprise par quelqu’un d’aussi séduit, et je ne sais si elle était plus contente d’un attachement aussi complet, ou plus inquiète d’un attachement aussi intransigeant. La suite, jusqu’au lundi matin, à part quelques heures concédées à nos obligations particulières, fut coulée dans cette ouate sédative et opaque, qui a le pouvoir merveilleux et regrettable d’annuler la mémoire.

     
             
             
             
             
Retour     Suite du Laser azuré      
             
             
             
   

 

       
             

 

 

         
   
 

téléologie ouverte

 

 

 
  observatoire de téléologie      
  éditions belles émotions      
  a&c