l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      9. Les débuts d’une sphère implantée profondément
 

Je conçois volontiers que toutes les rencontres qui font intervenir le désir et l’affectivité se dotent aussitôt d’une sphère. Dans la plupart des cas, cette sphère commune, inégalement répartie, fait même fonction de protection : ses distorsions se résorbent dans l’approximation générale, les volutes qui atténuent la vision jouent le rôle bienvenu de dissimulateur de laideur, et chacun peut toujours injecter sa part de filtre, de roman, de rêve inavoué dans la construction commune. Lorsque, brusquement éclate la contradiction entre ce que chacun a chargé et ce que l’autre est vraiment, alors la sphère éclate aussi, et les amants se séparent, soulagés de pouvoir se débarrasser de ce tampon qui les avait protégés.

Dans mon cas pourtant la sphère avait aussitôt pris racine beaucoup plus profondément. Jamais je ne répéterai assez mon étonnement devant la continuation de cette construction. Car le chantier s’avérait immense, incongru, plein de cimes, mais aussi pleins de ravins, et de déserts, et maintenant d’incroyables souffrances sans fondement. C’est que, de la surface au cinquième sous-sol, la sphère occupait un éventail beaucoup trop vaste, la continuité était déchirée par endroits, et les soins apportés à la construction variaient considérablement entre, par exemple, l’appréhension du corps de Sophie, et le vertigineux voyage d’exploration, où le laser azuré servait à la fois de tentateur et de guide. Entre ces extrêmes, que je ne savais pas relier, je manquais notablement de points d’appui, de repères, de techniques d’approche : la pensée commune, qui nous sert tant de référent dans la plupart des actes quotidiens, n’avait pas ici de mode d’emploi, prêt à l’usage. Il est d’ailleurs patent que je ne raconte pas ici mon quotidien, et la façon de me mouvoir dans les faibles difficultés de cette survie. Elle est hors du spectre de ce phénomène, ou plutôt l’inverse : la sphère de Sophie se construisait dans un matériau qui n’est pas celui des besoins ordinaires, et de l’intersubjectivité courante.

Il y avait d’abord, à côté de l’euphorisant que produisait l’air de cette sphère, un fort anesthésiant, ou plus exactement une propension à créer une intériorité hurlante, mais assez nettement séparée de tout ce qui fait même les sphères de la pensée commune (car la plupart de ces aliénations sont produites selon des paradigmes largement partagés, faciles à décoder, et qui proviennent de modèles ou de types de fonctionnement issus de l’expérience commune ; la touche personnelle y est certainement la plus importante, mais plus sa fonction sert essentiellement à rassurer sur sa capacité à l’individualité, plus elle reste facile à construire sans douleur, et à répudier, sans souci). La densité suffocante dissimulait et brouillait le monde extérieur, de telle manière même que mon indifférence à tout ce qui n’était pas Sophie pouvait devenir dangereuse du point de vue de ma survie. Mais c’est surtout ma vision qui était compliquée, car tout ce que Sophie avait d’extérieur à la sphère était pour moi flouté par la sphère. Et même quand j’essayais de la voir, elle, pour la part justement que je sentais n’être pas commune avec moi, je me heurtais à des problèmes de perception et de visibilité considérables, parce que cette médiation de notre unité empêchait mon rythme de pensée ordinaire, et parce que les parois de la sphère transformaient la Sophie extérieure en une silhouette floue, ses contours devenaient des surfaces, et les traits de son visage, de son caractère, se fondaient dans une obscurité que, poussé par d’autres urgences, je reléguais donc dans l’obscurité plus vaste de l’inessentiel.

Décrire le caractère de Sophie est donc un exercice impossible, mais qui me paraît nécessaire après coup, car même si j’en avais une conception brouillée et très incertaine, dominée par des sensations, cette appréciation de Sophie faisait certainement partie de ma perception d’elle, ne serait-ce que de manière inconsciente. Cette reconstitution est aussi faussée, parce que je n’ai jamais pu voir Sophie en entier. J’ai donc toujours été sous l’empire d’une facette, d’un aspect, d’un segment de son immensité ; et la cohérence de cette observation avec l’ensemble s’avérait souvent impossible, et j’étais obligé de reconnaître que je ne savais pas si une telle contradiction venait de moi, l’observateur, ou d’elle, qui tolérait les contradictions, et semblait même parfois les cultiver avec une pointe de perversion dans les multiples replis de sa merveilleuse étoffe.

La première qualité qui surprenait, était son étonnante fluidité. Jamais il n’y avait de rupture dans son être, et elle passait d’un niveau de conscience à un autre sans cassure, sans à-coups. Je crois que ces ralentissements continus, et ses accélérations qui pouvaient être soudaines, mais paraissaient toujours coulées, donnaient cette impression d’arrondi en tout, d’une personne toute en courbes et sans angles. Elle n’était jamais bornée ou obstinée, au contraire. Je n’ai connu personne qui entende mieux qu’elle le célèbre never say never. Elle était pourtant loin d’être prévisible, mais même les changements de direction, qu’elle affectionnait, participaient de cette cohérence ondoyante que je lui voyais dans ses décisions les plus soudaines. Elle avait ce penchant étrange pour les changements de cap brusques, que ce soit dans la rue, avec ses amants, avec ses humeurs. Soudain sa décision était prise, irrévocable et surprenante, mais ces volte-face n’étaient jamais des cassures brutales et choquantes, non, il y avait toujours une continuité soudain évidente entre l’ambiance brusquement décidée et l’ambiance précédente, qui apparaissait alors comme contenant pleinement, en gestation, cette nouvelle orientation. Elle écoutait en effet beaucoup, et on la sentait attentive aux détails mêmes d’une situation, si bien qu’on avait comme l’impression qu’elle laissait la situation ou l’ambiance agir sur elle, se laissait peu à peu immerger, envahir et dominer par le jeu. Et elle en sortait d’un coup, probablement plutôt l’effet d’un faisceau de sensations et de réflexions que d’une préméditation construite, ce qui donnait à ces mouvements cette apparence de fraîcheur et de spontanéité. Mais des retournements aussi peu construits paraissaient presque toujours extrêmement élaborés et cohérents, car elle les soutenait à fond, soumettant entièrement toute pensée consciente et toute émotion exprimée à ce choix, alors que c’était bien souvent une velléité qui se transformait en axiome, une décision arbitraire à laquelle se ralliait toute sa personne, avec une telle détermination, et une telle cohésion, en adaptant sa sensualité et en apportant en cortège les arguments apparemment les plus amples, qu’on était incapable de n’y voir qu’une velléité. Quelque part, elle avait la capacité d’animer et de présenter à l’autre tout ce qui avait concouru à ces volte-face, comme si de l’un de ces magnifiques feux intérieurs, elle éclairait maintenant non seulement l’affirmation de la volte-face, mais tous les indices qui auraient pu la laisser deviner, tout le cheminement qui avait provoqué une bascule qui, dès lors, paraissait entièrement maîtrisée, réfléchie, construite. Elle recherchait avec un goût, qui était parfois ce plaisir vorace des natures sensuelles, ces surprises et ces changements soudains. Choisir, trancher, est un plaisir pour tout le monde, mais je ne l’ai jamais vu aussi complet, construit comme une œuvre, et donc impossible à contre-argumenter rationnellement, que chez elle, lorsque les yeux plissés, le regard presque violet, les lèvres ironiquement serrées, la démarche sûre, la tête haute, légèrement en arrière sur le long cou finement courbé, et les cheveux lui volant sur les joues, elle partait dans un caprice qui pouvait devenir un choix de vie. Et ces choix étaient parfaitement irrévocables pour peu qu’on tente de les révoquer. Même never say never en était provisoirement suspendu, justement parce que never say never.

J’étais bien incapable de comprendre, voire d’admettre que cet art de surprendre impliquait une liberté beaucoup plus grande que la mienne, qui était corsetée par des principes sans retour possible. Sophie, au contraire, avec souplesse et impulsion, choisissait des directions inédites, restait ouverte et accessible, et s’échappait toujours, parfois avec un sourire léger et lointain, parfois avec sérieux et application, toujours en goûtant excessivement ses mouvements, jouant en se regardant jouer, mais sans qu’il y eut décalage entre l’observatrice critique de son propre style et de son ton, et la joueuse qui pouvait s’arrêter pour l’observatrice, mais aussi bien l’intégrer dans ses imprévisibles trajets non sans virtuosité, et même négliger, avec superbe, les remontrances de l’observatrice. Ainsi, elle réfutait tous les principes et semblait même en garde contre l’idée d’un principe. Cette admirable indépendance s’exerçait aussi contre moi, et elle était jalouse de l’unicité toute pragmatique et empirique qu’elle donnait à sa démarche, qui lui faisait gérer aussi bien le plaisir de se mouvoir que celle, figurée, qui lui ouvrait toutes les orientations qu’elle avait envie de déguster.

Mais j’ai vu assez vite aussi les faiblesses de cette attitude d’anguille. Car au-delà de la liberté, que je ne voyais pas, il y avait sans doute une fuite, que j’ai rapidement stigmatisée. Sophie échappait à chacun et à tout, mais c’était apparemment aussi quelque sourde angoisse, ou au moins quelque crainte irraisonnée, qui la poussait dans ses improvisations exquises ; et comme elle basculait avec la même intrépidité soudaine pour un choix de vie que pour un détail, ce jeu m’apparut au bout de peu de temps comme l’envers d’une grande faiblesse de discernement. Car comme elle n’avait de règles qu’en apparence, pour les tourner en jeu, elle ne semblait pas capable de différencier entre importance et futilité. Comme tout était relatif, never say never, tout paraissait aussi révocable, réversible, et la différence entre l’occasion unique et le caprice était brouillée. Aussi, cette capacité si plaisante qu’elle avait de choisir d’un coup une direction inattendue m’apparut presque comme une habitude, une technique, qu’elle utilisait pour garder les devants, pour fuir quand une difficulté apparaissait. Et, lorsque je voulus comprendre la trajectoire de ces échappées, je m’aperçus qu’elle tournait en rond, sautant d’un décalage à l’autre, mais sans but, juste pour le saut, pour le décalage, pour le rôle. Puis, elle revenait à des choix premiers, au point de départ, et décidait dans le sens inverse. Elle revendiquait hautement ce caractère changeant, qui n’était pas lunatique, mais simplement aventureux. Mais comme cette activité ne dégageait pas de buts d’ensemble, pas d’orientation, elle menaçait pour elle-même de devenir lassante en se révélant n’être qu’une dissimulation de son absence de projets.

J’étais d’abord déçu, puis inquiet de ces manifestations qui la rendaient insaisissable, parce que j’allais, selon ma propre constitution, à des décisions, à de l’irréversible, à des bases qui devaient être indiscutables pour permettre une avancée solide. Mais plus tard, j’ai été ravi de cette propension, qu’elle ne démentit jamais, à toujours pouvoir remettre un choix en cause, never say never. Car la rupture, qui restait pour moi le gage de la rectitude, était pour elle tout aussi soumise au principe de l’absence de principe que tous les autres modes de conduite.

Au fond d’elle, Sophie avait aussi une qualité très ancrée que je n’ai jamais que frôlée sans l’honorer. Je crois qu’elle avait, comme on dit, un fond d’une gentillesse inépuisable. De nombreux indices m’ont permis de reconstituer ce trait de caractère, qu’elle n’a jamais que caché pudiquement : elle savait donner de l’élan, mais aussi de la retenue à une douceur comme je n’en ai jamais connue ; elle avait aussi un plaisir espiègle, mais sincère, à être parfois simplette, naïve, avec des dérapages de midinette. C’était là toute une accumulation effective dont elle se cachait un peu, pour plusieurs raisons. D’abord, j’étais, moi, dans les vertiges de son abyssale personne, convaincu de grandeur, de puissance, de finesse : il n’y avait pas de place dans ma perception ébahie de sa magnificence, pour cet aspect de petite fleur timide et aspirant au calme. Sa tempête me soulevait, et ses manifestations de douceur, à peine esquissées, m’indignaient, comme si une coupable décision idéologique l’avait soudain éjectée de la trajectoire royale. Devant certains de ses ravissements, fleur bleue et puérils, je m’inquiétais de son intelligence. A la place du souverain, magistral, inventif, portant loin, je ne voyais parfois plus qu’une petite employée, futile ou sotte, sans but et sans moyen, si ce n’est une capacité de séduction hors du commun, mais dont l’usage exagéré la dévaluait aussi. Je lui dis même un jour que si je ne l’avais pas connue en 1973, mais seulement maintenant, en 1982, je ne serais probablement pas là à jouer l’amant, comme si sa richesse me paraissait n’être plus que dans les promesses, presque ensevelies, d’un passé déjà lointain, et comme si au contraire, ses défauts avaient tous éclos dans l’intervalle. Avec une tristesse virulente et amère, j’évaluais son zénith comme passé, à vingt-quatre ans, et même je le situais avec une grande précision lorsqu’elle avait eu dix-huit ans, je ne sais pas comment cette datation était venue. Et c’est avec une nostalgie exagérée que je brodais sur ce thème, en me souvenant qu’elle avait dix-huit ans le jour où elle avait essayé de me revoir, rue de Nantes : j’étais convaincu qu’elle aurait alors transcendé ma sainte trinité de cette époque – Hegel, Beethoven, Ballantine’s – et que j’aurais pu alors lui construire l’envol dont je rêvais.

Elle avait d’autres raisons de cacher ce que je voyais à tort comme une faiblesse contraire à la majesté de son être. Il y avait d’abord son jeu, dont j’aurais dû m’apercevoir qu’il était souvent fuite en avant pour protéger quelque chose. Alors qu’elle se lançait hardiment dans des détours où elle était admirable, elle permettait à ce dont elle venait de se détourner de croître dans l’ombre. Aussi, ses vrais fondements se constituaient de tout ce que ses escapades protégeaient, et elle construisait ainsi un système de valeurs par défaut, au moment où elle riait et répudiait pratiquement toute valeur. La gentillesse, je crois, dont elle ne faisait usage que dans la tendresse, mais avec un charme si adorablement couvert qu’il était impossible de la voir, cette gentillesse grandissait en elle, toujours à l’abri, un peu comme la tendresse chez moi. Et puis il faut aussi tenir compte de ce qu’était une jeune et belle femme, ouverte, libre, et disponible. Depuis environ une quinzaine d’années que la « libération sexuelle » était devenue un thème dominant, les femmes étaient devenues de curieux gibiers pour les regards des hommes. Les plus sollicitées, dont Sophie faisait indiscutablement partie, étaient depuis très jeunes habituées à connaître tous les regards, à les évaluer, et à être en défense, et en réaction contre ce type d’agression d’autant permis qu’il n’y a aucune codification des regards. Une jeune fille de quinze ans, si elle est belle, n’a plus d’innocence. Elle connaît déjà les variations du désir dans les yeux, et elle sait répondre sans un mot. On voit parfois des filles très jeunes marcher derrière leurs parents, ou au bras d’un adolescent boutonneux, et elles ont des mines de rouées, parce qu’elles se défendent contre la charge des désirs qui les attaquent de tous côtés. Il est vrai aussi que dans l’étalage des réponses qu’elles font, et qui ne peuvent pas toutes être de haine ou de rejet complet, elles participent parfois à ces jeux qui les corrompent. Et, comme il n’y a pas de critique des regards, beaucoup d’entre elles finissent par s’y habituer avec fatalité, et à jouer, par-dessus l’épaule de l’adolescent boutonneux ou derrière le dos des parents, à des jeux de distance, où elles préfèrent parfois contre-attaquer que subir sans cesse. Aussi, très tôt, les jeunes et belles femmes de nos sociétés de mœurs libérales apprennent-elles à être traquées, et à dissimuler ce qui en elle est tendre et faible. Il n’est pas rare qu’on s’aperçoive de la joliesse d’une femme au regard de défense qu’elle vous adresse, parce qu’elle pense que votre innocence est feinte, et qu’elle en a déjà trop vu. La gentillesse de Sophie faisait partie de ce qu’elle ne pouvait que très rarement montrer, une faiblesse qui aurait été sinon exploitée contre elle. Et je m’en suis beaucoup voulu, plus tard, d’avoir tant privilégié l’ouragan, et d’avoir laissé si peu de place pour reprendre, dans des effusions plus calmes, les forces de son déchaînement.

Elle était d’une frivolité et d’une coquetterie qui aurait dû m’agacer. Mais elle savait mettre dans ses artifices incessants tant de gravité, même feinte, et tant d’écoute, même pour rire, que l’élégance qu’elle travaillait donnait au rideau de perles ce curieux éclat qui fait qu’au bout d’un moment, en fronçant le sourcil, on prend l’une des pierres qui brillent le moins en se disant « mais… elles sont vraies ! ». Et, ainsi, cette alchimiste incomparable avait en tout ce qu’elle pensait un art à la hauteur de la facilité qu’elle y mettait. Elle parlait comme une pythie, un étonnant langage divinatoire, de divin, un langage pour deviner. Elle ne posait pas de question, elle était toujours question, toujours elle jouait avec les sens, aussi bien ceux qui sont sensoriels, diling, diling faisait le rideau de perles, et je m’interrogeai longuement sur la signification de ce son, que ceux qui sont pointés vers l’avenir, qu’elle invitait constamment à deviner. De même, sa matité, sa réflexion parfois vive, parfois sourde, parfois lente comme un prince nonchalant, donnait toujours cet éclairage indirect qui nous montre quelque chose, mais dont on sait que l’auteur est derrière nous, fin créateur d’un second sens, plus subtil, qui mérite un moment de méditation et qui finalement vient mettre en cause et en échec le sens premier, qu’on avait cru évident. Aussi était-elle toujours double, mais toujours juste. Et elle jouissait de cette incroyable mobilité, de cette heureuse duplicité. J’ai pris des années, et des années, avant de comprendre ce jeu, avant même de comprendre qu’il s’agissait d’un jeu, et qu’elle jouait tout le temps, peu importe le protagoniste, la situation, l’enjeu.

Elle jouait donc sur des étages entiers des jeux complexes et multiples, avec de nombreux partenaires et comparses, alors que j’étais parti dans l’aventure la plus grave, avec elle pour épicentre unique. Elle niait son fond dans un réseau étendu d’artifices, où elle se dissimulait, insaisissable, à elle-même aussi, à elle-même surtout, alors que c’était son fond qui m’intéressait, et ses artifices, lorsque j’arrivais à les isoler, ce qui était rare, m’enrageaient malgré leur charme incontestable et souvent persuasifs, parce qu’ils nous éloignaient de l’essentiel que j’étais pourtant incapable de nommer. Dans sa forêt de personnages, qui ondoyaient les uns dans les autres, dans une course vive et subtile, mais désirable et entraînante, je voyais bien une défausse permanente, une succession de leurres, qui parfois se muaient dans des fondus enchaînés ou de longs travellings vertigineux, parfois au contraire étaient de brusques changements de plan, mais là aussi, avec des rythmes précis, choisis, harmonieux, et je lui reprochais ces déguisements sans buts. Mais un jour elle me répondit, assez vivement, que cette multiplicité de sa personne était précisément ce qui lui donnait l’impression de pouvoir réussir dans le cinéma, et que ce n’était nullement une garde-robe de déguisements sans buts, mais sa vérité, sa vraie personnalité. Sans doute un peu à cause du ton, qui marquait qu’elle allait se fâcher, mais surtout parce que je n’avais pas pensé que quelqu’un puisse être cette valse inépuisable et imaginative, je la crus ce jour-là. Mais c’était, en définitive, une protection de ses protections contre moi, et j’aurais dû en rire, si l’ensemble du plaisir que j’avais à la reconstruire, pas en entier, mais autant que je pouvais, à chaque fois qu’elle me traçait une nouvelle piste d’elle-même, ne me donnait pas tant de propension à la croire. Pourtant je savais, je voyais et je redoutais que sa négativité sauvage, que sa puissance se perde dans les reflets de ce rideau de perles qui s’épaississait dans ce pare-feu d’illusions qu’elle passait tout son temps à consolider, compléter, embellir, comme d’un tableau que chaque retouche enrichit, non sans égarer davantage l’objet. Et avec détermination et vigueur, elle œuvrait à cette dissimulation de ce qu’elle était, parce que cela plaisait à tous sauf moi et elle en avait perdu l’idée même de ce que j’admirais en elle, et que parfois, pourtant, au détour d’une moquerie dont elle participait de la cible, ou d’une candeur qui était au troisième degré, la densité bandée d’un regard de lumière restaurait dans toute sa solitaire splendeur.

De la vérité, j’ai été bien obligé, beaucoup plus tard, de constater que Sophie n’avait pas le sens. Ou plus exactement : elle ne connaissait pas l’intérêt de la vérité. C’était pour elle comme une contrainte sociale, un bâton de slalom, une folie inamovible à laquelle croit la société, et qu’on ne changera donc pas, avec laquelle il faut faire. Mais pour elle, la vérité était à nouveau une verroterie, un jouet avec lequel on éblouit et on surprend. Le mensonge était une partie des plus plaisantes de son jeu, et elle n’avait pas le moindre scrupule à l’utiliser autant qu’une crème de beauté, ou qu’un regard oblique. Elle avait, au plus haut point, le goût de tromper, de tricher, de ruser. Et, c’était presque toujours pour jouer, pour étendre les expériences de l’esprit, pour transposer sa généreuse nature dans le décor plus grand de l’imagination ; mais je pense aussi, aujourd’hui, qu’elle avait la même attitude face au danger ou à l’adversité, et qu’elle n’avait pas tracé de frontière entre ses tromperies pour s’amuser et celles, sournoises alors, pour s’en sortir. Nous formions sur ce point le couple le plus extrême possible : j’étais, au contraire, d’une inflexibilité rigide, en ce qui concerne la vérité, parce que j’en reconnais la valeur pratique, le rapport au sens, c’est-à-dire au but, et la nécessité téléologique par rapport à une cohérence interne. Mais, assez singulièrement, je ne débusquais pas les myriades de mensonges de Sophie, je la croyais en tout, et je pense qu’elle dissimulait de moins en moins ces truquages hardis avec moi, parce que les mensonges les plus subtils passaient trop facilement, sans plaisir pour elle, et sans le danger des zones de litige, où j’imagine qu’elle était virtuose. Et encore plus curieusement, elle provoquait en moi une nécessité de lui dire la vérité que je n’ai jamais ressentie avec personne d’autre : plus tard, j’ai tenté de mentir comme elle, mais je ne tenais pas mes mensonges, j’étais obligé de les avouer avant même qu’elle se doute d’une fausseté ; et j’étais tellement poussé par cet étrange besoin, que j’avais conscience alors de devoir lui dire des choses, parce qu’elles étaient vraies, en dépit de la certitude qu’elles étaient sans intérêt. Et c’est évidemment une faute d’ennuyer une femme aussi spirituelle avec des évidences, voire des critiques, dont elle ne peut guère tirer de plaisir.

Mais le phénomène que j’ai le moins bien remarqué chez elle, était son insatiable goût du plaisir. Dans la moindre sensation, elle était sensualité, jeu, volupté. Elle cherchait en tout la satisfaction, et elle ne faisait pas, sans doute, assez de différences entre les grandes joies et les petites, entre les indulgences comme disent les Anglais, et les récompenses, entre les satisfactions éphémères et celles qui sont définitives. De la sorte, son plaisir n’était jamais profond ou violent, il paraissait toujours superficiel, rapide, simplement esquissé, enfantin, mais tonique, souvent subtil, avec de grandes complexités qu’il était impossible de décoder. Elle poursuivait en même temps plusieurs plaisirs, à des niveaux de pensée aussi séparés, je pense, que la signification de ses multiples amants. Pourtant, le plaisir sexuel ne semblait pas chez elle avoir plus d’importance qu’un compliment bien tourné, ou que la caresse appuyée d’une intelligence reconnue. Liberté, jeux, mensonges, frivolité, mais aussi la grâce, la grandeur, la beauté, tout chez elle était tendu vers le plaisir, et le sérieux profond qu’elle tentait de masquer, mais qui pour moi était sa vraie nature, entrait seul, de son interrogation sévère et des ralentissements tumultueux de son insatisfaction, en sédition avec cet épicurianisme débridé, mais retenu, mis en forme et en spectacle selon les normes de la pensée commune, car son plaisir lui-même lui servait d’appât pour séduire. Vaguement de gauche elle approuvait les règles de la société parce qu’elle croyait vain de les attaquer frontalement, mais elle n’en avait aucun respect. Et ainsi le plaisir était un pivot qu’elle dissimulait, pourtant je n’ai jamais rien vu dans cette liberté intense qui fût flétri par trop de plaisir. Comme elle en avait un usage léger, et légèrement voilé, elle n’en était pas usée.

Je me suis souvent demandé, sans pouvoir véritablement conclure, si elle était intelligente. Je crois finalement qu’elle était, sur cette qualité si importante dans notre société, mais si difficile à bien déterminer, tout à fait dans la moyenne, ni plus, ni moins. Elle ne comprenait pas particulièrement vite, et elle n’était pas particulièrement lente ; elle évitait les abstractions trop complexes, mais elle avait elle-même parfois un discours qui pouvait paraître très compliqué. Mais l’intelligence, qui est essentiellement la capacité à comprendre et à recouper, à associer de manière juste et rapide, est une qualité qui se travaille et qui s’entretient, et personne n’était plus paresseux en cet exercice que Sophie. Il me semble qu’elle estimait l’intelligence chez les hommes, mais qu’elle avait beaucoup d’indifférence, et donc très peu d’application, à la sienne. Il m’est arrivé de lui en faire le reproche, et il m’est aussi arrivé d’admirer ce mépris luxueux de cette qualité transformée trop souvent en un capital. Et elle avait plus d’esprit que je n’en ai jamais vu à quiconque. L’esprit d’un individu, contrairement à l’intelligence, qui est une qualité de la conscience, est pour moi la présence de la pensée environnante, du monde. Et Sophie avait toutes les qualités pour manifester un esprit particulièrement étendu : écoute, goût, ouverture, liberté, facilité de mœurs, refus des rigidités, peu de contraintes, peu de responsabilités. Cible de beaucoup de pensées, donc traversées par les désirs et les réflexions les plus divers ; dans un âge où les capacités intellectuelles approchent de leur point culminant, elle se situait aussi à des carrefours de pensées, étagées avec une ampleur rare : entre le petit emploi et la culture, très près de toutes les avant-gardes, et de la plupart des arrière-gardes, elle était une merveilleuse dilettante, sans expertise, mais avec un éventail incroyablement vaste de vernis de savoir, de savoirs pratiques, de savoirs ébauchés. J’avais construit peu de temps avant un atlas subjectif de cette époque, qui était un atlas de villes. Et les villes m’intéressaient de la façon dont la pensée s’y engouffrait, s’y répartissait, et s’y interpénétrait. Dans ma hiérarchie cartographiée selon les moyens de communication dominants qu’étaient l’Etat et les marchandises, j’avais posé New York et Moscou au premier rang, puis un second rang avec Londres, Paris, Tokyo. De toutes les villes, Sophie me rappelait justement celle qui alors me paraissait être le point d’observation idoine : Paris, justement. Elle était comme la ville où nous étions, encore jeune mais pas dans la démesure simpliste de New York et Moscou, elle était spirituelle, fine, belle, elle avait ce vernis de culture et de plaisir qui est devenu depuis sa caricature, elle avait aussi cette profondeur de révolte et de colère, son fond noir, dont la justesse et la violence pouvaient effrayer ou ravir. Elle était petite pour autant d’esprit, mais tellement désirable dans les courbes gracieuses de ses tranchées, dans ses promesses de barricades, dans les lumières et les jeux de couleurs et dans l’allant si séduisant qui semble unir toutes les femmes de Paris, même les moins jolies, et même les plus belles, dont Sophie était comme l’accomplissement. Son esprit était français comme celui qu’en dernier, Romain Gary, lui aussi issu de l’émigration russe d’après la révolution, avait porté comme un étendard, c’est-à-dire fier mais souple, enjoué, courageux, fin, élégant et fluide, et c’était un esprit qui disparaissait seulement un peu alors de la capitale de la France, surchargé par l’amère misère des banlieues, et par la fuite d’un esprit dont les limites n’étaient plus lisibles dans l’espace car, dans les grandes métropoles, les bords bougent. Il manquait juste à Sophie cette propension follement cosmopolite qui a permis à Paris de rester une des rares capitales du monde. Mais je soutiens que le jeu de Sophie, qui se réfléchit à cette profondeur qui a eu raison de mon intelligence, et que la grandeur de son esprit valent le langage universel pour lequel Paris est connu et admiré dans le monde entier.
 

Et Sophie jouait également entre les niveaux de visibilité qu’elle autorisait : il y avait le rideau de perles, mais il y avait aussi, moins consciemment pour elle, la sphère, où elle apportait des vrais dons d’elle-même, mêlés indistinctement à la forêt des faux-semblants ; et aux parois opaques elle glissait un baiser, qui laissait une marque carmin que je ne sentais pas en passant mes doigts dessus. Aussi, ses avancées et ses dérobades me parurent à travers la constitution de la sphère, comme une danse indéchiffrable, où je la suivais d’un regard fiévreux, et la perdait par moment, pour la retrouver, la main sur mon épaule, le regard fier et paisible désignant un nouveau pan de ma constitution qui allait être détruit d’urgence.

De fait, la sphère commençait à me changer. Plusieurs petits épiphénomènes physiques sont venus ponctuer les désarrois aussi violents que refoulés qui ont accompagné la mise en place de cette pensée étrangère en moi. Ils sont en quelque sorte dans la continuité de l’infection du prépuce qui avait été la conséquence, que je peux donc appeler prémonitoire, de notre première nuit passée ensemble en 1973. Le plus étrange, le plus inexplicable, est aussi le plus bénin : une petite excroissance de chair se forma à l’intérieur de ma lèvre supérieure, juste en face de mes incisives, et je jouais à la frotter dans l’espace très étroit entre les dents ; cette excroissance, par ailleurs, n’était pas visible et ne me gênait en rien. Ce n’est que lorsqu’elle disparut, sept ou huit ans plus tard, que je reconstituais que c’était pendant ce printemps de 1982 qu’elle avait dû naître. Un autre phénomène relève davantage de ce que la psychologie officielle prétend interpréter. Sophie avait un animal domestique, une chatte, qui s’appelait Charlotte, et qui la garantissait contre les souris de ce grenier abandonné au-dessus de son appartement que le frère Coutel s’était proposé de lui rénover. Charlotte était le plus laid des chats de gouttière qu’on puisse imaginer, pelé, difforme, à la queue coupée, avec des rayures grises sur gris. Elle devint rapidement une sorte de courroie de transmission ou de dépotoir, de miroir ou de vécu indirect, réclamé à l’évidence par le trop-plein de notre face-à-face, notamment sexuel. L’animal, forcément, subissait la puissance de la passion qui s’exprimait là, mais négativement. Une des premières nuits que j’ai passée chez sa maîtresse, Charlotte avait essayé de l’interrompre, et partiellement réussi, par le plus douloureux des numéros de chatte en chaleur que j’aie vu. Une autre nuit, elle choisit ma chemise, jetée sur une table, comme litière de son urine, ce qui valut au petit matin un embarras qu’elle ne méritait pas à Sophie, qui n’était pas davantage responsable de la jalousie de Charlotte que moi. Pour ma part je traitais Charlotte comme une extension de Sophie, une caricature de Sophie, un contraire, qui me permettait d’utiliser tout un langage allégorique et métaphorique pour mettre en lumière des pans de discours que l’intimité étouffait. Et je jouais à la fois de ce que Charlotte représentait comme extension de Sophie, et de ce qu’elle était comme tiers entre nous, comme différence : par rapport à cette pensée commune que Sophie avait implantée en moi, le rôle de Charlotte était au contraire une soupape, une échappatoire, qui permettait de formuler, d’extérioriser ce que l’implant ne permettait que de refondre dans la folle course de mon esprit lâché. Ainsi je menaçais parfois Sophie de défenestrer Charlotte ; ou de l’emmener avec moi ; ou de l’envoyer faire son métier au grenier. Si Charlotte permettait de la sorte d’accentuer violemment certaines de mes pensées, elle permettait aussi d’en atténuer d’autres. Pendant la première moitié de notre liaison, je n’écrivais jamais à Sophie, mais toujours à Charlotte. Ce subterfuge avait pour fonction à la fois de pouvoir parler à Sophie, mais en masquant partiellement la gravité que je devais sentir trop effrayante, y compris de mes messages eux-mêmes qui étaient généralement très courts. Aussi Charlotte était devenue une sorte de confidente ou de fusible, car lorsque je lui écrivais un reproche et que naturellement Sophie n’en tenait pas compte, je grondais alors ostensiblement l’animal à la prochaine visite, ou le remerciais solennellement d’avoir si bien gardé la confidence de mon message à sa véritable destinataire, sa maîtresse, car celle-ci avait agi en telle contradiction avec ce que j’avais demandé, qu’il n’était pas possible qu’elle en ait eu connaissance. Evidemment, je n’ai aucun souvenir de la façon dont Sophie voyait ce jeu, pourtant je viens de retrouver une de ses lettres, qui dit :

« Bougre d’animal ! Comment vous faire comprendre que la nuit de samedi, alors que deux amants s’étreignaient sous mon œil pudique j’entendais vos cognements contre cette porte, et comme j’eusse aimé que vous franchissiez cet obstacle pour me délivrer de ce spectacle peu soutenable, d’autant que je n’attendais que vous, comme l’hiver attend l’été.

Bien sûr, j’aurais pu cracher le morceau, lorsque le lendemain vous brusquiez ma rivale de votre méfiance, mais c’eût été dévoiler l’amour que je vous portais et le coup eût été fatal pour ma naïve maîtresse qui d’emblée ne m’aurait pas pardonné.

Chut ! Ne dites rien…

L’illicité de mes sentiments à votre égard teinte ma flamme de mystère et de passion sans mesure avec vos possibles romances. Si vous sentiez mon cœur sous mon ronron comme vous sentez le cœur sous le corsage de vos humaines aimées, je vous dirais

Impossible n’est pas chat

je persiste et signe

votre toute dévouée Charlotte »

Un soir cependant, où je ne me souviens plus pour quelle raison mon arrivée était encore plus inattendue qu’imprévue, j’emmenai Sophie dans un petit restaurant de la rue Simon-Lefranc. Un moment où je lui parlais sans la regarder, ce qui arrive lorsque je me concentre pour soigner ma formulation, je levai brusquement les yeux vers mon auditrice au détour d’une parenthèse de mon discours. Elle avait son regard magnifique, dense, long, tendu, bleu de bleu, noir de fond, oblique et avec un je-ne-sais-quoi de chaleureux et pétillant, qui figurait à la fois qu’elle était séduite, mais qu’elle se moquait d’elle-même, en jouant de l’étonnante percée de cette profondeur, qui pouvait être si ravageuse. Seulement, ce regard ne m’était pas destiné. Je n’ai pas vu l’homme pour qui il était. Mais Sophie a relancé ce même regard, un peu moins épanoui, finement recouvert d’une complicité et d’une interrogation effrayantes, juste avant que la porte du restaurant ne se ferme dans mon dos, ce qui signifiait que son destinataire venait de sortir. Ce fut comme un violent double coup dans l’estomac. Là encore, quoique la jalousie était très nettement présente, c’était surtout la peur de la rupture qui bondissait en avalanche, et j’ai un peu honte de l’avouer, l’amour-propre humilié, de me surprendre ainsi à avoir parlé dans le vide, pendant que mon interlocutrice, qui était tout, jouait avec un autre, me trompait de ce qu’elle avait de plus admirable. Sur l’instant pourtant, tout mon effort alla à éviter une scène qui m’eût été fatale et je me flatte de cette étonnante lucidité qui ne me ressemblait guère. J’attendis donc la fin du repas, où Sophie ne pensait probablement plus à ce flirt oculaire qui pouvait n’être qu’une banderille posée au hasard, même seulement pour le plaisir de charmer, et lui dis du ton le plus léger qu’il me fut possible de construire : « J’aimerais bien te parler d’une chose sérieuse, mais je ne pense pas que ce soit possible aujourd’hui. – Ah bon ! reprit-elle, et pourquoi ? – Ah ! Ah ! dis-je sur le ton de la taquinerie jouée du grand frère attendri à qui on ne la fait pas, tu as sans doute en tête des choses plus réjouissantes ; je n’ai pas vu la tête du garçon de tout à l’heure, mais vu l’œillade, il devait être drôlement mignon. » Les mêmes yeux étaient maintenant immenses de surprise avec ce petit gris tout au fond dont il est impossible de dire si c’est de la colère, de la réprobation, de l’impénétrabilité construite, de l’ennui ou encore autre chose. « Mais quelle œillade ? – Mais si, expliquai-je d’un ton badin, alors qu’un poinçon incandescent me traversait le poumon, au début du repas tu as lancé derrière moi un regard tellement splendide que j’en étais presque jaloux, dis donc. » Mais sans se départir de sa plus franche candeur, mon amie, dont je sentais les genoux se lover contre les miens, resta dans sa perplexité. J’enchaînai : « D’ailleurs, tu ne semblais pas très ravie de me voir, ce soir. – Si, si, dit-elle vivement, au contraire. Je voudrais que tu passes la nuit avec moi. » Mais, m’expliqua-t-elle après un silence hésitant, il y avait eu un échange de lettres assez dur avec Pascal Bruckner, et elle venait d’en recevoir une réponse, et elle pensait que la relation était au bord de la rupture. Elle ajouta, toujours comme si elle ne savait pas si elle devait me mettre dans cette confidence, qu’elle s’attendait même à ce que la scène finale ait lieu ce soir. Nous rentrâmes chez elle. « Tu sais, me dit-elle, il va peut-être passer. » La discussion avait viré dans une ambiance bizarre, parce que Sophie avait toujours eu beaucoup de pudeur à me parler de cet amant principal, et je me sentis soudain importun dans un conflit dont je devenais, en quelque sorte, le bénéficiaire. Je ne savais pas si je devais comprendre que j’étais fortement sollicité pour rester ou, au contraire, poliment invité à partir. Je choisis, sans doute gouverné par le désir, et malgré le jeu de séduction que Sophie avait nié – mais comment un regard peut-il être prouvé ? – la première alternative. D’ailleurs Pascal Bruckner, l’écrivain de la pensée rampante, ne m’était pas sympathique, paradoxalement parce que Sophie ne voulant plus de lui il s’accrochait, ce qui au contraire aurait dû me le rendre aimable parce que c’était la meilleure façon pour lui de se ruiner. Je me souvenais que lors d’une des premières nuits que nous avions passées ensemble elle m’avait rapporté son propos quand il avait appris mon existence : « C’est comme si quelqu’un venait habiter dans la maison que je possède depuis toujours. » J’avais trouvé extrêmement grossier le fait de comparer Sophie avec une maison qu’on possède voire qu’on habite. Je le lui avais dit mais à notre rencontre suivante je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter qu’en l’occurrence la comparaison était en plus fausse puisque, à part l’homme qui avait emporté la virginité de Sophie en 1971 à Ville-d’Avray ou Meudon, et qui avait été chassé pour toujours, j’étais justement le plus ancien « habitant » de la « maison », n’évitant donc pas de tomber moi aussi dans la grossièreté. C’était donc tendu à l’extrême, désagréablement tendu, que je m’apprêtais à la rencontre. Je crois en effet que ce qui était pour moi le plus difficile avec les tiers de l’univers de Sophie, c’était que l’intensité de ce que je vivais avec elle était impossible à mettre à niveau dans ce qui est d’ordinaire convenu en société. Je pensais m’exposer à exploser, principalement parce que j’aurais eu beaucoup de mal à admettre que quelqu’un traite Sophie sans cette immense intensité et puisse par exemple lui dire des choses banales, non chargées de sens, et c’était pourquoi j’évitais le plus possible ses fréquentations, qui me paraissaient toutes mépriser son altérité, sa magie, son excellence. Cette peur de ne pouvoir me contrôler était d’ailleurs presque essentiellement inconsciente, mais ce soir-là, comme Sophie avait offert cette grande et généreuse marque de confiance de m’introduire dans cette intimité, doublée, peut-être, d’une demande d’aide, ne serait-ce qu’en me désignant visuellement comme l’incontournable obstacle que Pascal Bruckner allait maintenant trouver entre lui et elle, je devais aller à l’extrême de ma tension. Aussi, lorsque Sophie au bout d’un moment de cette méditation en cavalcade me demanda « mais à quoi tu penses » je lui répondis d’une voix un peu blanche « à me battre ». Je fus surpris que ma réponse lui plût, parce que me battre contre ce rival me paraissait maintenant inévitable, mais très angoissant, sans que l’angoisse ne provienne d’une crainte de la supériorité physique de Pascal Bruckner ; mais j’avais simplement peur de la réaction de Sophie dont l’imprévisibilité m’exposait, lors d’une telle dispute, au plus redoutable des revirements.

Pascal Bruckner ne vint pas ce soir-là. La rupture, l’un des soirs suivants, fut aussi orageuse que prévue, puisque, d’après le compte-rendu précis que m’en fit Sophie, la police intervint sur l’appel des voisins. Mais pendant la soirée où nous attendions en vain, je tombais malade : toute la nuit j’ai éternué et toussé. Sophie me soigna avec beaucoup de patience et de tendresse, et cette étrange soirée, qui avait déjà viré trois ou quatre fois d’ambiance, aurait pu me dévoiler, si le galop furieux des révolutions qu’elle imprimait à mon cerveau et à mon corps l’avait permis, un personnage d’elle que je ne connaissais pas : à mi-chemin entre une mère et une infirmière, toute en demi-teinte, toute en arrondis rassurants, en contrepoint, en plaisir de plénitudes et d’apaisements, en douceur et en sollicitude. Mais j’étais tellement accaparé par tout ce qu’elle avait de puissant, de tranchant, de superbe, de plus masculin finalement, que je remarquais à peine ce personnage, qui était sans doute encore naissant chez cette jeune femme épanouie, et dont j’ai alors sous-estimé l’importance. Je n’ai su que plusieurs mois plus tard quelle était cette maladie de ce soir-là pour laquelle nous avions diagnostiqué un début de grippe. C’était ma première crise d’allergie aux poils de chat. Mon système de défense défoncé, les abîmes terribles entre l’espoir et le désespoir, depuis le jeu de regards nié au restaurant, jusqu’aux soins délicieux qu’elle me prodiguait presque avec abnégation, en passant par mon désir qu’elle rompe, ma crainte qu’elle ne se réconcilie, mon projet de soutien musclé contre son amant, et la satisfaction qu’elle en avait témoignée et qui m’engageait encore davantage, tout cela, à mon avis, a permis à ce mal si typiquement psychosomatique de s’infiltrer, en reflet fidèle et conséquence logique de ma relation avec Charlotte. Il me faut d’ailleurs supposer, quoique je n’en aie pas de véritables souvenirs, que cette allergie se reproduisit, avec des intensités sans doute variées, chaque fois que j’ai passé une nuit chez Charlotte, et avec Sophie je n’en ai passé nulle part ailleurs. On doit donc imaginer ce désagrément, moi toussant, éternuant, pleurant, désagrément au moins aussi grand pour mon aimée que pour moi, comme obstacle supplémentaire à chacune de nos nuits suivantes ; et là, comment ne pas penser que notre esprit commun, mon implant de Sophie, cette pensée commune aliénée à des titres divers, s’est ainsi réifié, médiatisé par Charlotte.

Quelques mois plus tard, et dans des conditions tout aussi symptomatiques, j’eus pour la première fois le vertige, au sens peur de tomber dans le vide, traumatisme auquel je suis soumis depuis. Les toilettes qui étaient sur le palier jouxtaient la cuisine qui était dans l’appartement et je pensais m’introduire par la fenêtre des premières, toujours ouvertes sur le palier, dans la seconde, un soir que la porte de l’appartement était fermée. C’était assez facile puisque les deux fenêtres étaient séparées par un intervalle d’environ un mètre seulement, il suffisait même de s’asseoir sur le bord de la fenêtre des toilettes, sortir la jambe gauche et la passer par la fenêtre de la cuisine, mais ceci à dix ou douze mètres au dessus du pavé de la cour. Je sais que ce n’est pas la difficulté physique qui m’a empêché de réaliser ce geste assez peu périlleux, mais la peur des terribles représailles si je réussissais à m’introduire ainsi chez elle, ce qui aurait été contre son gré, puisque à ce moment-là nous étions devenus ennemis. La culpabilité et la peur m’ont non seulement rendu incapable de ce geste ce soir-là, mais toujours depuis. Et je trouve en réalité beaucoup plus navrant que plaisant, par l’espèce d’ironie qui fait que l’amour m’a donné le vertige après l’allergie aux chattes, de constater les recompositions psycho-physiques que la greffe de mon amie avait produites en moi. Je suis tenté d’attribuer à ce violent mouvement spirituel d’autres altérations physiques qui ont pu se produire à cette époque, mais je garde une observation plus que relâchée de mon corps, et je ne saurais affirmer qu’elle ait eu quelque effet sur l’augmentation de mon poids ou les variations d’un pityriasis que j’avais contracté en 1976, et qui disparut en même temps que ma petite excroissance aux lèvres ; je me demande si d’autres excroissances se manifestèrent et disparurent pendant ce printemps. Mais la surveillance de mon physique s’était donc à ce point dissoute que je n’ai pas prêté attention aux autres manifestations d’allergie à Charlotte, consécutives à la première, si elle était bien la première. J’en conclus surtout que toute ma pensée était entièrement accaparée par les incessantes représentations des énigmes et dévastations de Sophie, dans un environnement quelque part entre la perception se découvrant elle-même, la tentative consciente de construire des conclusions et des hypothèses qui s’effondraient d’ailleurs à leur propre contact, ce qui m’engageait seulement avec une vigueur apparemment jamais déçue à les renouveler ou à les réactualiser, et la transposition en langage symbolique de ces représentations, tout simplement pour leur donner l’étendue qu’elles me paraissaient mériter, et aussi pour tenter de figer leur tempête à la demande, absurde et inutile, de ma conscience.

J’ai toujours été quelqu’un de sociable, facile avec les autres, mais par contrecoup j’ai pensé, dès l’enfance, qu’il est plus précieux d’être seul qu’accompagné. Il y a toujours dans mon existence des moments de recherche de solitude, parfois aussi violents que la recherche de l’air quand on a la respiration coupée, alors que la recherche des autres ne m’a jamais paru qu’accessoire. Lors de ma relation avec Sophie je fis donc le vide autour de moi, ne travaillant plus que le minimum pour payer mon loyer et ma nourriture, limitant ou fuyant tous les autres (en partie d’ailleurs par crainte que la différence entre la tornade en moi et la faible intensité courante se retourne contre cette sociabilité, tant j’avais l’impression de mal contrôler cette différence de niveau sans mesure), dont la qualité me paraissait maintenant effectivement très inférieure aux importantes méditations que me procurait ou m’infligeait la solitude, c’est-à-dire les intervalles de mes rencontres avec Sophie. Je préférais de loin la cruauté de devoir me concentrer sur son absence que de pouvoir en être détourné par des dérivatifs grossiers, et travail, fréquentations, et autres activités étaient tous dégradés en dérivatifs grossiers. Il est vrai que la souffrance était elle-même difficile à montrer tant elle paraissait intolérable, et pourtant, je la préférais à tout autre état, sauf bien entendu à la présence de son origine, seule capable de me délivrer de cette souffrance. Tout à mon objet, je vaquais donc sans cohérence, en incantations et en vérifications qui défiaient la plus élémentaire logique. Ce n’est pas un jeu de mots de dire que j’avais perdu la raison. A cette époque-là, d’ailleurs, j’ai commencé à parler tout haut dans la rue, en accompagnant mes vertigineux soliloques qui auraient été hermétiques aux tiers s’ils avaient été entièrement audibles, de gestes des bras, des mains et du visage. Je dois dire que je ne savais pas seulement que j’étais alors dans cette disposition qui a longtemps caractérisé les fous ; mais je regrette d’avoir perdu cette habitude, uniquement liée à la pensée de Sophie, parce que, de toute évidence, elle provenait du plaisir physique de prononcer avec la bouche, les lèvres, la langue, les poumons, les idées enlacées et ponctuées dont cette personne merveilleuse était la cause et l’incarnation, que j’élançais vers les sommets et les profondeurs de la pensée humaine. Depuis, j’ai toujours gardé une tendresse particulière pour les personnes que je vois, concentrées et décidées, monologuant dans les lieux publics, avec la plus grande indifférence pour le silence narquois des autres dont l’infériorité me paraît alors si manifeste.

Enfin, modification plus psychologique que physiologique, mais tout aussi radicale, l’idée du viol et de la violence sexuelle qui m’obsèdent au moins depuis l’âge de cinq ans n’ont disparu de ma vie que pendant les dix semaines où j’ai été l’amant de Sophie, mais si complètement que je me demandais comment Sophie avait pu parachever une telle évanescence, qui me paraissait alors miraculeuse. Je lui en ai même parlé, mais j’ai senti tout de suite qu’elle ne pouvait pas saisir la portée de ce bienfait que je lui attribuai à juste titre. L’évocation d’une fille attachée, violée ou torturée ne provoquait plus alors en moi le désir qui était le corollaire coutumier automatique de ces représentations, et que je préfère souvent et de loin à la sexualité dite normale et réciproque, et je préfère même en général ce monde fantasmagorique virtuel à la concrétion sexuelle normale. Je n’avais pas non plus le moindre désir de ce genre vis-à-vis de Sophie elle-même, dont la sexualité à la fois simple et prodigue me charmait et me transportait mieux que tous mes fantasmes. Cette disparition de mon désir de violence sexuelle était d’autant plus prodigieuse qu’il réapparut aussitôt après notre rupture, comme s’il avait été un époux évincé, et qu’il est resté toujours depuis ; l’une des raisons conscientes les plus hypocrites de vouloir reprendre une liaison avec Sophie par la suite a toujours été de voir en elle le seul moyen capable de me « guérir » de ce désir dominant, si impossible à assumer dans notre société dont il est effectivement une sorte de négatif, alors même qu’au plus fort de nos conflits que je me justifiais aussi par cette thérapie j’avais l’impression d’être justement une caricature du sadique pathologique persécuteur.
 

L’intégration progressive de Sophie en lieu et place de la partie vitale de mon système de défense s’est manifestée aussitôt en tant que manque, entrecoupé par des trop-pleins, brefs et rares, comme pour un assoiffé qui boirait trop d’un coup. Aussitôt des comportements accompagnant et signalant le manque se sont mis en place. Quand je vois une foule, par exemple, j’ai pour premier réflexe de la balayer du regard avec une impatience concentrée qui a pour seul but d’y trouver Sophie ou, plus exactement, de ne l’y pas manquer si par hasard elle s’y trouvait. Ceci vaut autant si je suis dans la foule moi-même que si je la vois sur un écran par exemple ; j’ai passé des matches de tennis devant le téléviseur à guetter les portions de spectateurs que permettaient les mouvements de caméra pour y trouver Sophie, qui n’avait manifesté en ma présence qu’une seule fois un vague intérêt mondain pour le tennis et encore, sous une forme plus interrogative qu’affirmative, qui n’impliquait en aucun cas qu’elle comptait se déplacer dans une telle manifestation, mais je balayais quand même, même si le match avait lieu à New York (elle n’avait jamais été plus loin que Casablanca pour un week-end avec Frelier) ou Melbourne. Ou bien, en certains endroits ou certains moments, un violent signal cardiaque me préparait à assumer sa présence immédiate, comme si elle allait sonner à ma porte, ou comme si elle allait apparaître au coin de la rue. Je ne me souviens pas que ce signal, qui me paraît si sûr au moment où il se déclenche, n’ait jamais réellement auguré l’arrivée de Sophie, à laquelle, on l’a compris, j’accorde sans réserve toute l’imprévisibilité possible, même la plus improbable, mais je suis toujours content lorsqu’il retentit, parce que c’est un entraînement qui me prépare ; d’ailleurs, quand j’affirme que Sophie n’est jamais arrivée à ce signal, qu’est-ce que j’en sais ? Si en effet le petit bang sec et vif s’est trouvé fondé, ce qui a suivi l’a englouti et occulté. Toutes sortes de détails liés à l’existence de cette personne activent en moi des réactions disproportionnées au détail, comme par exemple l’intense scrutation à laquelle je soumets toute femme que je rencontre et qui se prénomme Sophie, et qui doit bien se demander quel est ce regard tranchant et interrogatif qui fouille presque avec de l’animosité au fond de ses prunelles avant de se relâcher, mi-ennuyé, mi-désolé, ou bien les vérifications semi-mystiques auxquelles je soumets les lieux que nous avons fréquentés ensemble, où j’espère toujours trouver une trace de l’esprit commun passé là, quelque madeleine de Proust oubliée sur une table, ou même plus concrètement, un objet invisible qui serait inviolable et déposé dans la pénombre de ce coin du bistrot où je lui avais pris la taille en riant du plus sérieux des rires. J’essaye ici de dire que non seulement cet esprit commun a existé, mais aussi qu’après sa formation, il a agi. Tous les choix ultérieurs de ma vie ont été soumis à son approbation quand ils n’ont pas été initiés par son impulsion. Car cet esprit commun qui avait conquis cette zone de mon être où a été transféré depuis tout mon jardin secret est la négation de l’individu indivisible. L’individu en tant qu’unité physique est vraiment l’archétype des concepts matérialistes. Mais la pensée qui gouverne le genre ne semble pas admettre les frontières physiques qui déterminent les individus comme autre chose qu’une émanation de son propre mouvement. La passion inextinguible que j’avais alors pour Sophie doit être ainsi comprise comme l’expression des ravages et l’ouverture de perspective que crée une pensée non individuelle. Cette formidable pensée commune, où d’ailleurs pouvoir, volonté, conscience sont d’une inégalité criante entre les deux participants – c’est celle qui n’en voulait pas la plus petite parcelle, sauf pour quelque jeu passager, qui en avait tout –, est le plus visible et le plus facile à comprendre de ces phénomènes, parce que le plus proche de l’individu, et donc de la conscience, qui est justement la partie distinctive de l’individu dans la pensée, et aussi parce que la pensée à deux, lorsqu’elle est chevillée par le désir, est une violence spectaculaire, avec sa visibilité de luciole dans la nuit. Jusqu’alors, la vérification de la non-individualité de l’esprit dans l’amour a été pour ainsi dire évacuée dans la procréation et dans la poésie. Cette forme d’expression limitée par le fait d’être incritiquable, sauf du point de vue esthétique, abonde d’évocations de fusions, non seulement des sexes, mais des pensées, et du violent ouragan qu’est ce passage imparfaitement dialectique d’une pensée se constituant en négation de la contradiction de deux pensées séparées, c’est-à-dire en dépassement partiel de la séparation, mais reste impuissante dans l’évaluation, à la fois de la destruction, une vraie torture, et de l’étroitesse des perspectives qui en même temps deviennent effrayantes par l’immensité de leur portée. A la poésie, sa nostalgie et son sourire doux d’ouverture un peu figée, il est nécessaire de substituer aujourd’hui une théorie de ce phénomène, d’en préparer la maîtrise.
 

Et si la sphère modifiait tangiblement mes équilibres physique et psychique, et si j’étais à la recherche de langages pour exhaler les profonds changements du monde, comme un homme qui étouffe de son silence parce que sa langue ne lui permet pas de dire la seule vérité qui importe, Sophie, elle, me parlait aussi dans un registre de sphère qui n’était pas perceptible en dehors. Car là où je la retrouvais le plus intimement, et le plus intimement liée à ma passion, était lorsqu’elle dormait. Quand son corps, frais et doux, si fin et palpitant se courbait sous l’épuisement des rires, des disputes ou des caresses, je passais la fin de la nuit à la contempler. Jamais, me disais-je lorsque, immobile, les yeux fermés par ses longues paupières et la respiration apparemment égale elle avait soustrait à mon émerveillement le jeu brillant de ses regards et les mouvements sensuels de sa bouche, ses gestes raffinés, autant les spontanés que les étudiés, jamais lorsque sa conscience jouait avec la mienne, la déchirait de sautes imprévues, ou la figeait dans l’admiration de sa virtuosité, jamais je ne lui voyais une mobilité plus libre et plus franche que lorsqu’elle dormait. J’avais l’impression que tout en elle était mouvement, obéissait aux orientations draconiennes de ses rêves et peut-être à d’autres transmissions de pensée dont les sensations représentaient sur ce corps si charmant les mouvements les plus expressifs, sans jamais que cette expressivité fut outrancière et ne se départit de sa finesse coutumière. Là, elle me racontait des contes et des anecdotes, là elle me narrait sa vie que j’ignorais, et là, peut-être aussi à tort, je ne doutais pas instant de la véracité du moindre détail.

Je ne sais comment je peux ici expliquer cet étrange et fascinant phénomène. Je suis persuadé qu’aucune autre personne n’aurait vu dans ces longs instants silencieux davantage qu’une jolie dormeuse. Mais, sans doute, ma propre acuité était décuplée, et j’attribue ma capacité de ces instants à l’intense intimité qu’il y avait entre nous. J’avais du Sophie implanté en moi, et cet implant réclamait sa source. Je vivais comme en elle, alors qu’elle vivait en moi. Les moments où nous étions séparés par son sommeil me donnaient juste la mesure de l’implication réciproque : elle, assez peu touchée, moi dans l’anesthésie de la moindre de ses manifestations, j’en décelais alors, clairement identifiées à ma perception, qui n’étaient qu’occultes dans l’univers des perceptions ordinaires, dans la société des perceptions reconnues. Je ne rejette pas entièrement l’éventualité qu’il s’agisse d’une affabulation, produite par mon imagination dont les remparts s’étaient alors effondrés, mais je ne le pense pas, d’autant qu’il me semble que ma raison s’en faisait la réflexion critique sur le moment.

Je compte bien qu’il y a extravagance à affirmer que mon regard allait alors sous sa peau, ou tout au moins sous la surface de cette texture si raffinée. Si bien que je n’ai jamais vu aucun corps immobile autant bouger. Et c’était surtout son visage, apparemment du calme le plus pérenne, qui traversait, devant mon attention ébahie et effrayée, les émotions les plus variées et les plus contrastées, parfois très vite, parfois très lentement. Oui, je voyais en elle le doute et la crainte, puis l’impatience que chassait une douceur enfantine qui me pressait les glandes lacrymogènes. Puis c’était comme un violent rejet, à corps défendant, qui, aussitôt qu’avec la plus grande douceur je replaçais au dessus du front bombé la mèche rebelle sur sa joue, se transformait en une sorte de questionnement véhément et réitéré qui ne s’estompait qu’à travers une interrogation mutine, pleine de douce rondeur. Puis c’était une explosion de tristesse, bien supérieure à toutes celles dont j’ai jamais été capable moi, un long et silencieux hurlement, plein de pleurs déchirants qui me secouaient d’une terreur et d’une compassion comme je n’en avais jamais encore connues, amère et brûlante souffrance qui exigeait de moi de la réveiller. Mais cet instant horrible s’était déjà rompu dans une affreuse rédemption, comme une sorte de rire aux éclats cassés et coupants qui la secouaient intérieurement, geste violent et volontaire pour s’affranchir, pour se débarrasser de son énorme douleur. Là encore, avant que je puisse formuler le moindre remède, elle était soudain devenue calme, hautaine, lisse, tendre, noble, mais incroyablement hors de portée, comme si elle avait anticipé et refusé que je voulais la réveiller. Puis elle était à nouveau une petite fille en chien de fusil, frissonnante et timide, qui me faisait lui caresser sa chère épaule qui devait manquer de chaleur ou de tendresse. Mais soudain, quelque chose d’incandescent, de fulgurant, la traversait en entier, et lâchement, je retirais ma main de l’arrondi électrisé de l’épaule. Déjà elle débattait avec ardeur avec quelqu’un, dans une intelligence nette et vive, un ton claquant et des réparties rapides et pointues, à vive allure, encore un ton que je ne connaissais pas d’elle. Puis elle se retournait en gémissant légèrement, enfouissant un visage amusé entre mes cuisses jointes, fraîche et douce dans cette aspiration moelleuse de ma chaleur.

Ces spectacles, à la fois denses et bouleversants, ne cessaient pas, produisaient des rythmes toujours nouveaux et inattendus. J’étais fasciné et incrédule, ravi et chaviré. Mais j’étais par-dessus tout très effrayé. Sophie exprimait là une telle violence, une telle vivacité, des émotions si puissantes, que je me sentais désemparé. En un sens, je retrouvais au fond de ces explosions ce qui m’était apparu chez Moni, dont les talents de dissimulation n’avaient pas encore la plénitude de ceux de Sophie, et qui renforçaient alors sa dualité entre une façade mate, lisse, retenue et des profondeurs d’une grande sauvagerie, à la fois destructrice et altière. Il y avait aussi une succession tellement rapide et dure de tragédies que je sentais l’immense tendresse que je m’interdis toujours comme seul rempart à tant de catastrophes, forcément imméritées, et dont, Persée primal, il fallait que je délivre ma bouleversante Andromède. En même temps, j’étais stupéfait d’une vie intérieure aussi active et variée, dont rien ne transparaissait dans ce qu’elle me racontait le jour, et dont l’essentiel n’était donc pas lié à moi. C’était à la fois une découverte, et tout ce que je découvrais en elle était toujours la meilleure de mes nourritures, et c’était en même temps presque incompréhensible de voir combien peu finalement j’entrais dans ses préoccupations, tant pour moi tout était devenu elle. En effet, même si ces expressions figuraient presque des tiers qu’il me restait à imaginer, c’était de toute évidence presque toujours d’autres personnes que moi. Et lorsque dans ce défilé d’expressions vives je me reconnaissais dans leur miroir, j’étais presque toujours appelé pour l’apaiser.

Mais même alors, quand son visage venait trop près du mien pour que je le voie en entier, ses pores bougeaient, je percevais les mouvements inégaux de son épiderme, la lueur bleue de ses nerfs éclairait par intermittence (mais peut-être à raison de plusieurs milliers de fois par centième de seconde) les changements tantôt brusques et secs, tantôt coulés et fondus de ses muscles. C’étaient des éclairs et des décharges, grises et rouges, c’étaient des grondements graves et des plaintes aiguës, c’était tout le corps qui inspirait soudain, avant de se jeter dans des étendues invisibles, au-delà des nuages. Soudain, c’était son regard grave et droit, baignant d’une brume qui lui donnait une grandeur abstraite qui, en me transperçant et m’inondant, me regardait. Me regardait ? Mais non, j’avais mon propre œil à un millimètre de sa joue, elle sentait encore l’étreinte, elle dormait. Je disais doucement : « Sophie… tu dors ? » Elle ne me répondait pas car elle dormait. Je devenais fou ? Oh non, car j’étais justement dans le bleu profond, tendre et tiède, qui se dissout dans le plus capiteux des trajets olfactifs et puis j’entends sa respiration tout près de mon oreille, ce sont des mots, mais oui des mots, mais incohérents, et avant que je n’en comprenne un seul, encore à me demander comment j’ai pu entendre des mots alors qu’elle n’a pas parlé, seulement respiré, la vague s’est calmée, s’est aplatie, et guide maintenant mon attention au-delà de sa frontière, le brun de cette soie mate a bruni, les pores sont détendus, un œil palpite, je me redresse, rien ne bouge. Alors Sophie se retourne et c’est maintenant sa nuque, son cou, ses épaules qui jouent une partition sans repos, si variée, si nuancée, une très progressive succession de contractions imperceptibles dont atteste, parfois dans le même mouvement, parfois comme sa contradiction ou son contrepoint, les glissements et sautes de la chevelure, immobile pourtant. Comme elle est belle dans ce dernier récital qui me permet enfin de m’introduire par la porte dérobée de son esprit, dans l’aperception de son sommeil.

     
             
             
             
             
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