l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      8. Un soir et un matin
 

Sophie n’est venue que deux fois dans mon petit appartement sous les toits de la rue de Charonne. Le déroulement de ces deux visites a été tout à fait identique : insupportable attente, douce et chaude griserie, déception frustrante. Mais le premier moment, l’épreuve de la patience et de l’impatience, est de loin celle qui a mangé les deux autres, dans l’intensité et dans l’écho, même si le zénith de sa présence et l’étranglement de son départ restent vivaces, au point d’occuper des territoires autonomes dans ma mémoire.

Bien avant l’heure du rendez-vous, une heure avant, j’arpentais le plancher trop neutre, trop indifférent, trop court, à grands pas fébriles, me penchant, à intervalles réguliers issus de mes impulsions pourtant irrégulières, par la fenêtre qui donnait sur la rue, dans l’espoir absurde qu’elle fût en avance. Les livres, qui avaient raison de ma mobilité sans objet, sautaient dans mes mains comme des jouets savonnés, les pages y défilaient en complices ridicules de la hâte de mes paumes, les lignes remontaient, descendaient, s’inversaient en des ballets glissants et furieux, incapables d’accrocher les locomotives brûlantes de mon cerveau qui menaient des sprints d’autant plus lents que leur rapidité grandissante divisait l’instant en unités vertigineuses et pourtant sans autre objet que dans l’instant. Alors que les minutes ralentissaient dans ces accélérations prodigieuses, alors que mon ironie malhonnête se réjouissait d’être l’auteur du premier arrêt du temps, dans le seul moment où il aurait fallu qu’il s’accélérât, un bruit neutre et claquant dans l’escalier faisait redémarrer ce même temps d’un ressort trébuchant et précipité que reproduit le grotesque d’un dormeur debout auquel on donne une petite tape dans le dos. Le livre inutile avec son ésotérisme plaqué et minutieux qui devait être rédigé en quelque ostiak ou vogoul c’est-à-dire que je pouvais en lire chaque mot sans en comprendre un, volait de mes mains qui se précipitaient déjà vers l’entrée pour ouvrir. Mais le craquement de l’escalier avait cessé, aussi mystérieusement qu’il avait commencé, suspendu dans le défilé heurté des secondes, sinistre hallucination, qui avait pour un instant trompé l’inutile combat entre mon calme qui n’était plus que représentation urgente de mon atavisme, et tout le reste, dont le défilé ne m’appartenait pas. Un nouvel état, cependant, était déjà né de ce craquement dont rien n’attestait la véracité. L’exaltation tendue des grandes décisions me fit en effet courir à la fenêtre de la rue, en trébuchant sur le livre étalé par terre, parce que l’infime probabilité qu’elle eût pu monter l’escalier, puis repartir pour une raison encore inconnue, d’autant plus cruelle, méritait soudain que le monde entier, s’il avait été en jeu, restât suspendu à cette vérification. Heureusement, mais par malheur, cette vérification était inutile. Sophie n’était pas dans la rue, ni en train de partir, ni en train d’arriver. Ce qui ne signifiait en rien que l’hypothèse était fausse : elle était peut-être encore dans l’escalier, hésitait : peut-être se trouvait-elle trop en avance, avait oublié ses cigarettes, s’était tordue une cheville sur le raide bois trop ciré (onde tiède et enveloppante du jet de tendresse à l’idée d’un tel malheur qui aurait nécessité toute ma sollicitude, interrompue par la remarque que le craquement de l’escalier n’aurait pas été le même), préférait soudain un autre engagement, décidait qu’elle ne voulait pas me voir ce soir (panique courte et glacée), avait oublié mon étage, qui était le dernier. Je courrais donc à la porte dans la soudaine terreur que l’instant qu’il me fallait pour accomplir les quatre mètres depuis le fenêtre serait précisément l’angle mort, c’est-à-dire l’instant où elle accomplissait les derniers mètres entre escalier, vers lequel je courrais, et rue, dont je venais de déserter l’observation ; et avec un peu de malchance, en faisant – bredouille – le chemin inverse, porte-fenêtre, je pouvais lui laisser le temps de quitter le champ de visibilité de la rue, ce qui aurait nécessité que Sophie se mit à courir dès la sortie de l’immeuble à peu près à la vitesse d’un athlète de haut niveau échauffé et en tenue, et décidé à battre les meilleurs mondiaux. Je bondis sur le palier, me cassai sur la balustrade, maudissant les innombrables et inscrutables recoins d’un escalier pentu et étroit. Un bruit ! Un bruit ? Non, pas un bruit. Et je recourrai à la fenêtre, recalculant toutes les hypothèses, avec un soin particulier pour les saugrenues, qui sont souvent les bonnes. Rien, personne. Je consultai ma montre : il restait trente cinq minutes avant l’heure convenue. Je secouais la tête dans un geste synthèse entre une infinie lassitude et une nervosité extrême, ramassais Musil, plusieurs fois enjambé et au moins une fois piétiné qui gisait au milieu du champ des hypothèses comme leur contraire, avant de trouver, avec une fébrilité ralentie, cette page que j’avais déjà lue trois fois, décidant brusquement que sa contribution à l’attente était si honteusement négligeable que l’ouvrage ne méritait rien mieux que de gésir au milieu de la pièce, où il retourna à l’instant même. Son successeur, choisi pour la présumé efficacité de ses qualités de captation, Chandler, n’était cependant pas encore ouvert que le singulier monticule en forme de V de l’Homme sans qualités au milieu de la pièce se nourrit de l’atrocité de l’impatience. Qu’allait penser Sophie de ce livre jeté au milieu de la pièce avec ostentation ? Affectation, grave désordre, message particulier ? Affectation, certainement. Bon, je peux lui dire que c’est l’impatience de l’attendre… mais non, je ne peux pas lui dire. Mais au moment où, après avoir posé Chandler sans en avoir encore lu un mot, pour aller récupérer Musil, un pas, distinctement, dans l’escalier. Ça y est, je me lève en sursaut, me précipite, bute dans Musil, me cogne la tête dans le porte, je jure, j’entends la sonnette. C’est celle du voisin du dessous : elle s’est trompée d’étage ? Je regarde ma montre. Il reste encore trente et une minutes. Je cours à la fenêtre : rien, personne.

Sophie arrivait en général à nos rendez-vous avec entre un quart d’heure et une demi-heure de retard. La première fois qu’elle est venue chez moi, vingt paresseuses minutes après l’heure, j’aurais été certainement incapable d’ouvrir à son réel coup de sonnette si l’extrême tremblement de mes genoux, le début de trou noir comme une édition de Chandler dû à l’absence de sang remonté au visage blanc comme le contenu d’un ouvrage de Musil, l’incertitude grotesque de mes mains, et l’insoutenable nœud au fond de mon estomac, n’avaient reçu le renfort inattendu et décisif d’une coulée de chaleur pleine de douceur et de la plus étonnante allégresse. Pendant le dîner, qu’elle apprécia, elle caressa cette coulée de chaleur, de douceur et d’allégresse comme si elle s’était spécialement préparée à cet état si simple et si sérieux, mais sans rien incendier, facile, originale, un rien retenue, fondant dans ma gaieté, comme si elle n’avait jamais été que la sienne. Même quand elle était légère et entraînante comme là, les innombrables étages de sa profondeur apparaissaient, dans un sommeil rassurant, mais à portée de main. Jeune femme rayonnante, elle était là surtout amie, attentive, presque timide, et ce dîner est passé plus vite qu’un quart de page de Musil une ou deux heures plus tôt, je ne me souvenais déjà plus. Je sentais sa présence comme un feu de cheminée parfait, qui n’aveugle ni ne brûle ni ne craque, mais dont on se demande comment tant de chaleur peut se soutenir si longtemps si bien que dans une fascination dont on n’a pas toujours l’impression d’être suffisamment maître pour pouvoir s’en détacher, on tente de relever les moindres altérations, et pourtant l’impression qui reste est d’avoir à chaque fois échoué dans l’intelligence du mystère de la combustion.

Mais en plus du feu, il y avait, comme toujours chez elle, une fraîcheur qui apportait ses contre-feux inattendus si étonnants pour mon corps, et encore davantage pour ma conscience. Elle était toute vêtue de couleur crème et sa peau, légèrement plus sombre donnait ce paradoxe de fontaine onctueuse qui, ce jour-là apporta à cet appartement auquel j’avais toujours eu l’indifférence que j’ai pour les choses extérieures, une douceur, un charme, une lumière que je lui aurais cru impossibles ; oui, elle avait le don, peut-être pour moi seul, d’incurver les espaces.

Je l’entraînai sur mon lit, un matelas à même le sol, mais elle résista à s’y glisser et m’interdit avec la plus douce fermeté de la déshabiller, ce que je pris des années à m’expliquer. Quand je repense à la saleté que mon indifférence hautaine avait laissée dans cet endroit, et quand je revois le soin et la coquetterie que Sophie mettait dans son apparence, je suis surtout frappé avec quelle bonne grâce elle avait seulement accepté de rester dans mes bras, ce soir-là. Le lit n’était certainement pas fait, draps et couvertures devaient être maculés, et je ne me souviens pas d’avoir passé l’aspirateur. Je me serais méprisé d’avoir accompli de tels efforts. J’ignorais alors, ou dédaignais ceux qui sont habitués à une hygiène beaucoup plus resserrée, comme elle, et qui sont en général si peu tolérants avec ceux qui sont en dessous de leur seuil. Mais Sophie combattit sa répugnance, et je regrette presque que son altière politesse allât si loin, parce que si elle avait pu être franche – il est vrai qu’il eût fallu qu’elle trouve un angle d’approche qui contourne mes a priori qui se pensaient le contraire – je n’aurais pas pu ne pas en tenir compte, puisque je crois l’avoir alors dégoûtée ainsi de revenir chez moi. Elle prétexta l’arrivée à Paris de sa cousine, qu’elle devait aller chercher à la gare à quatre ou cinq heures du matin, et m’affirma que si elle se déshabillait elle finirait par s’endormir dans mes bras. Elle habillée et moi nu, fréquemment enlacés, nous avons parlé, ri et joué toute la nuit.

Elle m’engageait à venir avec elle chercher sa cousine. Celle-ci revenait de Zwiesel, une petite ville au fond de la Bavière, où elle avait vécu avec un homme, de qui elle se séparait justement. Cette cousine s’appelait également Sophie et Moni me dit : « Mais tu la connais ! Rappelle-toi du jour où nous étions dans le parc de Saint-Cloud, peu après notre première rencontre, elle était là, avec moi ! » Mais je n’avais pas la curiosité de revoir cette insignifiante parente, qui avait alors été entre nous un obstacle, une sorte de chaperon voyeur. Je n’avais aucun goût pour les fréquentations de Sophie, déjà parce qu’elles entravaient toujours l’absolutiste exclusivité à laquelle j’aspirais, et que j’aurais voulu qu’elle élise aussi. Pour me convaincre, avec sa gentillesse pleine d’allant et de courtoisie, elle me dit : « C’est une nuit très importante pour moi : d’abord être venue chez toi, ensuite revoir ma cousine, qui compte aussi beaucoup. » Je n’étais pourtant pas charmé par cette alliance, qui me donnait certes un premier rôle que je n’avais pas l’assurance d’avoir mérité, mais en partage avec cette parente éloignée qui, neuf ans plus tard, servait à nouveau de prétexte à ce qu’elle retienne son intimité, et qui me paraissait si loin en dessous de la vraie Sophie, que j’imaginais notre trio projeté comme fort bancal, avec ces effusions que je ne saurais partager ni goûter, et où je me voyais faire un mauvais tiers. Je préférais donc, le cœur brumeux, qu’elle parte seule au milieu de la nuit, les mains et le visage couverts de baisers. Je suis moi-même étonné que je puisse laisser partir cet être que j’avais eu tant de peine à attendre quelques heures plus tôt. Bien qu’il manquât l’orgasme et l’ouverture de perspectives que j’attendais d’elle à chaque instant, il y avait aussi un apaisement singulier, insatisfaisant mais incontournable : c’était son fluide riche et dense en moi, petite nature qui ne savait pas supporter de telles profusions. Sans doute pour des raisons fort différentes, l’expérience de nous voir chez moi était achevée, pour tous les deux. Elle ne revint rue de Charonne que quelques années plus tard, une fois, pour dîner, mais sans le jeu indécis de notre après-repas, protocole préétabli par elle, et contresigné, à contrecœur, par moi. Comme mon envie de la voir semblait d’emblée plus irrépressible que la réciproque, c’est toujours moi qui venais chez elle, à l’improviste, et c’est ce que nous préférions, l’un et l’autre. Nous n’avons parlé qu’après un moment de cette unilatéralité et elle avait convenu sans difficulté ni discussion qu’elle y était favorable. Sa porte d’entrée restait toujours ouverte quand elle était là. Le courant d’air à la fois feutré et violent qui me précédait, en pénétrant de plain-pied dans sa petite cuisine et une entrée-penderie, si pleine de ses vêtements qu’il me semblait qu’il fallait s’aider des mains à travers les tissus, lui plaisait aussi, peut-être justement parce que mes venues ressemblaient à des impulsions, qu’elle n’avait pas à attendre, et qu’elle accueillait comme elle était, gaie ou grave, simple ou complexe.

Un soir cependant, c’était un samedi soir, la porte était fermée. J’avais vu de la lumière en montant l’escalier. J’entendais une voix artificielle, radio ou télévision. Elle était là. Je tremblais en accomplissant le geste inhabituel et empesé de sonner, elle avait un bouton de sonnette peint en rouge, comme une pointe de sein surréaliste. Personne ne vint ouvrir. Je resonnai. Rien. Je frappai. J’appelai. J’entendis un pas feutré s’approcher de l’autre côté de la porte, qui ne s’ouvrit pas. Je sortis de l’immeuble en courant. Dans le premier café, je tremblai : 271 67 37. Quatre coups, six coups, douze coups. Personne ne décrocha.

J’avais connu mes rages les plus folles dans mon enfance. C’était comme des espèces d’aplanissements de valeurs par une haine irrésistible, qui savait devenir légère, froide et calculée. Je retrouvais soudain cette profonde, cette intime violence, mais légèreté, froideur, calcul y étaient remplacés par une espèce de volcanique inquiétude, de laquelle s’extrayait un tourbillon qui prenait le cœur, comme si une main plus grande que cet organe était venue s’en saisir dans ma poitrine pour le comprimer de toutes parts. Pendant plusieurs heures de cette transe atroce, j’assiégeai l’appartement de Sophie, escalier, téléphone, découvrant même l’immeuble voisin comme observatoire de sa chambre, où l’on avait cependant tiré la bien nommée jalousie, qui me permettait cependant de distinguer une ou deux silhouettes dont j’étais incapable de fixer le manège, malgré tout mon acharnement autodestructeur. Je revins frapper, je repartis téléphoner, j’épiai les alentours, m’épuisant dans les courses des rues et des escaliers, jusqu’à ce que je cède à l’impuissance que m’imposait ce silence si insupportable, si impitoyable.

Sophie était une femme entourée d’amants. A travers les indices et les bribes de récit, elle avait livré à mon observation une impression de carrefour de désirs et de d’affections, subtilement étagés, où alternaient les mystères, les symboles, les alcôves, les instants touchants, et les gestes splendides. Je n’avais de la mosaïque de tous ces hommes qui l’entouraient qu’une vision incomplète et fantomatique, et il suffisait alors à ma gloire qu’elle me compte parmi eux. Non que la galerie me parût illustre, mais je ne me reconnaissais aucune prétention à être son amant unique : je sentais trop bien que sa richesse me dévorait en entier pour que je ne puisse lui suffire ; et je me sentais arrivé par hasard, hors des circuits de son existence, pas un intrus mais un « à part » – ce que probablement chacun des autres pensait aussi – et je ne me sentais donc pas en compétition avec tous ces hommes que je ne voyais jamais et qui devaient donc peupler d’autres avenues que le grand escalier royal que j’avais le privilège de gravir quand il était illuminé par l’un de ses énigmatiques sourires.

Et puis, quand je faisais l’inventaire de ces rivaux dont j’étais peu jaloux, ce qui veut dire un peu quand même, je m’apercevais que, dans notre brève liaison, je n’avais pas encore eu à en pâtir, les deux à quatre nuits par semaine qui nous étaient désormais communes ayant toujours été libres sans partage, soit par coïncidence, soit parce que je jouissais d’une préférence momentanée, même si elle était chaque fois remise en cause, mais jamais Sophie ne m’en avait paru contrariée ou embarrassée. Elle continuait de me parler des autres hommes comme s’ils peuplaient les intervalles entre nos rencontres, mais sans affectation ni redondance. Et ma naïveté ne s’aperçut pas comment elle s’amusait à y tester les aiguillons de la jalousie, de l’envie et de l’admiration, comment, avec beaucoup de prudence, elle retrouvait à travers ces silhouettes variées et viriles la teneur et le mode de récit de son invraisemblable escapade à Deauville, comment tous ces hommes, et toutes leurs particularités, devenaient des outils de séduction, comme son parfum ou quelque geste indolent de son long bras arrondi. Et même si je pouvais me flatter jusqu’à ce samedi soir d’être le plus récent de ses amants, je ne doutais pas qu’une femme aussi désirable et aussi désireuse d’être désirée ne fasse de moi, assez rapidement, l’avant-dernière de ses rencontres.

Aussi, ce soir-là, ce n’est pas tant de voir un autre homme me précéder qui m’avait mis hors de moi. Certes, je ne prétends pas que je m’y attendais, ou que cette préférence marquée n’aurait pas été responsable de cette pointe d’amertume glacée qui faisait des allers-retours discrets entre mon palais et mon estomac. Mais au coup s’ajouta la manière : ce mutisme atroce, ce congé sans un mot, cette hostilité et ce mur, toute cette exception d’extranéité soudaine, cette frontière hermétique alors que je palpitais d’ouverture, que j’avais aboli jusqu’à la mémoire d’une frontière, alors que ma confiance était déjà au-delà de ce que je savais maîtriser. Ainsi repoussé avec méfiance, j’étais trahi, surtout par la méfiance, qui s’additionnait d’une complicité avec un autre. Et ce retournement était d’autant plus insupportable que j’étais désormais, moi, par l’insidieuse force d’une servitude naissante, obligé de lui dire la vérité, de lui parler, et quand je dis obligé, je sens dans ce mot toute la contrainte d’un plaisir non nécessairement partagé, de ce ridicule qui pousse à dire des franchises qui sont plus ennuyeuses que leurs allusions, et plus nocives que leur occultation. Lorsque ni moi ni elle n’avions besoin d’un aveu, je le faisais quand même, incapable de le retenir, et c’est évidemment bien au-delà de la faute, puisque c’est une importunité, d’autant plus torturante que moi, qui la vivais, la subissais sans pouvoir m’abandonner à son plaisir, guettant avec une inquiétude enfantine et coupable mes propres débordements de vérité. Et face à cette déroute presque pathologique, elle s’était si soudainement butée, retranchée, sans oser même me le dire : c’était l’excès inverse de celui de mon syndrome de vérité, mais qui en plus dénonçait celui-là, le niait durement. Si seulement, comme dans un mauvais film, elle avait ouvert la porte, et me glissant la main dans les cheveux m’aurait dit de sa voix profonde, « pas ce soir, je ne suis pas seule » ! Je ne suis pas sûr que la probabilité la plus grande eût été que j’en fasse un film encore plus mauvais.

Car l’ingénuité de m’annoncer le retour d’un ancien amant, ou la découverte d’un nouveau, me semblait au moins me délivrer de ce doute suffoquant qui plongeait dans des labyrinthes de combinaisons, que mon cerveau ne savait plus suivre. Elle, déjà si pleine de mystères, élançant sa démarche ondoyante sur des terrasses superposées et encastrées d’énigmes, elle m’apparut soudain comme dans cette désagréable et fugace minute où je l’avais trouvée sournoise, en 1973, avec sa mère. Cette figure, où elle était toute repliée en elle, presque fripée, avec un regard brun et voilé, où l’oblique était tout d’un coup fourbe, tout à l’opposé de la majesté de son esprit qui donnait à d’autres regards obliques cette grandeur rare où cohabitent la simplicité la plus nue et la complexité la plus délicate, me taraudait par petites incises étourdissantes, sournoises justement. Sans doute, à ce personnage flexible et souple, qui ne se mesurait jamais aux obstacles mais les contournait, qui fermait des portes sans vérifier si quelque tête n’y était pas déjà engagée, sans doute aurais-je dû opposer un personnage miroir, glissant et mobile, donnant toujours le lisse pour le chaviré et l’indifférent pour l’ému, et peut-être rire pour dissimuler l’abîme des souffrances, mais rien ne m’avait préparé à une telle attitude, ni mes convictions où j’entendais que la franchise aille jusqu’à la brutalité, et où la colère et la vengeance étaient comme les princes du sang de l’intelligence, ni même Sophie qui, sans doute, n’adhérait pas à cette mienne morale spéciale, mais n’y avait pas encore objecté, et n’était pas prosélyte de la sienne. De sorte que cette porte obstinément fermée, sans pouvoir dissimuler une présence dont rien ne justifiait le secret me parut pire qu’une injustice profonde et inélégante et qu’une trahison, non à la préférence que nous avions alors l’un pour l’autre et que j’avais toujours pensée éphémère, mais à la complicité, à la proximité que nous avions acquise et qui s’évaporait donc en illusion, après s’être durement écrasée sur une porte flanquée d’une criarde sonnette rouge surréaliste. A la mesure de mon engagement, qui était beaucoup plus grand que dans n’importe quelle autre occurrence de ma vie, je voyais donc projet et contenu bafoués et interdits avant même d’avoir été débattus, que dis-je, avant même d’avoir été simplement définis, esquissés, envisagés.

Le dimanche fut terrible, une errance sans but dans Paris, rythmée de vaines tentatives téléphoniques. Ma colère, en s’attristant, ne décrût pas, mais s’incrusta, s’affermit : je voyais avec plaisir, lorsque des évocations de Sophie déconnectées de celle-ci m’assaillaient, ce qui était courant, comme l’arrondi entre l’épaule et le cou, ou comme le silence de son écoute où je découvrais les dégradés limpides et chargés de son attention, je voyais donc toutes ces diversions après un bref combat s’incliner et trouver leur rang dans les replis de mon ressentiment, se charger à leur tour de colère sèche et sans retour. J’étais décidé à ce que la fin de cette relation soit marquée d’une solennité qui rende au moins le reflet de l’intensité de son contenu – contenu lui-même encore innommé. J’étais convaincu, dans ma rectitude de chevalier blanc, d’avoir un droit à une sorte de « jus veritatis ». Et je peux ajouter que rien n’était plus laid et plus sale et plus jaunâtre que ce Paris ce dimanche, où le château de verre tombait en poussière, sans une épée dressée, sans souffle de dragon, à moins qu’on puisse baptiser ainsi l’étrange sirocco intérieur qui me balayait les tripes.

Le lundi soir donc, après une nouvelle journée passée comme une douche froide mais dont les gouttes étaient sans doute lestées de petits dards, armé de dignité et d’indignation, de toute ma colère étagée devenue courroux étagé, et d’un cran d’arrêt, je me présentais à nouveau devant cette porte qui n’existait pas quarante-huit heures plus tôt et qui entre-temps s’était métamorphosée dans le seul véritable rempart-couperet de l’existence qu’il ne faut pas confondre avec la réalité. Mais sous la pression sans force de ma main tâtonnante, elle s’effaça et j’étais dans l’entrée, la cuisine de plain-pied sur ma gauche. Sophie y préparait à manger et elle me fit ce sourire entendu qui, par sa lumière indirecte élégamment dosée, mettait à portée tout ce qui fait que le monde est monde, ganté de la plus charmante et désinvolte des complicités. « Installe-toi », ordonna-t-elle de cette douceur enjouée où le volume de la voix est aussi légèrement retenu que le débit est précipité. « J’en ai pour une minute. » Sans un mot, mâchoires serrées, avec un bouleversement soudain, profond et frissonnant, où des rayons de jubilation tentaient de percer les lourds et bas nuages de la tragédie envisagée, qui avait pourtant si bien absorbé même les recoins les plus lumineux depuis deux jours, je me laissais tomber sur un coussin à même le sol dans la pièce voisine. Mais la minute s’allongeant – tout était donc faux, jusque dans les formulations les plus innocentes – je retrouvais la fermeté de ma volonté contre l’ensorceleuse diversion. Mon silence prolongé, probablement ma colère butée, prête à bondir, furent perçus, parce que, au bout d’un moment Sophie fit d’une question une réponse à ma violence figée : « Ça va, Christophe ? » De sa voix grave elle avait profondément accentué le « va », et fait nettement tinter l’interrogation. Ne laissant pas à ma confusion le temps de trancher entre une réponse drue et un silence hostile, elle apparut aussitôt derrière sa question, tout sérieux, ses grands yeux agrandis par l’interrogation. Et comme si elle avait parfaitement compris mon courroux (dans sa force et sa fragilité), mais non sa cause, elle s’agenouilla devant moi dans le cours de son mouvement qui était déjà une caresse et glissa ses bras derrière ma nuque en dessillant légèrement, mais très très légèrement, la gravité de sa demande, et dit dans un imperceptible début de sourire soulagé avec le même ton grave mais enrichi d’une voluptueuse chaleur : « Excuse-moi, je ne t’ai pas dit bonjour. » Et la plus vraie douceur de ses lèvres fut sur les miennes.

Je la repoussai doucement, geste extérieur symétrique à celui qui au même instant tentait d’empêcher le trouble du désir et de la tendresse de se répandre à l’intérieur, mais déjà dans la douceur de mon geste j’aurais dû comprendre que le sien gouvernait le mien et, refusant de voir les escarmouches préliminaires (par exemple, c’était moi qui ne lui avais pas dit bonjour, et sa manière de le prendre sur elle n’était-elle pas une diversion improvisée par sa mauvaise conscience ?), je me précipitai à l’essentiel, moitié par peur de ne pas y arriver sans célérité, moitié pour me débarrasser de ce fardeau alourdi par les charges du puissant torrent d’affection dont la source n’avait reculé qu’à vingt centimètres de ma digue artisanale. « Pourquoi ne m’as-tu pas ouvert samedi soir ? » ; et en posant la question la blessure écorchée s’ouvrit à nouveau, et l’enflamma dans un ton vif et dur. Elle resta à la distance imposée, me regarda tout droit, les yeux encore élargis, très sérieuse, cette bouche qui venait de m’embrasser fermée. Elle était calme, et elle réfléchissait. Pendant que j’admirais cette belle contenance, si sûre, si solide, si claire, je pris une résolution : si elle ment, je la tue. Je craignais qu’elle ne nie, qu’elle prétende qu’il n’y avait personne samedi soir, ou qu’elle n’ait rien entendu.

Mais lorsqu’elle commença à me parler d’une voix ferme avec cette contrebasse d’indignation et ce tambourin de chagrin qui soulignaient le hardi solo de violon, d’une tendresse vibrante, mais pas mièvre, son récit me parut aussi simple qu’inattendu : elle avait prêté son appartement à sa cousine, car sa cousine avait un amant, et comme elle habitait dans sa famille depuis son retour d’Allemagne, elle ne pouvait pas y recevoir cet amant. Il était donc bien compréhensible que, absorbée par ce rendez-vous mi-clandestin, mi-improvisé, la cousine fut effrayée par mon arrivée inattendue, moi dont elle ne pouvait savoir qui j’étais, et quels griefs je pouvais avoir ; et ayant pris le parti du silence, elle le conserva, y compris en ne répondant pas au téléphone. Sophie elle-même avait pensé venir chez moi, mais mon téléphone ne répondait pas. Elle avait donc dû rester le week-end chez un ami qui avait consenti à l’héberger, et qui n’était autre que Christian Nuy, son patron.

Désarçonné est un mot faible pour raconter ma réception de cette version des faits. De plus, Sophie avait tout de suite interrompu mon irrésolution silencieuse, me mettant la main sur le bras, pour me signaler une urgence qui la ramenait à la cuisine « je reviens tout de suite ».

Le combat entre le résidu des deux terribles jours passés et le charme déployé par leur cause et leur contraire me mit hors d’état d’analyser. Heureusement, car avec le recul il y avait beaucoup de zones d’ombre : que la cousine ait pris le parti du silence est peu probable : elle n’avait rien à y gagner, elle qui n’avait à craindre personne, et toute une nuit de tranquillité à y perdre ; Sophie ne pouvait pas ignorer longtemps mon comportement, pourtant, ni le samedi, ni le dimanche, ni le lundi, elle n’a réussi à me joindre ; en admettant que sa cousine occupe son appartement, elle devait certainement pouvoir la contacter, et si Sophie était chez Nuy, qui habitait à dix minutes à pied, il suffisait qu’elle fasse un saut, et m’intercepte, soit dans la rue, devant la porte, au téléphone, moi qui avait passé au moins quatre heures entre ces différents moyens d’entrer en contact ; à l’instant où je suis arrivé, ce lundi soir, comment pouvait-elle sans hypocrisie faire abstraction du comportement furieux que j’avais eu le samedi soir ? ; et coucher chez Nuy, où je ne le savais pas encore, il n’y avait qu’un lit, n’était-ce pas un désaveu égal à celui de sa porte close ? Mon seul mérite en cet instant que je savais crucial était que je sentais qu’il fallait que je prenne une décision, et que cette décision serait prise sans avoir pu réfléchir, pas même autant que mon insondable interlocutrice qui semblait beaucoup plus maîtresse d’elle que moi de moi. Je sentais à la fois l’improbable, mais en quoi consistait-il ?, et le plaisir d’une hypothèse qui mettait hors de combat les pires affres que j’avais endurées : si je prenais pour tout de bon la version de Sophie en effet, il n’y avait donc pas de frontière, pas de porte à sonnette rouge, entre nous. Mais ce qui fit pencher la balance fut l’insidieuse idée que si toute son histoire était inventée, elle avait donc déployé cet effort de surprise et de cohérence, ce plaisir d’un récit audacieux, complexe et qui répondait apparemment à tous les désastres que j’avais envisagés, pour moi. A travers la main qu’elle venait de me poser sur le bras j’avais senti passer toute la résurrection de la perspective encore sans nom qui était notre possible.

Cette fois-ci, elle ne me laissa pas plus d’une minute avant de reparaître, soucieuse et sereine, grave et légère, ce gracieux mystère plein de vie. « Tu étais avec Pascal Bruckner », lui dis-je. « Ah, certainement pas », s’indigna-t-elle, et cette affirmation sans réplique me plut, parce qu’elle refusait de marchander une partie de son récit, celle que nous savions que j’aurais pu lui concéder, mais il en serait resté l’amertume qu’une partie, certes la moins essentielle, aurait été fausse, et tout aurait été entaché. « De toutes façons, lui dis-je en me levant, je suis incapable de savoir si ce que tu m’as dit est vrai, mais j’ai décidé que tu avais dit la vérité. » Le fond de la méfiance résistait à l’immense soleil, et je voulais simplement en finir vite en m’interdisant de revenir en arrière, ce que d’ailleurs je réussis si bien que le ravin dont je n’avais pas aperçu le fond pendant mes deux jours de chute me sortit trop bien de la tête, involontaire hommage à l’oubli dont Nietzsche fait l’éloge dans sa Généalogie de la morale. Mais pour tremper une décision qui pouvait passer pour une faiblesse si grave qu’elle en devenait une faute irréparable, maintenant debout, je serrai Sophie dans mes bras d’un geste rude et raide, incommodé par la volonté bourrue qu’elle me faisait ériger contre elle, et lui soufflai à l’oreille : « Mais si tu me mens, si toi, Moni, tu me mens, je te tue, tu m’entends ? », et dans l’étreinte auquel son corps souple imprimait une sensualité toute en finesse, j’introduisis le couteau, à plat, à travers la poche de mon pantalon, entre ma cuisse et son ventre palpitant.
 

Le matin que je veux raconter est plus difficile à raconter que le soir. Le soir était une péripétie, le matin était un sommet. Le soir tire sa vie du négatif, le matin est la plénitude d’un positif.

Le monde marchand ne se raconte qu’en positif. La publicité commerciale est une apologie permanente du positif. On éduque les enfants, on éduque les adultes dans la nécessité de « penser positif », de positiver. Ce positif dominant, qui est une éthique volontariste et une déformation croyante, n’est pas exactement le même positif que celui dont j’ai à parler. Mais celui que nous connaissons par les médias et les discours superficiels et Auguste Comte et le pragmatisme et la philosophie analytique s’est tellement raconté et répandu qu’il est difficile de décrire quelque chose qui soit réellement positif.

Je veux dire que j’ai du positif une certaine aversion, et j’en avais à l’époque beaucoup de mépris. Le négatif est le moteur de toutes choses, le positif est ce qui arrête, qui fige, qui conserve. Le positif est ce dont on se satisfait. Voilà ce que j’ai longtemps pensé, et que je pensais au moment des faits que je relate. Depuis, j’ai appris que le positif est également ce qui habite une position. Je veux dire par là que le positif peut être la synthèse ou le dépassement d’une contradiction, et le positif est certainement nécessaire pour provoquer le négatif. Il y a des positions qui étonnent les négations. Ce sont des certitudes de funambule, des affirmations de rêves, des chants d’euphorie alcoolique, des triomphes de l’imagination qui sont les refuges nécessaires avant d’attaquer la montagne. Le moment que je vais essayer de raconter est une de ces collines blondies par le soleil, où l’on sort le matin en s’étirant, et en regardant, non sans respect, les progrès de l’ombre de la montagne qu’on va alors tenter de gravir. Le temps annonce l’orage car malgré le bleu éclatant du ciel, jamais les neiges éternelles et les cimes à une si grande distance n’ont parues si proches.

Parler du positif entre deux personnes, parler du positif en amour, implique de parler de bonheur. Le bonheur n’a pas de réalité. Le bonheur, au mieux, est une sorte de fantasme d’arrêt du temps, une plénitude sans négatif, c’est-à-dire quelque chose de simplement imaginaire. Quand quelqu’un dit qu’il a connu un moment de bonheur, il dit simplement une gradation du malheur. Le négatif, l’insatisfaction, et l’irréversible sont toujours là et ils sont tous contraires au bonheur. Il n’y a donc pas d’état, de moment qualitatif qui s’appelle le bonheur, sauf dans les promesses des marchands d’avenir.

Il existe cependant un moment, une expérience sensitive, qui se rapproche des définitions courantes du bonheur. C’est un moment où le positif stupéfie le négatif. C’est un sommet, non comme dans la publicité marchande en pic, ou selon l’expression situationniste si sensée, un ravissement simulé, mais un sommet en creux, un résultat qu’on ne sait pas encore attaquer, où l’insatisfaction est très momentanément en repos, c’est une hébétude de drogué qui aplanit tout extérieur à cet univers de représentation, et qui le prolonge dans l’imagination avec des perspectives à l’infini ; l’infini, dans la pensée humaine, est probablement issu de telles contemplations, de tels instants qui sont aussi favorables au mysticisme. Ces moments peuvent être intenses, mais ils sont sans force, comme par exemple le moment où Proust reconnaît la sensation des pavés inégaux, quoiqu’on pourrait inférer qu’ils lui ont donné la force de la recherche du temps perdu. Mais ce que je veux dire, c’est que ces moments ne développent pas leur propre négatif, et le négatif, qui nous fait rechercher la fin, ne trouve pas d’appui dans ces moments. Ces moments-là sont des contradictions à un déroulement dialectique des événements, et cette particularité fait davantage leur intérêt que leur sensation, qui résiste mal à l’oubli, parce que leur intensité, même quand elle est grande, ne peut pas rivaliser avec les tortures qu’inflige le négatif.

Ce matin était jaune. Ce n’était pas le même jaune, que celui, pisseux, poisseux, du dimanche après que la porte de Sophie était restée fermée depuis presque vingt-quatre heures. C’était un jaune lent, majestueux, duveteux, enveloppant et plus chaud que froid, mais sans doute un peu sale aussi. L’insatisfaction y avait reflué au bout de l’épuisement. Je ne me souviens plus comment nous avions opéré, comment nos corps avaient commencé à vider nos moelles. Je ne sais pas dans quelle mesure cet état, ce matin-là, est responsable que j’ai pu oublier la souplesse et la douceur, la grâce et la fureur, et l’esprit déployé, et l’humour partagé, et mes assauts et ses défenses, et ses assauts et mes défenses, et les fusions et les fontes, et les cris et les râles, et les salives et le sperme et le sang et la sueur et la cyprine, et les regards et les silences, et les violences tactiles et les réconciliations olfactives, et la magie de sa chevelure, et le sourire de sa peau, et la générosité de son sein, et la science innée des glissements de sa main, et le goût chargé de sa volupté, lent et puissant, que je sens encore en y pensant, et l’appel irrésistible de ses mouvements, et les mots que je lui chantais en chuchotant en allemand. Je ne sais plus comment nous avons explosé, combien de fois, pourquoi. Je sais qu’elle a achevé cette nuit, comme on liquide la mémoire, pour l’instant, pour des jeux qui absorbent la durée, avec cette grandeur si simple et fraîche qui était la marque de sa souveraineté. Nous étions deux, mais je sais que dans cette nuit, dont je ne me souviens pas, je la suivais, et pourtant je donnais tout ce que j’avais, tout ce que je savais, mais c’est tout de même elle qui menait le jeu, avec la supériorité de son cœur de reine, avec le voile bleu si intense de son regard de princesse. Plus nous provoquions la fatigue, plus nous oubliions le sommeil. Je ne sais plus comment le jeu a ralenti, comment sa maîtrise de la nuit a été découverte par ce matin jaune du printemps. Je ne sais plus comment nous avons interpénétré la rage, la volupté, la paresse, et comment naissaient les envies ou les incitations à continuer, et comment soudain il fallait retrouver ce monde qui ne nous appartenait pas. Ma mémoire me restitue seulement ce moment où nous étions déjà dans la rue.

Sophie était en retard, comme toujours, et ce matin-là elle devait ouvrir l’agence de photo, comme toujours, à neuf heures. Moi, j’avais la matinée libre, et je n’avais même pas décidé de l’accompagner, je l’accompagnais. Nous marchions rue Rambuteau, assez vite et en silence, elle, un demi-pas devant moi. J’ai toujours eu un respect assez imparfait de la galanterie, contracté par une sorte de dérision-affectation quand j’avais dix-huit ans, prolongé par habitude et par ironie ensuite. Je tiens toujours la porte à une femme. Et lorsque je marche avec elle dans la rue, je suis toujours légèrement en retrait, la laissant décider du rythme de notre pas et souvent, de la direction. Cette façon de suivre avait l’avantage, ce matin, que je pouvais voir en entier celle avec qui j’étais. Elle ne tenait qu’une fraction de mon champ visuel, mais une fraction bien moindre encore de mon attention visuelle n’était pas sur elle.

Les amants du matin sont parfois reconnaissables au moment de s’immerger dans le quotidien des autres. Depuis ce matin-là je les discerne parfois, dans les transports en commun, dans les cafés, dans la rue. Ils sont là, mais absents, hébétés, abrutis par une fatigue où un contentement plat lutte avec une mise à niveau improbable dans le rythme de la ville. Ils ne se regardent pas, leurs regards sont fixes et vides et chauds. Ils ne se touchent pas, sauf parfois si mollement par la main qu’on n’a pas l’impression d’un contact physique réel. On sent que chacun prolonge le plaisir en évitant d’entrer dans la pensée de l’autre pendant ce moment sas où le monde extérieur s’écoule sur eux, encore sans prise. Ce qui est le plus frappant est leur peau, parce qu’elle est pétrie, fripée, rougie par les coups ou les frottements, mais exactement de la même manière pour les deux, et avec une dominante de couleur identique et éphémère, si bien que, quand on les voit assis l’un à côté de l’autre, dans un bus par exemple, on sait à cette similitude de l’épiderme dont on est incapable de dire en quoi elle consiste réellement qu’ils viennent de partager la nuit, alors qu’a priori, leur regards détournés et leur absence de contact pourraient laisser supposer qu’ils sont de parfaits étrangers. C’est comme si une texture malaxée leur était commune, de la joue de l’un au genou de l’autre, et que la corrosion du monde extérieur devait les travailler pour lentement dissiper cet étrange résultat de leur nuit. Ce qui les distingue encore, c’est que leur dualité forme une unité au milieu des autres. Leurs pensées ont la même basse, leurs gestes sont harmonieux sans le savoir, et on voit la pensée de la journée, du monde, et même les souvenirs de la nuit, lentement, très lentement, leur faire retrouver les petites défenses crénelées que nous érigeons tous face à l’agression affective de nos semblables. Ils sont absents et à la fois lovés dans cette absence et en lutte pour en sortir. Lorsque l’un lâche un mot où coule une longue tirade scandée et chuchotée, l’autre répond immédiatement, avec un ton analogue, sans avoir à réfléchir. Ce n’est pas tant qu’ils pensent comme par télépathie au même objet, mais plutôt comme s’ils poursuivaient un dialogue, simplement ralenti par l’interférence extérieure, autant d’ailleurs que par leur propre épuisement, qui enfin se paye. Leurs gestes lents et soyeux se prolongent de l’un à l’autre, même sans qu’ils ne se touchent, comme déjà des habitudes prises dans le temps clos de la nuit. Des soupçons de langueur les maintiennent encore ensemble, abstraits des autres, et leurs profondes tragédies, ce qui de l’un dévore déjà l’autre, sont dans une brève trêve, analgésie qui emporte leurs sensations, leurs souvenirs, leurs projets avec les bruits honteux de ce quotidien qui ne peut encore rien contre eux. Ils ont une beauté spéciale au moment : leur séduction s’est émoussée, perdue dans l’inutile, car séduire devient là une redondance, un effort, une grossièreté. Lui a perdu sa superbe dans une sorte d’affaissement de sa musculation, et dans l’absence de l’étincelle d’humour ou d’intelligence qu’il a pris l’habitude de mettre en valeur sans y penser ; elle a oublié de se maquiller, ou s’est maquillée machinalement, dosant un peu trop fort dans son urgence secondaire de partir vite ce matin-là, elle a caricaturé sa propre sensualité – trop de parfum sans goût, pas assez d’éclat dans les bijoux – dont elle a atteint la satiété et qui ne s’est pas encore reconstituée en désir. Mais leur unité, un peu mate, à moins qu’elle ne soit un peu luisante, un peu plaquée, à moins qu’elle ne soit la profondeur de leur puits sans fond, compte les derniers instants d’une aube de rêve sans sommeil, parce qu’elle a pu être prolongée si tard, si peu tard, au-delà d’elle-même, leur confère ce léger rayonnement dont ils n’ont jamais conscience. Et ils luttent désormais contre cet état, pathétiques comme des papillons agonisants, l’un contre l’autre, contre le jour et sa terrible lumière qui n’a rien compris, contre les regards qui les envient ou les réprouvent, contre le travail qui sent si mauvais à côté de leur odeur de chair triturée, contre les vexations de la misère ordinaire qui les attendent, innombrables charognards de l’ordre, de la morale, de la religion, de la famille, de la hiérarchie et de l’argent. Ça y est : ils anticipent leur séparation imminente, leur épiderme reformé par les caresses et les empreintes de l’autre est en train de retrouver sa tension propre qui va rendre la dureté et le vide à leurs regards en effaçant la rougeur de leurs paupières.

C’est ainsi que nous étions ce matin-là, trébuchant légèrement de fatigue, nous laissant doucement envahir par l’hostile fatalité qui allait nous imposer la séparation par le travail. Dans le jaune clair et pâle qui nous attaquait, la rue Rambuteau était déserte lorsque nous étions déjà devant Saint-Eustache et je me souviens dans les épaisses brumes de ma conscience d’apercevoir les yeux plissés de mon amante, et de commencer à sentir l’atroce déchirure de l’opacité qui se lève, atroce parce que j’avais l’impression d’avoir presque réussi à la faire pénétrer en moi, alors que l’instant présent était la preuve du mouvement inverse qui s’accélérait. Mais j’étais encore imprégné de son parfum, de sa peau, de sa respiration, des battements de son cœur, de la densité de sa chair, de l’ampleur de son esprit. Sa démarche si proche, si arrondie, prolongeait mon geste de la nuit, le geste d’une étreinte particulière et qui était devenue un peu inquiétante dans son inassouvissement obsessionnel : je la prenais par la taille, finesse et tendresse de laquelle je n’imagine pas d’égal, et je serrais, je serrais, je serrais. J’étais surpris à chaque fois combien cette taille semblait être faite pour être serrée, combien la prise semblait nette, conçue pour mon bras, combien il y avait de force dans mon bras, et combien cette taille se serrait sous cette force. Pour Sophie, c’était une étincelle de plaisir : ce qu’elle perdait en respiration, elle le gagnait en gémissement, dans un délicieux crescendo qui m’interpellait gravement comme un remerciement. Alors je serrais encore plus fort, étonné même de le pouvoir. J’avais deux visions fantasmagoriques contradictoires au moment où cette partie de corps si féminine et si sauvagement excitante cédait par le plaisir se contractant soudain souple et résistante, inflexible au fond de la flexion : je voulais la casser en deux par l’étreinte, comme une guêpe prise dans le sucre et qu’on tranche en deux parties, mais je me souviens combien j’avais souffert de lui dire l’échec de cet étrange désir un jour où j’avais l’impression d’avoir presque réussi : « Je veux te casser en deux, et c’est toi qui me casse en deux », mettant par intuition à jour l’impitoyable dialectique à laquelle me soumettait un engagement si grand ; et d’autres fois, le même geste, avec la même surprise renouvelée de pouvoir enlacer si fort et si juste me poussait à un même désespoir amer parce que quelque tyrannie de la configuration de nos corps voulait seule m’interdire cette légitime satisfaction : l’englober en moi, ou fondre en elle, le vieux rêve des amants de ne former qu’un, rendre vraie et vérifiable l’hallucination de la sphère, pour approfondir les différences, et les enrichir les unes par les autres. J’avais cette douleur profonde qu’on ne peut imputer qu’à l’injustice complète et à l’irréversible de ne pouvoir supprimer nos enveloppes qui faisaient double emploi, là où elles collaient l’une à l’autre, là où elles m’empêchaient de toucher de mes lèvres l’intérieur de son cerveau si envoûtant, de me promener librement dans le parc merveilleux, que j’imaginais à la fois hautement policé et royalement sauvage, de ses pensées. Même et peut-être surtout lorsque l’orgasme dénouait ses étreintes si fortes et pourtant si insuffisantes, jusqu’au fond de mon silence épuisé, se portait la tristesse de l’impuissance, de l’insuffisance, de l’insatisfaction. Une seule fois Sophie se défit d’une telle étreinte, et dans un regard où le plaisir était si intensément enlacé à la souffrance que le bleu virait au violet, elle me dit : « Arrête. S’il te plaît. » Elle rejeta son corps fin et souple hors de ma prise et me dit avec une gravité qu’atténuait la plus sincère malice : « je crois que cette fois tu m’as cassé une côte ». Je devais donner un assez comique mélange de confusion, d’étonnement et de sollicitude, car en avançant mes mains vers sa hanche elle recula encore pour me garder à distance en disant : « Non ! S’il te plaît ! N’y touche pas ! » En vérité je n’avais même pas pensé qu’elle avait des côtes. « Et ne me fais pas rire ! » Et elle rit de son rire rauque le plus cassé, et la confusion et l’effroi me tirèrent un petit coup de mitraillette au cœur. J’étais étranglé, sanglé, de cette taille, mais j’en étais aussi dilaté, étourdi et alangui. Et ce matin, en passant devant Saint-Eustache, je pensais que si cette taille, dont j’admirais la mobilité vivace et élégante en dépit de nos raideurs zombiaques du moment (quand on voit quelqu’un dans cet état, on remarque ce qui est figé, alors que, quand on participe de cet état, chaque mouvement de la hanche de la belle marcheuse devenait un mouvement musical particulièrement bien choisi, émetteur d’effluves fins et lourds, ondulation anticipée et pourtant neuve et étonnante à chaque pas), était décidément incassable, l’opération de fusion devait avoir eu lieu au moins partiellement puisque, maintenant qu’elle marchait à quatre-vingts centimètres devant moi, je m’y sentais attaché comme si l’enlacement s’était inversé et c’était maintenant cette taille qui me tenait, serré. Nous arrivâmes à la rue Jean-Jacques Rousseau, puis à l’agence de photo. Sophie ouvrit, puis avec des gestes précis et machinaux alluma, prit le courrier, essaya le téléphone, rangea, sortit un dossier, mit en marche cette journée dans laquelle je refusai d’entrer. Sophie soudain s’arrêta, me regarda en soupirant, et hocha lentement sa charmante tête. Puis elle dit « allez, viens, on va boire un café ». Elle laissa tout en plan, me prit par la main, et nous étions dehors. Je crois que devant le pas de la porte nous nous sommes embrassés longuement pour fêter cette brillante désertion. Dans ce baiser de prolongation, d’autant plus délicieux qu’inattendu, je retrouvais la jubilation douce et pleine avec laquelle je m’étais étiré ce matin-là, lorsque le premier soleil avait fait sourire ses lèvres trop chéries.

Les moments où j’ai pénétré le plus profond en Sophie, et par là en un être humain, et je ne parle pas de l’acte sexuel, dont j’ai signalé la contingence, sont tous des moments cruels ou violents. Celui-ci n’est pas un moment de pénétration, plutôt une sorte de juxtaposition ou de superposition. Il y avait beaucoup de ressemblances dans la tendresse décidée de mon amie, et dans la couleur du jour, avec la journée qui avait suivi notre première nuit à Ville-d’Avray, neuf ans plus tôt ; mais l’échec en moins. Nous étions place des Deux-Ecus, en terrasse non pas d’un des deux cafés qui sont sur le terre-plein principal, mais du troisième, qui est sur le trottoir du prolongement de la rue Jean-Jacques Rousseau. Ce café n’a depuis longtemps plus de terrasse parce que ses propriétaires ont annexé ce bout de trottoir en une véranda vitrée. A neuf heures du matin, il n’y avait encore personne dans ce quartier de bureaux et de boutiques. Le jaune du soleil était devenu doux. Sophie cajolait, elle riait, mais ce n’était pas les rafales et les cascades ou les éclats spirituels de nos nuits, c’était un rire doux et chaud qui me rinçait. Je ne sais plus quels projets, quelles alliances nos brefs silences permettaient de déguster. Dans cette entente singulière, malgré le poids de la fatigue, j’avais l’impression d’une immensité qui s’ouvre doucement, sûrement, avec la force irrésistible de l’érection au moment de la certitude. Mon amie, ma complice, ma maîtresse, ma princesse, ma compagne, mon aimée me prodiguait sa grâce sans bornes et j’entrevoyais un horizon plus large et plus profond que je n’en avais jamais imaginé. Et puis, sans que le soleil nous ait encore trouvés par-dessus les toits de la façade d’en face, elle me dit soudain, avec cette gravité qu’elle savait si bien calibrer, ici avec des tons d’ironie, de gentillesse, de tristesse et de promesse « il faut quand même que j’y aille ». Sur un baiser qui avait repris beaucoup de fougue, et où la mélancolie même était un délice supplémentaire, se termina le moment de ma vie qui ressemble le plus au bonheur.

De l’écho de cet instant j’ai deux versions. La première est la version rêvée, et pourtant réelle, parce que ce fut l’instant d’après. Descendant la rue du Louvre, je me suis retrouvé, par hasard, au début de la perspective de Le Nôtre, déjà sottement prolongée par Napoléon et son Arc de Triomphe grossier, et complètement défigurée jusqu’à fatiguer le regard, par la morgue des marchands, jusqu’au-delà du Palais des congrès, jusqu’à la Défense. C’est là que j’ai prolongé allégoriquement la puissance de cette pensée étrangère qui était en moi. Je l’écrivais ainsi, cinq jours plus tard, le 30 mars 1982 :

« Comment écrire la perspective de Le Nôtre après une nuit fabuleuse et un matin comme seuls les quelques rares jours où l’ingénuité et la subtilité des lumières printanières qui se mêlent, en créent : le royaume, l’empire, la Grèce, Rome et l’Egypte, la Défense, la Concorde et l’Etoile, Paris, dans sa courte et harmonieuse beauté, les Tuileries, avec la conscience que de là est partie la dernière bataille, celle qui a permis à la République de contenir ce passé, dont je sais, il sera détruit à la prochaine bataille, lorsqu’elle atteindra ce même lieu. Comment ! La perspective de Le Nôtre, la vieille perspective d’un monde à combattre, survivre à cette guerre ? Haha. La lumière de Moni projetait au-delà, déjà. »

On peut, on doit lire là une exaltation romantique. Mais pas seulement : il y avait la certitude étrange et non fondée que ce qu’il y avait en Sophie allait au-delà de l’histoire, qui pourtant est la catégorie centrale de l’activité humaine, lorsque l’histoire s’était présentée sous une forme concentrée et urbaniste à cette pensée élargie, et inassouvie, à la recherche de son sens. Tout ce qu’avaient fait les hommes, jusqu’à présent, était encore en dessous de ce qu’elle seule permettait. Ce n’était pas seulement mon ignorance de tout ce qu’avaient fait les hommes qui parlait un langage aussi étonnant, du reste alors destiné à moi seul. Je veux surtout, ici, décrire un moment qui me paraît en quelque sorte en contre-jour des autres moments les plus intenses de ma vie, ce matin paresseux, qui s’élargissait en une immensité délirante. Mais même si j’ai renoncé à habiller l’allégorie historique qui allait du Louvre encore sans pyramide, en passant par le Carrousel, le jardin des Tuileries, la Concorde, Grand et Petit Palais, la courbe exponentielle des Champs-Elysées puis l’Etoile, la Porte Maillot et la Défense, qui n’avait pas encore l’Arche, même si j’ai voulu raccourcir cette longue promenade de rêverie plus amusée que fervente, mais plus transportée que posée, il y a une chose qui s’est profondément gravée en moi, et que j’ai toujours respectée depuis, non sans tenter plusieurs fois, mais en vain, d’y échapper : la lumière de Moni projetait au-delà, déjà.

Le second écho de ce matin unique est aussi tiré de notes anciennes retrouvées – et j’ai longtemps haï ces notes, parce qu’elles me paraissaient si creuses et si inexactes par rapport à la vitesse et à la richesse de la pensée que j’avais alors, mais maintenant, beaucoup plus tard, je trouve qu’elles contiennent aussi, dans leur sèche et fragile fébrilité, sans le moindre fait que la date de leur rédaction, cette intensité insupportable qui était leur obstacle principal – et qui sont d’une époque totalement différente que la précédente, puisque la première est datée de quelque cent heures après la lumière de Moni projetait au-delà, déjà.

« 3 avril : Elle me transforme en désert. Elle me consume. Je ne sais pas où je vais. Le désert est plein d’hallucinations et de fatigue. Il fait si chaud. Si froid. Je dis n’importe quoi et tout a un sens, que j’ignore. Avenir ? Désir ? Rire ? Le jeu, la musique, tout est là, tout s’estompe. Tout me paraît merveilleux dès qu’elle m’a touché, avec sa grâce innommable. Tout me paraît vide et banal à lui renvoyer. Elle sait tout. Mais elle vit cette même misère que moi, le reste n’a pas d’importance, ce qui hier était valeur est aujourd’hui poussière, et par-dessus une immense fatigue, une incessante envie, un délire d’absence sans absence de délire.

Tout ça me paraît plat, sec et sans vie, mais tout ce qui est autour disparaît dans le comble de la platitude, de la sécheresse et de l’absence de vie. C’est un suicide à deux : il n’y a aucune chance d’arriver nulle part, il n’y a aucune chance de rester sur place. Ça ne peut laisser comme dividende que la douleur, une douleur immense comme le désert, j’ai peur, Moni, j’ai peur.

Le désir est permanent. C’est une grande prairie tranquille, c’est une guerre civile. Tendresse et jeu plein de méchanceté où s’abstrait notre immédiateté trop forte, violence et douceur dans leurs incohérentes alternances. Première journée que nous passons ensemble, elle craint que je ne nous reproduise en elle, ainsi je l’aime sans pouvoir lui prouver mais je suis dans une félicité énervée, rien que dans cette épuisante impossibilité. »

« 4 avril : Entre le moment où elle ouvre son regard (certains de ses regards) et le moment où il arrive au fond de sa trajectoire, il se passe des millions et des millions de renversements, de frémissements, de pensées.

(Entre elle et moi, passe sans que je puisse encore mettre la main dessus, et parfois d’une manière tellement épaisse que ça transpire sur nos corps épuisés, le secret de la vie.)

C’est surtout dans ses yeux que tout a son fondement. Elle a le regard rare mais précieux, et, paradoxe, abondant, car varié, elle effleure, elle fouille, elle appuie, elle rit, elle attire, elle refuse, elle pense, long, court, vif, incertain, tendu, lointain, plein de sève, plein de lumière. C’est sa lueur qui croît et qui décroît, mais jamais je ne lui ai encore vue s’allumer négativement ; lorsqu’elle n’est pas avec moi, elle l’éteint, ou ne regarde pas. »

« 6 avril : Je m’effrite dans tous les sens. Le goût des choses disparaît. Tout me paraît plus que dérisoire, désolé. Je devrais me réjouir de la bienveillance de Moni à mon égard ; elle ne me montre que l’immensité de la tâche que j’ai la vanité d’entreprendre, les bras m’en tombent. Je n’ai pas la moindre arme, sinon la plus vague des consciences, celle que ce but est réel et qu’il mérite tous les autres (…). »

Il y aurait beaucoup de choses à analyser dans cette rapide et maladroite batterie du désarroi, mais l’essentiel me paraît être que, aussi bien en serrant sa taille à lui casser une côte que dans l’euphorie de la perspective de Le Nôtre ou dans l’incubation des jours suivants, qui en est le reflux, il y a ce fil conducteur, hors de la mesure des petits hommes que nous sommes, que beaucoup d’entre nous pensent rencontrer un jour, mais combien sommes-nous à le retrouver le lendemain ? : la lumière de Moni projetait au-delà, elle sait tout, le secret de la vie, ce but est réel et il mérite tous les autres.

     
             
             
             
             
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