l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      6. Surface et premier sous-sol
 

Elle m’avait raconté la surface de sa vie. C’était des touches légères et vives, des allusions, des phrases franches, simples et claires. Je ne voyais que ce qu’elle voulait que je voie, ni les éclairages discrets pour appuyer tel fait, ni les voiles pour soustraire tel autre, ni son art consommé, recherché, de la présentation. Elle semblait s’ouvrir, alerte, sans prétention, directe, évitant l’emphase et le mystère, retirant les aspérités qui auraient pu me retenir. Elle avait fugué, effectivement, du Chambon-sur-Lignon à la fin de l’année scolaire, 1973-1974. Elle évita de dire avec qui, mais de telle manière à ce que je ne le demande pas. C’était Christian Nuy, comme je l’ai reconstitué plus tard. Ils ont vécu à Montpellier, faisant de la brocante. C’est là qu’elle a rencontré Jean-Marie et Fanny, qu’elle connaissait par moi, à Ville-d’Avray. Jean-Marie me l’avait écrit, à ce moment-là, tournant la vrille dans l’estomac : oh le veinard disait sa lettre, elle a même une photo de toi ! Jean-Marie était assez bon photographe. Mais je ne te donnerai pas son adresse tralalère. Je ne lui avais pas demandé. Rupture.

Je l’ai imaginée à Montpellier, pendant toutes les années où son ombre sombre venait déposer son énigmatique sourire là où j’y pensais. « Oh ! me dit-elle, j’y suis resté très peu de temps, à peine un an. » Ensuite elle est revenue à Paris. En 1975, elle est venue me voir, à Crimée. J’étais en Ecosse en train d’essayer d’écrire sur elle. Quand, ingénument, avec une gentillesse toute délicate, elle m’a glissé cette généreuse confidence, je ne l’ai pas crue. Mais elle m’a décrit la rue de Nantes, où j’habitais. Elle m’avait donc recherché, s’était commise jusque devant ma porte, et m’offrait, tant d’années plus tard, cet aveu de son intérêt, de son attirance, de son inclination. Mais moi, je ne voulais à ce moment-là que l’inclination de son long cou gracieux, et je refoulais l’ondée d’or, l’optimisme terrible, que le constat de l’offrande aurait rendu manifeste. Elle me proposait une large base d’accord, que mon minimalisme refusa, timidité, mais surtout grave faute : je ne voulais rien espérer à partir d’un espoir qui n’était pas complètement assuré. Au contraire, il aurait alors fallu que j’honore le don de l’aveu, puis le don de cette visite passée, puis que j’en conclue sur notre réciprocité dans l’envie de nous revoir, et que, par exemple, je tente aussitôt d’en découvrir, en commun, le fondement. J’ai vite relancé : elle est ensuite venue dans cet appartement, rue Rambuteau, et Nuy a monté l’agence photo où elle est salariée.

D’une manière à peine plus ample, d’entrée de jeu, elle m’a raconté ses amants. Ils étaient nombreux. Mais le récit était fin, les touches et les allusions subtiles, élancées mais prudentes. Je goûtais toutes ces aventures avec ivresse, et j’avais l’impression de me rappeler tout, comme quand on est enfant et qu’on découvre un nouveau terrain de prédilection, chaque amant dont elle m’a parlé, et les probables et les possibles, et les périodes, et les détails, tout me restait, comme de petits tatouages fins et presque indolores. Elle était à la fois précise et évasive. La liste n’était pas énoncée sous forme de liste, mais par touches interpolées dans les courbes élancées de son discours, animant parfois des parenthèses touffues, dont elle modérait les angles. Ses amants étaient des récits, non des émotions, semblait-il, ou alors, elle n’allait pas jusqu’à me confier ses chocs et ses goûts, dans une pudeur délicate qui ne brouillait pas la clarté et la simplicité de ces rapports qu’elle racontait comme quelqu’un qui ne trouve aucune raison à les cacher, à en avoir honte.

Le premier qui m’interpella était un certain Frelier, parce que sa calvitie naissante était encore en grand sur un mur de l’appartement. « Oui, me dit-elle, j’ai vécu deux ans avec lui. » Deux ans ! Les livres de la bibliothèque étaient presque tous les siens, il ne les avait pas encore déménagés. Alors que le malstrom des implications trouait ma tête dans un silence bouche ouverte, elle m’observait, surprise, et ajouta après ce qui était donc une réflexion assez vive « mais c’est fini maintenant ». Je la crus. Mais l’un des matins suivants, alors que nous ne nous étions pas vus la veille, me trouvant tôt devant le centre Beaubourg, je vis ce Frelier venir vers moi, et me dépasser. Je connaissais son image, mais pas lui la mienne. Il descendait la rue Rambuteau, et je fus donc convaincu qu’il sortait de chez Sophie. Plus tard, je lui dis. Elle eut un rire de gorge si doux et si joyeux, que j’en fus interloqué « non, tu te trompes, il n’a pas passé la nuit là ». « Mais il est quand même venu te rendre visite, ce matin ? » « Non, Christophe, tu dois te tromper, je ne l’ai pas revu depuis que je t’ai rencontré. » Ma touche de jalousie lui avait tellement plu que son assurance me convainquit.

Les autres amants se découvrirent par des sortes d’inadvertances et des jeux de révélation ingénieux. C’était par exemple un puzzle qu’il fallait reconstituer : j’avais des indices, généreusement disposés, en fonction de mon niveau au jeu, qui était assez bas, je pense, et qui m’amenait à comprendre. Il y avait eu ainsi Dominique Coutel. Dominique Coutel était une très jolie brune, que j’avais connue au lycée de Saint-Cloud. Nous découvrîmes que Sophie l’avait rencontrée sans que ni l’une ni l’autre ne sachent qu’elles avaient été dans le même lycée en même temps. Mais Dominique était devenue la compagne de Christian Nuy « pendant deux ans ». Les deux ans de Frelier, me demandai-je ? Or petit à petit, je compris que le jeune frère de Dominique était sérieusement épris de Sophie. Il était en prison à Meaux, pour un casse. Est-ce qu’elle devait aller lui rendre visite ? me demanda-t-elle, à moi, qui était bien évidemment incapable de répondre, devant la foule écrasante d’implications d’un tel engagement. Me tenant du coin de l’œil, elle murmura, comme pour elle-même « Non. Non, non. Il va croire… ». Plus tard, j’appris que le frère Coutel avait voulu s’installer chez elle, pour rendre viable son grenier, infestés de souris tenues en échec par Charlotte, la chatte de Sophie. Elle avait refusé non sans être tentée, à la fois par les travaux promis, et la fougue du jeune délinquant. Mais son sage stoïcisme l’emporta, dans ce qu’elle me laissa entendre.

Un autre, qui était entré chez Sepia, frappé par sa beauté entrevue à travers la vitre, venait la voir à l’impromptu et l’emmenait dans un hôtel. Il ne couchait jamais avec elle qu’à l’hôtel, et jamais dans le même hôtel. Je ne savais pas très bien si la série était en cours, et je ne le demandai pas, parce que rien ne me permettait de penser que Sophie le savait. Au détour de tels jeux se découvrait soudain comme un nom jeté par mégarde, un lien plus grave, qu’il me fallait considérer avec plus d’urgence. C’était Pascal Bruckner, petite célébrité de la pensée rampante, intellectuel de la génération montante, qui venait après celle des Sartre et des Foucault. Sophie dissimula d’abord beaucoup cet amant, puis le reconnut trop simplement. Je pris beaucoup de temps à comprendre que c’était, si l’on veut, le titulaire en titre, ce que la discrétion de Sophie trahissait maintenant. J’appris incidemment qu’il habitait le même immeuble que Christian Nuy, et le faisceau se resserra.

Elle avait eu, ou avait, d’autres amants célèbres qu’elle tenta aussi de voiler. Richard Berry, acteur, qui joua dans le film précédent de son père, Un assassin qui passe, l’avait déçue parce qu’il lui préférait trop nettement le cinéma : pour ce film, il était allé s’immerger en habitant deux semaines à Barbès, et signait des autographes d’admiratrices dans la rue, oubliant ou ravalant son adorable compagne au niveau de ces lécheuses sans substance. Elle lui avait laissé un mot sur la table de nuit. Bruno Nuytten, le père de l’enfant d’Adjani, chef opérateur qui participait au tournage du prochain film de Michel Ney, me parut de manière plus floue : avait-il été amant, l’était-il en ce moment, où tentait-elle seulement de le séduire ? Toute combinaison de ces trois possibilités me paraissait aboutir au même résultat.

D’autres silhouettes, plus ou moins distinctes, peuplèrent encore cette galerie d’ombres et de corps. Il y a quelque temps – quelques années ? – Sophie avait avorté d’un homme dont je compris qu’il devait avoir été le compagnon actuel de son amie Geneviève. Geneviève habitait quelques maisons plus haut dans la rue Rambuteau, et fournissait Sophie en thèses universitaires à dactylographier. Un provincial, dont je me demandai s’il n’était pas évidemment de Montpellier, venait de temps en temps à Paris, et Sophie, charitable, l’hébergeait. Je regardais autour de moi dans son appartement : il n’y avait toujours qu’un seul endroit pour coucher. Cet amant occasionnel me parut encore renforcé lorsque Sophie me parla d’un autre homme, qui venait aussi de temps en temps bénéficier de son hospitalité, « ah, nous couchons dans le même lit, mais il ne me touche pas ! ». Si elle avait pris le soin de spécifier l’innocence de cette relation, c’est que l’autre ne pouvait être que charnelle.

De chacun de ces hommes j’étais incapable de mesurer s’ils étaient amants passés, présents ou futurs, quelles étaient les différences d’importance et d’intensité, et ce qu’ils représentaient pour mon amie. Je ne doutais de rien de ce qu’elle me disait, je me refusais de douter, parce que je me refusais d’entrer dans les avalanches de questions qu’exigeait, implicitement, chacune de ces révélations qui n’étaient souvent que des allusions en passant. Je ne voulais rien retirer de cette boîte de Pandore, et j’étais intimement persuadé que si je voulais me torturer, il y avait là, caché sous des pierres, d’autres hommes encore, capables de s’animer lentement du désir et du vécu si varié, et si sensuel, de Sophie.

Mais fondamentalement, sa libéralité me plut beaucoup. Que Sophie fût désirée et qu’elle réponde au désir des hommes par le sien me paraissait aller dans le sens de sa beauté incomparable, et de son esprit si étendu, qui savait aussi bien honorer le marchand de chevaux riche et le fleuriste pauvre. Mon regard panoramique fouettait cette exposition de rivaux et les égalisait en une sorte de république dont Sophie était l’être suprême. Cette vision que j’avais alors m’a été salutaire : elle a beaucoup atténué, et même démobilisé ma jalousie. J’étais admis dans un cercle d’hommes singuliers, choisis, et je me sentais à égalité avec les autres, fier d’être avec eux, plus porté peut-être à une sorte de camaraderie illusoire qu’aux confrontations. Nous étions tous chevaliers du même ordre, ou princes de la même aristocratie servant le même souverain. Mais quand j’étais dans la profondeur du laser azuré, je ne voyais ces autres personnages que comme des outils contingents dont se servait Sophie pour s’exprimer : c’était des battes, des gants, des sifflets qu’elle portait à sa bouche délicieuse, mais rien de bien vrai, et là, dans la recherche fiévreuse de la vérité du monde, je ne me sentais plus rien de commun avec ses fantômes oubliés.
 

Elle donnait toujours l’impression de parler beaucoup moins qu’elle ne pratiquait cette libéralité, et savait y mettre de la simplicité, du goût, du discernement. Paradoxalement, au milieu d’une liberté de mœurs aussi effrénée que la sienne, elle manifestait une grande pudeur, qui me plaisait aussi beaucoup, surtout par le contraste, même si je vivais comme une restriction qu’elle essaye de cacher sa nudité devant moi, et qu’elle ne m’accorde que les caresses les plus conventionnelles. Lorsqu’un jour je lui en demandais la raison, j’eus une réponse de sphinx : « Cela dépend comment on s’y prend », que je trouvais cependant un peu insincère. J’en conclus qu’elle avait déjà accordé les gestes qu’elle me refusait, mais qu’elle n’y avait pas trouvé le plaisir qui, de toute manière, me paraissait indispensable à ce que je les lui propose en partage ; dans la même veine, elle m’avait laissé entendre qu’elle avait été victime d’un viol. Je fus frappé que la manière dont elle évoqua cette expérience fut similaire à celle dont elle évoquait ses amants : sans honte, sans amertume, sans colère ou sans tristesse, juste avec une fine touche de séduction. Et lorsque je lui demandai alors de me raconter ce viol, en partie tributaire de ma perversion en la matière, en partie parce que je sentais monter une noire colère que quelqu’un ait pu oser abuser d’elle, ce qui méritait vengeance, elle me répondit « et si je n’ai pas envie de le raconter, justement à toi ? ». Je dus me contenter de cette velléité qui me parut davantage, je l’avoue, de la coquetterie que l’effet d’une expérience pénible et traumatisante au point que c’eût été un nouveau calvaire de la raconter. Il y avait donc en elle un fort contraste entre sa sexualité directe et conventionnelle et ses allusions qui laissaient entendre qu’elle avait connu toutes les formes généralement admises autour de la sexualité : lorsque nous parlions du passé, l’évocation de Vanina au lycée de Saint-Cloud lui permit de me suggérer, en commençant par l’éloge de sa joliesse, qu’elle l’avait goûtée aussi bien qu’une femme peut goûter une femme.

Quoiqu’elle fut si ouverte au désir des autres, du tout-venant me semblait-il en me regardant dans le miroir, je ne lui ai jamais vu une once de vulgarité, à l’exception d’une fois ou deux où elle essayait de me choquer avec vulgarité parce qu’elle savait que j’en avais horreur. Mais même dans ce cas il faut bien reconnaître qu’elle était charmante. La vulgarité est une dissonance, un lieu commun, une intention rebattue, un raccourci de pensée qui choque par sa proportion, sans intention, ce qui la rend difficile à préméditer. La vulgarité est une incapacité et non une capacité. Ceux qui essayent de donner une règle au goût en manquent, et Sophie, qui pourtant ne pouvait pas être considérée comme une source d’imitation dans le monde, avait le goût le plus fin et le plus exquis que j’aie rencontré. Jamais la finesse et la délicatesse de manière, même dans les périodes les plus crues de notre relation, ne lui ont fait défaut, encore une fois pas même réellement lorsqu’elle essayait de scandaliser dans la forme. D’ailleurs, on peut y trouver une faiblesse, qui s’était insinuée avec le temps : plaire et séduire lui étaient devenus nécessaires et semblaient parfois, comme le maquillage, dissimuler quelque terreur profonde. Cette habitude d’attirer l’admiration et le goût des autres devint même un inconvénient quand elle se trouvait face à quelqu’un, comme moi plus tard, avec qui il lui aurait plutôt fallu devenir rebutante, et qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’inventer encore et toujours des grâces et des connivences enchanteresses. Et, pour ma part, je n’ai jamais réussi à me lasser d’aucun des gestes et des regards de son immense éventail, de ces inimitables façons qu’elle avait d’éluder une question en donnant l’impression d’une réponse ferme, de me plonger dans le doute et la méditation, dans la musicalité de sa voix grave, après avoir énoncé une vérité à plusieurs têtes, mais d’un ton si catégorique qu’il interdisait toute relance. Mais toute cette architecture de l’énigmatique était constamment soumise à de multiples contrastes, et elle jouait d’un si riche nuancier que chacune de ses expressions paraissait un tout élaboré et réfléchi, différent à chaque reprise, et pourtant toujours subtil et harmonieux, et pourtant toujours spontané et frais : quand l’indolence passait dans la vivacité, quand la sensualité passait dans la spiritualité, quand elle balançait entre sérieux et rire, quand elle devenait droite comme une de ses boucles, quand elle coulait et vibrait, quand puissance et finesse, douceur et froideur, proximité et éloignement se mettaient en scène dans l’ondulation des bras et du parfum, dans les mélanges de couleurs qui apparaissaient au fond de ses prunelles, quand même elle semblait pouvoir en même temps communiquer des températures contrastées par des idées à double, à triple sens, quand son sourire qui aurait dû la démentir la confirmaient, et qu’elle emplissait alors le volume, tout le volume imaginable de son long silence si plein.

Une des premières choses, je ne sais plus si c’était en tant qu’amant ou après, dont je pris conscience, fut la prédominance pour elle de la séduction sur la sexualité. Je compris qu’elle acceptait facilement de récompenser l’homme qui ne pouvait pas cacher qu’il était séduit. La récompense pour l’homme séduit, c’était la pénétration. Mais j’avais alors l’impression qu’elle utilisait son ventre comme les pharaons utilisaient de fausses salles mortuaires (sauf que le vagin de Sophie était tout le contraire d’une salle mortuaire) pour égarer et perdre les pilleurs de tombeaux. Non qu’elle fût elle-même indifférente au plaisir, mais je la soupçonnais de mépriser secrètement celui des hommes qui d’ordinaire sacralisent cet aboutissement. Les délices de son intimité, après le labyrinthe faussement compliqué qui permettait d’y parvenir avec l’impression d’avoir atteint l’exceptionnel, condamnaient le maladroit qui s’était laissé prendre à ce trop tentant trajet sans voir que même les obstacles n’étaient là que pour l’inviter. Il y demeurait attaché et elle gouvernait ainsi les prisonniers du désir qu’elle avait ciselés en artiste, puis les expulsait dès que leur attention à sa séduction lui paraissait devenue insuffisante. Elle les épuisait là, dans ce sanctuaire en trompe-l’œil où ils ne rencontraient que la trivialité de leur propre crédulité, rehaussée cependant de la richesse de son plaisir, ici à la fois sensuel et ironique, qui donnait justement à son sexe cette impression d’apothéose qu’elle y laissait en offrande. De sorte que son trésor, Toutankhamon puissance mille, demeurait hors de portée, car la route qui y conduisait fourchait à l’endroit où le désir de l’homme ne voyait en elle plus que la femme, et oubliait la personne, dont l’essence magique n’était pas l’organe de reproduction. Ainsi entre le rideau de perles de la séduction et l’alcôve, qu’il sépare de la rencontre, c’est le rideau de perles qui l’intéressait réellement, avec ses couleurs chatoyantes, ses jeux de lumière, et les innombrables combinaisons de ses sons tintant. Et cette fascination d’enfant vorace et ardente était dissimulée dans la retenue aristocratique de jeune femme ravissante, plongée sans cesse avec un fond de sourire hautain, mais qu’on ne voyait que gracieux, dans le regard des hommes dont elle guettait en cachette l’admiration et la convoitise pour en user avec une désinvolture souveraine qui allait d’une tendresse animée à une indifférence amusée. Dans son éthique du plaisir, on pouvait voir comment elle avait sauté l’adolescence : elle était enfant et femme, mais contrairement au cas beaucoup plus courant, la femme, qui paraissait si accomplie, n’était que l’appât pour ses goûts d’enfance inassouvis, et profondément dissimulés.

Dans cette optique, qui primait tout, le plaisir avait largement le pas sur la vérité. C’était quelque chose d’impossible à concevoir pour moi, qui avais fait de la vérité un principe intangible, un but, et qui n’étais pas loin de penser que le plaisir ne pouvait pas exister sans vérité, était une forme de vérité. Il m’arrivait de mentir, et de soutenir le mensonge, mais c’était contre des institutions ou des personnes qui les défendaient, comme si j’avais adopté cette vieille règle de dissimulation en cours chez les chiites, où le mensonge était une ruse permise face à des ennemis plus forts, et l’éventuel plaisir n’en était que très fugace et me paraissait à la réflexion plutôt mesquin. Je ne comprenais pas, selon ce principe, comment il pouvait y avoir mensonge entre Sophie et moi, et quel intérêt l’un d’entre nous pouvait y trouver. Au-delà de la vérité propositionnelle, si on peut dire, il y avait aussi, dans mon code implicite, une vérité conceptuelle, et c’était l’idée de rendre vrai ce qui était potentiel. Et avec Sophie le potentiel me paraissait si grand que tout atermoiement – c’est ainsi que ma complaisance maximale pouvait appeler toutes les formes de faussetés qu’utilisait mon amie sans le moindre scrupule – était un retard catastrophique dans l’accomplissement de ce possible. Mais pour Sophie la vérité était un jouet, un paravent, un donné social inamovible mais avec qui toutes les libertés étaient permises. Au contraire de moi, qu’elle complimentait volontiers, elle préférait recevoir un compliment qu’une critique, et je la critiquais souvent. Il n’était jamais interdit de la flatter, à condition qu’il y ait apparence de sincérité et de finesse dans l’expression. Un compliment, une bonne nouvelle, méritaient une récompense, une critique était responsable d’une mauvaise humeur, et était punie d’éloignement ou de froideurs, souvent jouées, mais très convaincantes. En se comportant ainsi, avec sa politesse d’autant mieux accomplie qu’elle était fort peu apprise, elle avait une ressemblance que je trouvais irrésistible, avec le Roi-Soleil. Mais elle avait surtout de Louis XIV la majesté sans conteste, en tout cas avec moi, qui lui avais avoué ingénument l’avoir toujours mise sur un piédestal. Quand elle était grave et mesurée, c’est-à-dire à son rythme, quand elle dominait sa voix et son regard, quand les multiples illuminations de son esprit brodaient l’unicité de son étoffe rare, elle avait dans l’assurance de ses gestes et dans le choix décidé de sa grâce, quelque chose de naturellement élevé, quelque chose de royal. Les contemporains de Louis XIV l’ont décrit en tentant de montrer que l’autorité et le respect qui se dégageaient de sa personne faisaient oublier ceux dus à son rang. Sophie, qui n’avait aucun rang, concentrait dans ces instants où elle était sûre d’elle cette noblesse simple que savaient combiner le port de tête le mieux étudié et le velours subtil de son esprit. Mais pour la vérité, je soupçonne qu’elle n’en a jamais connu l’intérêt. C’était une différence dont j’ai depuis pensé qu’elle était fondamentale entre nous : pour moi, chaque obstacle, chaque accident était un ralentissement, pour elle c’était une occasion de s’arrêter, de jouer, de broder, d’inventer ; ma démarche était droite comme une ligne, et la sienne était une succession de rondes, de mouvements insoupçonnés, d’arabesques, de petites révérences, de courses dérobées, de retours en arrière ; j’étais impatient de tout, elle jouissait de tout ; je critiquais tout ce qui était là et ne songeais qu’à le dépasser, elle acceptait tout ce qui était là et ne songeait qu’à embellir chaque détail, qu’à plonger dans les troubles du doute, de l’imagination et du plaisir tout ce qu’elle rencontrait. Mais si cette faculté que je percevais chez elle sans l’analyser me charmait et me surprenait toujours, elle devait être ennuyée par la linéarité sans fioritures de mon impatience négative seulement soutenue par une très violente détermination. J’étais contre ce monde, elle était indifférente au monde, mais l’appréhendait comme s’il était un axiome de départ, qu’on ne pouvait pas changer réellement, mais qu’on pouvait brouiller, manipuler, transformer en conte ou en palais baroque, dont on pouvait même, grand plaisir, inverser le sens, ou se servir comme rideau de perles, pour séduire. Quand j’ai cru qu’elle pouvait me mentir, je l’ai menacée de la tuer. Elle avait peut-être trouvé cette violente idée naïve, touchante, d’un romantisme un peu daté, absurde à souhait, et délicieusement périlleuse. Parce que pour elle plaire, et poursuivre le plaisir, ne se concevait pas sans transgression, et je lui offrais donc dans l’interdit absolu du mensonge une transgression supplémentaire presque obligatoire. Toutes ses réponses à double sens étaient de complexes constructions sur ce thème, où elle me trompait souvent pour le seul plaisir de tromper et où la difficulté du jeu n’était pas de me tromper, puisque je croyais tout ce qu’elle disait, mais de me tromper en semant le doute sur le fait qu’elle le fasse. C’est d’ailleurs par une succession d’enchaînements empruntés par hasard à son jeu, qu’elle s’était persuadée que j’étais un assassin. Elle me demanda franchement un jour si j’avais déjà tué quelqu’un, et je lui répondis comme elle me répondait d’ordinaire, après un moment de réflexion bref mais marqué : « Si j’avais tué quelqu’un, quel intérêt aurais-je, et quel intérêt aurais-tu, à ce que je réponde autre chose que non ? » C’était sans doute un peu de la coquetterie de ma part, mais surtout l’effet de son mimétisme. En fonction de son propre système de valeur, elle ne put pas revendiquer simplement, en réponse, la vérité, mais la duplicité interrogative de la réplique était de toute évidence beaucoup plus à son goût : c’était à elle de choisir, et elle ne doutait pas que ce choix avait force de vérité, s’il était le choix du plaisir. Aussi opta-t-elle pour le romanesque d’avoir un meurtrier dans son lit, car elle avait non seulement une imagination extrêmement ludique, mais beaucoup de cran, et souvent un sang-froid qui lui rendait nécessaire d’envisager certains dangers sous les auspices de ce qu’ils promettent d’offrir aux plus hardis. Un des jours suivants, alors qu’elle suivait de près le casting du film que préparait son père, elle me proposa, par conséquent, d’y prendre le dernier rôle non encore pourvu. C’était le rôle d’un assassin qu’interpréta finalement Jean-Roger Milo. Moi qui n’avais aucune espèce d’envie de faire du cinéma, je lui répondis donc, toujours dans ce même jeu dont exceptionnellement j’avais alors embrassé le vice : « D’accord, mais à une condition… – Laquelle ? – C’est que ta mère joue dans le film. » Cette exigence en réalité absurde contenait tellement de perspectives ouvertes à l’imagination de Sophie que je n’aurais pas pu faire de meilleure réponse : elle, qui aurait dû s’employer pour me proposer, mais qui n’avait certainement pas le pouvoir de m’imposer à son réalisateur de père, se trouvait face à une proposition de mettre sa mère dans le film de son père divorcé et séparé par quelqu’un qui lui rappelait par là, que s’il était assassin, c’était d’abord de personnes qu’il haïssait, et qu’il acceptait de contrefaire l’assassin à condition qu’il y eut sur le plateau quelqu’un qu’il avait de bonnes raisons de tuer, justement sa mère. Mais en acceptant le simulacre du film, pour escabeau de la réalité du meurtre, est-ce que je ne prouvais pas justement que j’étais bien dans l’idée du meurtre, mise en forme si indispensable à un bon acteur ? En refusant ainsi ce rôle, je lui disais que par rapport à elle, la réalité de notre vécu commun était beaucoup plus forte que n’importe quel rôle ; et tout cela en jouant un rôle. Et en mettant sa mère et son père, elle et moi, le meurtre et le cinéma dans une situation commune, j’agitais fort le kaléidoscope de ses rêveries, de ses craintes et de ses espoirs.

Les relations qu’elle entretenait avec sa famille étaient à peine plus marquées que celles que moi, qui avais rompu avec mon père et mes sœurs, et qui étais en train de distendre mes relations avec ma mère, je poursuivais avec la mienne, à ceci près, qu’elle n’était pas opposée par principe à la famille. Fille unique, elle était simplement éloignée de ses parents par les circonstances, et par le désaccord de ces deux personnages entre eux. Elle avait en horreur la misère de sa mère, madame Patre qui possédait encore un appartement à Ville-d’Avray, mais sans amant et sans emploi, « pas même caissière de supermarché », et elle la croyait alcoolique. Lors de très rares coups de fil, Sophie la rudoyait beaucoup, peut-être parce que j’étais présent. Autant elle affectait de mépriser sa mère, autant elle dissimulait d’admirer son père, cinéaste qui était alors au sommet d’une courte carrière, dont le prochain tournage aurait lieu pendant l’été. Il lui avait procuré un petit rôle, en lui refusant un plus grand, parce que l’actrice devait y apparaître nue. Elle riait avec étonnement de cette excuse pudique, à la fois flattée et frustrée que son père ne la considère pas comme la jeune femme épanouie qu’elle était devenue. Elle était à son tour choquée parce que ce même père de cinquante ans venait de prendre pour maîtresse une jeune beauté de dix-huit ans : « Tu te rends compte ! Elle est plus jeune que moi ! » Et Sophie, voulant atténuer le complexe d’Electre, qu’elle avait bien senti pointer, dévia sur l’injustice de cette société qui verrait comme monstrueuse une relation entre une femme de cinquante ans et un homme de dix-huit. Elle racontait avec une sorte de fierté un peu embarrassée le détachement avec lequel son père, alors écrivain, avait appris la grossesse dont elle allait naître, lorsqu’il avait grommelé que ça allait vraiment l’empêcher d’écrire ; et elle fantasmait cet âge d’or de ces parents, étant à New York dans les années cinquante, et se prenant pour Montand et Monroe. J’avais l’impression qu’elle cherchait à séduire son père, mais que pudique elle aussi, elle ne savait pas très bien comment s’y prendre, et craignait de commettre des fautes irréparables. Elle rendait aussi visite à la mère de son père, une vieille dame d’origine lituanienne, qui habitait en face de la gare Saint-Lazare. J’avais senti là une affection, toute de repos et de discrétion. Vaguement, la silhouette de la grand-mère évoqua une réminiscence, toute aussi discrète, en 1973. Et j’imaginais une tête blanche, une peau douce, des rides profondes et une confidente, une conseillère, un rire d’appui, quelques maximes opportunes et beaucoup de friandises.

Derrière les écrans et les rideaux les plus variés de Sophie apparaissait souvent une silhouette fugitive, à laquelle je pris trop peu attention, Christian Nuy. Ce personnage jouait en effet plusieurs rôles dans la survie et la vie affective de Sophie, et je ne pris pas garde à les relier, et même à considérer qu’ils constituaient une sorte de lien organique dans les dix dernières années, si importantes dans la vie de Sophie. C’était un ancien amant, il avait vécu rue Rambuteau avec elle au début, ils s’étaient séparés, et elle évoqua cette cassure d’une manière qui m’effraya, « je me suis tapé la tête contre les murs », mais je chassai l’effroi comme si j’avais été victime d’une illusion due à une formule rhétorique prise au premier degré : comment la tête intacte de Sophie pouvait-elle avoir été en danger avec un homme qu’elle voyait tous les jours ? Il ne me paraissait pas concevable qu’un homme quitte Sophie. Cependant le statut de cet ancien amant, avec qui elle avait fugué du Collège cévenol, tout de même, et qui était resté son patron, n’était pas très clair. Mais ce qui m’empêcha d’élucider était non seulement que Sophie feutrait beaucoup ce personnage, mais aussi qu’il avait réussi à se rendre odieux au premier contact. Il me fit demander, par elle, de réaliser une arnaque à l’assurance. Il s’agissait de prendre sa moto, de rouler dans une rue à sens unique mais que tout le monde prend dans les deux sens, pour piéger un automobiliste et le percuter, sans gravité bien sûr puisque la rue était tellement étroite et en arrondi, qu’on ne pouvait guère y rouler qu’à quarante à l’heure. Il me paierait. J’étais offusqué d’entendre une pareille mesquinerie dans la bouche de Sophie. D’abord lui expliquai-je, sans masquer mon dégoût, j’ai peur en deux-roues, je refuse de monter sur une moto même quand c’est quelqu’un d’autre qui conduit, même pour faire du vélo il faudrait que je m’entraîne. Mais surtout : pourquoi ne le fait-il pas lui-même ? Il l’a déjà fait plusieurs fois, me dit-elle. Et alors ? Elle ne sut répondre de manière convaincante. Par la suite, je me suis demandé pourquoi c’est à moi que Nuy faisait cette proposition, à moi l’amant de son employée, ex-maîtresse, moi qu’il n’avait jamais rencontré, comment se pouvait-il qu’il n’y ait personne d’autre, s’il ne faisait pas lui-même le coup, en qui il ait plus confiance pour une petite escroquerie qui nécessite tout de même un minimum de connivence, d’accord initial. J’ai vite pensé qu’il y avait plutôt derrière cette proposition une tentative de manipulation : pour contrôler Sophie, il fallait contrôler ses amants, et faire de moi le complice exécutant d’un petit délit devait suffire à apporter à notre liaison une sorte d’extériorité supérieure. En tout cas, j’étais prévenu contre le personnage. Et, depuis, le mépris et le dégoût que j’ai pour lui n’ont jamais diminué. Il faut reconnaître que rien de ce que je sais de ce qu’il a fait par la suite ne m’a semblé mériter un meilleur jugement.

Dans son théâtre vivant, Sophie avait l’art ainsi de masquer des personnages et d’en avancer d’autres, et ces jeux de lumière ne suivaient pas de règles préétablies, mais dépendaient d’une idée, d’une impression, d’une image qu’elle voulait mettre en avant ou, au contraire, d’un trait de caractère qu’elle voulait atténuer. Je ne lui ai pas connu de véritable amitié à ce moment là. Peut-être cette Geneviève, plus âgée, plus mûre, mère d’un enfant et compagne de ce qui me semblait avoir été un voyou estimable, mais désormais rangé, jouait-elle par moment le rôle d’une grande sœur. Elle voyait aussi Dominique Coutel, mais la liaison de cette dernière avec Nuy, et la sienne avec le frère Coutel orientaient de manière définitive cette fréquentation. Mais par ailleurs, elle fréquentait, sur une base beaucoup plus relâchée, beaucoup de gens : par son agence de photo, par le tournage du film de son père, par les cafés des Halles où, jolie comme elle était, de nombreuses personnes, essentiellement des hommes, l’abordaient et l’accueillaient tous les jours, sur ce seul passeport. Là aussi me semblait-il, le clinquant de ces rencontres, rehaussées par l’apparition soudaine de quelque célébrité dans le décor (Lavilliers allait dans le même bistrot qu’elle, Bohringer était un ami de son père, Laurent Voulzy était voisin de palier de Christian Nuy), était la poussière d’or qui cachait la stérilité de fond de ses nombreuses rencontres, que je trouvais incroyablement peu choisies pour quelqu’un de si fin.
 

Elle m’avoua vouloir faire une carrière d’actrice au cinéma. Le cinéma devint l’un de nos sujets de discorde ouverts. J’étais outré de cette prétention très en dessous de sa valeur. La glorification du cinéma dans la société – et le cinéma n’était alors critiqué pour son indignité manifeste qu’en Iran, où cette critique était diffamée comme effet d’un fanatisme religieux anachronique – avait également conduit à éliminer toutes les formes d’interdits parentaux et puritains qui désignent, à juste titre mais avec un moralisme imbécile, cette profession comme une sorte de basse prostitution arriviste, qui constitue une espèce de modèle de la réussite sociale admirable pour la société occidentale. Le milieu de la petite culture (la grande, si elle a jamais existé, était alors au niveau d’extinction des Indiens d’Amérique) était alors celui où Sophie baignait : elle travaillait dans une petite agence de photographes, son père était réalisateur de cinéma, et le quartier compris entre les Halles et Beaubourg, dont elle ne sortait pour ainsi dire pas, était l’un des hauts lieux de ces professions. Et, comme pour les ouvriers et paysans la preuve qu’une fille est jolie était son succès dans des concours de miss, dans le monde qui commençait à s’appeler branché, cette preuve, beaucoup mieux rémunérée, consistait à devenir une vedette, mannequin, ou mieux encore, actrice. Sophie, dans son immense soif de plaire, poursuivait donc cette reconnaissance, mais, comme je m’en aperçus avec beaucoup d’étonnement, avec une grande appréhension, qui était aux antipodes de son intrépidité, souvent même effrontée, dans la séduction. Cette timidité devant ce monde lamentable l’y freinait beaucoup. La première fois que j’étais venue chez elle, elle m’avait assez rapidement présenté son « book », qui entre ses mains et à un tel moment ne pouvait être qu’un outil de séduction ; et évidemment, je n’y entendis rien, et manifestai immédiatement un mécontentement complet. Elle, qui n’avait pas du tout un physique de mannequin, y apparaissait en effet en mannequin. Les photos me paraissaient une succession de trucages pour l’aplatir et la grandir, tout en mettant outrageusement en valeur son très joli visage, mais qui en devenait une sorte d’à-plat high tech peint, une façade vendable mais quelconque, et où il manquait précisément tout ce qu’elle avait de si harmonieux, qui était dans l’expression qu’elle savait donner à ce visage, qui était le vivant et l’intelligent quand elle décidait, quand elle jouait, quand elle régnait. Il y avait non seulement tromperie sur la marchandise, qui me sembla même stupide, tant j’imaginais peu un éventuel employeur ne pas faire la différence entre le book et le modèle, mais surtout une tentative d’aplatir et de rapetisser en canon féminin une personnalité et un esprit qui éclataient ces archétypes du cinéma et de la publicité ; mais ce qui me choqua le plus, c’est que Sophie semblait fière de cette réduction. Si elle s’y trouvait « à son avantage », c’était parce qu’elle croyait prouver par ces photos qu’elle était capable de rentrer dans la peau des femmes socialement les plus enviables, et qu’elle sembla en effet envier elle-même.

Face à ses projets de carrière, je manifestais un mépris véhément. Je méprisais, et je méprise toujours, les vedettes parmi les acteurs, et les acteurs en général. Ils ne sont pour moi que des amuseurs de foule, et de foules presque toujours abusées. Tous les acteurs ont une espèce de fatuité de la culture, dont ils singent un minuscule bout, et dont ils ne voient jamais la profonde ignominie historique. Ce sont des gens dont le métier est au cœur de ce qu’il y a de honteux et de médiocre dans notre société, et qui sont convaincus du contraire. Le seul intérêt du métier d’acteur, qui est en effet seulement la contrefaçon d’émotions et de comportements, la substitution d’une apparence à une réalité, reste le vedettariat, parce que cette distinction par la société rend au moins à l’acteur une bouffonnerie plus grande que lui, celle que Debord avait désignée comme spectaculaire. Mais les vedettes elles-mêmes, en complices crédules et actives de la mystification du vedettariat, n’en gardent pour le public et leur propre conscience que le glorieux, c’est-à-dire une part infime. J’étais amèrement choqué par la niaiserie de Sophie, qui partageait les croyances les plus plates à ce sujet : oui, on pouvait devenir star du jour au lendemain, oui, ce métier était une succession de rencontres et de triomphes, oui, les acteurs gagnaient beaucoup d’argent. Je m’évertuais à lui représenter les débuts difficiles de la plupart de ces grandes carrières, les petites misères comme les coucheries obligatoires, les humiliations, le sous-emploi et les emplois honteux, et le dur, et l’incessant labeur ; le nombre de postulants par rapport au nombre d’admis dans ce qui n’était pas le miracle de la beauté, mais une loterie pipée, avec de nombreux passe-droits ; que les récompensés sont donc souvent les plus veules où les plus Richard Berry, c’est-à-dire les plus croyants, qui ne pensent qu’à ça au point qu’ils ne se rendent même plus compte, dans les corvées d’autographes et dans leurs semaines d’imprégnation à Barbès, qu’ils perdent le trésor du monde, quand il est à leur bras ; je lui représentais la déchéance en cours des stars féminines, qui n’étaient même plus des Garbo, Monroe ou Bardot, mais de vulgaires Adjani ou Huppert, et pire, puisque la tendance allait alors à une actrice un film, pour présenter un nouveau museau à chaque fois ; et je lui racontais l’exemple d’une autre Sophie que j’avais connue à Ville-d’Avray, qui s’appelait Chemineau et dont le père avait été l’architecte de la cité pour cadres où j’avais habité, et qui venait d’être la vedette de son seul film, au titre taillé pour ma démonstration, Une fille unique (qui se jouait d’ailleurs dans sa maison de campagne de Sermizelles où j’avais été une fois, je crois, avec sa mère et sa grand-mère en seconds rôles). Et par une autre coïncidence on était alors à mi-chemin entre la sortie de ce film, l’an passé, et le moment où je revis Sophie Chemineau, comète plutôt qu’étoile : elle était, l’année suivante, vendeuse de vêtements dans la boutique Benetton, rue Rambuteau, à cent mètres de chez Sophie W. Pour ce que gagnent les vraies vedettes du cinéma, je ne pouvais que ricaner : ce sont là des gages très élevés, mais fort précaires, et très en dessous de ceux d’un grand patron. Mais surtout, ce que gagnent les acteurs n’est pas de l’argent : ils gagnent de la célébrité, dont l’entretien coûte cher, en argent, mais aussi en contraintes, qui les forcent à se regrouper dans une sorte de petite bulle à part : les cafés, les boîtes, les cinémas, les restaurants, les rues, les jardins, les routes leurs sont interdits, à l’exception de ceux qui leur sont spécialement réservés. En vérité, comme je l’expliquais alors avec chaleur à Sophie, ces personnages mi-monstrueux, mi-pitoyables payent beaucoup plus cher que ce qu’ils gagnent, n’en déplaise à leurs discours stéréotypés sur la chance de pouvoir exercer le métier qu’ils aiment, et d’être des privilégiés. Ils payent de leur vie un salaire qui ne peut la valoir. Leur rôle, quand ils y pensent comme Richard Berry, est encore la partie la plus agréable de leur métier. Mais le reste de leur carrière ! Dans un milieu où tout le monde se bat, où il n’y a pas d’égalité, où il n’y a pas de solidarité, et où tout est médiatisé au point qu’il n’y a évidemment pas de passion, pas d’excès autres que ceux qui font les unes des journaux à scandales, et qui sont le comble du conformisme et du malheur de ces prisonniers d’un système féroce, qui leur interdit toute sortie élégante ou glorieuse ! Ils vivent dans la peur et le stress, leurs satisfactions sont rapidement des dûs qui leur paraissent encore trop peu, et ils ne peuvent plus voir et comprendre le monde. En effet, comme ils ne peuvent pas sortir sans être reconnus, ils payent aussi la servitude de cette célébrité, qui est d’être enfermé dans le ghetto doré des célébrités, petite réserve gâtée, mais sans perspective, pas même, ou plus même, celle de penser que le monde extérieur, celui des gens ordinaires, puisse être plus enviable, plus respirable, plus ouvert à l’espoir, plus libre en un mot.

Ce métier se critiquait d’une autre manière encore. Nous étions allés voir ensemble Qui a peur de Viriginia Woolf ? En sortant, Sophie m’avait demandé « j’aimerais beaucoup savoir ce que tu en as pensé ? », et elle avait légèrement chargé, appuyé la phrase, ce qui était à la fois son art du compliment qui voulait me signifier par là combien mon opinion lui importait, mais peut-être aussi, et évidemment je préférais retenir cette interprétation, un peu plus qu’une question de routine à la sortie d’un film, une question qui, pour une raison encore inconnue, lui tenait beaucoup à cœur. Je lui avais répondu que le film me paraissait parfait. Mais j’avais ajouté que je ne me reconnaissais pas du tout dans ce couple de professeurs dont le contenu de la vie est une guerre sans fin, au cours de laquelle ils prennent leur entourage comme jouet et se reconstruisent en détruisant, et détruisent en se reconstruisant, tout au long de jeux complexes et pervers. Il me semblait y avoir là la représentation d’un contenu de vie, mais qui est un substitut, même un substrat de la vraie vie, comme l’enfant qu’ils se sont inventé est le succédané d’un vrai enfant, dans un monde où l’intériorité a définitivement triomphé de l’extériorité, dans un monde qui est donc accepté tel quel. Quelles que soient les péripéties de ce jeu tordu, l’intensité reste la même et maintient ainsi perpétuellement le jeu de miroirs sans fin. C’était bien là une perfection de l’univers du cinéma se racontant lui-même : on n’en sort jamais, la vérité, le monde, c’est l’étouffant et volcanique face-à-face, plein de haine et d’imagination, de psychologie individuelle et de goûts médiocres de la middleclass, avec le milieu enseignant comme terreau et cadre social, mais surdimensionné par les stars, Elisabeth Taylor et Richard Burton, dont on imaginait facilement que cette vie d’universitaire de petite ville américaine était également la leur, à un autre degré ; et inversement, que la vie de Taylor/Burton était précisément incarnée pour le mieux dans celle de deux enseignants vivant dans une banlieue pavillonnaire, qui valait celle orageuse et prétendument passionnée, dans le luxe et le strass probablement londonien de leurs tragédies pour presse people.

Quelques brefs nuages pensifs dans l’écoute auraient dû me signaler que Sophie avait elle aussi une réflexion sur ces jeux, et que celle-ci, additionnée à la gravité avec laquelle elle avait lancé la question, méritait que j’explore ce sillon : je compris seulement beaucoup plus tard qu’il y avait là une de ces portes dérobées dans l’univers romantique et sensuel du premier sous-sol. Mais Sophie n’opposa pas d’autres arguments à mes envolées échevelées qu’un adorable regard tendre et intelligent de petite sœur à un grand frère ; elle avait déjà résolu de ne tenir en rien compte de ce que je disais. Je ne pense pas qu’il s’agissait là d’une sorte de mépris ou même de dissimulation, mais son goût de l’indépendance la faisait choisir le contre-pied de ce qui paraissait irréfutable, ou plus exactement, véhément ; de plus, j’ai toujours été quelqu’un qui focalise contre lui quand il émet une opinion, comme si mes interlocuteurs craignaient qu’ils ne se laissent « convertir » par des raisons trop bien avancées, mais dont le défaut, qui doit certainement exister, demeure caché, et Sophie, je pense, était particulièrement sensible à cette particularité de ma volonté de persuasion, d’autant que, par l’absence de barrière que je me sentais avec elle, j’y voyais toute retenue comme une faute. Pour moi, cependant, engagé sans réserve dans des argumentations souvent méprisantes, mais difficiles à attaquer, j’étais incapable de concevoir que l’on puisse rejeter un discours parce que le son vous déplaît, et que le goût sauvage de Sophie était indifférent aux contenus, au point d’agir en dépit de l’argument, et peut-être même contre l’argument, parce qu’il y avait argument. C’était une forme de liberté, gustative et sensuelle, pour qui la logique, la raison, l’argument n’étaient que des sensations particulières, et dans laquelle les choix se nourrissaient non de rationalité, mais de ce qui défiait la rationalité. Je pense, par conséquent, que la seule décision dont j’ai réussi à la convaincre, parmi une foule innombrable de tentatives en tous genres, était de ne pas lire les Correspondances de Musil avant d’avoir lu l’Homme sans qualités. Mais même de ce résultat-là je ne suis pas sûr.

Elle n’était cependant jamais bornée ou obstinée, au contraire. Je n’ai connu personne qui entende mieux qu’elle le célèbre never say never. Elle avait ce penchant étrange pour les changements de cap brusque, que ce soit dans la rue, avec ses amants, avec ses humeurs. Soudain sa décision était prise, irrévocable et surprenante, mais ces volte-face n’étaient jamais des cassures brutales et choquantes, non, il y avait toujours une continuité soudain évidente entre l’ambiance brusquement décidée et l’ambiance précédente, qui apparaissait alors comme contenant pleinement, en gestation, cette nouvelle orientation. Elle écoutait en effet beaucoup, et on la sentait attentive aux détails mêmes d’une situation, si bien qu’on avait comme l’impression qu’elle laissait la situation ou l’ambiance agir sur elle, se laissait peu à peu immerger, envahir et dominer par le jeu. Et soudain, elle en sortait d’un coup, probablement plutôt l’effet d’un faisceau de sensations et de réflexions que d’une préméditation construite, ce qui donnait à ces mouvements cette apparence de fraîcheur et de spontanéité. Mais des retournements aussi peu construits paraissaient presque toujours extrêmement élaborés et cohérents, car elle les soutenait à fond, soumettant entièrement toute pensée consciente et toute émotion exprimée à ce choix, alors que c’était bien souvent une velléité qui se transformait en axiome, une décision arbitraire à laquelle se ralliait toute sa personne, avec une telle détermination, et une telle cohésion, en adaptant sa sensualité et en apportant en cortège les arguments apparemment les plus amples, qu’on était incapable de n’y voir qu’une velléité. Cet engagement forçait à se mettre dans sa perspective, et comme cette perspective était devenue unilatérale, on lui donnait assez raison de ces retournements. Mais ce qui par-dessus tout les justifiait, même pour des tiers, c’était le plaisir dense et entier qu’elle manifestait dans ces choix, à travers le fait de s’élever d’une sorte de léthargie attentive à une action décidée, au choix lui-même. Choisir, trancher, est un plaisir pour tout le monde, mais je ne l’ai jamais vu aussi complet, construit comme une œuvre, et donc impossible à contre-argumenter rationnellement, que chez elle, lorsque les yeux plissés, le regard presque violet, les lèvres ironiquement serrées, la démarche sûre, la tête haute, légèrement en arrière sur le long cou finement courbé, et les cheveux lui volant sur les joues, elle partait dans un caprice qui pouvait devenir un choix de vie. Et ces choix étaient parfaitement irrévocables pour peu qu’on tente de les révoquer. Même never say never en était provisoirement suspendu, justement parce que never say never say never.

C’était là des constructions savantes qui prenaient du temps, qui étaient parfois des risques importants, et dans lesquelles elle était suffisamment entière pour que sa « carrière » en soit négligée, au point de devenir un accessoire de son comportement et non l’inverse, son comportement un accessoire de sa carrière, ce qui était la moindre des choses pour réussir dans cette dure voie. Ce qui la tentait chez l’actrice professionnelle, l’arsenal de séduction, le jeu du rideau de perles, n’était qu’une lointaine rêverie, mais le métier d’acteur, ce qu’on enseigne à l’Actors Studio, ne l’intéressait pas le moins du monde. Je n’arrivais pas à faire cette distinction alors, mais, elle était en quelque sorte actrice tout le temps, parce qu’elle se racontait des histoires, se jouait des scènes, et rendait constamment trouble sa vraie personnalité qui devenait un catalogue de personnages dans lequel elle savait feuilleter, choisir et accommoder avec brio. Quoiqu’il m’en coûte de le reconnaître, c’était une actrice-née, mais une actrice-née n’est pas une actrice de cinéma ou de théâtre, où il faut apprendre un rôle et le répéter, où il faut une technique, et où on n’invente ni les textes, ni les ambiances, ni les costumes, sauf à travers de lourdes médiations qui n’ont plus qu’un lointain rapport avec la virtuosité vraie, unique, et inimitable de Sophie.

Loin donc d’essayer de mettre à niveau son activité et sa rêverie de vedettariat – et peut-être était-elle en effet davantage intéressée par la rêverie que par la réalité –, elle n’avait pas d’affinité pour le travail, je dirais aujourd’hui qu’elle était bien trop occupée. Son emploi dans l’agence de photo, à mi-temps, l’obligeait même à dactylographier de temps en temps des thèses d’étudiants, tant son salaire était maigre. Elle n’avait pas ce goût minimum de l’argent qu’ont la plupart de nos contemporains. Ce n’était pour elle qu’une contrainte dont elle s’occupait d’ailleurs très peu, et je n’avais pas l’impression que c’était un sujet d’angoisse. Elle n’était ni dépensière ni avare, jamais elle ne m’a demandé le moindre centime, alors que moi qui en avait à peu près aussi peu, je lui aurais probablement donné beaucoup plus que je n’avais, au contraire, elle veillait à ce que, que dans les multiples cafés et restaurants que nous fréquentions, la dépense ne soit jamais déséquilibrée. Lorsqu’un jour elle me dit au cours d’une dispute qu’il lui aurait été facile de survivre par ses amants, mais qu’elle ne l’avait jamais fait, non seulement je la crus sans peine, mais je m’interrogeais même sur les raisons de cette retenue, que je n’arrivais pas à attribuer à une sorte de scrupule. Je pense seulement qu’elle avait très peu le goût de l’argent et beaucoup celui de l’indépendance, et que c’est là la plus honnête façon, pour une femme jeune, belle et désargentée, de refuser la prostitution.
 

Rien n’excuse combien peu j’ai écouté quelqu’un de si important, combien peu j’ai tenté de comprendre quelle était la cohérence interne de Sophie, sa façon de penser, ce qui, dans son jeu était essentiel pour elle. Mais les explications, complémentaires les unes des autres, concourent à laisser penser qu’il aurait été encore plus extraordinaire que je puisse parvenir à une telle écoute. D’abord, je n’écoutais alors personne. La connaissance des autres venait à moi par recoupements, par jaillissements, mais jamais par une écoute volontaire, ayant pour but d’entendre l’autre, de le comprendre. Ensuite, le jeu de Sophie était en garde contre les écoutes : dissimulant, alternant et travaillant beaucoup les effets, mais se méfiant des opinions, elle se soustrayait sans arrêt au jugement, et ne voulait pas être comprise, comme si être comprise était être prise. Elle-même ne montrait pas l’exemple qui aurait pu me réfléchir, de l’écoute qui me manquait. Avec la remarquable finesse de sa sensibilité, elle entendait avec une grande précision les mouvements vifs de mon humeur, mais nullement ce qui les provoquait ; elle ne semble jamais avoir pensé que j’étais, en sa présence, dans un état exceptionnel, de survoltage. Ce survoltage continu était lui aussi fort en contradiction avec l’attention acérée qu’aurait méritée mon amie. Enfin et surtout, les amants et le cinéma me paraissaient le monde extérieur de Sophie, quelque chose qui ne méritait pas que j’applique ma capacité d’écoute, trop accaparée par sa profondeur. J’appris vite qu’un événement contingent dans la vie de Sophie était directement relié à la profondeur, et pouvait me torturer d’une manière atroce. Mais une telle implication sur moi ne dépendait nullement de cet événement : n’importe quel autre fait pouvait le remplacer avec une même intensité. L’apparition d’un nouvel amant par exemple, qui était quelque chose qui me paraissait inéluctable, allait de toute façon modifier de nombreuses choses en moi et pour moi, et l’amant lui-même, qui déterminerait certainement des habitudes, des actes, des façons de voir, était parfaitement indifférent et interchangeable : un geste de Sophie d’ailleurs, un rire, une remarque, ou une nouvelle situation de sa survie avaient le même pouvoir de bouleversement complet. Son monde concret, ces affections et ces ambitions, n’étaient que des terminaisons, des conséquences, de son profond univers intérieur, si enfoui dans la sensation, et où la pensée se découvrait des origines inconnues. Les points indifférents de cette circonférence, qui fournissaient de la matière comme un dictionnaire de citations fournit des exemples d’application, que je les approuve ou que je les combatte, ne pouvaient pas structurer, sérieusement, la créatrice de la sphère. Ainsi, tout en commentant avec fort peu de tact tout ce que Sophie me racontait d’elle, je ne connaissais pas le sens véritable de ce qu’elle voulait me dire, dans sa façon si étrangement couverte de s’exprimer, et j’ignorais même qu’elle tentait de me dire quelque chose.

     
             
             
             
             
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