l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Sophie

    1982 - Trois mois

             
             
             
             
             
      I Printemps 1982      
             
             
             
             
             
             
             
             
      4. Bataille décisive
 

J’avais rendez-vous chez elle à dix-neuf heures. Tendu comme un arc, heureux comme un enfant, j’arrivai avec cinq minutes de retard. Je resonne, personne. Je l’ai rencontrée en dévalant l’escalier, pensivement. Sa première remarque me déplut : « Tu m’attends depuis longtemps », affirma-t-elle. « Mais non, je viens d’arriver ! » J’étais irrité qu’elle vienne en retard, et qu’elle me suppose une patience d’amoureux transi, ce qui n’avait pas été le cas. Mais elle effaçait déjà la confrontation par la simplicité charmante de sa politesse, en s’excusant de m’avoir fait patienter. Je lui proposai d’aller dîner. Elle accepta joyeusement. Elle m’emmena dans un restaurant à cinquante mètres de chez elle, au fond de l’impasse Berthaud, un endroit calme, clair et garni de personnes connaissant bien le quartier, cadres et petites professions de la culture. Tous les hommes la regardaient, et toutes les femmes aussi, le regard des hommes la quittait brièvement pour se poser sur moi et revenir aussitôt sur elle, le regard des femmes la quittait brièvement pour se poser sur leurs hommes et revenir aussitôt sur elle. A ce moment-là, l’Ivanhoé modernisant qui soupirait en moi se sentit le courage et la nécessité de la défendre contre toutes les femmes du monde, et un bref coup d’œil circulaire m’apprit que la tâche nécessiterait également de la stratégie. J’eus la sensation fugitive d’un piège. Je lui avouai que je n’avais pas un sou en poche, ce qui n’était vrai que littéralement, puisque je disposai également d’un chéquier insuffisamment approvisionné. Indifférente, car habituée, à l’effet qu’elle produisait, elle rit, et me dévisagea avec malice, comme si ma remarque n’était qu’une variété d’épices qu’elle aurait cru ce lieu incapable de lui offrir. Elle était très enjouée. Et je me flatte que toute cette soirée son attention n’était que pour moi.

Notre contraste vestimentaire devait être au moins comique. Les deux premiers prositus que j’avais fréquentés, quelques années auparavant, avaient mené un débat, sans s’être jamais vus ni connus, qui avait déterminé mon attitude sur ce point complexe. A Alain, j’apportais les arguments de Jean-Mars, à Jean-Mars, j’apportais les réponses d’Alain. Je trouvais toujours que le dernier des deux qui avait raison, et je testais cette conviction neuve auprès de l’autre qui la réfutais. Ni l’un ni l’autre n’ont su qu’ils dialoguaient ainsi par moi interposé, ni que moi, je n’avais pas d’avis propre, mais je jugeais, non ces deux-là, mais leurs arguments. Jean-Mars soutenait que l’apparence était un élément de subversion important, parce qu’il pouvait choquer le bourgeois et provoquer des scandales ; il pouvait séduire aussi. Jean-Mars abordait les gens dans la rue pour leur dire qu’ils étaient beaux. Etre voyant était une forme d’engagement, d’ouverture, et aussi une signature en épigraphe, un acte d’honnêteté intellectuelle qui se présentait sous la forme du jeu. Jean-Mars, toujours maquillé avec fantaisie et goût, était grand, fin, taciturne et énigmatique, attirant, beau lui-même. Alain était très laid, roux et voûté, aux traits irréguliers, grand aussi, mais sa laideur lui donnait un charme flamboyant, qui introduisait une vaste intelligence, comme un petit portail déglingué, mais enroulé d’un feuillage rare qui donne envie de découvrir le vaste jardin qu’il retranche. Alain défendait le principe que l’apparence était inessentielle, que chacun d’entre nous apparaissait, non selon l’importance qu’il accordait à sa mise, mais selon son caractère ou sa pensée, et que le jeu de l’apparence n’était qu’un dérivatif futile, voire infantile, la mode par exemple, montrant comment alors le jeu s’inversait en tyrannie bornée, justement par sa différenciation infinie. J’avais été plus sensible à la critique du spectaculaire qu’avait dénoncé Alain, qu’à l’éloge du scandale que soutenait Jean-Mars. J’avais donc troqué mon accoutrement scandaleux, maquillage, bijoux, couleurs voyantes, contre un jean rarement lavé, une chemise qui devait en sortir, probablement bleue unie et dont il ne valait mieux ne pas examiner le col, une veste de velours noire élimée aux coudes, attaquée aux revers et aux manches, pas de chaussettes ni de dessous, et une paire de tennis dont le blanc devait avoir été la couleur initiale, puisque ça ne pouvait être ni noir, ni bleu, ni gris. Mes poches étaient forcément défoncées et trouées, ce qui me faisait accompagner cette tenue confortable et insouciante d’un sac en laine en bandoulière, qui depuis caractérise ceux qu’on commençait seulement à appeler les « babas », sac qui n’était pas encore, en 1982, banni des rues de Paris par l’impitoyable police des apparences qui y règne depuis bien avant que Stendhal ne s’en plaigne, non sans une inconsciente hypocrisie, jusques entre les plus démunis. Comme j’ignorai à quoi pouvait servir un peigne, que je me rasai peu et mal (je n’ai jamais appris à utiliser d’autre rasoir qu’électrique, et je n’ai plus payé de coiffeur depuis 1971), j’étais hirsute avec dédain et nonchalance. Cette supériorité que j’affichai sur la pauvreté apparente de ma mise faisait d’ailleurs souvent l’effet du plus coquet des ornements. Mais il est juste de dire que, depuis que j’avais conformé mes habitudes en matières vestimentaire et hygiénique aux conclusions du débat Jean-Mars/Alain, j’y pensais fort peu, et en tout cas j’y passai un temps ridiculement court par rapport à la moyenne des salariés de notre époque dont si souvent la saleté est l’obsession, chez eux et chez les autres, sous forme de compétition à l’élégance, qui trahit la honteuse limite de leurs portefeuilles étriqués, de leurs imaginations étouffées, leur misère. Et comme je m’en portais fort bien, avec une tranquille bonne conscience, et qu’on se rendait beaucoup moins compte que j’avais négligé de me laver depuis trois semaines qu’un oubli analogue pendant vingt-quatre heures chez un employé de bureau qui se sent mal d’un tel manquement et dont le malaise et la culpabilité trahissent le manque de soin qu’il hypertrophie seulement, j’avais peu à soutenir cette indifférence par les boulets de la théorie, que j’énonçais sous forme de slogans comme « la saleté est mon luxe ».

Sophie, tout au contraire, paraissait ce jour-là le comble inverse. Je ne me souviens plus de l’agencement de son ensemble, dont les drapés me paraissaient très compliqués, et où j’avais la nette impression qu’étaient étagés et ménagés une foule d’effets construits, plus ou moins apparents, étonnant labyrinthe d’impressions, brillants et évanescents dans des replis argentés ou dorés, car l’un ou l’autre était la couleur du vêtement. Elle me paraissait maquillée avec astuce et discernement. J’ai à la fois le souvenir qu’elle était en tenue de soirée, et qu’elle portait un vêtement original et excentrique, mais confortable et décontracté. Des talons hauts jusqu’aux boucles d’oreilles, le tout était légèrement tapageur, mais paraissait procéder de sa bonne humeur actuelle, comme une décoration facile, dont on aimerait bien entendre dire du mal pour se moquer sans méchanceté de quelqu’un qui a aussi peu d’esprit, de goût, pour n’avoir pas l’indulgence d’un aussi frivole caprice. A la dérobée, j’admirai sincèrement cette composition. Tout y était si contraire à la mienne, et pourtant, elle choquait au moins autant le conventionnalisme ambiant, fait de gris et de mesure, mais il n’y avait ni vulgarité ni indécence, deux défauts de mise dont Sophie a été, tant que je l’ai connue, parfaitement exempte. Mais ce qu’il y avait de choquant dans cette tenue, on ne pouvait pas le nommer ni le déceler, et je suis certain qu’elle ne désirait rien d’autre que de choquer, légèrement, sans excès, quelques imbéciles incapables de dire en quoi. Non seulement la supériorité de la jeunesse et de la beauté la mettait au-dessus de la critique, mais elle s’était forgée une assurance de grande dame par le plaisir qu’elle avait de plaire, et par le dédain qu’elle savait mettre dans ses répliques, qui pouvaient à la fois répondre, parler d’autre chose, indiquer un sens caché et emporter le tout en riant. Un jour pourtant, elle me demanda avec un soupçon de curiosité, qu’elle savait inverser en mystère en le couvrant de timidité voilée, ce que je pensais de sa façon de s’habiller. Je n’étais pas sensible à l’apparent détachement qu’elle voulut donner à cette question, dont elle n’ignorait pas que je la professais anodine ; mais que je savais bien n’être pas du tout anodine pour elle. Je réfléchis donc longuement à la façon de lever mon embarras, jouissant du silence de son attente respectueuse, pris entre sa coquetterie qui allait jusqu’à un certain oubli de la mesure, et l’indiscutable évidence, que même à cette extrémité agaçante, cette coquetterie produisait sur moi tout l’effet qu’elle pouvait désirer, de l’attrait qu’elle savait donner au kitsch même jusqu’aux imperceptibles saillies de son ironie princière. Je lui répondis donc ce qui était à l’excès impasse Berthaud : tout ce qu’elle mettait allait très bien ensemble, alliait finesse et fulgurance, dissonances voulues et accords parfaits, élégance et anticonformisme, des promesses, mais des promesses qui grimpaient dans l’inaccessible, de la douceur et de la fermeté, de la mode et de la rue, du coulé, du facile et du compliqué ; mais j’achevai le compliment en le démentant : le tout n’allait pas avec elle. Elle n’avait besoin d’aucun parfum, le sien propre dégradant en odeurs les plus subtils du marché. La couleur brillante de son ensemble affaiblissait le beau mat de sa peau. Pour moi, qui n’étais attiré que par le profond murmure du poème permanent de sa présence, c’était comme si un système d’amplification qui chuinte quelque guillerette et amusante musette recouvrait complètement un trésor de sa pacotille électronique. Les procédés et artifices par lesquels elle captait toutes les attentions me paraissaient une trahison de ce foyer intérieur si rare et si beau, dont la luminosité et la chaleur, quoique indirectes, souffraient de cette sorte de néon, qu’elle étageait savamment, comme pour détourner les regards, comme pour attirer en priorité ceux qui ne pouvaient pas voir. Mais je ne savais pas encore à quel ensemble de doutes cet affichage aussi talentueux qu’hâtif permettait de respirer. Et les regards caricaturalement médusés qui l’avalaient, augmentés du respect qu’elle forçait, me paraissaient probablement en mon for intérieur beaucoup plus rassurants que si, vêtue avec la plus grande simplicité et discrétion, ils eussent découverts à chaque caresse une nouvelle preuve qu’elle était jolie, qu’elle était spirituelle, une envie décuplée de l’approcher au-delà du regard. Car alors, au lieu d’avoir à combattre la méchanceté que je croyais voir assombrir les prunelles de leurs femmes, c’est de ces hommes dont j’aurais eu à combattre l’ardeur, combat d’autant plus difficile que cette ardeur, je la vivais indéniablement, comme ma propriété sans partage.

Le son de sa voix tintait clairement, mais elle avait trop le sens des nuances pour que sa gaieté un peu rêveuse ne s’entende au-delà d’où elle désirait, qui était à ce moment-là notre table. Elle avait en effet commencé à me raconter ce qui lui était arrivé depuis la veille. Elle était venue rendre visite à quelqu’un sur le tournage d’un film. Là, elle avait rencontré quelqu’un d’autre qui lui avait proposé qu’elle l’accompagne dans son avion privé sur la côte normande, peut-être à Trouville. De là, elle rallie Deauville. Elle a une soudaine envie de fruits de mer. Elle s’installe donc au restaurant du Royal ou du Normandy, s’abandonnant entièrement à sa gourmandise, et oubliant qu’elle n’avait pas l’ombre des moyens de l’acquitter. C’est alors qu’une bouteille de champagne, qu’elle n’a pas commandée, lui est servie. Le payeur, propriétaire de chevaux de course, fort courtois, un quinquagénaire grisonnant, obtient sa permission de trinquer avec elle. La fatigue, la chaleur du repas, augmentées de cette griserie, lui font perdre connaissance. Elle se réveille le lendemain, dans un lit du même hôtel, ne se souvenant plus comment elle y est entrée, un énorme bouquet de fleurs sur la table de chevet. Tout est payé. Elle sort, va à la plage. Là, le sourire rougissant d’un beau jeune homme lui fait passer la matinée avec ce garçon timide et empressé. Elle lui dit pour s’amuser qu’elle est marchande de fleurs. Lui est peut être facteur, ou bien cheminot. En tout cas, il habite ici et il est pauvre. Il s’excuse enfin de devoir partir, mais non sans formuler l’espoir de la revoir l’après-midi. Sur la promenade elle le rencontre alors que, encore plus embarrassé, encore plus beau, encore plus rosissant, il prend le frais avec une jeune godiche qu’il présente à Sophie comme sa fiancée. Mais celle-ci, après quelques pas, entre dans une violente colère, et le gifle. Laissant à leurs malheurs la jalouse et le soupirant, mon héroïne décide de rentrer à Paris en stop (rien ne me laisse supposer que c’est parce que nous avions rendez-vous). Après deux ou trois lifts brefs, une grande limousine s’arrête. C’est le marchand de chevaux. Voilà, il vient de la déposer pour ainsi dire dans mes bras.

Sauf pour la commande, je n’avais pas dit un mot pendant tout son récit. C’était une mélodie atrocement enjôleuse, facile à retenir, exécutée sans accroc. Les parties de la petite fable s’emboîtaient en des proportions si bien construites, si légères et pourtant si pleines de sens caché, que j’applaudis intérieurement à la spontanéité du ruisseau. Le rythme alerte de l’aventure s’écoulait sans à-coups brusques, en fondus enchaînés, à travers des variations d’ambiance présentées avec une animation et une netteté dont la discrétion le disputait à un enchanteur allant. Cet air, simple pourtant, recelait de multiples petits signes, autant d’instruments, que ce soit dans les aigus ou dans les graves, si bien qu’il semblait que c’était un grand orchestre, mais fort bien rodé, qui exécutait là la plus primesautière des ballades.

Si j’avais eu alors le discernement plus calme que m’a imposé depuis la férocité du temps, si je n’avais pas été si tendu et si furieux contre moi-même, j’aurais probablement pu analyser cette narration qui m’est restée si entièrement en mémoire, sans pour autant applaudir de la mine ravie qui donne si souvent raison aux imbéciles. J’y aurais compris différentes questions, et par-dessus tout celles que j’aurais voulu entendre, et dont la subtile mélopée avait en vain percé le fortin de mes craintes. Il y avait d’abord une tentative de séduction, qui s’exerçait avec prudence mais talent, avec esprit et doigté. Car cette historiette, oscillant entre une pudique hardiesse et une crâne retenue, racontait à la fois la liberté ordinaire et la disponibilité actuelle de cette Shéhérazade d’un instant. Alors que nous étions dans un restaurant, elle signalait son goût occasionnel pour les restaurants ; l’homme mûr et riche voit son argent pardonné, s’il sait s’approcher avec délicatesse ; le pauvre et beau n’est pas éconduit, il a droit au contraire à des égards supérieurs encore ; mais la timidité doit être vaincue ; mais les scènes de dispute, de jalousie, déchirent le charme léger ; et, après cette ombre passagère, la maturité et la courtoisie sont une protection bien accueillie. Je suis un prologue et tout est ouvert disait ce rêve, je suis disponible mais il faut me conquérir, mais ma liberté transcende les séductions, il faut la respecter avec sincérité, et encore : es-tu d’accord avec le la que donne mon diapason ? Est-ce que tu veux t’engager sur ce jeu, fait de légèreté et de possible ?

Lentement, le long du déroulement de cette badinerie, la colère était montée en moi. A la fin, j’étais outré. J’avais de la vérité une conception rectiligne, davantage construite sur la rigueur que sur le discernement, sur la logique et non sur l’agrément. J’avais un parti-pris bourru, devenu automatique, contre les sous-entendus, et je méprisais les symboles avec au moins autant de fatuité que je méprisais les symbolistes avec raison. Par conséquent, la fable que j’entendais était un mélange dont la première conclusion était l’impossibilité d’en déterminer la part de vérité. Si j’étais furieux, c’est que je m’étais laissé entraîner comme hypnotisé dans chaque méandre de ce bref supplice aux petites pointes crochues et obsédantes, giclant plusieurs poisons, dont le plus incongru, la jalousie. J’avais donc souri aux évocations qui appelaient mon sourire, marqué la surprise quand l’action devenait surprenante, le chagrin, la tendresse, la compassion, parfaitement complice et parfaitement furieux de l’être. De plus, lorsque le mot "fin" résonna dans le tumulte de cette déraison, et qu’en un souvenir accéléré je parcourrai en sens inverse tout ce qui venait d’être dit, je compris qu’il m’était impossible de disputer, de contredire, de disséquer aucun point probablement inventé (et sur chacun desquels je mourrais d’envie de savoir ce qu’il en avait réellement été), car c’eut été entrer en chicanant sur un terrain que je refusais en entier. En effet, ce qui m’indisposait encore plus que la liberté prise avec la vérité formelle et d’avoir été ému en surface par cette joyeuse fiction, c’est que Sophie ait voulu me séduire ainsi. Il y avait là pour moi une trahison que trahissait le procédé. Car à cet instant je n’entendais pas la finesse de la comptine, suffoquant d’indignation qu’elle puisse m’appliquer cette routine de séductrice, dont j’imaginai l’efficacité redoutable sur n’importe quel homme qui aurait croisé son chemin, si elle était rentrée cinq minutes plus tard, que nous nous soyons manqués, et qu’elle m’aurait substitué, sans regret ni difficulté, comme son historiette l’indiquait. Voilà bien de la grosse ficelle, m’aboyai-je intérieurement, et à bon marché encore ! en pensant à son regard de narratrice-tentatrice, tout en arrondis veloutés, là où il aurait dû réfléchir l’énigmatique opacité du diamant brut. Pour moi, aussi bien dans l’imagination des huit dernières années que dans la réalité, Sophie était un être à part dans le monde, aux antipodes de la mièvrerie, et que le moindre soupçon de trivialité souillait. Sa voix, avec moi, aurait dû avoir la plénitude de sa grandeur, qui résonnait comme chacun sait, une octave plus grave que le clapotis mélodieux dont elle venait de m’éclabousser. Comme son habillement, son stratagème allégorique était un artifice pour obtenir de moi ce que je venais lui offrir sur un seul coup d’œil, un seul sourire, mais de ceux qui emplissait les abîmes. J’avais préparé mon verbe et ma verve à se présenter concentrés et sérieux, simples et droits, sur le chemin le plus direct pour retrouver l’exigeante complicité, si incomparable à faire retentir, et j’étais comme pris à revers par ce bouquet d’arabesques, dont les dissimulations se dissimulaient les unes les autres, une sorte de petite musique de nuit qui brouillait dans l’intention le chœur de tragédie grecque auquel mon attente avait aiguisé un dépouillement sévère.

Je suis un très correct polémiste, hélas. Lorsque je pris enfin la parole, c’est avec la plus sérieuse ironie, en pondérant avec précision les effets et les coups. D’un revers dédaigneux, non sans probablement faire poindre une légère cruauté, j’enseignai à ma belle conteuse que je me moquai des misérables efforts dont nos contemporains emplissaient leur non moins misérable quotidien, et que si j’avais l’air d’un imbécile à écouter les premières sornettes venues, eh bien, nous étions donc au moins deux à avoir le même air ; que, par ailleurs, j’avais eu jusque-là de la femme avec qui j’étais en train de dîner une opinion nettement supérieure me semblait-il qu’elle en avait une de moi pour me juger digne d’avaler la plus invraisemblable soupe ; et que si elle n’avait pas d’amusement moins plat que le vaudeville, qu’elle me fasse au moins la grâce de pimenter celui qu’elle avait l’incongruité de servir à ma patience, je ne sais pas, moi, d’un peu de Goldoni à défaut de réalisme. A ce moment, nous étions donc deux à être outrés. Et Sophie m’apprit aussitôt qu’elle n’était nullement venue pour subir. En quatre ou cinq échanges de plus en plus secs, de plus en plus criés, la rupture arriva. Sophie se leva soudain, majestueuse de colère et d’indignation, mais maîtresse d’elle-même, dans son orgueilleuse fierté. Puis, elle partit en claquant la porte sur mon plus ferme « bon débarras ! ».

« Bon débarras » résonna en moi, d’abord plus fort que je ne l’avais dit, mais à chaque diminution de l’écho intérieur avec une conviction en chute peu contrôlée. Alors que le monde extérieur revenait lentement dans ma perception, le monde tout court rétrécissait en proportion. Les hommes me regardaient comme si j’étais un tortionnaire, les femmes ricanaient comme si j’étais un imbécile, qui payait enfin d’avoir voulu les narguer, et ils étaient tous ensemble comme l’infiniment petit face à l’infiniment grand qui venait de claquer la porte. La rupture définitive que contenait mon bon débarras subit aussitôt sa première altération, mais la première est toujours décisive, parce qu’elle est dans ce cas l’ouverture d’une possibilité qui nie tout l’impossible précédent, un changement qualitatif. L’ironie, qui était encore sur mes lèvres, huilant mon amertume, a probablement été le cheval de Troie du début de cette retraite. Je révisai donc mon « bon débarras » en « je la reverrai dans dix ans » accompagné d’un rire silencieux qui devait être plus grinçant que tintant et plus acide qu’acerbe. Stipuler une durée dont je ne voyais pas l’issue me permettait encore de dissimuler le principe de cette révision, contraire à mes principes, la lumière de l’issue dans la profondeur du tunnel : Sophie, en personne et en entier. En moi, son absence, pour la première fois, manifestait tout son empire. C’était un pouvoir de division radical : la personne était partie, mais la silhouette, le parfum, la couleur, la douce pression de sa volonté semblaient restées, et en tout cas, déchiraient alors l’unité de ma fermeté. Toute rencontre produit une impression sur le film qui les relie, mais là l’éblouissement était si fort qu’il s’imprégna dans l’appareil de projection même ; la figure, au sens propre, figurait au centre des impressions qu’elle avait laissées, mais contrairement à la passivité qu’on a l’habitude de prêter à ces représentations de même type que les fantômes, celle-ci, du fait sans doute de la profondeur à laquelle elle marquait, agissait comme autonome, en moi, à la fois indépendante de ma propre pensée qui la recueillait pourtant, mais aussi, tout au moins je le suppose, de son émettrice disparue. Tous ceux qui admettent que le mouvement de la pensée contient le secret de tout ce qui est, reconnaîtront là une bien singulière figure, au sens figuré, de l’aliénation. Si j’avais pris alors le temps d’analyser l’étrange sensation de ce phénomène, je me serais aperçu que s’était créée, face au bloc hautain de ma cohérence autoprésumée, une subversion qui avait également une logique, et désormais de forts appuis : le parti-Sophie. Comme je n’avais encore appris, ni dans mes lectures ni dans mon existence, que la présence d’une absence puisse ainsi relayer d’une vigueur nouvelle, active, la personne absente elle-même, je n’avais pas conscience que le moment était celui de la première insurrection du parti-Sophie, le début de l’avalanche, matérialisée dans la destruction qu’était en train de subir la première barrière, principale, de mon caractère.

Cette barrière, cependant, était depuis longtemps déjà prise à revers par des agents de la volonté, de la raison, du désir, qui avaient travaillé à la dérouter, à la miner, à la nier. Et donc, sa chute ne remonta pas à l’instant à la conscience de soi, comme s’il s’était produit un renversement spectaculaire. Mais ce barrage interne, grand portail de l’intégrité et gardien sacré d’une cohérence trop étriquée, qui tombait à ce moment-là, était principal, non seulement parce que sur le devant il était la frontière sur l’extérieur, mais parce qu’à l’intérieur il commandait tout un réseau labyrinthique de murets et de protections diverses, secondaires, en contrebas, donc tout près de la fragilité intime à laquelle nous refusons toute liberté sous prétexte de lui accorder toute protection. Et ce sont donc bien des principes qui, ce soir-là, se sont effondrés, sous l’effet d’une puissante présence étrangère qui alors cessait d’être étrangère, cherchant elle-même sa réalisation en principe, se proclamant elle-même vérité mienne profonde et inébranlable, me dénonçant dans cet invraisemblable tribunal schizophrénique, comme étant, moi, ou ce que ma conscience considérait être moi, comme étranger. Ce n’est que de longues années plus tard que je suis revenu sur le lieu de cet éboulement psychique majeur, que j’en ai analysé l’importance tel un militaire qui découvre le champ de bataille de barbares ignorants, où s’est pourtant jouée la suite entière de l’humanité, la propre naissance du militaire comprise. Ce jour-là pourtant, les sensations dominaient si outrageusement les pensées que la retraite que les premières dictaient aux secondes, n’importe quel stratège l’aurait appelée une débâcle.

Je ne voudrais pas cependant qu’on se méprenne sur les termes militaires que j’utilise. Ils ne sont commodes que parce qu’ils raillent un peu mon attitude, et parce qu’ils comprennent ce quelque chose d’extrême que je ressentais alors. L’entendement et la personnalité humaines m’ont toujours paru plus fragiles que robustes, malgré quelques fameux échantillons de la plus surprenante ténacité, et les miens étaient ce jour-là en danger de mort, d’autant que je l’ignorai. Je n’ai pas d’exemple de sensations plus définitives dans mon existence que cette avalanche à rebours qui venait de commencer alors en moi. Mais contrairement à ce que j’imagine équivalent à la guerre, ce qui submergeait alors d’un assaut irrésistible jusqu’à mes défenses les plus sûres, était délicieux quoique violent, subtil quoique impérieux, et certainement pas du tout douloureux, en tout cas dans le sens physique qu’on accrédite quand on pense à une guerre.

Le flot impétueux avait débordé ma volonté, et se trouvait devant un second ouvrage défensif, plutôt une série d’obstacles qui se complétaient par leur position en quinconce, qu’il anéantit sans même ralentir. Dans ma conscience qui avait à nouveau fait abstraction de tout monde immédiatement perceptible, cette seconde capitulation se formula dans un rétrécissement radical de la perspective, vécue cependant comme une ouverture inversement proportionnelle de l’obturation : « Je la rappellerai dans deux ans. » Dans cette réduction de peine généreuse, même précipitée, la durée de mon avenir restait le même, alors que la longueur du purgatoire immédiat était réduit de cinq fois. De sorte que la moiteur glaciale du no man’s land arrière de la rupture, se transforma, en quantité proportionnelle, en douce chaleur de l’or en fusion. Nul doute que dans l’angoissant tunnel sous le Mont-Blanc, où l’on est d’abord écrasé par la montagne, et oppressé par le long boyau inhospitalier, bruissant et artificiel, qu’avait engagé le bon débarras, commençait à se faire jour le pimpant et chaleureux soleil d’Italie. Et comme dans ce tunnel, où la première moitié est toujours montée, avec l’air libre diminuant dans le rétroviseur, l’idée « dans deux ans » avait déjà fait plonger vers la descente.

D’ailleurs à l’approche de ce flot de lumière fait pour ravir les vivants et survivre les psychiatres, qui par les représentations imagées de nos fortes tensions tentent de policer nos expériences radicales, auxquelles ils ne peuvent avoir accès sans saborder leur métier, un monde différencié s’offrit à ma perception bousculée, perception qui n’a de sens que dans la bousculade. Les bleus, les verts, les noirs y dominaient, et y formaient des paysages de repos, qui ondulaient pourtant au rythme du sang. Voici le prochain obstacle, et je passai, par intermittence, du centre du système de défense attaqué, au flot attaquant, moins comme un traître d’ailleurs que comme un dilettante détaché qui juge avec l’objectivité de ce qu’on pourrait appeler une indifférence, si ce n’était au milieu d’une invraisemblable fébrilité, point du tout visible. Je ne raconte, à cette nouvelle étape, que le moment où l’aliénation se forme, c’est-à-dire le caractère sensuel de la contradiction. Je suis simultanément autour et au centre de cette contradiction, ce qui en est une nouvelle, le manque de conscience aussitôt produit une insécurité qui exige en rédemption la conscience. Mais devant ce malstrom doux et chaud, accélération imperceptible de la dilatation artérielle, l’arrière-garde de la dernière levée de la conscience est engloutie, sans les honneurs, car trop vite : « Je lui téléphonerai dans deux mois » est la formule d’une nouvelle tentative de rétablissement, où la raison paraît plutôt son contraire.

Je suis trop loin de l’action aujourd’hui pour discerner si, à ce stade, j’étais plutôt du côté de l’assaut ou de la défense. Mais certainement, dans ce déchirement du côté de la défense dont le drapeau était porté par la désertion, je n’étais plus entier ; et du côté de l’assaut, destructeur, subversif, négatif, nouveau et savoureux, bien plus doux, bien plus chaud, j’avais le plus formidable allié dont la partie de moi ralliée oubliait complètement qu’il venait de me claquer la porte. Il y aurait beaucoup à dire de cet oubli, fort symptomatique, mais je n’en dirais rien ici, car en l’occurrence, il n’eut aucune incidence. Je ne sais si ce sont des neurones, des cellules, des sensations ou des masses orgonales qui faisaient alors défection avec armes et bagages, par milliers ou par millions, mais ceux qui restaient encore fidèles sur la ligne Maginot des deux mois, étaient complètement désorganisés. Lorsque l’armée soviétique, quelques années plus tard, quitta les Etats d’Europe de l’Est, c’est l’ensemble du dispositif de défense de cet empire en décomposition qui devenait absurde, comme le signala d’ailleurs le maréchal Chapochnikov, puisque se trouvèrent soudain en première ligne sur les frontières de la Russie les unités stationnées là avant le retrait de celles qui étaient sur le rideau de fer, mais dont les fonctions, et le matériel, ne correspondaient en rien à celles qui doivent être en première ligne. De même, les unités rapatriées à la hâte à l’intérieur du territoire russe ne trouvaient plus à se loger, et à peine à se nourrir et ni leur armement, ni leur déploiement ne correspondaient à aucune stratégie défendable. Cette débandade, aux causes extérieures, où fut bradée sur le marché noir mondial une partie de l’armement simplement détourné par ses propres hommes de l’Armée rouge, et où à titre indicatif il y avait, deux ans plus tard aux portes des vestiges de cette troupe, 70 % d’appelés qui désertaient, fit alors courir au monde entier un danger de mort que comprennent même les non-spécialistes. C’est un peu dans une situation analogue que se trouvait ma vision des choses et du monde, à ces deux différences près : au lieu d’une impression de contraction, comme pour l’Armée rouge, cette destruction opérait en moi une impression d’expansion, et j’étais loin d’avoir la conscience du maréchal Chapochnikov, c’est-à-dire des dégâts.

Du côté de l’offensive, il y avait la jubilation triomphale que nous peignent les romantiques de leur passage sur les barricades de 1848. Un peu comme pour cette intelligence à l’engouement en feu de paille, l’offensive avait son origine hors de moi. Aussi, à ce stade, mes représentations étaient redevenues plus réflectives que sensitives, quoiqu’elles n’évoquaient encore davantage qu’elles n’assuraient espoir, occasion, ouverture, dont Sophie semblait l’oriflamme en même temps que l’aboutissement. Cette perspective soudain si grande, et si peu balisée, exigeait une hardiesse et une lucidité capables de sauter les peurs abyssales inhérentes aux moments particuliers où l’on s’aperçoit que la terre ferme sur laquelle on campe, présupposés ou préjugés, principes ou défenses caractérielles, ne sont que des abstractions, des manifestations spirituelles qu’on traduit par une contraction du diaphragme, le durcissement d’une série de muscles, la rigidité habituelle d’un regard ou d’une pose, comme pour leur concéder une légitimité « matérielle ». Ainsi, à ce moment réflectif de l’offensive, elle-même divisée par la peur qui se donne pour enthousiasme, je formulai, avec une volonté d’insouciance combattant la gravité de la volonté, cette rupture avec la rupture, le nouveau raccourci de ma conviction en pleine bascule : « Bah, je lui téléphonerai dans une semaine. »

J’étais maintenant effrayé. Le pilonnage meurtrier de l’organisation théorique de mes relations avec les autres où la rupture avait une place d’honneur, la vitesse exponentielle de mes décisions qui ne pouvaient plus être pesées, la perfide promesse du lourd voile parfumé que Sophie avait sans doute oublié d’emporter et qui sous ses faux airs de frein cauteleux était devenu cet impitoyable accélérateur de la suppression du temps, rapprochaient à une proximité angoissante une échéance qui partie de la mesure de notre relation, dix ans, devenait, réduite à l’intervalle de la rencontre entre deux proches familiers, une semaine, le spectre avant-coureur d’une atroce attente. L’insécurité de cette retraite cette fois visiblement définitive gagna toute l’Armée rouge des déserteurs, gènes, synapses et globules en tête, la certitude de l’irréversible métamorphosant la joyeuse anarchie en crainte d’une douleur, dont on ne pouvait deviner la nature ou le volume, ce qui était encore plus menaçant, d’autant que ses premiers symptômes, toujours aussi peu physiques, me tiraillaient déjà, je ne sais plus, les flancs, ou les tempes. Parallèlement, l’accélération de l’appel, car il s’agissait d’une sorte d’appel, même si j’étais tout à fait à l’opposé du syndrome de Jeanne d’Arc et n’entendais aucune voix étrangère à la cascade affolée de mes propres sonorités intérieures, continuait son impétueux mouvement de chute vers le haut. Le besoin et le doute, le mouvement qui examine avec frayeur son propre entraînement, cette résistance notable à une charge hussarde, se formula de manière interrogatrice dans le saut qualitatif immédiatement suivant : « Et si je l’appelai demain ? »

L’interrogation me libéra du doute, car d’une part elle l’exprimait, dans le sens l’expulsait, entier, d’autre part appelait une réponse. La réponse était le ralliement inconditionnel au mouvement qui m’avait submergé, et qui ainsi arrivait à son terme. Négation en tête, certitude en vérité, je la formulai ainsi : « Non, pas demain, tout de suite. » Mon courage était arrivé à la bonne humeur, à la fin des résistances, au dénouement de la contradiction à la façon d’Alexandre devant le nœud gordien. La bataille était terminée, le terrain était couvert de cadavres, le vainqueur fatigué mais satisfait mettait pied à terre dans le geste d’apaisement applaudi par tous les survivants, retournant au fond de la tristesse et de l’humilité pour ceux qui avaient résisté jusqu’au bout, et s’abandonnant à la terrible plénitude du crépuscule pour ceux qui ont initié le renversement ; car, entre-temps, la nuit était tombée.

J’ai toujours considéré, car je l’ai toujours vécue ainsi, la rencontre entre deux êtres qui s’attirent comme en deux parties, séparées par un moment. La première partie est une succession de découvertes, de marches et contremarches rapides, souvent cachées, de prises de positions surprenantes, souvent violentes ; c’est la fixation des règles du jeu. La seconde est la partie que ces règles autorisent. Les modifications et même les tricheries y peuvent être nombreuses, mais l’essentiel est acquis. Le point culminant se situe entre ces deux parties. Comme à la guerre il décide de celui qui arrête les principes, du rapport de force dans la relation. Si celui qui est à l’offensive y remporte la bataille décisive, ce sera lui qui administrera la paix subséquente ; mais s’il perd cette bataille, ou si l’autre s’y est dérobé sans laisser sa substance, alors c’est à lui que s’appliquera le vae victis de Brennus. Car, le point culminant est la limite de l’un des deux. Il paraît qu’il y a des retournements. Pour ma part, mon vécu me permet d’en douter. Les mythes dont on entoure l’amour font de ces exceptions, vraiment très rares si elles existent, la règle. C’est le même invraisemblable que notre époque religieuse donne en spectacle dans les scènes cinématographiques de bagarres au poing, où le battu à mort, non seulement se relève facilement, mais renverse à l’instant la situation par une série de coups qui semblent achever son adversaire, qui à son tour retrouve fraîcheur et vigueur aussi surprenante que décisive. Quiconque s’est déjà battu dans la rue sait que lorsque l’avantage se manifeste, le point culminant est atteint, l’autre ne revient pour ainsi dire jamais. Je pense que dans les moments de tension extrême où il a lieu d’apparaître, l’effort de lucidité, de recul, et sans doute aussi le refus de l’irréversible font que même le vainqueur constate rarement ce point culminant que déjà Clausewitz situait à l’invisible sommet d’une offensive. Entre « bon débarras » et « tout de suite » s’est joué pour moi ce point culminant, et c’est moi qui était à ma limite. Dans notre jeu particulier si souvent comparable à une guerre, mais qui était essentiellement différent, je remercie ma partenaire de m’avoir ce jour-là permis et aidé d’atteindre et même de repousser cette limite. Bien entendu, j’étais loin à cet instant, d’en avoir conscience, et même de percevoir le petit souffle glacial de toutes les lames effilées qui s’abattent en sifflant.

Il restait à conclure. Je maudis l’instant où je cédai mon mauvais chèque contre la liberté de courir les cinquante mètres et quatre étages qui me séparaient du traité de paix, car le doute s’y faufila. Si elle n’était pas rentrée chez elle ? Et si elle ne veut pas me voir ? Et comment minimiser la dispute ? Ou bien faut-il plutôt la dépasser par davantage d’impétuosité encore ? Un grave défaut de mon esprit est qu’il se nourrit de l’écho des instants forts, qu’il les continue après coup. Aussi avais-je l’impression que la dispute n’était pas terminée, était à peine entamée, et qu’il y avait toute une exégèse à produire de l’instant trop bref et déjà si éloigné que je refusai de voir comme définitif. Mais toujours en retard sur mes propres décisions, j’avais déjà sonné à la porte. Entre ce geste et celui parfaitement identique précédent s’était écoulé à peu près une heure ; il est plus difficile de chiffrer le début de l’intervalle depuis lequel Sophie m’avait quitté, ma raison ayant dû se contenter durant toute cette insurrection passionnelle d’un strapontin à mauvaise visibilité, mais il remontait au plus à vingt minutes et au moins à un demi-quart d’heure. C’est peu dire que je frémissais de détermination, fortement tempérée d’appréhension.

La porte s’ouvrit. Sans un mot, elle se retourna me permettant ainsi d’entrer. Elle s’assit sur le bord du canapé, le dos vers moi. Ses yeux étaient mouillés de larmes. Rien ne correspond mieux en moi au mot bouleversé que les larmes de Sophie, pas même la tendresse un peu sûre qu’elle libère, et qu’il fallait encore contenir. J’ai bien soupçonné cette enchanteresse d’avoir composé cette émotion à mon coup de sonnette pour s’embellir davantage, mais pas en ce moment même. Toute ma détermination, toute mon appréhension gagnèrent d’un seul coup le parti vainqueur de ce soir-là. Et cette tendresse sans boussole envahit à l’instant d’un calme inattendu toute ma tension extrême. Avec la plus grande délicatesse dont je suis capable, je pris la rondeur de ses épaules dans mes mains, dont l’épiderme essayait vainement de rejoindre la fine douceur du sien, je sentis son dos rassurer ma poitrine, et ses cheveux sur mes lèvres. Ma voix était grave et feutrée. Je lui ai parlé, parlé, parlé, de vérité probablement, de grand respect certainement, puis de sa beauté inaltérée qui ne pouvait que ravir au-delà des paroles. Avec la plus régulière lenteur son visage silencieux sous le mien passait dans la mobilité incomparable qui l’illuminait toujours, de la dure tristesse salée des larmes à la fermeture mutine qu’avait laissée la colère, pour s’adoucir sous la caresse de l’éloge et pardonner enfin sous la tendresse de mon étreinte.

Après, le rideau est tombé sur ma mémoire. Lorsque je lui ai parlé un jour de cette éminente soirée, elle me répondit en haussant légèrement les épaules qu’elle ne se souvenait de rien. Par contre, et elle me regarda en grand, avec un sérieux où se mirait une certaine solennité, dont l’énigmatique dans l’affirmation m’interdisait toute question, je me souviens de la nuit, dit-elle. Ainsi donc nos souvenirs sont complémentaires, car moi, pas du tout. Je suppose depuis que c’est la première nuit où nous avons fait l’amour.

     
             
             
             
             
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