l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      5. Topographie des lieux
 

La première singularité, au moment où j’ai plongé avec Sophie là où je m’étais arrêté avec Michèle, c’est que je ne m’en suis pas aperçu et la dernière personne à laquelle je pensais était Michèle. Plonger d’ailleurs est un terme impropre, parce que, dans la ouate soudaine je pris beaucoup de temps à comprendre que mes pieds ne touchaient plus rien. Peut-être penchais-je un peu. J’étais à la fois léger comme quelqu’un qui vole, et lourd comme quelqu’un qui tombe. Mais plonger indiquait une véritable action de ma part, la seule intentionnalité peut-être de ce nouvel environnement, une recherche de la profondeur, qui m’aspirait et qui confirmait cette chute flottante sans paysage.

Mon discours saura certainement agacer les puristes de la langue, les économes dans le style, ceux qui prisent la simplicité, qui ont en horreur l’emphase et qui savent railler les envolées. Je devrais m’aliéner aussi tous les fanatiques de la raison, tous ceux qui jurent par les normes du goût ou de la langue, tous ceux qui voudraient contenir l’intelligence dans la logique, tous ceux qui exigent des démonstrations, les matérialistes, les empiristes vulgaires, les esprits assouplis à la pensée informatique ou mathématique, les dialecticiens. Je gênerai probablement les religieux, les psychanalystes, les néophilosophes, les militants, les néomoralistes et leurs alter ego, ces dessalés du sexe, qui ont réduit le plaisir à cette partie séparée du corps pour masquer sa limite. Ce que j’essaye de montrer, de signaler, n’a pas de nom. Je ne saurais lui assigner aucune grandeur physique. Il ne s’agit ni d’un rêve, ni d’un mythe, ni d’une fable. J’essaye de décrire et de juger quelque chose d’impalpable et d’incontrôlable, quelque chose qui comme moi alors flotte aux abords de la conscience agacée, en lourdes volutes et en fines fulgurances, quelque chose qui nous échappe et nous tient, non pas une certitude, mais au contraire, un possible.

Pour que cet inconnu joigne la langue, il nous faut le maltraiter et l’enfermer, le rapetisser considérablement, le caricaturer, le ligoter, en un mot le modifier. Pour moi, ce possible est quelque chose que je poursuis depuis que je l’ai découvert, et parfois il m’éblouit si bien qu’il me semble fait pour tous. J’en capture ici ou là des échantillons que j’essaye de rendre, dans leur lumière, et même, comme je suis assez prétentieux, j’ambitionne d’en saisir le mouvement. Mais nous voilà bien avancés ! Car de cette matière étrange, dont je parle exclusivement, je me rends compte qu’aussi bien, je n’ai encore rien dit.
 

Après la bataille, il faut désormais changer de métaphore, pour capter la vérité du mouvement. Imaginons une construction. C’est notre vie. Il y a une surface, la survie. Cette large partie de nous qui affleure est celle où nous rentrons en contact les uns avec les autres, où nous travaillons, où nous réglons nos habitudes, nos besoins. Grand pré ouvert, où nous broutons, où nous procréons, où nous œuvrons. Il ne s’agit pas ici pour moi de faire une critique de ce territoire immense qui occupe presque tout notre temps. Je voudrais en effet signaler qu’au-delà de toute la critique de la vie quotidienne, de toute la misère qu’impose le capitalisme à tous, il y a là une partie, qui n’échappe d’ailleurs nullement à cette oppression, puisqu’il la renforce, mais qui parfois nous fascine et nous sert d’exutoire, et toujours nous impose ces règles qui ne sont pas écrites et que Vico appelait le tact. C’est le royaume des interactions : on sait qui est qui, car les « valeurs » avec lesquelles on juge sont de complexes composantes, sous-tendues d’évidences, un monde secret, ou simplement inconscient, de connaissances, parfois fines : ainsi nous savons évaluer un parfum qui passe, sa force, sa nouveauté, sa porteuse, son sens, son style, son prix et l’éventail de raisons qui l’a fait choisir, qui l’a fait nous glisser sous le nez. De même nous connaissons les autres femmes qui passent, et tous les autres humains, par dix mille signes, immédiatement rangés et hiérarchisés de différentes manières composées, ainsi leurs vêtements, leur âge, leur métier, leur sourire, leur couleur de peau, leur regard, la façon dont ils marchent et l’objet qu’ils tiennent curieusement à l’envers. Et parmi ceux qu’on ne vient pas de rencontrer, nous savons souvent quelle a été leur « vie », leur passé, ce qu’ils veulent, mais aussi comment ils évitent les autres dans la rue, et comment ils avalent leur verre, et pourquoi ils rient quand ils entendent une plaisanterie qui n’est pas drôle. Cette foule immense de savoir-faire s’adjoint en plus des capacités techniques, pratiques, savoir conduire, savoir fumer, savoir les bonnes manières, savoir enfoncer un clou, avoir telle connaissance de telle règle de grammaire – on ne dit pas malgré que – savoir rester dans le par, savoir la musique, savoir lacer sa cravate et nouer ses lacets. Tout cela donne d’innombrables jeux, disputes, et le non-dit domine largement ces connaissances sans mots qui sont aussi majoritaires parmi nos connaissances, qu’est grand cet étage calleux à la surface de ma construction.

Moins ouvert, plus sombre, à l’étage en dessous, nous avons disposé, en bons complices, ce que la société appelle notre vie privée, comme si l’autre était publique. Là se réunissent nos affections, parfois comme les dieux sur l’Olympe et le plus souvent comme les sans-domiciles à la soupe populaire. Ici se trouve l’approfondissement des autres, une communication plus compliquée, moins bien codifiée, mais non sans tyrannie, offre des terrains de débauche, jusqu’aux murs de ce premier sous-sol. Il y a ici aussi quelques idées, nos projets, notre vision du monde, dont la surface n’aura qu’une version édulcorée, assouplie à l’environnement. C’est là que nous jouissons de nos dérivatifs, de nos plaisirs interdits, et de ceux qui sont permis, mais non en public, c’est là que viennent fouiller, avec délectation les psys de toute obédience, les curés, les vraies polices. C’est là que nous ruminons nos hontes, il y a partout des miroirs à cet étage. C’est là que nous découvrons les singulières impasses de la communication, la solitude, l’amitié, les alliances. Nos cœurs s’y crucifient parfois, mais c’est une image, puisque nous continuons à les porter avec nous, au retour à la surface. Et les cassures qu’on voit dans ce monde, sont nos changements de cap, pas tous avouables dans les CV, pas tous destinés à la gloire de notre mémoire, et parfois pourtant embellis en zigzags réussis, d’autre fois encore en tranchées qu’on portera sur le visage, le torse, ou les membres.

Quelques rares personnes ont un second sous-sol. Il n’est pas facile d’y atteindre en général, pas même pour eux d’ailleurs. Cet étage s’appelle la transcendance. On y pratique aussi bien la sorcellerie que la paresse, la joie et la théorie, la guerre. C’est un monde un peu flottant, encore un, irréel (notre société a institué, sans raison valable, que la réalité était aux deux premiers étages, mais notre société a beaucoup de peine à reconnaître un étage de la transcendance, et encore plus de peine à savoir véritablement ce qu’est la réalité), un monde où les règles sont plutôt celles importées des deux étages au-dessus, mais qui auraient perdu leur force, leur validité. C’est le monde des fantômes. Mais aussi celui des caractères, des esprits trempés. Il y a de l’idée. Les invités extérieurs n’y sont pas bien venus, et le malaise les chasse le plus souvent, malaise d’ailleurs qui suinte parfois sous la forme de l’admiration, qui est alors une variante d’effroi.

J’avançais donc à vive allure dans ma brume, indécis car je ne savais pas si je devais me réjouir de n’avoir pas pied, ou si je devais m’en effrayer, lorsque, au bout d’un moment assez long, je fus posé comme une plume. J’étais devant une entrée troglodyte, taillée en un demi-cercle. L’intérieur était noir et tentant, parce que l’ouverture n’était masquée que par un rideau de perles qui tintait doucement, musical et joyeux, un peu triste sur certains sons, jetant des éclats que je croyais rêvés, tant ils étaient fugitifs. Ce n’est que bien plus tard que j’ai osé évaluer le lieu, totalement inconnu, où j’étais, et j’ai conclu que c’était un cinquième sous-sol. Comme je ne connais ni troisième, ni quatrième sous-sol, et que je n’ai jamais vu le trajet, que j’ai accompli plusieurs fois, je n’ai pas le certitude que sous-sol là est bien précisément le cinquième. Cinquième ici signifie : plus profond que tout ce que j’ai rencontré avant et après.

Il m’a fallu aussi la suite pour comprendre par quel moyen j’étais parvenu là, et non ailleurs, à un deuxième sous-sol par exemple, vive la transcendance, ou pourquoi je ne me suis pas fracassé contre les parois de ce monde de pierre. C’est le laser azuré qui avait établi cette prodigue distance, et qui m’avait déposé devant cette ouverture, d’où il émanait. Fiché en moi, mais dérobant sa source, je l’ai suivi, ce rayon si étonnant, et plus j’avançais, plus sa longueur, sa profondeur me paraissaient insensées ; car à aucun moment, comme tout autre regard, il ne s’est brisé, il ne s’est rétracté, il n’a laissé place à un autre moyen. Non : comme une rampe, il m’a servi d’accélérateur, droit, pur, trouble, bleu se perdant dans le noir de derrière le rideau de perles. Et le tintement discret, et l’ondoiement gracieux donc les lanières de pierres précieuses, c’est encore lui, dans le jeu de ses diffractions, et l’amusement et la tristesse, et l’hypnose, et le territoire au bord du rêve, que je décris comme je peux, c’est toujours lui, en pleine force, jouant, toujours droit, vif, beau, frais, insondable, mais riche et plein comme tout ce que peut souhaiter l’humain.

Quand on franchit le rideau de perles, généralement, on ferme les yeux. C’est une douce fournaise qui vous étreint, parfois brièvement dans une montée irrésistible, parfois en épuisant les délices, dans une longue absorption. Et quand on soulève les paupières, on est rendu à la surface, ou au premier sous-sol. Mais pour moi je n’ai pas fermé les yeux, je crois, parce que le rayon bleu était devenu un tunnel hypnotisant, dont les torsades, les fondus, les roulements et les foudres qui éclataient en feux d’artifice m’attiraient bien plus avant, avec un empire inquiétant. Je pose donc, non sans timidité, l’hypothèse qu’au cinquième sous-sol, on commence par oublier le chaud vestibule noir derrière le rideau de perles parce que, halluciné, on le traverse trop plein de tout ce qui le fonde ; dans cette dilatation qui avance, le vestibule entier se confond dans le rideau de perles de son ouverture, et on ne quitte pas ce lieu magique par l’entrée, mais le regard qui vous porte le transcende.

J’ignore, à ma grande confusion, si j’ai découvert un passage secret ou forcé une paroi, si j’ai pénétré d’autres cavités comme ce vestibule ou si j’étais moi-même suspendu dans l’espace et le temps, j’ignore d’ailleurs combien de temps la puissance du rayon a pu soutenir et propulser mon hypnose, j’ignore si j’ai encore volé, traversé des ravins, fait le funambule sur des crêtes impossibles, et j’ignore comment ma réflexion tournait autour de cet objet hors de tous ceux dont j’ai jamais entendu parler. Car lorsqu’un peu de conscience revint dans mon étonnement, j’étais dans un monde inconnu, loin d’être en repos, mais dans une vitesse qui autorisait au moins l’observation, qui permettait au moins de détacher l’œil un instant de la fuite de cet horizon bleu dans le noir pour porter sur ce qui m’entourait d’abord, sur moi ensuite, un regard stupéfait et fiévreux.

Mon premier constat me frappe rétrospectivement parce que je ne vois pas avec quels outils j’ai pu le dresser : j’étais dans un monde incomparablement plus grand que moi. Je ne connais pas mon propre horizon, comment peut-on emporter la certitude que j’avais d’un horizon plus vaste que le mien ? Mais justement, tout ce que je découvrais portait encore au-delà de la profondeur insoupçonnée à laquelle j’étais, là, arrivé. Le laser azuré n’était plus seulement fine exigence qui vous concentre dans sa taille d’aiguille, paresseux, il éclairait les lieux, non en bleu, comme j’aurais pu le penser, mais en de multiples jeux de lumières indirectes, habilement étagées, avec même parfois un soupçon de naïveté touchante, un rêve de fleur bleu élégamment suggéré. Mais, indolent, ou ralenti par la largeur du lieu qu’il occupait en entier, il m’aspirait toujours vers l’avant, vers le fond.

Mon vol en courbe lente traversa de vastes paysages. Il y avait de grandes terrasses étagées comme on en imagine à Babylone, des forêts, des rivières et des lacs, de grandes prairies, des châteaux ou des villas. Le tout me sembla agencé comme l’idéal d’un jardin chinois, où à chaque pas le promeneur doit être confronté à une harmonie, mais cette harmonie doit être à chaque fois différente de toutes les autres dans la composition des matières, des formes, des lignes, des fragrances et des sensations sur la peau. Par moments, j’avais la sensation que cet ensemble était pris comme dans une grande grotte, c’est-à-dire qu’il y avait des parois autour, mais ces parois étaient non seulement arrondies, mais pulsaient imperceptiblement, dans un son dont les ondes venaient m’envelopper hors du spectre de mon écoute. Il est possible aussi que ces pulsations, qui étaient sans retenue, se trouvaient feutrées par les tentures qui me semblaient par instant recouvrir partout ces parois. Et lorsque je trouvais des fulgurances ou des raccourcis dans le trajet que j’explorais, je venais buter contre ces murs enveloppés. C’étaient des fourrures, des soies, des gazes, des velours surtout, avec des profondeurs, des replis et des couleurs qui m’auraient empêché de repartir, s’il y avait eu un libre choix ; il y avait des ourlets et des double-fonds dans des étoffes parfumées, dont je ne connais pas le nom, et les froissements voluptueux qui filtraient la fraîcheur du vent me semblaient parfois des mots. C’est de ces parois que les éclairages jouaient, plus vite que le soleil, ce qui me trahissait sur la vitesse de ma progression, comme si une armée de machinistes-illusionnistes, cherchait, uniquement, à rendre mon passage le plus doux et le plus harmonieux possible. Il me sembla que dans cette ingéniosité sans cesse renouvelée, un imperceptible quelque chose, au fond du laser azuré, eut comme un rire de gorge, étouffé et joyeux.

Toutes les formes que je voyais étaient arrondies, avec des courbes très variées, parfois si longues et douces que je les croyais longtemps droites, parfois en cercle, parfois en spirales se défaisant soudain en courbe audacieuse, parfois avec des concavités ou des convexités étonnantes, mais justes, toujours charmantes. Et lorsque je m’y attendais le moins, il y avait soudain un angle dur, une pique, une pointe de cristal, un carré. Mais là aussi, c’était une prodigalité juste, pleine de respect de la courbe reine, celle qu’avait pris le rayon bleu.

Je ne saurais décrire les parfums sans nombre qui m’assaillaient et m’enveloppaient, car comme la plupart de mes contemporains, j’ai l’odorat faible, et un vocabulaire encore très en-dessous des odeurs que je connais pourtant. Mais même les plus violentes d’entre elles me plaisaient, et leur agression était une séduction. Certaines de ces effluves m’enveloppaient, d’autres me perçaient, chacune me transposait dans un nouvel étage du laser azuré, et je confondais, comme si souvent par la suite, la puissance et la finesse de ces incitations sensorielles avec des systèmes de pensée, quoique je ne sois pas sûr, aujourd’hui, qu’il n’y ait pas là une véritable corrélation. Je crois cependant qu’il y avait deux parfums dominants. L’un était fort, grave, permanent, entêtant, exigeant, chantant, il avait l’arrondi d’une cuisse sur lequel on frappe le plat de la main et un goût succulent comme la viande rôtie d’un animal sauvage. L’autre était fin, frais, aristocratique, fugace, imperceptible mais enivrant, il pétillait très légèrement, il déclenchait les phrasés les plus chantés, des arabesques mentales qui nous font passer pour fou ou pédant, des idées qui permettent aux humains d’aller vers leur totalité ; vaste et discret, décliné en d’innombrables variantes, il se mariait singulièrement avec l’autre dans un cocktail à la fois chaud et frais.

Chaud et frais est une des énigmes constantes de cette grandiose traversée. A chaque moment, le chaud et le froid, ou plutôt le frais, étaient présents, ensemble. Je ne savais jamais la température. Alors que le chaud allait parfois jusqu’au torride qui étouffe, et que la fraîcheur plongeait dans la glace qui paralyse, l’ensemble était toujours chaud et frais, délicieux équilibre thermique qui permettait cependant, avec très peu d’attention, de dissocier les deux températures associées là encore dans d’innombrables variations. Il y avait toujours de la fraîcheur pour adoucir la chaleur, il y avait de la chaleur pour animer la fraîcheur. La constante de cette dualité si relative et arbitraire ne se démentait que lorsqu’on oubliait son délice, ce qui était la preuve assurée d’un autre.

Mais la vérité de ce monde me semble être l’air qu’on y respirait. C’était un air lourd, copieux, plus dense que tout autre air que j’ai respiré. Cet air était curieux, parce qu’il me paraissait rose pastel et il me semblait parfois que je le buvais, tant il était épais. Il y avait à la fois quelque chose d’apaisant, et quelque chose d’excitant. Parmi toutes les drogues que j’ai essayées, aucune n’approche même de loin la qualité de sa stimulation, autant pour les sens que pour la pensée. Et il est vrai, au sens de Rougemont et au sens Marmottan, que cet air était une drogue. L’accoutumance ne fait pas de doute. Je pourrais sans doute justifier cette accoutumance par sa spiritualité, mais quel drogué ne pourrait proposer la même substitution de sa substance fétiche ?

L’oxygène de cet air était exigeant et éreintant. Chaque inspiration était un profond plaisir, structuré dans un nuancier d’une opulence rare, mais c’était aussi un vrai effort, une demande au corps auquel le corps ne voulait pas se soustraire, une inhalation si pleine que mon organisme goulu ne pouvait pas le supporter facilement. Car cet air avait aussi eu un effet qui s’avéra moins vite, mais qui était un plaisir redoutable : il m’ôta la peau, il m’écorcha vif. C’était un plaisir, parce que le moindre souffle m’était tout de suite entièrement sensible, et quand il était animé d’un des parfums ou poussé par une étoffe légèrement soulevée de brise, c’était comme une longue plongée dans la félicité ; mais quand un pic de cristal, un angle un peu vif du rayon bleu heurtaient mon corps sans défense, c’était une souffrance démultipliée, et un long hurlement. Pourtant le plaisir, le goût incomparable, la noblesse de cet air ont rapidement fait que je convins que même dans la souffrance, que je ne recherche jamais, le charme de cet air était préférable que de ne pas souffrir en son absence. Cet air avait une autre particularité, que je découvris encore plus tard : il luisait. Dans le grand monde souterrain où j’étais, sa lueur était confondue avec celles des parois et du laser. Mais à la surface, quand cet air est absent, alors sa lueur qui s’estompe éclaire brièvement deux choses : le monde de la surface est en deux dimensions, alors que dans ces profondeurs il y en a trois ; et le monde de la surface est en noir et blanc, alors qu’il y a, au cinquième sous-sol, de la couleur.

J’ai voulu indiquer, vite, la sensorialité hypertrophiée de cet air. Mais son action principale était celle sur l’esprit. Il le stimulait dans le sens qu’il agrandissait et accélérait sans cesse ma réflexion, la poussant et la protégeant dans le monde inconnu que je découvrais avec un ravissement et un respect grandissant. Il lui imposait cependant une vitesse inusitée, à laquelle ma pauvre intelligence n’était pas préparée, et dont elle était incapable. Aussi, ma pensée, joyeuse, vivace, riche et pétillante comme le parfum alentour, courait le long des précipices sans les voir, et trébuchait souvent de son pas léger et mal assuré. Quant au contenu, malheureusement fort partiel, de cette immense et soudaine débauche de pensée, dont le laser azuré était l’élément et le concentré, l’exposé du détail en compose l’ensemble de cet ouvrage.
 

Le mouvement qui précède est celui de mon attirance vers Sophie, tel que je le ressentais. Mais Sophie n’était nullement passive, et non seulement elle me recevait avec cette grande civilité et cette sensibilité fine et jouissive dont elle était plus capable que personne, mais elle allait aussi vers moi. Voici comment je ressentais son mouvement en moi, traversant mon exploration en elle, les deux se confondant souvent, et se distanciant comme nos mains, lorsque le matin il fallait se lever, chacun d’un côté du lit.

Sophie d’abord était d’une beaucoup plus grande densité que moi. Ouvert comme je l’avais voulu, ma porosité avait beaucoup augmenté. Une des figures de cette rencontre c’est moi, éclaté en millions de grains de poussière maintenus ensemble par son magnétisme à elle, que je vois comme une vague de métal mat qui ondule sans céder de terrain. Là, mes grains de poussière bombardent la surface souple de cet acier qui ne cède pas, les absorbe et les réoriente, les organise et les reconstruit, les instruit, leur donne un sens. Dans la douceur de cette fermeté je trouve une unité que j’avais perdue, mais qui ne ressemble pas à celle que je connaissais.

Lorsque Sophie est entrée en moi, c’est avec simplicité mais assurance. Immédiatement, plusieurs rangées de compartiments, de murets, de recoins, de niches obscures, peut-être insalubres, ont volé en éclats sous ses instructions que je ne pouvais entendre. Car après la bataille décisive avait commencé une reconstruction dont je n’imaginais ni la durée ni l’ampleur. Mais l’envahisseur était invité, ses avis étaient toujours approuvés, non par quelque flagornerie de vaincu, mais parce que, émanant d’un goût tranquille et sûr, ils paraissaient toujours pertinents, charmants, à propos, savaient surprendre sans offenser, et installaient un monde dont je découvrais peu à peu dans le vacarme des chantiers et dans la fumée des explosions se dessiner l’harmonie, l’équilibre, et la succulence.

Il y avait, dans la manière de procéder, une ressemblance avec ce qui est arrivé aux villes chinoises à partir de la décennie suivante : complètement reconstruites, dans des vertiges audacieux et étonnants, mais à partir de la destruction, non de la conservation comme dans la croissance des villes occidentales entre 1850 et 1950, de l’ancien. Quelques vestiges épargnés – des temples, des pagodes, des pans de fortifications – furent rénovés et adaptés au niveau décor triomphal. Et on construisit même des quartiers pseudo-anciens entièrement nouveaux pour donner cette illusion de profondeur de champ. Au milieu des forêts de tours, homogènes dans l’âge, concurrentes en défis architecturaux, en dômes hardis, en jeux d’éclairage nocturnes, les bouts de nature étaient plus reposants par leur horizontalité que par la qualité de l’air ou la variété des paysages.

Mais mon intérieur n’était pas la Chine en ce que cette politique systématique avait, dans l’empire du Milieu, éradiqué la promiscuité entre les gens, le grouillement odorant des hutongs et les bruissements sauvages des shikumen presque cachés par des écrans de linge. La destruction construction qu’opérait Sophie était vivifiante, parfaitement harmonieuse, souvent logique, d’une grande élégance, menée avec une brutalité pleine de prévenance et ce goût délicieux qu’elle savait mettre quand, du doigt, elle pointait une vieille résistance qui explosait aussitôt.

Aussi, je la suivais comme un jeune interne le premier jour qui happe tout ce qu’il peut du grand professeur dans sa tournée des malades, prêt à soutenir le moindre caprice et le tumulte le plus radical dans cette réfection dont l’envergure ne cessait de m’éblouir, et dont l’inventivité me faisait jubiler. Le territoire qu’elle parcourait de son pas négligent était moins grand que ce que je découvrais en elle, mais plus grand que ce que je pensais avoir en moi, et cette seule circonstance charma ma vanité. Je ne comprenais pourtant rien, d’abord, à ce qu’elle faisait. Son trajet suivait des arrondis curieux, mais invitants, qui me semblaient pourtant sans logique. Elle désignait parfois à la destruction des murets à peine commencés, d’importance seulement décorative, et d’autres fois de véritables murs porteurs dont les effondrements sourds me faisaient frémir de terreur.

Pourquoi ma confiance dans un pareil guide restait entièrement intact, je n’en sais rien, mais il est certain que toutes mes peurs, qui étaient grandes, ne se sont jamais démenties. Je formulai ainsi un des premiers principes de cette architecture : il faut avoir peur, et il faut vaincre la peur. Sophie, en effet, attaquait, comme si elle ne le savait pas, parfois même les défenses du cœur, de la tendresse, et elle riait des sombres menaces de la sauvagerie que je contenais avec peine. Elle frôlait en souriant, et en les regardant pleinement, comme si ce n’était là que des cendres à déblayer des hontes et des culpabilités, enfouies depuis l’enfance, ou refoulées avec peine bien plus tard. Elle égratignait des fiertés de son ongle de sang, elle embrassait des ridicules comme des sœurs. Elle caressait la tête de monstres dressés pour mordre, sans même les regarder, et elle jetait, en soupirant d’aise, dans la première décharge qui s’offrait à elle des ouvrages d’honneur, de vérité, d’intelligence, qui m’avaient coûté tant de peine. Mais toujours admiratif de son jugement si juste, alors qu’il paraissait si arbitraire, je murmurai seulement de quelques défenses qu’elle laissait intactes, comme par négligence, et que je croyais qu’elle allait maintenant m’aider à détruire ; mais même dans ce qu’elle épargnait, je ne la contestais pas, car on ne conteste pas la splendeur quand elle se déploie en vous. Et elle commettait tous ces excès, au milieu d’une foule d’autres décisions, sensorielles, magiques, architecturales avec sa majesté généreuse et douce, haute mais sans être hautaine, de souveraine naturelle, c’est-à-dire qui a acquis sa couronne par la supériorité de son être. Il n’y avait dans sa tyrannie non seulement tolérée mais secondée par ma volonté aucun orgueil blessant, aucune injustice, aucun abus. Belle, souple et dense, elle dressait un royaume que je découvrais, émerveillé et jubilant. Le laurier suprême était qu’elle venait parfois se reposer dans ces décombres qu’elle feignait d’ignorer : alanguie ou ironique, elle venait se coucher en moi comme si j’étais une paillasse passable, et c’était le plus grand des honneurs de la terre.

Même si, dès la bataille décisive, par flashs qui n’arrivaient pas jusqu’à ma conscience, je connus, puis reconnus, le plan de l’architecte, il me fallut des années pour pouvoir m’en former, pas même un dessin, mais une idée. Le monde qu’elle créait en moi était celui que je découvrais en elle, ou plus exactement, un raccourci, ou une extension, ou une création nouvelle dans le cadre rénové de quelques rares qualités qu’elle me laissait. Comme ce territoire, en effet, était en moi, le sous-sol, le cadre et quelques vestiges devaient ou pouvaient y être intégrés. Je retrouvais donc, en moi, s’élaborer peu à peu, au rythme fastidieux des démolitions, les vastes élans arrondis, les courtes arabesques enchanteresses, les paysages étagés, les parois pulsantes, les abondances d’étoffes, le miracle thermique de la cohabitation du chaud et du froid, le son mat du tambour, les éclairages indirects et les fulgurances lumineuses, les compositions de couleur, le jeu inépuisable des fragrances seigneuriales et sensuelles, la richesse goûteuse de l’air et ses stimulations sur mon imagination, ma capacité d’analyse et de vision, les reflets impérieux et pleins de mystères, de renversements, du grand laser azuré. Mais il y avait ici de grandes demeures écrues, certaines verticales, d’autres plus horizontales, à fenêtres sans tain, à promenades sous des colonnes, à tonnelles animées de débattants invisibles. Des carrés, des prés, de mon ancienne organisation, ouvraient des continuités, comme les carrelages et les colonnes des premiers tableaux italiens du quattrocento qui ont joué de la découverte de la perspective.

La lente promenade de Sophie n’était pas la paresse indolente des princes, mais au contraire, c’était une activité de bâtisseur à chaque instant et à tout moment, si bien que c’était une lenteur en trompe-l’œil. J’avais peine à la suivre, quand chacun de ces regards valait dix décisions, et la moindre avancée de son genou découvrait en moi une cachette que j’avais même si bien cachée à moi-même que je ne savais pas son existence. Apparemment flegmatique, amusée, détachée, Sophie était alerte, vive, extrêmement concentrée, et elle menait son œuvre en jouant de modes de pensée si complexes et nombreux, mais dans une harmonie si exaltante, que moi, qui découvrait de telles possibilités chez un être humain, n’avait pas le temps de les considérer avec toute l’attention qu’ils méritaient, d’autant que j’étais le terrain de cette traversée qu’on peut appeler un débroussaillage. Si bien que l’idée générale m’échappa longtemps. Je manquais cruellement de la capacité de situer toute cette douce pénétration en moi. Je démens ici formellement le présupposé kantien de l’espace et du temps, et si j’essaye de relier cette expérience dans ces a priori, c’est plus en me servant d’eux comme jeux, et parce qu’ils sont des indicateurs de l’éventail de modes de pensée que nous procure la langue avec laquelle j’essaye maintenant de restituer un des reflets de l’événement. On peut tout dire, sans doute, ne veut pas dire que chaque chose vécue peut être exprimée par les mots, mais que tout ce qui peut être exprimé par les mots ne saurait rencontrer d’interdit. La description de l’univers de Sophie en moi en témoigne : je ne saurais écrire qu’une facette de cette expérience ; mais cette facette, je me dois de la restituer, non seulement dans son descriptif complet, mais aussi dans son ensemble.

Il me fallut des années pour dire que le plan de l’architecture était une sphère, ce qui est encore inexact, mais qui s’en rapproche autant par le sens figuré que par le sens propre, quand on pense aux parois externes qui étaient arrondies. J’avoue que jamais, pourtant, l’ensemble de ce que j’appelle la sphère ne m’est apparu en entier, sauf sous la forme de l’abstraction pour les besoins de la démonstration. Il me fallut plusieurs autres années pour établir que cette sphère était en moi, en moi seul, et non en Sophie, et que cette sphère n’était pas tout moi, même si elle a toujours traversé tout moi, au gré de ses dangereuses oscillations. Cette sphère était dessinée par Sophie, mais tout ce qui en fait la construction interne, la décoration externe est de moi : elle est le maître d’œuvre, je suis l’ouvrier et le garde. Elle en a fait l’essentiel mais si on compare le temps passé, le sien est négligeable par rapport à celui que j’y ai consacré, dans les amples et laborieuses finitions que je n’ai jamais réussi à achever, et que je recommence sans cesse. Elle a donné la structure, le contenu, le sens, la dimension, et j’ai tenté de m’approprier ce chef-d’œuvre, avec les moyens très inférieurs qui sont les miens, avec les biais très partiaux qui sont mon interprétation, avec la maladresse terrifiante et l’empressement exagéré que j’avais dans cette désacralisation du sacré.
 

Cette rapide esquisse topographique mérite quelques réflexions. Tout d’abord, j’ai connu Sophie d’une manière qui est très rare pour connaître des gens : le laser azuré m’a aspiré en elle par une surface plus fine qu’un pore. Le cinquième sous-sol ne s’atteint pas par un escalier intérieur qui partirait de la surface, mais par cette très étroite entrée, presque sans étendue, et en tout cas, sans visibilité en surface. L’étage trivial, celui de la vie en commun, représente plus de quatre-vingt-dix pour cent de la surface, le reste à un pour cent, ou une fraction de pour cent près, qui est l’air libre de la transcendance, du talent, de la noblesse ordinaire, revenant au premier sous-sol. Aussi, la surface et le premier sous-sol de Sophie, même s’ils avaient des répercussions qui pouvaient être extraordinairement douloureuses ou heureuses sur le cinquième sous-sol, restaient pour moi parfaitement contingentes. C’est le royaume du laser azuré qui fondamentalement m’importait et m’importe encore.

J’ai toujours trouvé unique la profondeur de Sophie. En poursuivant le laser azuré, jamais je n’en ai aperçu qu’une continuité qui se prolongeait et qui se déployait, avec faste. Dans les nombreuses tentatives théoriques tout autant impératives que vaines, que provoque un pareil phénomène, je n’ai pas réussi à établir l’origine de cet océan de sensations d’abord, mais d’imagination et de renversements dialectiques, dans les étages successifs de ses perspectives, dans la capacité si singulière – que mon esquisse espère faire ressortir – de changements de modes de pensées si achevés que de l’un on oublie les autres, comme dans cette théorie des univers parallèles qui s’ignorent nécessairement. J’ai conclu d’une telle capacité que je ne m’étais pas encore aventuré assez profond, et que Sophie, dans le labyrinthe lancinant de ses jeux avait réussi à épuiser ma capacité bien avant d’arriver au terme de la sienne.

Une telle capacité est ce que j’appelle le génie. Au fond de tout ce qui peut être communiqué, au-delà de toutes les pratiques d’échange, il reste encore, à l’individu une capacité de création. C’est, je crois, la particularité de l’individu humain, d’être capable de trouver, au fond de la pensée, quand aucun autre humain, aucune pensée commune, ne peut suivre, le gisement et la force de l’extraire. J’ai souvent envié cette capacité que je n’ai pas par la métaphore du feu : je sais entretenir un feu, et je me flatte même de savoir, à partir d’une étincelle parfois, révéler les flammes ; mais Sophie était capable de faire le feu à partir de rien qui y ressemble. Ses réserves et son étendue me paraissaient si vastes et si fécondes, qu’elle pouvait y puiser, de sa grâce et de son art, tout ce que les autres humains peuvent admirer.

Elle avait incontestablement cette capacité de création, mais je ne sache pas qu’elle ait jamais rien créé. Son champ d’or est resté en jachère. Je suis indécis aussi sur ce constat. Car d’un côté je serais bien en contradiction avec mes propres convictions si je voulais que la beauté et le génie doivent être exploités ; mais de l’autre, je ne suis pas non plus sourd à la maxime qui prétend que quiconque a du génie est tenu d’en faire usage : peut-on en effet parler de génie pour quelqu’un qui n’en a pas fourni d’échantillon ? A cela, sans plus prétendre à convaincre, je réponds en homme dévoué à sa cause : ce que Sophie a fait de moi, la sphère que j’ai commencé à décrire, n’est peut-être pas une preuve de génie, mais en tout cas de la présence de ce génie. Je ne suis que le scribe, mais je ne le serais même pas si j’étais parvenu au fond noir de son rayon bleu.

Je sais bien que le génie de Sophie est resté à l’état d’hypothèse dans le monde, et que je suis peu crédible, tant ma partialité est flagrante, quand je lui attribue cette qualité élitaire, et rare. Mais si l’on est en droit de se demander comment quelqu’un qui est aussi dépourvu de génie que moi pourrait l’attribuer, je voudrais cependant rappeler que je m’appuie, dans cette affirmation, sur d’autres capacités. J’ai, par exemple, cherché toute ma vie l’équivalent de l’immense profondeur que le laser azuré m’a permis d’entrevoir. Cette recherche a toujours échoué, en tout cas parmi les contemporains que j’ai fréquentés. Dans les livres, les traces du génie, défini comme je l’ai fait, sont présentes, mais peu sûres : Alexandre le Grand et Shakespeare me paraissent avoir puisé à des sources connues d’eux seuls, et qu’eux seuls pouvaient atteindre. Ce sont là deux exemples que je fournis de mauvaise grâce, parce que, en cette matière capitale, je ne suis sûr de rien. Des exemples moins convenus seraient aussi beaucoup plus longs et périlleux à expliquer. Et les traces pratiques du génie sont souvent recouvertes et dissimulées par les tempêtes d’aliénation qu’ils ont provoquées, mais aussi celles qu’ils ont essuyées.

J’ai aussi voulu mesurer cette capacité de Sophie à d’autres régulateurs. Ainsi est-il possible que chaque être humain soit doté d’une telle profondeur et que seul le regard de l’autre est en mesure de la révéler. De sorte que quelqu’un qui m’admire pourrait même en moi découvrir ou suspecter, à de nombreux signes, un prodigieux trésor. Le génie alors serait une sorte de réserve fondamentale, mais absolument partagée, qui nous différencie véritablement et qui ne s’extériorise que sous des conditions particulières. J’ai aussi peu d’arguments pour affirmer que pour nier cette thèse. Mon expérience me permet seulement de confirmer que je n’ai entrevu qu’une seule fois une telle grandeur que j’ai pourtant cherchée partout, et en particulier en moi. Je crois que les conditions de cette découverte ont été extraordinaires, mais pas au point qu’il soit impossible de les reproduire. J’en conclus pour moi et sans certitude, que ce n’est pas des conditions qu’a dépendu la capacité que j’ai entrevue chez Sophie, mais que ces conditions ont seulement été indispensables à leur révélation. Quant à l’ubiquité de cette capacité, elle reste possible, mais là encore, en connaissant les conditions de sa révélation, je trouve qu’elle aurait dû m’apparaître chez d’autres humains aussi, ce qui pour l’instant manque d’être le cas.
 

La sphère est un objet singulier. D’abord, pour qu’une sphère se forme, elle doit se former en l’un des deux protagonistes. Malgré la littérature amoureuse, qui préconise quelques réciprocités parfaites, je ne connais pas d’exemple où deux sphères, symétriques et harmonieuses, se soient formées. En suivant ma topologie, la sphère ne peut pas se former en surface, mais il me semble qu’elle doit prendre forme au premier sous-sol au moins.

Chaque contact avec un autre humain laisse des traces qui ressemblent à ce qu’est une telle sphère. Mais l’écrasante majorité de ces contacts laissent une trace fugitive, puis disparaît, et toutes les traces s’effacent : laisse faire le temps, dit à ce propos, le dicton populaire. Certains de ces chocs creusent plus profond : ils conditionnent et participent alors de réflexions, d’enchaînements de sensations, de décisions parfois. La sphère, telle que je la connais, s’enracine. Elle devient fondatrice. Elle éradique du fondement, et se substitue à des constructions plus anciennes, mais moins vivaces. C’est pourquoi la sphère a besoin d’une certaine profondeur.

S’il n’y a, entre deux humains, qu’une sphère à la fois, elle oscille entre les deux. Mais le centre de gravité est en l’un des deux, et là encore je ne connais pas d’exemple d’un partage équilibré. Le fait que l’un des deux soit le porteur principal de la sphère n’exclut pas l’effet qu’elle a sur l’autre. Cette construction, spirituelle, est comme une pensée commune, inégalement distribuée, et dont les effets peuvent être considérables, mais semblent absolument ignorés, ou inconnus. La plupart des couples tente d’ailleurs de matérialiser ce tiers spirituel qui s’est formé entre eux, c’est la procréation. Il est remarquable que la procréation est une forme d’expulsion ou de cristallisation comme dirait Stendhal du grave problème de cette encombrante pensée commune et pourtant autre qui s’est glissée en nous. Comme nous ne savons pas ce qu’est le phénomène de la sphère, faire des enfants est essentiellement une façon d’avorter le phénomène, effectivement embarrassant. C’est la raison principale pour laquelle, aujourd’hui, enfanter alors qu’on peut l’éviter, est un renoncement, une abdication, une résignation : il s’agit d’expulser le problème fondamental de l’autre en soi, non plus de le comprendre, de le résoudre. Procréer, c’est former un nouveau porteur du problème, en niant le problème.

La métaphore de la sphère a l’avantage d’expliquer de nombreux malentendus entre amants. Tout d’abord, on a tendance à prendre la sphère pour l’autre. Or, la sphère est une représentation de l’autre, travaillée par notre observation. J’ai longtemps pris, moi aussi, notre sphère pour Sophie ; et Sophie a longtemps eu raison de penser que je ne la voyais pas, elle, mais que je voyais d’elle une image que je m’étais créée ; la réciproque, même si l’intensité est moins grande, est d’ailleurs vraie : Sophie aussi voyait notre sphère, et croyait me voir. Mais la sphère a pris si rapidement une place si considérable entre nous, qu’elle nous a véritablement, et peut-être heureusement, privés chacun de l’autre. Par rapport à la vue, il faut imaginer une sphère à la fois transparente et déformante. Ainsi, la sphère transmet l’image de l’autre, mais le masque, et parfois si complètement qu’un de Rougemont pouvait s’étonner à juste titre que les amants ne parlent jamais de l’être aimé mais toujours d’eux-mêmes. C’était là aussi une exagération, mais son fond de vérité est que lorsque nous prenons l’autre pour la sphère, nous prenons aussi pour l’autre la part de nous-mêmes que nous renvoie la fonction miroir de la sphère. Ainsi, alors que nous avons l’impression de parler de l’autre, nous parlons principalement de nous, et l’autre même ne se reconnaît pas dans le discours que nous tenons sur lui. Notre incapacité à reconnaître une autonomie à la sphère comme la complexe médiation de la rencontre est cause d’innombrables incompréhensions et disputes dans des rapports aussi fortement fondés.

Plus la sphère est profondément ancrée, plus cette médiation a d’étranges capacités : d’abord, parce que c’est un corps nouveau, étranger, auquel on pense sans arrêt, elle occupe le centre de l’attention, et participe à tous les choix de la vie ; ensuite, parce qu’elle est sans cesse présente, obsessionnelle, elle tend à se substituer à l’autre dans des domaines de plus en plus étendus ; enfin, son arrachement, son effacement, son éradication deviennent de plus en plus improbables.

Non seulement j’ai pris fort longtemps à distinguer la sphère de Sophie de Sophie elle-même, mais je suis d’ailleurs toujours resté incapable d’abstraire et de scinder la partie que j’apportais moi-même à la sphère, de la partie que Sophie y avait mise. La prise de conscience de ce phénomène ne m’est venue que très progressivement, et je crois l’un des premiers signes a été la différence fondamentale de son monde lorsqu’elle était absente et présente. En son absence, la sphère s’enfumait lentement de mes méditations et ralentissait ses révolutions ; quand Sophie était là, tout s’éclairait, s’ouvrait, s’agrandissait, grands coups de vent, d’air, de pensée, coups de pieds bien vus dans mes constructions solitaires, sens donné au mouvement de l’ensemble, pétulance, action commune, éclats. Puis, avec une nouvelle absence, tout retombait imperceptiblement comme un bouquet qui fane. Mais ce bouquet pourtant ne meurt jamais.

Par la suite, une autre métaphore, qui contient les traits principaux de la façon dont j’ai vécu la sphère – mais qui comme toutes les métaphores a aussi des limites fâcheuses – décrira mieux comment j’ai réalisé le partage entre ce monde commun entre Sophie et moi, et elle. J’étais la planète Terre et notre sphère était une colonie formée par une race supérieure d’extraterrestres venus explorer notre planète. Les Sophiens avaient préparé leur venue, et les Terriens étaient prêts à les accueillir, non sans joie, et à les aider dans leur installation. Ils ont d’abord délimité un territoire, puis tracé leurs paysages aux courbes altières dans une grande bulle aux parois si douces et si agréables qu’il fallait retenir les Terriens de s’y coller sans arrêt, de s’y répandre. Ils construisirent châteaux et parcs, et l’air qu’ils injectèrent dans cette sphère était une source inépuisable de bienfaits et d’élévation. Mais les temps changèrent. Plus tard, il y eut une guerre entre la Terre et la lointaine planète des colonisateurs. Cette dernière rompit avec la Terre. La colonie, cependant, resta. Jamais, sur Terre, on ne la traita en ennemie. Au contraire, la Terre était fière d’avoir un tel lieu, qui resta protégé, une telle marque, qui témoigna de sa grandeur. Les colons, eux, se firent tristes et absents. On les voyait peu. Ils ne se manifestaient que pour influer sur la politique planétaire. Oubliés et abandonnés par leur planète d’origine, ils devinrent comme des fantômes assoiffés de leur source originaire. Toute la sphère était alanguie mais ne mourait pas, et rêvait seulement de pouvoir à nouveau s’alimenter en air riche de la planète d’origine, de pouvoir à nouveau tracer et découvrir les grandes courbes de l’avenir, les joyeux arrondis des mille jeux que cet ingénieux peuple inventait à chaque seconde, le chaud et le frais des nouvelles étoffes aux froufrous chatouillant les cœurs et le bleu de laser, dont les multiples déploiements indiquent à l’intelligence la véritable origine de l’espèce inférieure qui entretient les parois extérieures de la sphère, en la décorant à outrance d’une serviabilité spontanée que ne dément pas même un goût très discutable.

     
             
             
             
             
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