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Sophie
1982 - Trois mois
I – Printemps 1982 | ||||||
3. Les moments de gloire ne sont pas si fréquents La semaine passa comme une torture, avec sa carapace-temps. Le dimanche, tremblant déjà, le frein rongé, un peu honteux de cet indiscret repérage, j’allai rue Jean-Jacques-Rousseau, craignant d’être découvert, espérant l’être. A ma surprise, je n’y trouvai pas la boutique de luxe où j’imaginais Sophie trôner, mais une agence de photo, qui s’appelait Sepia. Je passai la nuit chez Agnès, je ne dormis pas plus de deux heures. La peur qui m’accompagnait, chemise sale, pas rasé, de Montmartre à Jean-Jacques-Rousseau, n’était pas une panique qui se forme comme une avalanche et qui s’épuise dans les faits. Ce n’était pas non plus la paralysie sèche qui immobilise. C’était une redoutable synthèse des deux. Tout est comme imprégné par une humidité froide et gluante : le cœur bat irrégulièrement, la conscience fait des bonds sans cohérence, les genoux en coton n’arrivent plus à traîner les jambes en plomb, la peau dégouline de lézards. La mémoire, siège de la lâcheté, a fui depuis longtemps, tentant même d’effacer derrière elle les pièces compromettantes de cet instant, qui a si peu de raison d’être. Tout ce qui n’est peut-être qu’à peine attaqué s’allie alors pour compenser : on doute, on se propose de faire demi-tour, on rit jaune, on se moque de soi, « voici le grand héros du prolétariat en train de descendre la montagne », on se rassure en grinçant « quoi, ce n’est rien, les dents ne claquent même pas », on s’intéresse à l’image terrible qu’on donne aux passants, à ceux qui risquent de vous reconnaître, avant de retomber dans la terreur absolue en imaginant que parmi ceux peut-être, non, sûrement, appelés à vous voir dans cet état, il y a Sophie. Vrille humide et glacée au creux du ventre, fièvre noire dans les prunelles d’insomnie. Il était dix heures, comme convenu. Coup dur mais sans effet immédiat sur la peur trop ample : Sophie n’était pas là. Le jeune barbu qui assurait la permanence du local me demanda si j’étais bien Christophe, et malgré mon bredouillis inconsistant, me tendit une enveloppe. Je la pris les doigts tremblant et la fourra dans ma poche. Je m’enfuis alors que la déception et le soulagement étaient entrés en concurrence pour gagner du terrain sur la peur qui refluait très lentement, en surveillant ses arrières. Curieusement, alors que le flageolement des jambes les avaient plutôt ralenties en venant, il les portait en fuyant, et ne permit pas que je m’arrête avant le Tribulum, à l’angle que fait la rue Saint-Denis avec la rue de la Poissonnerie, c’est-à-dire de l’autre côté de ce qu’on appelait encore le trou des Halles, qui n’était pas encore entièrement bouché, aménagé et ouvert au public. C’était un des premiers cafés auxquels, si je ne m’abuse, on a appliqué l’adjectif « branché », quand son sens « à la mode » a fait son apparition. Pour moi, il ressemblait à un flipper (il y avait un plafond de verre transparent au sous-sol, une exposition de poupées grandeur nature, et une galerie en mezzanine). A l’heure d’ouverture, où les noctambules étaient tous couchés, et où les badauds du trou des Halles n’étaient pas encore là, seul au bar, d’une main peu ferme, je déchirai l’enveloppe. Il y avait une phrase de Roland Barthes, et je ne me souviens pas d’en avoir apprécié une autre de ce prof écrasé devant la Sorbonne en 1980, qui en 1977 avait fait scandale dans l’intelligentsia, en affirmant en brave provocateur arriviste cette sottise : « Toute langue est fasciste. » La citation reprise par Sophie disait en gros peu importe le passé, vive l’avenir, et je ne m’interrogeais pas, à ce moment-là, de savoir s’il s’agissait d’une répudiation de nos ébauches de 1973, ou d’une amnistie de la rupture de 1974 ; mais cette lettre contenait surtout un autre rendez-vous, déjà manqué, parce que j’aurais dû en prendre connaissance sur place, rue Jean-Jacques-Rousseau. Un autre bistrot, au bout du passage du Grand Cerf, côté rue Marie-Stuart, était le nouvel horizon. Il y avait heureusement à côté du dessin des rues et de la meilleure façon de s’y rendre en venant de là où on me l’avait remis, un numéro de téléphone, que j’appelais aussitôt, et c’est dans ce même bistrot, clair, avec un grand et vieux zinc en fer à cheval, que nous convenions de nous voir dans quelques instants. Enigmatique, elle me dit qu’elle viendrait avec un chien qu’elle devait promener. Comme j’avais pensé que son lieu de travail était une boutique de luxe, je pensais que le chien ne pouvait être qu’un colley ou un lévrier, fin, racé, effilé, méprisant et lustré. Quand je reconnus la silhouette de Sophie au milieu de la rue Marie-Stuart, elle tirait un berger allemand efflanqué et abâtardi, qui ressemblait davantage au chien de Boulgakov qu’à Rintintin. Elle était elle. Après une salutation dont le fort champ magnétique a effacé toute mémoire, accompagnée d’une intense scrutation réciproque, à peine voilée, elle me pria, avec sa politesse simple et douce, de l’attendre encore un moment, le temps de ramener la laisse et ce qui y était attaché, et je la vis entrer dans un immeuble au milieu de la courte rue. A son retour, je lui proposai aussitôt de changer d’endroit, sans lui dire que j’étais incommodé par la surenchère bruyante de blagues sexuelles ineptes à leur deuxième tournée de Ricard d’une bande de VRP. Ces plaisanteries, qui avaient commencé avant son arrivée, ne visaient pas Sophie. Je peux apprécier la grossièreté des représentants de commerce comme truculente et instructive, mais à ce moment-là, j’avais l’impression que le lieu était souillé par cette invisible et intolérable familiarité, qui contrastait violemment avec la finesse altière que je prêtais à Sophie, et que l’instant de sa présence n’avait pas démenti. C’est à l’autre bout du passage du Grand Cerf, rue Saint-Denis, dans un café très laid, sombre, au décor récent vieilli, fief interlope plus dans l’ambiance de la prostitution que du petit commerce fashion qui venait d’emménager dans le quartier, que nous échangeâmes les dix banalités que prévention et tension avaient dénichées dans le tampon de la bienséance, augmentées de notre verve, prudente et toute en double fond pour elle, vivace et diserte, pour moi, qui prenait déjà des risques. Ma détermination aurait pu me paraître suspecte, mue comme elle était par un a priori trop favorable, mais je ne la sentis même pas. Je glissai insensiblement sur un long toboggan de douce chaleur qui accélérait mon rythme malgré le frein à main. Car j’avais aussi une attention critique, et quelques signes – l’agence de photo, Roland Barthes, le Rantanplan de la rue Marie-Stuart – avaient ombré ma partialité démesurée d’une écoute moins complaisante. Mais en regardant cette femme, très jolie, je cherchais une seule chose, la lumière fulgurante et concentrée, que j’avais rêvée si souvent depuis neuf ans, si bien que je doutais qu’elle ne fut pas une construction de mon imagination ; et la contenance attentive, lisse, pourtant bienveillante de Sophie ne me permettait pas de trancher, d’autant que mon agitation, quoique fort différente qu’avant l’entrevue, mit assez vite mes capacités mentales dans cette luxuriance amazonienne qui étouffait tous les débuts de conjectures. Le premier constat de cette entrevue qui me reste en mémoire est la découverte, extrêmement surprenante, qu’elle avait les yeux bleus ! Moi, qui rêvais de son regard de 1973, je croyais comme une des données sûres du monde qu’ils étaient noirs ! C’était un bleu profond, plus trouble que limpide, étagé au-delà de ce que je pouvais voir. Lorsqu’il fallut quitter l’oasis glauque de la rue Saint-Denis, je serais incapable de dire si c’était au bout de dix minutes ou de deux heures, alors que nous combattions, je crois elle aussi, l’indécision qui avait tiédi notre ébullition, en tirant des cartouches plus vives pour tester plus profond, alors que nous marchions côte à côte dans le passage du Grand Cerf, et que je glissai dans mon débit rapide un de ces jeux de mots à peine perceptibles dont je suis souvent seul à me réjouir, où « sophisme » jouait du double sens avec son nom, je crois, j’y eus soudain, brusquement, brièvement, mais très clairement droit : le laser azuré, parti d’une matière en fusion que je ne pouvais pas déceler, vint dévaster plusieurs étages des terrasses de mon esprit. C’était le fertile regard oblique, noir et fou, dense, direct, grand, qui faisait danser les idées. Sur ce rayon lumineux, je voyais au-delà de ce qu’on voit d’habitude chez les étranges animaux de l’humanité. Là était la perspective, le dépassement, une intériorité qui était entièrement liée à cette femme, mais qui portait au-delà de ce qu’on appelle une femme, et même un être humain, tant cette droite colorée, qui me faisait vaciller, touchait le genre entier. Parfois je vois les humains comme des couches successives de glaise ou des spirales de gaze, ressemblant aux différentes cités superposées à Troie, où chacune de ces strates devient une défense de celle qu’elle enfouit ; là, le regard de Sophie entrait à la verticale de ces épaisseurs et trouait, aérait, ouvrait toutes cette accumulation du temps. J’avais l’impression d’ailleurs que ce forage consistait moins dans ce qu’elle voyait, que dans ce qu’il révélait. C’était la route la plus directe vers l’indicible, l’innommable, les profondeurs de l’humanité et de l’aliénation. J’avais peur qu’il n’ait été, au cours de ces bientôt neuf années, qu’une invention de ma part, ou qu’il fut éteint. Mais même subreptice, sans intention de séduire, support d’écoute, forme de surprise, approbation spirituelle, il était là, vivant et vrai, au moment où, à l’improviste, je me retournais vers elle. L’ayant vite recouvert de ses paupières, puis échangé contre une douceur ourlée plus consensuelle, elle me donna un numéro que je n’ai jamais pu oublier, 271 67 37, murmura qu’elle habitait rue Rambuteau, et assura que nous pouvions nous revoir. Le monde avait un sens. Les moments de gloire ne sont pas si fréquents. Les grands coups de balancier, plus forts que ma volonté, ont dû commencer alors, sans que je m’en aperçoive. C’est d’abord une espèce d’exaltation, qui s’étourdit en se prenant pour objet, s’étourdit au point d’oublier dans la fascination de sa propre facilité qu’elle n’est qu’une sorte d’équilibre fortuit et dépendant entièrement du ressort qui l’a mis sur son axe, ressort dont on a l’impression que le rebondissement qu’il génère grandit de manière exponentielle, ce qui est impossible, sans jamais rompre l’équilibre, ce qui l’est tout autant ; c’est ensuite un creux très concave, un froid humide comme la peur du matin, un univers de découragement, de complexes, d’impression d’impossibilité de remonter la pente du creux, où les distances s’étendent, où le silence – cette sagesse hypocrite, cette incapacité hypocrite – s’installe. Pourtant, même cette phase de dépression oscille très légèrement sur elle-même et menace de perdre sa stabilité décourageante. Très trivialement, les hauts et les bas sont bien entendu l’ordinaire de nos humeurs. Mais je n’avais pas connu une telle amplitude depuis l’enfance. Et mieux encore que d’ordinaire, plus rapprochés dans le temps, l’euphorie et l’abattement s’oubliaient réciproquement. Quelques jours plus tard, un soir, alors que ma tension et ma détermination avaient atteint une de ces curieuses apogées où l’inconnu devient nécessaire, j’appelai Sophie chez elle. Je lui proposai un rendez-vous, le lendemain matin à cinq heures, place Dauphine, cette petite place triangulaire qui borde le Palais de justice et qui est l’une des plus charmantes de Paris quand on a le Palais dans le dos. Elle refusa net. J’étais blessé de ce refus. Pour aiguiller cette négativité vers une marque d’indépendance plutôt que de rejet de ma personne, elle m’assura qu’elle n’avait personne dans sa vie en ce moment à qui elle accorderait ce genre de rendez-vous. A la lumière des ambitions cinématographiques qu’elle m’avait confiées rue Saint-Denis, je pensais que c’était faux : si un producteur de cinéma la conviait le lendemain à tourner une scène à cinq heures, place Dauphine, elle viendrait. Sophie était peinée de cette altercation grandissante. Elle me proposa de venir la voir tout de suite. Après avoir vu refusée mon approche pleine des boucliers et des étendards de la galanterie, je fus heurté par cette approche trop directe, trop dépoétisée. Je refusai à mon tour, avec une sorte d’indignation. Après ce refus réciproque, c’est encore elle qui songea à un expédient : elle me proposa de faire quelques photos, et de les lui envoyer pour qu’elle puisse juger de mon « regard », comme elle disait. Cet échange téléphonique de moins de cinq minutes fut à l’origine d’une lettre de plusieurs pages. Ma véhémence, qui avec Sophie m’a si souvent fait égarer l’essentiel, s’est imposée pour la première fois. J’étais extrêmement choqué qu’elle, surtout elle dont j’avais élevé le regard au rang de manifestation concentrée du possible, ait besoin de juger du mien. C’est par le regard que je l’avais comprise, et ce fluide ne pouvait être que réciproque, se disait mon désarroi outré. Qu’elle veuille médiatiser ce lien unique et direct comme peut l’être un laser par ce qui, en plus, était la matière de son métier, de son travail, me parut à la limite de l’insulte. Si quelqu’un n’avait pas besoin d’un outil, d’une activité, d’un expédient pour juger mon regard, c’était elle. Je savais qu’elle habitait rue Rambuteau, mais je ne connaissais pas le numéro. Je parcouru toute la rue, jusqu’à ce que je trouve sa boîte au lettres, au numéro 35. Alors que j’avais eu l’impression qu’un pan de ma vie, sur lequel j’avais gravé le plus large des programmes, venait de tomber dans ma juste fureur, je m’adoucis. Je voulais aller au difficile, à l’exceptionnel, me raisonnai-je, elle craignait cette dimension, trop chargée d’avance ; c’est moi qui étais venue vers elle, parce que je l’avais extraite du décor, mais elle me recevait en tentant de m’insérer dans le sien. Sa volonté de banaliser et d’intégrer notre rencontre ne me plut pas, mais me parut logique, après tout. Peut-être méritait-elle la critique, mais pas l’opprobre. Bien écorché, je me dis que je n’avais pas épuisé le différent comme il le méritait. Mais aucune réponse à ma lettre ne vint. Il y eut le samedi suivant. Je bus un peu avant d’aller sonner chez elle. Elle m’ouvrit, surprise, mais pas désagréablement. Il était trois heures de l’après-midi. Je suis bien incapable de restituer notre discussion. J’étais dans une fièvre, légère, facile, emportée, qui trouvait apparemment son élan non dépourvu de virtuosité dans son propre mouvement. Elle, plus précautionneuse, mais enjouée, belle dans la lumière changeante de ce jour de giboulées, m’offrait sa surface mate, mais pétillante, et renvoyait son éclat illimité, dans une grande variété de tonalités : douceur, approbation, fermeté, rire, relances, contre-offensives, trèves. Parfois elle était pétillante comme un Dom Pérignon, parfois elle réfléchissait de sa gravité douce et pourtant ferme, qui m’intimidait sans qu’elle le sache. Je ne voyais pas l’heure jusqu’à ce que, à un moment, elle m’interrompit, la main légèrement posée avec beaucoup d’assurance sur mon bras. Il fallait qu’elle aille rendre une visite, et elle me demanda de partir avec elle, mais me fit promettre de revenir une heure plus tard. Nous reprîmes aussitôt, moi en coups de boutoir véhément, elle en esquives enveloppantes, comme des miroirs glissants ou des filets blancs ouatés où les flèches se fichent sans toucher leur cible. Il y avait aussi une musicalité, quelque chose comme l’ouverture d’un opéra wagnérien, mais avec des phrases vives et élancées, comme chez Mozart. Il n’y avait, du reste, aucune musique dans le décor de l’appartement : nos mots étaient toute la mélodie et le rythme du jour. Lorsque Sophie me demanda d’arrêter, sans aucune lassitude dans la voix, c’était juste avec un ton plus doux et un volume plus bas. Elle m’apprit alors non seulement qu’il faisait nuit, mais que le dernier métro était passé depuis une heure. « Mais tu peux rester », me dit-elle avec ce ton inimitable et indécidable entre la gravité et la légèreté, entre une fraîcheur spontanée et l’aboutissement d’une réflexion de tout l’après-midi, entre un détachement qui s’observe et une ironie qui se prend au sérieux ; et une gaieté, et une hardiesse retenues. Dans son petit deux pièces sous les toits, il y avait une sorte de canapé, sur lequel j’étais assis, et qui était non seulement le lit de Sophie, mais le seul endroit où coucher. Ma mine désemparée à la découverte de ce que signifiait, du coup, son « mais tu peux rester » pendant qu’elle préparait le lit, l’amusa silencieusement. Elle alla mettre un déshabillé, se coucha et m’invita à venir à côté d’elle alors que j’avais recommencé à parler, parler, parler. Elle m’interrompit soudain, sans brusquerie, d’une voix légèrement traînante : « Excuse-moi, mais je suis vraiment fatiguée maintenant. » Elle sourit, éteignit et se retourna, le tout avec des gestes sûrs et simples. C’est alors, dans l’obscurité et le silence soudains, que la tendresse qui m’avait submergée lorsqu’elle avait par erreur inauguré mon téléphone, m’envahit comme l’inondation d’un barrage qui cède. Je posais mes lèvres sur sa nuque chaude et mes doigts sur la délicatesse tiède de ses épaules. Je ne me souviens plus de mon sexe à ce moment-là, mais je ne suis pas sûr que l’ambiance fut surtout à la sensualité. Pourtant je me souviens que la facilité du geste me rappela ceux que j’avais avec Michèle, au moment où nous nous trouvions, à cela près qu’ici, l’enjeu était dans le lent enveloppement, dans des parfums inconnus, presque immobiles, dans les retrouvailles avec cette peau si incroyablement fine qui, soudain, remonta comme un roulement de tambour feutré des sensations enfouies de Ville-d’Avray. Avec la même simplicité avec laquelle elle allait s’endormir, elle me rendit ma caresse, se tourna vers moi, m’offrit ses lèvres ; et ses baisers avait gagné en douceur et perdu en intensité, mais je goûtais trop leur incroyable profondeur pour les réfléchir. Je retrouvai sa taille avec un délice inexprimable. Chaude, douce, confiante pourtant, glissante et pourtant accrochée, elle me refusa finalement, en murmurant des excuses de femmes, en implorant, dans ses mélanges si subtils de sincérité et de politesse, où la sincérité était jouée et la politesse sincère, au nom de la prudence et en grondant la précipitation. Nous jouâmes ainsi, d’effleurements en rires étouffés, de phrases chuchotées en étreintes en pointillé, pendant une grande partie de cette nuit. Le matin arriva, et j’étais baigné de sa peau, et j’avais presque des soulèvements de cette étrange satiété sans satisfaction. Dans le jaune glauque du dimanche matin, j’avais la légèreté de quelqu’un qui est penché en avant parce qu’il court trop vite. C’était un étrange univers de sensation : griffé, haché, voluptueux et plein, avec de la poussière, du danger et de l’allégresse. Et, par-dessus tout, l’ample nausée des estomacs frugaux après l’absorption d’une richesse trop grande. J’étais au bord de la plus enviable des suffocations. J’annonçais à Sophie que je voulais aller au cinéma voir l’Homme à la peau de serpent avec Marlon Brando et j’ajoutai « et je pense que tu as envie d’être un peu seule ». Son souffle au capiteux parfum de nuit sourde glissa dans mon brouillard « qu’est-ce qui te fait dire ça ? ». Il y avait tant de sens différents dans cette interrogation compliquée. Bien entendu, j’ignorais absolument si elle avait besoin d’être seule, et maintenant, j’avais l’impression, qu’au contraire, elle aurait voulu justement voir l’homme à la peau de serpent ; mais peut-être – est-ce que je n’en avais pas la conviction ? – si j’avais pris le risque de lui proposer de venir avec moi, elle l’aurait refusé ? « Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » était donc d’abord la mise en garde sur le fait de lui prêter des intentions. Mais la vérité, inenvisageable à ce moment, était que c’était moi qui avais besoin d’être seul, parce que la sensation d’étouffement et d’écœurement combinés m’avait donné la conscience de l’entièreté de mon corps et de mon être, et que le tout avait commencé à vaciller dangereusement. Toutes mes parois internes étaient comme travaillées par une crème trop onctueuse, délicieuse, dont le goût me chavirait. Même l’air s’additionnait à ce supplice gustatif prolongé. Je répondis donc fermement, un peu trop fermement, au charmant visage de sphinx, penché en haut du cou gracile, et équilibré par une esquisse de sourire où je n’arrivais pas à démêler l’ironie complice d’une pointe de dédain subtil et la provocation d’une intelligence toute en rondeurs fluides, d’une grave séduction toute en aspiration rectiligne, qui m’observait avec intérêt, non sans douceur, et la mantille serrée de son élan prêt à bondir. Je répondis avec une conviction qu’aujourd’hui je sais que je ne pouvais avoir : « Je le sens ! » L’air, quand je sortis, me rétrécit les poumons, et je survécus. Mais j’allais découvrir que le cerveau, lui, restait dans l’ondoiement auquel avait abouti la nuit. De longues rafales de pensée vinrent cribler ma réflexion qui retrouvait un peu les angles que la coulée serpentine de Sophie lui avait pris. Quant à la peau de Marlon Brando, j’avoue qu’elle a glissé sur le verre de mes pupilles, sans pénétrer, ce jour-là, jusqu’au carrefour où se croisent l’intelligence, la mémoire, l’imagination : il était sous l’emprise d’un immense embouteillage. La faiblesse du récit c’est que généralement on le tient pour complet, et qu’il interdit ainsi l’imagination, l’omission, l’embarras ; dans les contractions que je raconte pour que la trace permette la conclusion, on ne voit pas qu’il s’agit de contractions. Mais, depuis la veille quinze heures quand, en face du centre Beaubourg de cette après-midi jaune sale comme le deuxième demi que je vidais en frémissant légèrement d’intensité et d’effroi concentrés, sans voir la bigarrure hideuse du tourisme de week-end et sans respirer la poussière floquée de l’ennui qui se ment dans un tel lieu, j’étais parti, jusqu’à ma sortie, si fatigué, écœuré, légèrement pétillé, avec une source de pensée qui s’est avérée inépuisable en moi, j’avais vécu ce que, au sens le plus fidèle, je peux appeler une aventure : un moment où, engagé plus complètement que je ne le savais, j’orientais ma vie, mais de telle manière à ce que, au fil de l’événement j’oublie les si fortes impressions qui s’étaient succédé avec cette brutalité définitive qui est le seul signal de l’irréversible au moment où il se produit ; j’avais perdu et reconstitué à plusieurs reprises mes buts, pour l’action même que je menais, mais avec un engravement si profond que chacun de ces buts qui apparaissaient me prolongeait bien au-delà de la formulation que permet le récit. C’était un voyage à vue, mais dont la solennité non formelle intégrait des perspectives bien au-delà de celles dont je pouvais être conscient, à chaque nouvelle orientation d’actes apparemment insignifiants, comme le moment de sonner à sa porte, notre séparation dans l’après-midi, les étapes de notre allègre dispute, le moment où elle m’invita à rester, celui où elle éteignit, le moment de la première caresse, du refus, de la dernière caresse, et la lassitude chavirée du grand matin, la décision de partir. Et je restais ainsi, croyant sincèrement au fond d’un cinéma, que ce qui s’était passé était réduit à des faits aussi communs, aussi soumis à l’expérience commune. Et en pensant cela même, en m’examinant peut-être pour vérifier mon équilibre, succès et insuccès de l’ensemble, et quelle suite y donner, je ne me rendais pas encore compte de l’effet magique de la porte du 35 rue Rambuteau : quand elle se fermait sur Sophie, elle ouvrait une sorte de déferlement irrémédiable, sans origine connue et sans raison apparente en moi. Je le compare à une sensation, que je pense, sans savoir pourquoi, très partagée, et qui me vient probablement d’une superposition entre un leitmotiv de mon imagination, un souvenir très enfoui de mon enfance, et une réminiscence de rêves : une route, assez large, plutôt en montagne, des pins, des champs, des rochers, avec laquelle je fais corps, sans voiture, dégageant des horizons clairs ou joyeux, montant légèrement et dont les virages semblent déterminer de tous nouveaux paradigmes, en couleurs simples et fraîches, jaunes, vertes, bleues. Ce jour-là, pour la première fois d’une série assez importante, un tel déferlement plein et silencieux, qui semblait d’ailleurs doublé de félicité musicale, mais qui était une imposition, un va-tout, un emploi de moi entier et irrémédiable, un déchirement atroce et pourtant délicieux, m’arriva. |
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