l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      7. Portrait of a lady
 

Une des singularités les plus frappantes du mouvement particulier de la pensée que j’essaye ici de restituer, est le peu de mémoire que j’ai de mon plaisir et de notre plaisir explicitement sexuels. Moi, qui ai un sens à ce point aigu de la datation que j’ai toujours la crainte que d’en faire état me fasse passer pour une sorte de maniériste, et que cela mette en doute la véracité du contenu de ce que je date, je n’ai pas le moindre souvenir de la première fois où j’ai entièrement goûté cette jouissance si recherchée, si élevée avec Sophie ; et ce n’est pas seulement une infirmité de datation, mais l’ensemble de l’événement, les circonstances, le moment, les mots, les gestes, les obstacles, le jeu, l’acte, les impressions et l’expérience de l’orgasme, elle dans ce mouvement et dans cet instant, ses regards et ce que nous pensions de nos consciences bousculées, tout est évanoui. J’ai bien sûr tenté de m’opposer à un tel oubli, de ressusciter les faits, avant d’entreprendre de m’expliquer une évanescence aussi singulière d’un événement jugé aussi capital dans nos vies particulières, et je me suis par conséquent plié, de mauvaise grâce sans doute, à un examen des raisons d’une occultation pour le moins flagrante. Mais j’atteste que je n’arrive pas ici à chatouiller la moindre honte, à laquelle dans tant d’autres circonstances Sophie m’a contraint, et je récuse qu’une pudeur particulière interdise à ma mémoire même de révéler mon intimité. Je pourrais aussi vouloir, par ce contre-pied au récit classique, qui mettrait en avant la première nuit, ou le premier orgasme, distinguer ici le mien avec une telle invention littéraire. Mais j’espère qu’on m’accordera que mon récit n’est ni fait pour plaire ni pour étonner, mais pour comprendre, et que si ma mémoire fait partie du jeu qu’il s’agit de comprendre – qu’on a donc raison de ne pas la croire, mais qu’on a tort de penser qu’elle pourrait être l’outil d’un trucage délibéré –, c’est qu’il faut chercher ailleurs que dans les raisonnements de psychologues de cabinet en ville ou dans la mauvaise foi, les écarts à la conduite supposée normale que je révèle dans le but de les élucider.

Quel que soit le faisceau de raisons qui ait pu permettre d’occulter cet événement j’ai donc considéré que la cause principale d’un effacement si complet pouvait être liée à la place que cet événement tenait dans le phénomène, et que justement notre premier orgasme – inutile de tenter de savoir s’il était ou non partagé, c’est pourquoi il est plus juste de dire qu’il s’agit de mon premier orgasme, même s’il est par conséquent au moins autant la propriété de Sophie que la mienne – ne se distinguait pas assez du mouvement de la pensée dont il était une expression. Je veux dire par là qu’il me semble donc un événement sans contradiction avec ce mouvement de pensée, ni meilleur, ni moins bien que lui, ne lui apportant ni ne lui retranchant rien, seulement un épuisement particulier, contenant et reproduisant toute la richesse du mouvement, qui était si ample que cette péripétie particulière s’y est fondue si bien qu’elle n’en a laissé aucune trace distincte, comme lorsqu’un sexe d’homme entre dans un sexe de femme plus dilaté que lui, et qu’il s’y sent donc parfaitement à l’aise, mais sans aucune sensation, tout au moins dans un premier temps, des parois de la partenaire, avant que celles-ci ne se resserrent pour s’ajuster à la taille du pénétrant. Si j’habite dans le plus grand dénuement dans un bidonville de Bangalore ou de São Paulo, et que je pose au sol le plus beau, le plus fin, le plus profond tapis persan, alors cette étoffe luxueuse prendra une importance et une dimension exceptionnelle, depuis le premier pas que j’y aurais posé ; mais si je vis dans un palais ou cent tapis persans sont le moindre des luxes qui m’accueillent, je suis facilement amené à oublier le premier que j’ai foulé. Et c’est un peu la même chose avec ce premier orgasme, qui était, je le pense, tellement dans le cours du mouvement, une accélération et un ravissement parmi tant d’autres, sans doute une splendide et raffinée satisfaction, mais vite oubliée dans l’insatisfaction de l’immensité à accomplir, symbolisée par toutes les autres satisfactions que le crépitement de la pensée qui me happait et m’inondait entièrement offraient alors à la rencontre de mon émerveillement.

Je me souviens que j’avais eu avec Sophie deux brèves discussions sur le fait de ce que nous appelions « faire l’amour » dans le langage conventionnel de l’époque. Elle acceptait en effet que je couche dans son lit, mais pendant les premières nuits elle m’avait refusé, pour ainsi dire après l’évidence de mon désir, et je me souviens que c’était une véritable énigme, car si elle m’invitait aussi loin dans son intimité, pourquoi une femme d’autant d’expérience et de facilité avec les hommes m’en refusait-elle le sommet et l’apaisement ? Je n’arrivais pas à trouver suffisant le fait qu’elle avait cessé de prendre la pilule qui l’incommodait, car, me disais-je, il est bien impossible qu’elle refuse en ce moment ses autres amants. Une de ces toutes premières nuits donc, alors que je m’étais adonné à son plaisir, et qu’elle m’avait refusé de venir le partager, je m’étais brusquement retourné, comme en boudant ; elle avait alors posé sa main sur mon dos en me demandant si j’étais fâché ; et quoique je fusse plus embarrassé par son comportement énigmatique que fâché véritablement (mais un peu tout de même, et je constate que la valeur théâtrale de ma mise en scène eut sur elle plus d’effet que le contenu d’une remontrance véridique), je lui reprochais de m’utiliser pour son plaisir, mais de me refuser la réciproque, le mien ; et je me rappelle que sa véritable réponse était dans son silence plein de douceur, d’allant et de gravité, dont j’ignorais alors que la texture pleine et fraîche signifiait qu’elle m’avait si bien entendu que la fois suivante avait été celle où elle s’était abandonnée pour la première fois. J’ai aussi attribué à une seconde discussion la fin de cette brève résistance, quoique je ne suis pas persuadé que cette seconde discussion ne soit pas consécutive au premier orgasme que je lui dois cette année-là, et qu’il n’ait pas eu davantage la fonction de tenter de mesurer l’importance du désir, entreprise bien vaine surtout, comme je le sais depuis, parce que j’ignorais alors ce qu’est le désir, tout au moins que sa partie sexuelle n’est pas plus importante dans la vie que la première fois où elle permit au mien de s’épuiser pleinement, pour ma mémoire. Je lui avais demandé, non sans anxiété et en tentant de repousser une vision que j’avais d’elle, probablement injuste, où les innombrables hommes de sa vie étaient répertoriés par le numéro d’ordre par lequel ils étaient devenus ses amants, ce qui me garantissait certes le très ancien n° 2, mais devait m’avoir maintenant amené aux environs du très éphémère et peu glorifiant n° 121, voire plus, je lui avais donc demandé quelle était pour elle l’importance de « faire l’amour ». A ma question, Sophie, dont le pressentiment débusquait toujours les carrefours dangereux, ce qui ne l’empêchait pourtant pas de s’y exposer, me montra sa fermeture la plus lisse, incomparablement veloutée, sous forme d’un plissement d’yeux, penchant franchement la tête de côté et, prolongeant son silence hors de l’agitation qu’avait portée la question, lui trouva son sens dans le calme et la souveraine maîtrise du renversement. Et pour toi, me dit-elle alors, avec cette sérénité majestueuse mais sans condescendance qui était en effet la meilleure réponse, puisque comme Sophie l’avait compris, c’était davantage ce que je voulais en dire que ce que je voulais en entendre qui m’avait conduit à aborder le sujet. « La sexualité, répondis-je sans doute fort vite, c’est important quand on en manque. » Je voulais par là lui indiquer que la frustration était toujours d’un effet plus fort que la satisfaction, un peu comme aux échecs, où l’on repense beaucoup moins à ses victoires qu’à ses défaites, mais qu’elle n’avait pas à craindre ce désir sexuel comme ce qui gouvernait principalement mon attirance pour elle. Je ne savais pas encore du désir que la sexualité n’en est qu’une forme, et je n’appris pas non plus quelle place cette forme, si mythifiée à notre époque, prenait dans la hiérarchie des valeurs de mon amie si couverte. Mais ainsi nous étions amants : l’abondance douce, chaude et vive de nos nuits était le giron de notre relation, son milieu, mais très en creux de ses extrêmes, qui n’étaient pas encore apparents. C’était comme un moteur d’une Bentley, dont l’imaginaire de mon amie avait fait un nom qui fondait sur sa langue, sans bruit et raffiné, différent à chaque accélération et à chaque coup de frein, un chef-d’œuvre pour les collectionneurs et les connaisseurs. Et si, dans la densité de son silence nous écoutions volontiers ce ronronnement voluptueux, c’était toujours avec la joie saisie et coulée du mélomane qui prête son ouïe au son incomparable d’un authentique Boesendorfer, où l’immersion dans la généralité permet de s’élever dans le particulier, souvent plein des fulgurances qu’on imagine d’un jeune officier ardent du XIXe siècle, moulu de gloire et de stratégie, plutôt personnage de Stendhal que de Schnitzler, au feu de la grande bataille.

Au printemps 1982, Sophie avait vingt-quatre ans. Je suis bien incapable de savoir comment cette jeune femme pouvait paraître à la perception et au jugement de quelqu’un doué de recul, ou de neutralité. D’ailleurs, je suis bien incapable de supposer qu’une neutralité – en admettant que quelque neutralité puisse exister dans notre appréciation d’un être humain – ait pu exister par rapport à elle. Car je n’en imagine ni la forme, ni l’occurrence, ni la pertinence. Avoir le recul de l’indifférence c’est déjà, sinon essentiellement, le recul de l’absence de désir ; mais l’absence de désir est déjà soi-même une telle prise de position, que l’abstraction appelée objectivité que nous pratiquons hypocritement dans le jugement de nos semblables est une imposture, qu’on ne voit nulle part mieux qu’à travers la passion. Ce n’était pas seulement que mon désir m’empêchait de la juger, c’était aussi le désir des autres, y compris leur absence de désir, qui me semblait la porter au-delà de tout jugement. Un jugement neutre sur elle, fût-il d’un tiers, m’aurait paru un mensonge sur le désir qu’elle m’inspirait. Même la pseudo-neutralité de l’appréciation et de l’observation des autres, qui est neutralité par défaut dans l’usage du jugement social, mais non véritable neutralité, était une violente prise de position : comment pouvait-on ne pas la désirer passionnément, me paraissait tout autant une question insoluble du monde, que comment pouvait-on la désirer autrement que moi. L’extrémité ultrasophie dans laquelle j’étais pleinement entré, fougue, puissance, perte de soi, allié à la précision et à la finesse d’une expérience complète des sens, et d’un usage de l’intellect qui dérapait hors de tout contrôle, voulait emporter en elle cet individu humain et n’en rien laisser au monde atrophié et abruti que je la voyais traverser comme une reine méconnue.

Sophie mesurait un mètre soixante-deux. C’était une source d’inquiétude et de chagrin pour elle, quoique, à cette époque-là, j’aie lu dans un magazine que c’était justement la taille moyenne des femmes en France. Mais la femme idéale qui commençait à se composer à travers les imageries publicitaires et cinématographiques, tendait vers le mètre quatre-vingt, qui pour des raisons probablement rationnelles et marchandes était le prototype du mannequin, et des professions culturelles de la beauté. Pour ma part, du haut de mon mètre quatre-vingt-neuf, je trouvais que le mètre soixante-deux de Sophie était tout près du centre idéal de ma fourchette préférentielle : ce n’était pas parce que c’était elle, mais j’ai toujours préféré les femmes plus petites que celles qui seraient censées former un couple assorti avec moi dans la rue. Je l’ai certainement dit à Sophie, mais je crains qu’elle ne l’ait pas cru, ou pris comme un compliment faible et peu sincère, qui a avivé davantage qu’il n’a calmé cette étrange inquiétude de se savoir petite, et qu’elle mettait beaucoup de soin à maquiller, depuis les hauts talons jusqu’aux jupes qui lui donnaient quelque chose d’élancé, ou même plus tard, en faisant bouffer sa chevelure, en partie pour gagner quelques centimètres. Je me souviens même d’une discussion, entre nous, sur ce qui est petit et sur ce qui est grand, où j’avais eu l’impression d’avoir assez profondément hérissé Sophie, autant que si on gratte un ongle sur un toit de voiture, en réfutant sèchement les égards dus aux petits, et la protection automatique dont ils sont censés faire l’objet. Non sans un dédain plein de rêche impatience, je rejetais cette équation entre bon et petit, qui est un lit du paupérisme, pour ne pas dire du misérabilisme. J’ai même dû revendiquer une sorte d’identité généalogique nietzschéenne entre être grand au figuré et au propre, en partie par jeu devant l’horreur silencieuse et sans réponse de mon amie, en partie pour rétablir l’unité du concept de grandeur. Bien entendu je ne pense pas que si Napoléon ne mérite pas le titre de grand c’est en raison de sa petite taille ; ou que la grandeur d’une action ou d’une idée soit proportionnelle à sa mesure dans l’espace. J’étais seulement outré par l’usage démagogique de la petitesse, qui renverse le petit en grand, et qui fait ainsi de la grandeur une absurdité, et d’une apologie de la médiocrité une vertu du genre humain. Dans une société où la grandeur est suspecte, c’est la société que je suspecte d’être petite. Et en argumentant cette rectification avec ma véhémence coutumière, mon intention n’était pas de choquer Sophie, mais au contraire de lui rendre l’estime qu’elle me paraissait mériter : je ne l’ai jamais trouvée petite, en rien. Mais elle, si sensible à la critique de son apparence, sur laquelle il lui était presque impossible, et pas seulement avec moi j’en suis convaincu, de parler, ne l’a probablement pas entendu ainsi. Aussi dans les télescopages malheureux de nos personnalités si engagées, nos intentions dévastaient d’autant mieux qu’elles venaient lourdement chargées des équipements de construction. Toute ma rapide théorie de la grandeur était destinée à dire, en effet, que je trouvais qu’elle, Sophie, était d’une grandeur telle que je n’osais même pas le dire, et elle, que je sentais glisser à l’arrière de son être dans un début d’angoisse incommunicable, entendait précisément l’inverse. Je voulais lui donner confiance, grandeur, et je lui rappelais, en vérité et sans le savoir, qu’elle en avait si peu, petitesse.

Elle avait les cheveux châtains, vivants et ondulés, soyeux mais riches, je les lui ai toujours connus mi-longs, c’est-à-dire d’une longueur qui peut osciller entre le bas des oreilles et les épaules. Il est assez difficile de décrire son visage, d’autant que la première synthèse qui m’en vient est qu’il était le plus charmant qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je n’ai pas la plume suffisamment charmante moi-même pour soutenir un pareil début, et je suis trop resté sous le charme pour en comprendre la logique. Je commencerais donc peut-être par rappeler que le générateur, ce qui donnait à ce visage sa lumière envoûtante, là où l’esprit apparaissait en abondance, était les yeux. C’étaient des grands yeux d’un bleu profond, dont le fond était très sombre, et périlleux. Les cils qui habillaient de leur contraste de finesse élancée cette intensité unie, étaient de larges courbes nettes, un filet, un voile, sur lesquels je me reposais parfois de la noyade de son regard. L’arrondi simple, élevé, et clair des sourcils, offrait un fronton aux jeux innombrables dont ses yeux étaient porteurs.

Je ne saurais jamais qu’esquisser, dans le langage, ce qu’ailleurs j’appelle son laser azuré ; et je ne saurais jamais m’en lasser. Tous les qualificatifs élogieux de cet ouvrage n’en sont qu’un début. C’était comme si une ligne, un trait, oblique traversait l’espace ; mais dans ce trait il y avait une ébullition paisible, une myriade de plans superposés, comme des millions d’étages d’une étrange tour qui traverse les nuages, et à chaque étage il y avait des tonnerres et des grands lacs paisibles, des promesses de feu, et des murs de glace, des trésors de galions espagnols coulés et des mines de métal incandescent et inconnu, des foules et des amis, du sang et du rire, oui un long rire qui roucoulait depuis des profondeurs telles qu’au bout d’un moment seulement il entrait dans notre conscience jubilante, qui se disait alors avec étonnement que ce son de charge, magique, était déjà là depuis bien avant qu’on le perçoive ; et toute cette succession d’événements fabuleux et dangereux avançait d’une poussée égale, d’un flux harmonieux mais impératif, dans une progression insensible de couleurs variables d’une occasion à la suivante, si rapide qu’elle paraissait instantanée si on ne l’analysait pas comme je l’ai fait, pendant des heures.

Regarder en face, rester dans la portée du rayon était d’abord comme un anesthésiant, c’était le moment où l’on quittait le sol. L’instant d’après on pouvait avoir conscience très fugitivement d’une paralysie, ou plus exactement d’un engourdissement qui vous interdisait même de ciller, mais c’était l’impression d’une coulée bienfaisante. Et commençait le spectacle : renversements, bouleversements, montagnes russes, grandes nappes tranquilles, bouillonnements, crêtes pétillantes, c’est par plans successifs, et par volumes inattendus que l’on progressait dans ce regard qui vous tenait si bien. Et il y avait ses étranges sensations si connues dans d’autres domaines, mais pas avec d’autres regards, où la progression, que ce regard permettait, en lui, apparaissait comme une régression : plus on avançait, plus l’étendue grandissait ; plus on découvrait, plus on recoupait, on comprenait, plus l’ensemble apparaissait hors de portée, dégradant l’analyse en descriptif, et la synthèse en devinette déjà dépassée, dès qu’elle était formulée.

Mais une fois fichée en vous, cette splendeur entrait comme dans du beurre, ravageait tout, découpait du titane, et explosait des certitudes. Ce regard était simple, droit, direct, légèrement nébuleux, mais sans véritable voile, juste embrumé par la compacité de son intensité, comme un laser justement, mais au-delà du laser il était plein de broderies d’une si incroyable finesse qu’on ne les voyait d’abord pas – on ne constatait ce travail d’orfèvre que lorsque, en fermant les yeux, il décorait la pellicule intérieure du cerveau imprégné. C’était un coup d’œil unique, dont le fond noir voilait toujours la véritable profondeur, l’origine, le commencement, le sens, qui paraissait alors immense. Sophie l’utilisait rarement, je ne sais pas si elle l’avait identifié, et il marquait de la plénitude, de l’exigence, de la volonté, un possible d’une étendue sans commune mesure avec tout ce que j’ai vu, de l’étonnement, de l’interrogation, du calme, de l’attente, de la promesse, et un débordement de vie et d’altérité inconsciente, que j’ai toujours cru abandonné dans les races nobles éteintes, dont les Grecs affirmaient qu’ils étaient des demi-dieux.

Dans le volume de cette ligne il y avait quelque chose de contraignant : je ne pouvais pas me dégager de cette aimantation soudaine et qui m’aspirait très légèrement, mais en entier. Dans le temps, ce regard était comme une illumination brusque, mais pas précipitée, et qui durait entre une et deux secondes de merveilleuse irradiation. J’ignore ce que Sophie voulait signifier avec ce grand jet aussi doux qu’impérieux ; et je ne sais pas si sa conscience a isolé ce pouvoir étrange de découper des gens, car il n’y avait pas dans ce regard de replis de réflexion, d’ombre qui aurait pu cacher des intentions : c’était un rayon, droit, franc, long, unique et d’une puissance et d’une finesse meurtrières.

Berkeley a écrit une admirable théorie de la vision. Mais il ne parle pas de cette vision-là, où les yeux d’individus différents envoient et reçoivent quelque chose qui peut les détruire et les construire, une fascination et une souffrance, et un besoin que rien n’est jamais venu combler, en tout cas chez moi.

Ces yeux-là, myopes, utilisaient une foule d’autres regards, mais qui tous, mêmes les plus durs, ou ceux qui étaient hachés par la peur, étaient marqués de cette matière souple dans laquelle on pouvait toujours tracer quelque arrondi gracieux et audacieux et qui ouvraient, comme un livre ouvert, sur des discours inouïs, malheureusement dans une écriture inconnue de l’homme. Elle savait varier entre les pleins et les déliés, entre les troubles et les secs, entre les longs et les brefs, entre les mondains et les sincères. Mais je ne lui connaissais aucun regard, même furtif, qui ne soit un trait marqué, et qui aille chercher quelque part dans une profondeur où je pouvais moi, l’observateur découpé au chalumeau flottant au cinquième sous-sol, incapable de soutenir plus de trois jours de suite ces rayonnements sans littéralement tomber en pièces, découvrir une nouvelle immensité, parfaitement logique, éminemment savoureuse, tout à fait innovante pour moi, le monde et l’Univers.

Sa bouche, qui me paraissait grande aussi dans l’ovale du visage à la fois mince et plein de toute la sensualité des lèvres, volait presque la primeur à la capacité sans bornes de nuancer les focales, les éclats, les langueurs et les jaillissements de ses prunelles, le tout encore démultiplié parfois par un frémissement imperceptible des paupières, qui faisait comme cligner les amandes dont elles étaient le cœur, et alors tout chavirait avant que son unité ne se rétablisse comme un triomphe. Oui, sa bouche était rouge sans cosmétique, ses lèvres étaient pleines et larges, et une petite fossette accompagnait certains de ses sourires, ceux-là même où l’éclat doux de la double rangée de dents, précises et exactes, faisait ressortir le pourpre sombre de la large langue charnue. Elle avait les commissures légèrement tombantes, ce qui lui donnait toujours du sérieux, parfois de la gravité, souvent de la noblesse, et quelquefois de la tristesse. De chaque côté en dessous de la lèvre inférieure, il y avait un léger renflement par lequel elle pouvait modifier l’expression du visage en serrant, en remontant, en avançant la lèvre selon d’innombrables jeux. De même, les deux lignes parallèles dessinées en deux traits très nets qui partaient du nez vers la lèvre supérieure, se terminaient soudain par une remontée accélérée, ce qui semblait donner à la lèvre supérieure une mobilité dont elle usait aussi tout en nuances de contraction, et jouant avec les grâces de sa lèvre inférieure, sa bouche, quand elle était immobile, paraissait sans arrêt en mouvement, parlant à travers ses infimes modifications, certaines parfaitement maîtrisées, d’autres dans toute l’innocence de la spontanéité. A elle seule, cette bouche, qui pouvait embrasser la mienne en entier et en détail, mais que Sophie savait si bien rétrécir, concurrençait même sans parler l’expression des yeux – fines contractions, détente, légère ouverture, trait dur et droit, jeu de langue, jeu de commissures, jeu de sourire et de rire, perles de salive – mais il fallait ajouter, à cette nouvelle série inépuisable d’expressions, la combinaison des yeux et de la bouche.

Elle avait des pommettes hautes, un nez mince et droit, avec un arrondi continu qui n’allait pas jusqu’à le faire paraître retroussé, un menton dessiné avec précision, légèrement fendu par le milieu. Son front était magnifique, haut et bombé. Elle avait aussi, assez singulièrement, de très grandes oreilles, mais quoiqu’elle mettait souvent les cheveux derrière, on ne s’en apercevait pas tout de suite, d’abord parce qu’on regarde rarement les oreilles, et ensuite parce qu’il y avait tellement à regarder dans ce visage qu’il fallait un enchaînement de plusieurs constatations enregistrées pour en arriver aux oreilles. Si cette belle tête avait un léger défaut, c’est qu’elle paraissait complètement bosselée, mais cela, seule une main, ralentie par une frissonnante tendresse, pouvait le voir. Et lorsque je lui dis cette découverte au moment où je la faisais, elle répondit, « Eh oui ! n’importe quoi, hein ? », avec ce rire de gorge, grave et malicieux, qui exprimait qu’au contraire de son mètre soixante-deux, cette particularité ne l’angoissait pas.

Le cou qui supportait une si belle tête était long, arrondi et souple. Il contribuait beaucoup à l’air de noblesse et de grâce de Sophie. Sa tête paraissait toujours haute, et elle savait donner de nombreux mouvements, plus souvent lents que vifs, tous porteurs de sens, à ce beau cou. En inclinant la tête sur le côté, ou en ployant doucement vers l’avant, il y avait condescendance royale qui plaît et qui attire, parce qu’elle est naturelle ; mais en déplaçant très légèrement le port de tête, elle savait aussi exprimer l’étonnement et l’embarras, une émotion nacrée et l’écoute, l’ironie et la complicité, l’incertitude et la tendresse. De même, il lui arrivait de rejeter la tête en arrière, signe de fermeté et parfois d’hostilité qui la mettait hors de portée, tout le côté discriminant de la majesté qui s’ignore ; il lui arrivait aussi de le ployer vers l’avant, de sorte à pouvoir lancer, par-dessous, son regard oblique, ou quelques longues courbes des yeux, voire des à-plats, attentifs ou craintifs, rieurs ou décidés. Mais le jeu du cou était sans abus, jamais affecté : la plupart du temps, il était droit sans raideur, tout comme la tête.

En effet, ce qui me permet le mieux d’admettre que cette tête puisse être à la fois aussi altière, sensuelle, changeante et harmonieuse, c’est que dans le visage même beaucoup de parties vivaient en même temps, composant des partitions à multiples instruments, dont on sentait à la fois l’autonomie et la cohésion. Je pense que l’étendue de cet éventail, la fluidité et la maîtrise de son usage, auraient rendu jalouses la plupart des actrices, dont les meilleures ne peuvent acquérir une telle richesse d’expression, tout en retenue, en finesse et en vitalité qu’après un incessant travail. Et, cependant, à la plupart il manquera toujours cet air princier, cette grandeur, qui ne s’acquiert pas pendant les répétitions devant un miroir, ou en y réfléchissant, même avec la plus grande pénétration. Si Sophie avait ce qu’on appelle un charme slave, la comédienne de ce temps qui lui ressemblait le plus, à mon avis, était italienne, Ornella Muti. Mais chez cette dernière il y avait quelque chose d’un peu gras qui glisse vers une vulgarité d’ailleurs involontaire ; et là où chez Ornella Muti on voit de la volupté, chez Sophie il y avait une promesse de sensualité ; du côté de l’actrice, tout était comme étalé avec un large pinceau, alors que chez Sophie il y avait du large pinceau, mais en mineur, par touches savantes, sur un dessin à la plume trempée dans l’encre de Chine et des surfaces en nuances, au pinceau fin. Une autre Italienne lui ressemblait aussi, pas seulement par le prénom : Sophia Loren avait les yeux en amandes et une large bouche, mais le tout un peu plus disproportionné que chez Sophie ; là encore, l’éruptivité de l’actrice ne se retrouve pas chez la femme que je décris, plus mystérieuse, moins brusque dans l’extériorisation étagée de sa vivacité, moins extrême sans doute lorsqu’elle était tournée vers le monde extérieur, mais incomparablement plus riche et animée sur le monde intérieur, tout en contre-feux, tout en délicatesse ; et Sophie était plus grande dame dans son maintien et dans sa retenue, plus équilibrée dans la construction des sensations. Nastassja Kinski avait la mobilité de la bouche avec les mêmes légères protubérances qui l’animent, le front, les oreilles, la hauteur des pommettes, la sensualité et peut-être la finesse de la peau qui approchaient le plus de mon modèle. Cette ressemblance peut même s’étendre aux cheveux, mais s’arrête net aux yeux, deux malheureux boutons marrons péniblement animés selon des conventions sans intérêt dans les films de la fille célèbre, d’origine slave aussi, de Klaus Kinski. Le bleu des yeux de femme brune, et certains jeux de regard, catalogue de débutante toutefois, se retrouvent chez Isabelle Adjani, dont pourtant la mécanique et le saccadé, parfois l’hystérique, en font une espèce de pantin brusque, véhément, au souffle court, sans grâce ni grandeur, surtout sans ce fluide aux accélérations et ralentissements toujours imperceptibles de Sophie, qui était naturellement toute en coulée. Sophie, en petite midinette, admirait Adjani, et non sans une fierté mal retenue me raconta avoir eu une aventure avec Bruno Nuytten, qui était le père de l’enfant d’Adjani. Mais moi, quand je voyais un film avec une actrice comme Isabelle Adjani, je m’imaginais metteur en scène en train de diriger un film qui s’appelait Sophie W. ; et je voyais l’actrice comme si c’était un casting, et son film comme s’il s’agissait d’un bout d’essai. Et, plongé dans cette interrogation capitale, je souriais en secouant la tête devant le répertoire si limité d’une Adjani : comment un physique si sec, comment une gestuelle si peu subtile, comment un esprit si grossier pourraient-ils rendre ce qui fait justement tout l’intérêt du personnage titre ? J’avais davantage était troublé par Anna Magnani, quoique la fougue d’expresso brûlé n’était pas le tempérament de Sophie, chez qui la vivacité faisait la cour à la discrétion, mais un je-ne-sais-quoi, peut-être de poignant, ou de profond, me rappelait chez celle en deux dimensions celle qui en avait quatre. Lorsque, un jour où la désolation était entre nous, j’offris à Sophie cette comparaison avec Anna Magnani, elle fit une courte trêve, en adoucissant sa voix, d’un remerciement grave et lointain, après un bref silence réparateur, comme si, même sans y trouver la ressemblance que j’y mettais et qui n’était pas physique, elle la réfléchissait comme un compliment. Peut-être, la Voix humaine, que je venais de voir, avait créé un lien trouble où j’identifiais le personnage joué par la Magnani à la fois à Sophie et à moi.

L’élancement du cou, superbe et racé, puissant sans ostentation musculaire, reposait sur deux clavicules très apparentes, et descendait dans un arrondi gracieux sur deux épaules, à la fois frêles et fermes, une partie du corps où la douceur était extrême, deux boules pâles et mates comme des lueurs de lune, frémissantes, faites pour épouser les paumes de la main, provocation d’intensité et de fragilité ; je n’ai jamais compris comment des épaules pouvaient avoir autant de féminité, être un tel concentré de délicatesse, par quelle odeur spéciale, par quelle texture particulière de la chair, ou par quel enchantement de forme, elles exerçaient une telle aimantation sur mes lèvres. Ses seins étaient des semi-globes lourds et opulents. Ils ne tenaient pas dans ma main qui, lorsque la paume prenait appui sur les tétons, s’enfonçait, était comme débordée, au poignet et à l’extrémité des doigts. Légèrement ovales dans le sens du corps, ils étaient couronnés de grands boutons bruns, juste en leur milieu. J’aurais du mal à soutenir qu’il en existait de plus désirables parce que avant d’avoir été en situation de les détailler – en 1973, je n’avais pas eu une proximité, un loisir et un détachement suffisant de ce corps palpitant – j’avais un fantasme de corps de femme idéale qui pour les seins correspondait exactement à ceux-là. La palpitation et le durcissement de cette poitrine ample et pleine étaient comme une profonde inspiration, enveloppante et tendue, fière dans son abandon, droite et sûre, mais toujours avec la souplesse, la tendresse, et cette température où fraîcheur et tiédeur restaient perceptibles ensemble. J’avais l’impression que, lorsqu’ils gonflaient sous la caresse, ces seins bougeaient à peine, rétrécissant seulement l’étroit précipice qui les séparait, l’un embarrassant l’autre de l’épanouissement du plaisir qui se répandait, et qui se transmettait à travers le doigt glissé dans le détroit, au moment où il devait user de fermeté pour se dégager. Ensuite, suivant le vertige d’un ventre qui aurait été parfaitement plat, s’il n’avait pas dans un cercle ayant pour centre le nombril produit une légère et délicieuse concavité à la température imperceptiblement plus élevée, la main, qui glissait dans un effort retenu vers le centre du plaisir, s’arrêtait alors sur une taille d’une étroitesse incroyable.

La taille était pour moi une des parties les plus sensuelles d’un corps féminin. Cela provenait de ma lointaine enfance lorsque, à l’âge de cinq ans, je fus inscrit par la sollicitude maternelle dans un cours de danse classique. Comme parmi toutes les filles, j’étais le seul garçon, pour notre premier spectacle, qui était une danse de Hollandais (Mme Mankovska, notre professeur russe nous avait affublés de costumes traditionnels, sabots et bonnets), j’eus le rôle principal masculin, et je dois reconnaître que ce n’était pas à cause de mon talent. Nous étions cinq couples, quatre formant un carré, et ma partenaire et moi au centre du carré. Ma partenaire était, par contre, la plus jolie, et la plus adroite des neuf danseuses du spectacle. Elle s’appelait Mercedes ou Dolorès ou Lourdès, et avait de très longs cheveux noirs. Dès la première répétition, j’avais éprouvé un mélange de gène et de plaisir, que j’avais retrouvé dans le malaise quand j’ai vu Moni pour la première fois, en 1973. Le toucher de la taille souple qui se dérobe sans bouger, et la texture particulière que prend la peau à cet endroit du corps, où elle semble se densifier sans s’épaissir, tenir sous la main et dans le bras la rotation de l’ensemble d’un corps me donnait de vifs accès de réflexion et de désir dans les intervalles des répétitions. Depuis, la taille d’une femme est toujours l’un des éléments les plus intéressants pour moi, même si je n’en ai pour ainsi dire jamais parlé, peut-être victime de la honte secrète de quelque érection inavouable pour ma partenaire de la danse des Hollandais. La taille de Sophie était la résurrection de celle de cette petite fille, mais chez une femme, ployante, douce, mobile, à la peau d’une finesse étourdissante, et s’il était pour moi aussi difficile de prendre ce cercle qui semblait s’échapper toujours que de régresser à l’infini, il était encore plus difficile de lâcher cet arrondi très profond entre côté et hanche, mon bras, mes doigts, étant collés à cette saisissante découverte qui renouvelait à chaque fois ce bouleversement, cette menace concentrée de tendresse libérée.

Elle avait des hanches majestueuses et saillantes. Ses fesses, cependant, lourdes, un peu trop grosses, étaient comme un défaut de sa beauté ; du reste, au contraire de ce qui est le cas chez de nombreuses autres personnes, leur peau était moins fine, légèrement granuleuse. En ce qui me concerne, je suis très sensible aux fesses féminines, j’apprécie cette partie du corps protubérante qu’une femme ne peut pas protéger et qui s’expose sans ressources à plusieurs sortes de douceurs, de prises et de cruautés. Si les fesses de Sophie étaient assez éloignées du canon que je me suis fait, qui est d’ailleurs assez proche des fesses de femmes qu’on devine, qu’on voit, puis qu’on maltraite de façon publique, c’est-à-dire depuis la moitié du XXe siècle, elle en souffrait à mon avis à peu près autant que de son mètre soixante-deux, quoique je ne lui en aie jamais entendu souffler le moindre mot. Une anxiété pudique était peut-être ce qui lui faisait préférer des vêtements amples à ceux, plus moulants, que la mode imposait, ce qui avait aussi pour contrepoint ravissant sa démarche sophistiquée, qui déplaçait pour ainsi dire en permanence à l’intérieur d’une zone sphérique son centre de gravité, qu’elle craignait peut-être de paraître trop bas, ou avec laquelle elle jouait à travers son pas qui oscillait entre les déhanchements voluptueux et les pas courts et décidés ; il me semblait toujours qu’en marchant elle ondulait, traçant des paraboles imprévues, qui donnaient de son corps une sensation mouvante, un style ou une expression de ce qu’elle ressentait bien plus qu’elle n’offrait une vision nette de ses contours. Et moi, non pas par indulgence, mais plutôt par une espèce de perversion correctrice, je chérissais par-dessus tout ce fessier trop massif et l’orifice qu’il dissimulait et qui m’est toujours resté interdit, car c’était d’abord l’intimité la plus honteuse et la plus compliquée de la femme la plus splendide que j’aie rencontrée, mais aussi une manière de défaut dans la perfection, une faiblesse étalée et implorante dans un tout sans faiblesse. C’est un lieu commun de dire qu’un défaut devient une qualité lorsqu’il montre qu’on est dans l’éventail du faillible, bien plus vaste que ne l’est la monotonie sans contraste de la perfection systématisée. La publicité marchande s’est montrée experte dans la découverte de corps de femmes où tout est comme il faut, poli, sans saillie, sans surprise, sans jus. Le conformisme à l’exacte mesure canonique fait souvent, en particulier chez les mannequins et les actrices, que le charme ne dure qu’un coup d’œil, et cesse la seconde fois, fadeur d’ailleurs contenue dans leur rôle, qui stipule pour les premières qu’elles ne doivent jamais éclipser le produit qu’elles vantent, et pour les secondes, avec un peu moins de rigueur, le film qu’elles jouent. Aussi, parce que je ne les trouvais pas belles au sens stéréotypé du terme, les fesses de Sophie devenaient peu à peu un des plus intenses foyers d’attraction de son corps qui en était si prodigue, et je m’aperçus qu’elles contribuaient de manière plus insidieuse qu’immédiate, sournoise comme par homothétie de son défaut principal, à l’attrait singulier de l’ensemble de sa personne.

Les bras et les jambes de Sophie étaient pleins, de proportion parfaite, sans cette maigreur ou cette épaisseur qui auraient retenu ou détourné le regard. Il y avait de la rondeur, et il y avait du galbe, mais ces courbes étaient élégantes sans les exagérations hardies d’autres arrondis de son corps plein de surprises. Ils s’effilaient finement aux articulations, et ses poignets, notamment, avaient une touche aristocratique, qu’avec des bracelets un peu trop larges, qui glissaient négligemment du dos de la main au tiers de l’avant-bras, elle savait mettre en valeur. Ses mains étaient tout aussi admirablement proportionnées que ses bras. J’ai connu un homme mannequin, qui ne vendait que l’image de ses mains, et elles avaient les mêmes proportions que celles de Sophie. Mais comme elle en était un peu fière, moi qui avait des doigts longs, un peu fuselés et osseux, je prenais parfois les siens sur ma paume, les caressant de l’autre main, et glissant négligemment dans une petite remarque amusée « ces beaux petits doigts boudinés » ; je n’insistai pas trop dans cette provocation insincère car, quoiqu’elle l’entendit comme une plaisanterie, je la sentais à deux doigts, si j’ose dire, de se fâcher tout de bon. En effet, elle n’avait pas su répondre quand j’avais poussé la taquinerie, en affirmant qu’une main noble était plutôt comme la mienne, plus fine, avec des veines qui font penser au sang bleu, et des ongles fuselés qui, même sans soin, pouvaient presque rivaliser avec les siens ; et j’avais pris peur de sa confusion, qui allait à la fermeture.

Si pour décrire un sexe d’homme, notre capacité à goûter et à évaluer est si pauvre que la taille reste l’argument majeur pour distinguer la beauté de la laideur, nous sommes encore moins bien pourvus pour décrire l’intimité d’une femme. Là, c’est comme si l’esthétique était restée accrochée au vêtement qui continue de dissimuler cette partie si intéressante de nos compagnes. Plus d’un siècle après l’Origine du monde, l’exposition d’un bas-ventre féminin est toujours considérée comme une provocation, vulgaire et indigne. Il est vrai qu’il en va de même pour les hommes, même si avec des phallus, au moins, le stupide argument de la taille permet de différencier ; car chez les femmes, on s’interdit de différencier, et donc de marquer des préférences, comme si une telle appréciation nuisait à la nature de scandale de l’exposition. Je ne saurais donc pas comment rendre compte de cette partie bombée et fleurie de Sophie, en rendant justice à sa simplicité et à sa grâce, et je me contenterais d’en louer la grande sensibilité, mais aussi la vigueur, en particulier dans la propension espiègle à happer comme un fourreau moulant ce qui lui était plaisir. Je ne suis pas sûr qu’une seule fois il ait été nécessaire de nous servir de nos mains pour nous trouver. J’admirais, avec respect et reconnaissance, la rapidité avec laquelle elle savait à chaque fois, de son intérieur humide ou inondé, prendre la mesure juste de mon désir et de ses variations dont elle s’emparait ainsi. Toujours attentif, et toujours indépendant, lieu de rencontre d’esprit et d’expulsion de la conscience, je saurais peut-être synthétiser ce gouffre dont l’ampleur pouvait serrer et la chaleur brûler, tendre et vif, goûteux et parfumé, jardin d’Eden quand il était interdit, et danger générique quand il m’était ouvert, en disant que pour moi, cette alcôve derrière le rideau de perles est restée le début de débat dont je voudrais entendre l’avenir retentir.

Et je me rends compte que, comme il y a de nombreuses situations où la frontière entre esprit et corps devient une zone indistincte, un partenariat, il en va de même entre chair et peau. J’ai toujours eu la réputation d’avoir une peau très fine. Mais quand je caressais Sophie, il m’arrivait d’avoir honte, et peur de profaner la sienne de ma grossièreté, même lorsque je frôlais ses fesses, ce qui m’était rarement permis. La métaphore du tissu ne suffit pas pour représenter l’incroyable réseau de pores et le mélange de la sensation lisse et du très léger quelque-chose-d’incroyablement-vivant. Je ne me lassais pas de découvrir des endroits de son corps où ce concentré l’était encore plus, et où mon doigt, presque aérien, craignant de la chatouiller – car elle était chatouilleuse –, s’attardait en passant et repassant, avant de s’enfoncer avec précaution, comme pour vérifier que fût vraie cette merveille humaine, au toucher succulent. Je crois bien que la trame de cette finesse est celle que je reconnais à son esprit. De même, c’est à travers sa peau que le mystère de sa dualité thermique était le plus présent : chaud et frais, où l’on sentait le brûlant et le glacé, et les innombrables nuances. C’était d’ailleurs une peau mate, presque brune, étrange détour de multiples amours lituaniennes, même sur le beau visage pourtant si slave. Lunaire le jour, solaire la nuit, sa peau était toujours en contre jour, étrange et stimulant recul du mat qui filtre les lumières, retient le feu, domine la terre, et sait transformer l’eau en fines gouttelettes comme un rideau de perles. La combinaison de la texture, de la couleur, de la consistance et du parfum de cet épiderme à la respiration parfumée donnaient toujours cette invariante aristocratie, dont on a l’impression qu’elle est à la fois immergée sans médiation et un point d’observation inaccessible d’où se juge l’accessible.

Le réseau si concentré et pourtant si égal, cette laque souple, ciselée, qui respirait et ondoyait, et qui aurait fait le malheur du plus expérimenté des tatoueurs japonais, trouvait sa magie dans ce qu’il recouvrait de sa tension nonchalante. C’était une chair pourtant tendre et ferme, chaude et pleine. Et même aux endroits où la minceur de Sophie n’était qu’os, sur les côtes et aux chevilles, aux hanches et aux clavicules, la peau était un peu plus chaude comme pour compenser l’absence de cette chair, toujours aérée, ni dure ni molle, un délice du toucher, jeune, résistante sous la pression, et provocante, lorsque le désir la gonflait. L’intérieur de ses cuisses, ses bras, son dos même, savaient offrir le charme accompli de cette synthèse entre la chair et la peau, qui permettait de glisser vers le ventre, la main, la nuque, dans un baiser où l’envoûtement commençait. Et ce corps à la fois débordant de féminité, et finement retenu dans la seigneurie de la beauté, était très souple – je l’ai vue faire le grand écart – et très léger : elle savait être terrienne, Gala, et elle savait être aérienne comme une idée, comme une fée, ou comme l’oiseau d’Idanture, l’une des cinq paroles réelles que ce roi des Scythes retourne, selon Vico, à la déclaration de guerre de Darius l’Ancien, pour lui signifier qu’il possédait les droits d’auspices, ou plutôt qu’il n’avait d’autre supérieur que Dieu.

Je ne me souviens pas d’avoir vu son sang. Mais je l’imagine sombre, marron presque noir, lourd et épais, comme une de ces boissons riches dont on ne sait pas comment la boire, lèvre à la coupe ou à la cuiller ? Peut-être à cause de la majesté de son sein, j’ai toujours imaginé qu’elle avait un cœur immense, disproportionné, comme Louis XIV, et que ce cœur était encore plus noir que son sang. Et quoiqu’il dût battre, peut-être même avec moi, à des vitesses bien différentes, je me le représente comme l’unité du tambour et de la cloche en Chine qui, dans les villes, annoncent le matin et le soir, une pulsation géante, lente, qui précipite le flot de son liquide vital presque solide sans à-coups, avec une inégalée puissance, donnant vie et repos, sans qu’il soit imaginable de l’infléchir.

Tout comme la culture ne nous fournit pas de comparaisons, de vocabulaires, de valeurs pour décrire les vagins, et nous laisse dans l’occultation des clitoris, nous sommes collectivement bien trop pauvres dans l’évaluation des parfums. Le parfum de Sophie était une odeur flottante, un peu âcre, qui me retournait les tripes sans les agresser. D’après les critères olfactifs dont je dispose, ce n’était une odeur ni bonne, ni mauvaise, mais très particulière, qui presque toujours était imperceptible, ou très douce, et parfois forte, très présente, comme si elle voulait par là exhaler quelque surcroît de vitalité, ou appeler à l’action. Il y avait quelque chose de rond, comme une sorte de canal sphérique qui se déployait en s’enroulant parfois sur lui-même. Il y avait aussi du brun, du sombre, des taches, quelque chose de triste, et quelque chose d’achevé, de perdu dans cette senteur qui s’évaporait à chaque fois que j’essayais de la caractériser au moment où je la constatais. Evidemment, c’est devenu pour moi une très bonne odeur, meilleure que toutes celles qu’on peut extraire d’un flacon. Sophie utilisait également un parfum de marque, acheté dans le commerce. Je n’ai jamais su le nom de la marque. J’avais l’impression que cette odeur industrielle était comme engloutie par le parfum qu’elle secrétait, et qu’il n’arrivait pas, heureusement, à le dénaturer ; c’était plutôt l’inverse, le parfum du flacon tournait sous les humeurs transmises par la peau. Mais plus tard, à plusieurs reprises, j’ai senti l’odeur si caractéristique de Sophie, que je sais si mal restituer, dans la rue, et en me retournant brusquement tant j’imaginais qu’elle était proche et que je risquais de la perdre, je m’apercevais que l’odeur que je venais de sentir devait être celle du parfum de ville qu’elle superposait à ce qu’elle était. Et peut-être, pensais-je alors, déçu, avais-je sous-estimé ce parfum de marque. Mais il n’y avait ni fleur, ni fruit, ni herbe, ni sucre dans cette aspiration étrange, si particulière et pourtant si insaisissable. Je me suis souvent demandé, devant mon odorat peu développé, dans quelle mesure ce n’est pas moi qui co-fabriquait ce parfum en le sentant ; et dans quelle mesure il ne changeait pas, au fil des rencontres, et des souvenirs. De son haleine, je ne me souviens que d’une fragrance très rare et très lointaine, douce et finement sucrée.

Sa voix atteignait sa plénitude quand elle était sereine, ouverte et entreprenante : elle était alors basse et nette, il y avait une fraîcheur mélodieuse qui contrastait avec la gravité du ton et qui, là aussi, rendait cette dualité en étage qui était l’éclairage trompeur de son mystère. Comme elle pouvait parfois avoir une prononciation mate, presque sans écho, on avait l’impression d’une force très grande sous les mots. Mais j’appréciais aussi d’autres tonalités, comme les aigus presque électriques quand, décidée, elle était toute proche de la colère, avec un phrasé très clair et rythmé, ou la sensualité du son rauque quand, après avoir réfléchi, elle avançait des idées dont elle n’était pas très sûre, comme si, après avoir dormi en fin d’après-midi, elle sortait dans la brume. Et quand une réflexion sortait drapée de rire ou une interjection étincelait de curiosité, tout en elle devenait une musique si entraînante et si douce que je ne pouvais pas m’empêcher de danser, imperceptiblement.

Je ne souhaite à personne d’avoir à faire ce que je viens de tenter, avec toute la maladresse de sentiments si divergents : mettre publiquement à nu la personne qu’on aime. Trop de frustrations viennent ici épuiser trop de fougue. Je ne saurais jamais décrire le corps de Sophie en entier, et en détail. La somme de ce que je n’ai pas dit excède de beaucoup ce que mon souvenir a restitué d’une manière dont je me méfie. J’ai oublié les joues, imperceptiblement creusées, les genoux, ronds et lisses sous la caresse, le creux des reins – un rêve de fusée –, le creux du coude, si grand carrefour ouvrant tant de directions possibles que la main pense s’y installer à demeure, l’aisselle, du même arrondi génial que l’épaule, la beauté du nombril, l’obturation des yeux, tantôt grands éclats du monde, tantôt mi-clos, mi-Univers, tantôt plissés dans le recul, et la différence entre rayon oblique vers le bas et rayon oblique vers le haut, et rayon oblique horizontal. J’aurais dû faire une première présentation d’elle vue à deux mètres, puis à un mètre, puis à quinze centimètres de distance, puis le moment du contact, du sans-distance, puis après une minute, après trois, après dix, après trente, après cent, après la nuit, puis à quinze centimètres, puis à un mètre, puis à nouveau à deux. Il aurait fallu qu’à chaque élément de son corps je différencie ce qu’il est quand j’ouvre les yeux, et quand je les ferme. Mais pour l’abondance du corps, nous n’avons pas le vocabulaire, peut-être parce que l’abondance du corps est si rare, et sans doute la plénitude de Sophie, à vingt-quatre ans, aurait, si j’étais appliqué et méticuleux comme mon objet le mérite, apporté une bouffée de mots nouveaux dans la langue approximative à laquelle je me sens réduit.

Et puis, comment parler de ce corps adoré, sans perdre le balancier entre le récit et l’abandon. Mais, si je donne raison au récit, est-ce que c’est toujours le corps adoré ? Ne lui manque-t-il pas justement l’abandon, mon abandon ? Comment calibrer le rapport entre le sujet, écrivant, et l’objet, décrit ? Sophie, qui est tellement en moi, qui me remue, participe entièrement de sa description. Je vois bien que les compliments abondent, et que si j’essaye de placer des contrepoints, ce n’est que manière de flatter davantage tout en donnant une apparence de véracité pour ceux qui pensent qu’une telle description aurait son intérêt dans l’objectivité. Mais non : le corps de Sophie n’est pas en soi. Le corps de Sophie n’est qu’une façon de la voir, de la vivre, de la respirer, de la désirer. Mais, comment écrire ce qu’on désire sans le désirer ? Et comment écrire quand on désire ? Il a donc fallu, dans cette description, combattre mon propre désir, et je l’ai fait d’une part en minimisant l’effet, d’autre part en fractionnant la description, quitte à en perdre l’unité. C’est pourquoi j’ai essayé de montrer, à travers les seuls sens, comment le champ magnétique, chargé d’innombrables carrefours en mouvement qu’était la peau au toucher si imprévu, formait finalement le tout associé à la chair, dont les muscles fins – pas un gramme de graisse chez cette femme tellement de notre temps – alternaient avec les masses plus amples, à la fois si attrayantes pour nous les hommes et si maternelles pour nous les enfants. Mais en plongeant dans l’évocation, je retrouvais une unité qui contenait celle de la peau et de la chair, également dans la perception sensuelle, celle dont je n’ai pas encore parlé, le goût.

Je ne sais pas si ce goût est perceptible dans la description, mais c’est le goût de Sophie qui m’est revenu, un goût au sens étroit du terme, un goût qui emplit entièrement la bouche. C’est quelque chose de fort, d’un peu pâteux, comme une crème, un goût dont on s’aperçoit progressivement qu’il est riche, de plus en plus riche. Est-ce que ce phénomène de sensation est une transposition du désir, son corollaire, son annonciation ? Je l’ignore, mais je sais que ce goût était présent quand Sophie était en face de moi, et je sais qu’il pouvait devenir si abondant que c’est lui qui procurait cette sensation d’écœurement dont j’ai déjà parlé. Au bout d’un moment, l’effort qu’imposait cette permanence croissante d’un goût si riche virait à une certaine nausée, la respiration elle-même, qui était devenue un plaisir gustatif différent à chaque inspiration, en devenait difficile à supporter. Là encore, je ne saurais décrire ce fumet si singulier qu’en m’appuyant sur des trivialités ridicules qui rendent à peu près aussi bien compte du phénomène qu’un dessin d’enfant de ce que nous appelons un paysage. Il me rappelait en tout cas le goût du canard, sous toutes ses formes : magret, confit, foie gras, canard laqué à la pékinoise. Mais c’est quelque chose qui élargissait, oui, qui changeait la forme de ma bouche, en lui donnant un délice de mouvements, en épaississant un peu la langue baignée dans cette abondance crémeuse et apaisée par la respiration régulière et attentive, parce que si jouissive. Le tout était délicieux, bien entendu bien au-delà de n’importe quelle saveur alimentaire. Pour moi, il est presque impossible de retracer quand, comment, avec quelles véritables fluctuations et en contrepoint à quelles autres, cette sensation se produisait. Mais elle est unique. Je l’ai ressentie à chaque paragraphe de ce chapitre, et c’est pour l’apprécier sans la pousser jusqu’à l’écœurement que j’ai découpé cette description de cette manière, avançant ainsi à petites bouchées à travers cette mousse onctueuse, jamais deux à la fois.

Cette saveur éreintante qui pouvait devenir insupportable peut évidemment être rapportée à cet alliage si particulier et si réussi de chair et de peau, mais aussi aux formes hardies de la taille, à la douceur impérieuse des seins, au jeu de tension du menton, des lèvres, aux courbures inventives des regards, à la voix, lorsqu’elle glissait dans le rauque, à la fine et ferme pression des doigts sur mes lèvres quand je parlais trop. Ce que je veux dire par là, c’est que le descriptif physique a évidemment son sens et son goût – et je suis reconnaissant à l’expérience humaine de nous avoir laissé ces deux mots à double sens, à double goût – dans ce qui n’est pas observable immédiatement, dans les abstractions que nous formons. J’essaye de montrer ce corps dans le monde, mais je ne peux obtenir cette projection que par ce qu’il est en moi : l’observateur que je suis est la propre limite et la seule cause de cette description. La seule ? non, parce que ce serait dire que j’invente Sophie. La raison pour laquelle j’expose ainsi mon amie, au risque de heurter sa pudeur, c’est qu’elle n’est pas une invention, mais une rencontre. Je veux dire : regardez cette femme magnifique, je ne pense pas que d’autres l’ont vue ainsi, mais puisque je vois cette magnificence, elle y est dans le rapport de moi observant à elle observée ; en d’autres termes, on peut voir cette magnificence, si l’on se place sous l’angle où je suis.

Et en quoi Sophie n’est-elle pas une invention ? Elle est elle-même conscience, elle est elle-même source d’une pensée, qui en même temps me pénètre et m’échappe, me transperce de part en part. Ce qui distingue une rencontre, c’est qu’il y a ce violent choc entre deux sources de pensée, et c’est pourquoi il me paraît faux de penser pouvoir rencontrer un animal ou une chose, qui ne sont que des porteurs de pensée. Nous sommes seulement organisés de manière à éviter les rencontres. Nous ne laissons jamais le goût de l’autre nous pénétrer suffisamment pour le vomir, pour en suffoquer. Nous avons réussi, grâce à l’esprit, à créer des zones tampons où le goût est intercepté, détourné, filtré, édulcoré. Le degré de médiatisation des rencontres est tel que nous pouvons, dans la médiatisation de la langue, projeter sans difficulté des descriptions objectives d’un autre. Avec Sophie, j’avais laissé ouvert le goût, grandiose expérience tout à fait pérenne, mais d’un tel coût physique et intellectuel que je n’aurais jamais voulu la tenter avec personne d’autre.

C’est en tant que maîtrise de l’esprit que la description de Sophie est si difficile. Il s’agit en fait pour moi de traverser la capiteuse fumée qui me lie à elle et qui nous sépare, justement pour dissiper ou apprivoiser cette zone intermédiaire qui n’est qu’à nous deux, aux deux espèces de djinns que nous sommes, depuis que nous nous sommes échappés de nos sources de pensée. La nécessité de partir du corps de l’autre est la nécessité de se débattre avec le référent universel de la différence entre deux individus. Ce corps, si plein et si désirable, est une fine lamelle translucide, un élément de traduction, un rapport sur l’esprit, un ensemble de bijections, un lieu de rencontre, un festin nu qu’on prépare dans un chalet intime avant le départ pour les cimes inconnues.

J’admets comme étant fort possible que cette réflexion si partie prenante dans le dédoublement de la description, était déjà à l’origine du singulier oubli de mon premier orgasme en elle, en 1982. Mais si la première fois est donc partie en fumée, je me souviens avec une grande précision d’une seule de nos étreintes sans retenue, plus souvent longues que courtes, la seconde. Pourquoi la seconde ? Comment je sais même que c’est la seconde ? C’est autant un mystère, sinon le même, que l’oubli de la première. Toujours est-il que c’était la seconde fois, la seconde nuit, et que là tout est net, reposant dans un écrin feutré de la mémoire sélective, petite boîte discrète et précieuse à l’écart des grands vases emphatiques de mes doutes, au centre des coffres incrustés de mes rêves. Quand on entrouvre cette boîte, c’est d’abord un effluve paradoxal, car inodore, mais visible, qui densifie l’air comme un brumisateur ; une torpeur suave, un sourire flottant, une ondulation pleine de grande netteté de conscience accompagne l’évocation.

J’étais couché sur le dos, au milieu de son lit. En caresses successives, elle est venue couler sur moi, sans poids. Puis elle m’embrassa, pleine bouche, à la fois avec douceur et saveur. Sa langue savait être dure et vive, puis tendre et lente, puis repartir dans la vivacité d’une mélodie inventée. Je me souviens de cette longue montée vers le plaisir comme un seul baiser et une succession de fermes impressions cassées par des changements d’effets, mais dans une continuité telle que chaque pression de ses lèvres, chaque halètement que je recevais, était comme une phrase nouvelle d’un instrument supplémentaire d’une symphonie, dont l’idée surprend par la justesse de son audacieuse candeur et des arrondis furtifs qu’elle imprime dans sa danse charnelle, grave et gaie. Pendant que nos dents commençaient à glisser sur l’émail, et nos salives – déjà notre salive – à se transformer en énergie, en fluide, de ses mains elle me caressait les flancs, la poitrine et les joues, et elle griffa légèrement mon dos quand j’avais tenté de me tourner pour la suivre. Je me souviens de mon érection, parce qu’elle était particulière, immobile, si forte dans sa masse qu’elle en était légèrement douloureuse, de cette douleur qui hache la respiration, et qui communique l’impression que le sexe est trop étroit pour son désir de désir ; mais en même temps cette paralysie qui me frémissait et me pulsait, me paraissait un poids, une concentration si énormes, que l’immobilité de l’ensemble de mon corps, ma bouche exceptée, me paraissait la résultante définitive de la rencontre de mon attente et de mon impatience, insolubles dans leur équilibre parfaitement entretenu, qui m’écrasait avec bien plus de vigueur que la légère oppression de la responsable du phénomène. Mes mains étaient derrière ma tête, et alors que mon palais dégustait la vie, que l’intérieur de mes joues était chatouillé par une pointe espiègle, que ma langue était roulée dans la fraîcheur et la puissance élastique du rythme d’un cœur qui passe du trot au galop, sans accroc, j’allais d’étonnements en apogées, bloqué sans effroi par la chair chaude qui ondulait sur la mienne, en appuyant légèrement sur la légère douleur de mon centre de gravité, comme par jeu. Puis, quoique mes yeux fussent clos, je n’ai pu résister à la proximité de cette épaule, si près de ce sein qui gonflait sur le mien, et je pris cette petite boule ronde dans la main, vite aspiré dans un début de vertige par la redécouverte de cette peau qui forçait mes doigts à la parcourir, en idiot, en incrédule, toujours et encore, d’un geste insignifiant qui suffisait à accélérer insensiblement la verticalité du monde. Enfin, le sien trouva le mien, qui suivit son mouvement de plume décidé et attentif, grand chef d’orchestre joyeux et pétillant de douceur. A chaque arrondi que nous accomplissions, comme pour les bouches, elle inventait des sécrétions, chaudes, fraîches, sucrées, amères, puissantes et fines, projetées, ruisselantes, massées, toutes jouant, riant de ma raideur maladroite, et l’aidant à animer sa cambrure. Alors que de fines gouttelettes apparurent simultanément sur mes cuisses et ses hanches, alors que mes doigts frôlèrent les siens dans leurs courses sur la peau de l’autre, alors que ses paumes se perdaient dans mes cheveux au moment où le tourbillon me fit lui prendre son rêve de taille, alors que sa langue devenait furieuse de douceur, entraînant la mienne dans un ballet hors d’haleine, des vagues d’explosion violentes irradièrent quelques longs instants dans le long gémissement-soupir qu’elle me glissa jusqu’au fond de la gorge. Et lorsque l’ultime caresse des ailes de l’ange abandonna ma poitrine juste avant de dénuder ma cuisse, j’ouvris une fraction de seconde les yeux sur un sourire si intérieur et si doux que je l’emportais comme couronne dans la dégustation d’une saveur qui finissait de se répandre.

     
             
             
             
             
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