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Sophie
1982 - Trois mois
I – Printemps 1982 | ||||||
2. Comment retenir un nuage Il y avait bien un faisceau convergent de signes, d’indices, de raisons, et de bourrasques de pensées. Les fils argentés des petites coïncidences avaient concouru aux dénouements d’idées, à ces compréhensions que nous appelons parfois des paliers, quoiqu’ils n’indiquent pas nécessairement une montée, mais qui sont les moments où des illusions tenaces finissent soudain, où des présupposés tombent, même si c’est pour laisser la place à leurs alter ego. Et il y avait la fin d’une époque, le zénith de la révolution iranienne, qui devait connaître quelques années plus tard une dernière grande vague d’assaut, mais dont le possible venait de passer dans l’indifférence, et même dans l’ignorance. J’ai toujours pensé depuis, par induction, que le creux des révolutions libérait des années folles, des passions, des soulagements et des frustrations, dans une sorte de lac d’écoulement du temps, avant que les régulations et la dure loi des vainqueurs ne trouve ses contours chicaniers et désenchanteurs. Lorsqu’on ne peut plus faire l’histoire, lorsque l’occasion est passée, les vanités effrayées et les destins personnels rejouent sur les planches ce qui aurait pu être sur les pavés. Le Directoire, les années vingt en attestaient. Pourtant, de tels schémas de pensée, qui permettent par exemple aux coïncidences de devenir une véritable trame, montrés ici avec la clarté du recul et de la réflexion, n’étaient pas alors conscients. Rencontrer Moni n’était pas alors le grand projet de ma vie. C’était une rayonnante possibilité, de très loin la perspective la plus riche et séduisante que je pouvais concevoir à cette époque-là, mais il y avait aussi de nombreux arguments contraires. Tout d’abord, le monde qui m’entourait continuait d’avancer et de me solliciter par le désir, la crainte, l’amour-propre, le soleil et la lune. Il y avait déjà de continuelles diversions, même si les marchands n’avaient pas encore une aussi forte emprise sur notre perception à court terme, où tous nos sens sont littéralement occupés par des marchandises destinées justement à ces captations. Le grand mouvement social, même s’il était battu, ne l’était que depuis très peu, et même si je ressentais la défaite, l’optimisme qui m’a singulièrement toujours habité me portait à l’indécision, en tout cas à la prudence : si je distinguais bien une contre-offensive, celle-ci pouvait aussi être battue, ou je pouvais me tromper, et avoir sous-estimé la force progressive de tel ou tel mouvement, ou même constater un imprévu qui inverserait toutes les défaites de l’été 1981. Même si je pensais que le plus judicieux était de raconter cette époque, du point de vue de ceux qui ne racontaient pas, c’était un choix de vie récent, et encore fortement discutable : une nouvelle urgence pouvait apparaître à tout instant, je ne souhaitais que de pouvoir effondrer les lourds échafaudages qui tenaient mal dans mon cerveau, au premier cri de la rue, au premier rugissement de la foule, au premier rire cristallin qui ferait plisser les fossettes autour de lèvres sanguines jouant à la séduction féminine. Et puis, s’il fallait se résigner à ce repli, rendre justice à la révolution en Iran par l’écrit nécessitait un engagement que je n’étais pas encore prêt à fournir, mais dont la réflexion avait commencé à m’absorber, sans connexion possible avec celle qui m’avait amené vers Moni, que, dans ces contextes plus formels et plus sérieux, j’appelais déjà Sophie. Enfin par rapport à Sophie même, il y avait une foule de raisons qui tentaient de minimiser l’impact de ma décision de la revoir, sans pourtant que le collier de raisons pour la revoir ne soit mis en cause pour son caractère hétéroclite, voire magique. La principale réticence était en moi, profondément fichée par moi, comme un harpon qui a déjà touché les organes vitaux. J’avais rompu avec Sophie en 1974. C’était une rupture formelle, importante, pour ne pas dire grave. Chronologiquement, elle figurait en seconde place des ruptures importantes de ma vie, qui étaient alors déjà nombreuses : Lakanal, ma sœur Annette, Alain Maurras, Christophe Duel, Philippe Celescluze, mon père, Jean-Marc Cheys ; et à côté de celles-ci il y en eut une grande quantité de moindre importance, parmi lesquelles je compte celle avec Michèle et Laurent. Mes ruptures étaient sans retour possible, même si j’avais compris assez vite que le définitif était trop souvent bafoué et improbable, voire injuste. J’assortissais donc leur signification de clauses draconiennes, pas toujours formulées. En effet, la rupture n’est pas une sorte de contrat, c’est une décision, et cette décision, on en est davantage comptable à soi-même qu’à n’importe qui d’autre, y compris la personne visée qui, de toutes manières, aborde elle aussi ces décisions avec une subjectivité sur laquelle les scrupules et les dispositions à long terme n’ont plus de prises. Je n’avais pas encore fait l’expérience des défaillances de mémoire où il m’est arrivé de me retrouver devant quelqu’un, avec qui je savais que j’avais rompu, mais j’étais incapable de savoir pourquoi : j’ai toujours annulé ces ruptures-là. La rupture est véritablement un outil de comportement, c’est une clarification, une purification interne plutôt qu’externe, une vérification pratique d’abord par rapport à soi. Le contenu de la rupture est la limite d’une relation : on est arrivé à l’extrémité du possible avec l’autre. Cette appréciation est particulièrement difficile, parce que, en général, on doit la faire seul, souvent sans recul, dans l’émotion. Comme cette décision est solitaire et arbitraire, elle est souvent attaquée sur deux choses. La première est l’amour-propre : celui qui rompt veut avoir le dernier mot, garder la face, donner l’apparence de victoire ; pour cela il lui suffirait de rompre. Or cette critique est toujours émise par des personnes qui n’ont pas appris à rompre. Ceux qui savent rompre savent que ce type de vanité creuse existe sans doute, mais se retourne contre l’auteur parce que le contenu la déborde assez vite, et souvent assez visiblement. Celui qui a le goût de la rupture, mais qui craint ce goût, sait que la saveur de la victoire est perdue quand l’amour-propre, s’il est essentiel, est démasqué. Alors la rupture est manquée, et c’est un échec fort coûteux. La rupture n’est pas une vanité, même si elle en donne : on détruit, on casse de l’affectif, mais surtout on détruit et on casse du possible. Cette destruction de possible, justement, est nécessaire à celui qui rompt, parce qu’il sait que la dette du possible dans cette relation particulière sera désormais toujours supérieure à son bénéfice, pour parler en métaphore gestionnaire ; et c’est exactement l’inverse pour celui qui subit la rupture. Par là j’arrive à la seconde objection contre cet acte : celui qui rompt n’aurait pas toutes les données en main, se méprendrait sur le possible avec l’autre, dont il ne connaît pas un important territoire, ou une qualité décisive particulière. Cette objection est plus grave et plus fondée, et c’est d’ailleurs elle qui m’a conduit assez rapidement à reconnaître qu’il y avait toujours une possibilité de revenir d’une rupture : si les capacités de l’autre le permettent, si une nouvelle lueur éclot ou naît, si les possibles se rejoignent après un détour, pourquoi pas ? Mais cette exception n’est presque que théorique : c’est justement parce qu’on explore les capacités et le possible de l’autre, c’est à la recherche de sa limite justement qu’on vérifie, dans la relation, qu’elle est atteinte. Et même si ce résultat m’apparaissait souvent sous forme d’évidence, comme un puzzle achevé tout d’un coup qui soudain actionne l’interrupteur, c’est presque toujours après une exigence en forme de goulot, qui implique que l’autre se dépasse, une sorte de dernier test en somme, que je formulais la rupture. Si j’avais appris à quel point la rupture est un jeu d’équilibres et de déséquilibres, le pendant pratique du besoin de dépassement, c’était en grande partie à cause de Sophie. Très tôt après, j’avais considéré que cette rupture particulière n’était pas une erreur, mais une faute. Il s’était agi pour moi de clore une époque, et une pointe d’amertume jalouse. Dès 1975, parti en Ecosse pour écrire ma relation avec elle, je savais que je n’étais pas allé à l’extrémité de cette personne, je savais que j’avais triché avec moi-même. La meilleure preuve était un jeu de l’imagination, qui était une sorte d’apprentissage cruel de mes préférences. Je voyais défiler toutes les femmes que j’avais connues et que j’avais désirées ; elles étaient alignées dans une sorte de fosse en béton, elles avaient les mains attachées dans le dos ; elles étaient toutes là : Jane, Christine, Laurence, Sophie, Nasrin, Agnès, Michèle, pour ne citer que les plus importantes ; j’étais sur le parapet à trois mètres au-dessus, avec des hommes en uniforme ; le chef de ces hommes me disait : voilà, tu peux en sauver une et une seule. Je protestai, j’ergotai, mais j’en revenais toujours au choix nécessaire. Selon les circonstances et les humeurs, le choix se passait différemment, les deux dernières entre qui j’hésitais n’étaient pas les mêmes ; parfois d’ailleurs les victimes savaient, parfois elles ignoraient ; chaque fois, j’hésitais longtemps, je cherchais une solution ; mais chaque fois, sans ambiguïté, et sans discussion possible, même quand par une variante pour changer le verdict, j’introduisais dans la liste une jeune femme dont je venais de faire la connaissance dans la journée, et qui véhiculait donc tout le possible le plus immédiat, chaque fois donc, c’est Sophie que je sauvais en condamnant toutes les autres. Même si Sophie m’avait donc, involontairement, appris ce qu’était une rupture fautive, un remords honteux s’était étendu en moi. Je ne savais pas du tout comment on revient d’une rupture. Quand je rompais, le tranchant me donnait de la vigueur. L’orgueil n’est pas que pose : il engage, il booste. On se coupe quelque chose, et on y gagne : de la disponibilité, de la liberté, de la légèreté, de la vitesse. Encore une métaphore de gestionnaire : j’avais l’impression d’avoir été payé de ma rupture. Il y avait donc une profonde malhonnêteté à en revenir. J’ai gagné du booster, et je récupère la partie coupée, le carburant. Il y avait pour moi une véritable impossibilité. Si moi je revenais de la rupture, rien ne me laissait supposer qu’elle en fasse autant. En revenant sur mes pas, je payais une faute, ce qui peut être aussi gratifiant, mais cela me paraissait d’abord une mise en cause profonde, une ébréchure du système de valeurs que j’avais mis en place. Et puis j’ignorais complètement comment Sophie avait vécu cette rupture. Si elle l’avait vécue comme je vivais les miennes, ce qui était probable, mais qui était la vérité de l’exigence, il n’y avait pas apparence qu’elle me pardonne. C’est là que toutes les circonstances qui pointaient vers une rencontre avec Sophie vinrent à la rescousse de ma capacité de trancher. Car le dilemme était entier : revoir Sophie, c’était effacer une faute, celle d’une rupture fautive ; mais effacer une rupture était une autre faute. J’eus donc à me convaincre qu’effacer la rupture fautive était la meilleure des deux solutions, celle qui m’apprendrait à rompre mieux ; que ce retour serait donc une exception, salutaire sans doute, et autopédagogique en tout cas ; mais que l’exception, pourvu que je continue à la savoir telle, ne remettrait pas en cause le principe. Si revenir de la rupture était un obstacle qui tendait à relativiser la rencontre dans les deux sens – elle lui donnait une grande importance par rapport à mon comportement, et dans la réflexion que j’avais sur moi-même, mais elle me heurtait si bien que j’avais de fortes raisons d’y renoncer – j’ignorais absolument les dispositions de Sophie à mon égard. Je ne savais même pas si elle était en vie, où elle vivait, New York ou Tahiti, Montpellier ou Paris, comment, avec qui, pourquoi. Elle pouvait être dans un milieu social auquel je n’avais pas accès, en prison, ou immensément riche. Si elle avait d’excellentes raisons de ne pas me rencontrer – une rancune, un fier souvenir de la rupture, un mari jaloux, une croix tirée sur son passé, ou simplement un emploi du temps trop chargé – elle en avait beaucoup moins de se prêter une sollicitation. A notre âge, huit ans c’était long, c’était le tiers du sien. Et ce fossé me paraissait nécessairement si plein de richesses capitales qu’il me paraissait assez peu probable, devant tant d’impondérables, que la rencontre ne se fasse. Les conditions favorables réunies par mon évaluation dont on voit à quel point elle était précise dans l’arbitraire, donc assez folle et à la fois prétentieuse, bornée, et insolite, étant cependant supérieures en qualité à ce qui s’opposait à cette rencontre, c’est donc avec une grande détermination, mais en gardant suffisamment de légèreté pour un échec prévisible, que je réfléchis à un stratagème. ________________________ J’avais une sainte horreur du téléphone. Je paniquais littéralement rien qu’en pensant qu’il fallait décomposer une idée en voix. Cette panique, qui pouvait être extrême, n’était pas systématique ; j’avais fait des sondages par téléphone, où sans aucune difficulté j’avais trouvé goût à la chaleur pressée et insinuante que mon timbre rythmé prenait au bout d’un moment, et aux inflexions si nuancées, qui anticipaient les réponses, et étaient reconnues avec sympathie par des séries entières de correspondants anonymes qu’il fallait cuisiner pendant une demi-heure, parfois plus, selon un questionnaire fuchsia, que je remplissais de la main libre en pensant aux quatorze francs qu’il me rapportait. Mais plus j’avais à dire quelque chose, plus j’étais dans un rapport qui me concernait, plus la panique pouvait monter, en tout cas pendant l’attente. Chez moi, il n’y avait pas de téléphone. Mon employeur, le pourvoyeur de questionnaires fuchsia, communiquait avec moi par télégrammes, parfois plusieurs par jour. Je savais cependant, avec cette résignation fataliste qu’on a pour de multiples détails, que le téléphone c’était « pratique ». Tout allait plus vite : les rendez-vous, les coups durs, les amis, les parents. En même temps – je ne sais plus lequel a précédé l’autre, et je pense que les deux décisions n’étaient pas liées – deux applications du téléphone m’ont paru alors incontournables. La première était de me faire installer le téléphone chez moi, pérennité, normalité, dérangement, finalement je cédai à la stupéfaction des gens susceptibles de m’appeler, et qui moquaient je ne sais quelle idéologie archaïque ou quel snobisme dans l’absence de cet engin détestable. Le second était d’essayer de contacter Sophie, et je ne pouvais espérer y parvenir que par l’engin détestable : ce serait un coup, le cœur qui sautille pour ne pas sauter, une intranquillité dont Pessoa n’a jamais eu idée, l’extrême tension. Ma première recherche portait sur sa mère, la pauvre madame Patre, qui m’évoquait de délicieux relents de haine chaude et drue. Coup gagnant : madame Patre habitait toujours Ville-d’Avray, son numéro était dans l’annuaire. Mon stratagème était de la corde de marin, mais ma voix était trop un problème pour que je puisse me concentrer sur l’histoire. Madame Patre décrocha. Je me présentai rapidement, je me disais écrivain. J’avais entendu parler de sa fille, par quelqu’un qui l’avait connue à Ville-d’Avray. Le personnage de sa fille me paraissait intéressant pour mon prochain roman. Est-ce que madame Patre croyait qu’il était possible que je rencontre Sophie ? Pour moi c’était alors un pari en oui ou non, en voici du possible, ou non. Ce fut oui. Madame Patre avait dû trouver quelque originalité à cette approche si bien-culturelle. Elle ne posa pas de question, et me donna un numéro de téléphone pour appeler Sophie. C’est là que le cœur était mal en point, et que la voix me sembla perdre son sang, son rapport ordinaire avec l’expression. Je chavirai de terreur. Là oui, j’eus peur de l’échec, là non, ce n’était plus un quitte ou double, un oui ou non. C’était une autre dimension de l’Univers qui se profilait, encore bien masquée par le lézard gluant de la peur. Il fallait réfléchir, retrouver du sang-froid, comme si, en partant en courant se retirer dans la petite pagode au fond du palais de la félicité, si nécessaire pour tout bien préparer, on retrouvait davantage d’esprit, de vérité, de sagesse. Bien au contraire ! On perd encore dans la solennité ce qui nous restait de fraîcheur spontanée, de souplesse intelligente ! Ah oui, on a tout perdu, même l’intelligence alerte, même la répartie souple, voilà qui est rassurant ! On ne peut pas tomber plus bas ! Mais même cet espoir là, le lézard gluant arrive à le dévorer, de sa langue brune-grise et grésillante, je ne saurais comment, mais tout est désespérant, et c’est un mur de désespoir, qui a juste la taille du mur de l’espoir. Et à l’idée de composer le numéro, merci madame Patre, à voir ces deux monuments grimper, grimper, grimper, dans leur effarante compétition, il y avait de quoi avoir le vertige. Je venais de raccrocher dans une cabine téléphonique de la poste rue Léon-Frot. Impossible d’appeler Sophie de là, il y avait du bruit, des voix, des oreilles, des yeux, des rires, des timbrés, des postiers, impossible. D’ailleurs, j’avais besoin d’air, de marcher, de réfléchir, de construire mon discours, de vérifier les angles, de tester les filets de secours, d’épuiser les hypothèses, de rafistoler les théories, de broder des feintes, de répéter comme au théâtre. Je n’ai donc pas appelé Sophie. Si cela avait été une idée, elle aurait été excellente. Madame Patre appela Sophie tout de suite, et je crois que Sophie, qui fut intéressée, fut aussi plus avisée. En tout cas, je sus plus tard qu’elle n’avait pas cru mon prétexte, et qu’elle se moqua de sa mère. C’est de moi qu’elle se serait moquée si mon coup de fil avait devancé celui de sa madame Patre, que je hais cordialement. J’appelais une semaine plus tard, d’une autre cabine téléphonique, de la même poste, car je ne connaissais pas de meilleur endroit, sur le plan de l’acoustique j’entends. Sophie était là. Elle devait entendre le rythme stupide d’éléphant sur la pointe des pieds de mon cœur rigoureusement indiscipliné. J’avais décidé qu’il serait plus excitant de rester dans la même ruse : je suis écrivain, j’ai entendu parler de vous par un ami de Ville-d’Avray, votre personnage m’intéresse, est-ce qu’on peut se rencontrer. Sophie qui était préparée à mon appel, accepta le principe d’une rencontre. Je bondis à l’intérieur de moi-même et ma tête cogna le plafond. Très bien, où ? Elle me donna l’adresse : 62, rue Jean-Jacques-Rousseau. Je voulais me laisser beaucoup de temps pour me préparer, respirer, marcher, bondir et mettre un pansement au plafond : demain matin, lui demandais-je magnanime, en réprimant d’un effort de contrôle le chant intérieur qui montait. C’est si pressé, répondit-elle, à ma grande surprise, disons plutôt lundi prochain. Lun-di pro-chain ? C’était dans une semaine ! hurla le petit enfant en moi devant cette première vision de l’infini. Mais d’une petite claque sur le profond, l’adulte émit la voix grave qui allait aux situations graves et prononça d’accord, lundi prochain, donc, à dix heures, rue Jean-Jacques-Roussseau. Sophie n’était pas sotte comme sa mère, et ajouta : pouvez-vous me laisser un numéro de téléphone, au cas où j’aurais un empêchement ? Par extraordinaire, on m’avait installé cet appareil la veille, mais par plus extraordinaire encore, ma panique avait trouvé trois mille raisons excellentes pour appeler Sophie de la poste, plutôt que de mon appartement à l’acoustique inquiétante. Par chance, je me rappelais mon numéro. Sa voix, assurée, fluide, vive, chaude et enjouée avait sans peine transpercé l’opaque purée chevrotante de la mienne, contribuant même à lui offrir une apparence de consistance absolument imméritée. Je sortis de la poste dans une jubilation mélodique : tout était possible, même si j’ignorais bien sûr en ouistiti fébrile ce qu’est tout. Je rentrai chez moi dans une légère ébullition fraîchie qui m’empêchait encore de réfléchir à ce que je devais faire. Mais jusqu’à lundi, soupir, j’avais le temps, grincement. Le téléphone sonna. C’était la première fois. Je me souriais à travers la frêle ébullition : il faudra que je m’habitue à dire : mon téléphone sonne. Mais j’étais comme douché de frais, propre et net par mon appel avec Sophie, et je décrochai tout à fait à l’aise, content de saisir l’écouteur brun et oblong du détestable engin. Bonjour, dit la voix, je voudrais un renseignement. Est-ce que vous pouvez me dire à qui appartient le numéro 371 82 01, s’il vous plaît ? Il y avait là deux choses absolument extraordinaires. La première était la question, puisque le numéro était le mien : le premier son articulé qui sortait de cet appareil était pour me demander à qui appartenait le numéro de cet appareil ; et ce n’était pas « qui êtes-vous ? », c’était à qui appartient tel numéro, qui justement était le mien. La seconde était la voix : assurée, fluide, vive, chaude, un rien impérative, sans aucun doute possible Sophie était la première personne à m’appeler sur mon nouveau revolver contre oreille. Je murmurai, oui, c’est le mien. Sophie, emportée par son élan, n’entendit pas cette réponse haletée sans timbre, et reformula la question, ce qui me donna le loisir de me délecter de cette voix grave et chaude et de la composition musicale d’une autre de ses phrases. Cette relance me donna aussi le temps de comprendre avant Sophie ce qui me valait cette joie dangereuse : elle avait cru appeler les renseignements pour savoir à qui appartenait le numéro que je venais de lui donner, et au lieu de faire le 12, elle avait fait le numéro. C’est le lapsus le plus charmant que j’aie connu : elle avait transformé une enquête cachée, tout à fait fondée d’ailleurs par mon stratagème initial, en question droite et directe ; elle avait avalé l’étape du renseignement pour aller directement à l’appel qu’elle avait annoncé qu’elle me ferait. Ma lucidité était dans un contraste extraordinaire avec mon désarroi complet à la poste, moins d’une heure plus tôt. Je me rendis compte d’un coup qu’elle n’avait pas encore compris son embarrassante erreur, qu’il fallait donc à la fois lui dire et lui éviter un embarras dont l’idée même me plaisait tant. C’était le début du grand jeu. Parce que, au-delà de toute raison, j’étais extrêmement touché par son empressement et sa maladresse, qui me donnaient une supériorité momentanée sur elle que je savais ne devoir qu’à mon stratagème douteux, et dont je ne pouvais qu’abuser, même en n’en profitant pas, ce qui était encore une générosité dont j’avais l’impression de jouir indûment, tant qu’elle n’en jouissait pas aussi. C’est donc avec une voix très grave, chaude, que j’essayais de rendre claire, tout en adoptant sa légèreté enjouée, avec une pointe de moquerie amicale et sans ironie, que j’élevais le ton juste au-dessus du murmure précédent en accentuant légèrement le possessif qui concentre l’erreur : Rebonjour Sophie. Vous avez fait mon numéro, le 371 82 01, pas les renseignements. Je ne me souviens plus comment elle manifesta sa surprise. Elle eut peut-être un petit rire de cristal, ou un autre, profond, de velours. Mais ce qui lui ressemble le plus, c’est un silence marqué, qui lui permettrait de comprendre et de prendre des décisions. C’est sa voix ensuite dont je me souviens : elle était plus haute maintenant, concentrée dans un débit plus uniforme d’où émergeaient seulement des variables en demi-tons ; la prudence et la confusion lui avaient ralenti le débit, mais elle était très dégagée, seulement désarçonnée brièvement, et percevant que je n’en profitais pas, elle reprit très vite le fil de son intention – je sentais pourtant à son parfum qu’elle était très concentrée et j’entendais à son silence qu’elle se surveillait maintenant du coin de l’œil. Pour moi il y eut à ce moment-là, sans que je sache exactement comment cela m’était arrivé, une des sensations les plus importantes et les plus curieuses que je connaisse. Au fond de moi quelque chose s’était mis en mouvement, et ce quelque chose était à la fois un poids immense et une légèreté complète. Le poids immense me fait penser au mot bouleversement : j’entrevois des montagnes qui bougent sur leurs bases, des masses d’eau qui engloutissent, un renversement du centre de gravité ; et dans la légèreté complète il y a de l’effluve, de l’invisible, un nuage qui se déplace. D’un côté il y a une force plus grande que la mienne ; de l’autre une matière qui s’infiltre comme un gaz et qui défie mon insuffisante densité. Face à cette double menace, je dois protéger la personne qui l’a suscitée, et dans ce cas c’était Sophie. Je suis le rempart à la fois contre un déluge et une asphyxie. S’il n’y avait que l’un des deux aspects, je pourrais sans doute protéger la personne qui en est menacée en lui expliquant, mais avec les deux c’est impossible, parce que l’explication elle-même paraîtrait chargée de cette menace si complète. J’avais connu des variantes de ce phénomène, mais jamais encore aussi fort qu’avec Sophie, ce jour-là. J’appelle ce phénomène la tendresse. Cette impression de transformation intérieure qui menace de submerger l’autre, si très rapidement des digues heureusement préparées à cet effet ne sont pas érigées, est sans doute une réminiscence très classique de l’enfance. Je la relie à cette impossibilité de pleurer de vraies larmes que je partage avec la plupart des mâles adultes, semble-t-il, de l’espèce humaine. Comme cette irruption de tendresse est une menace pour l’autre, elle ne doit pas se voir, car son apparence même signifie qu’elle a déjà réussi à triompher d’une défense, signifie que le barrage aurait une faille, que la masse menaçante suinte déjà à l’extérieur. J’arrive, en théorie, à renverser la proposition : cette tendance est sans doute d’abord une menace pour moi, pas pour l’autre. Je suppose bien sûr que je crains davantage de voir ce phénomène se donner libre cours, l’horreur de mon moi répandu à perte de vue, hors de tout contrôle, l’informe de mon être étalé devant la conscience qui le forme, et peut-être des consistances molles, gluantes, effrayantes ou peu valorisantes, apparaissant dans le fond, si ce n’est un grand vide, ou les multiples vertiges de mon être que j’ai pris l’habitude d’abriter et de dissimuler dans des replis, comme des pestiférés. Il y a là une perte de la capacité à concevoir, et il y a là une évasion de toute la réserve de pensée emmagasinée depuis l’enfance, des sacs d’idées diffuses, incontrôlables, splendides à l’occasion, mais dont la splendeur risque de s’éroder au contact de l’air. Mais si l’horreur est telle que je n’arrive même pas à la susciter, alors pourquoi ne s’appliquerait-elle pas à l’autre, au contact de l’autre ? Toujours est-il que c’est l’autre que je crains de mettre en péril, et c’est une occurrence cornélienne que de devoir défendre un autre d’une menace contre lui qu’il a suscitée en nous. C’est donc plutôt parce que l’autre a suscité le démon en moi, et que j’ai pour mission de l’en protéger, que je pense qu’il s’agit peut-être uniquement d’un démon pour moi. Mais qui sait ? Est-ce que je peux prendre le risque de lâcher cette force inconnue sur quelqu’un qui ne sait même pas que cette force existe, et encore moins qu’elle l’a mise en marche ? J’ai envie de prendre l’autre dans mes bras sans qu’elle sente que je la touche, juste pour la protéger de tout mon corps, lui tisser une deuxième peau de la mienne. Les barrières contre la tendresse doivent être complètement étanches. Je suis un poisson dans un aquarium, je suis collé contre un trou dans la vitre, et je sais que le seul autre poisson qui est avec moi dans l’aquarium, qui compte plus que moi, risque de mourir, atrocement, si je ne bouche pas entièrement le trou. Par contre, quand je me contemple dans cette situation invivable, je me sens extrêmement bien. Je suis le chevalier blanc. La plus belle dame du monde est en face de moi, elle est menacée par un dragon terrible, qui s’est réveillé attiré par son parfum, elle ne le sait même pas, et moi, je tiens le dragon dans ma poigne qui faiblit, mais je tiens bon. Je mets un point d’honneur à ce qu’elle ne sache pas que je suis ce héros, et je dois donner le change, avec l’aisance que me confère l’allégresse attentive de cet immense effort tourné en mon intérieur. Je m’applique à vérifier constamment l’étanchéité de mes défenses : la tendresse ne doit pas se voir, pas transpirer, pas s’écouler légèrement, pas s’insinuer insidieusement, c’est essentiellement les coins qui doivent être sans cesse révisés et colmatés, mais il ne faut pas oublier le milieu de la barrière que j’imagine un peu comme les stores de ciment de la maison construite par Wittgenstein pour sa sœur, qui sortaient du sol pour couvrir entièrement toutes les ouvertures. C’est un moment de grande concentration qui, par l’effort, me fige un peu, m’immobilise. C’est peut-être l’image du nuage qui synthétise le mieux la masse menaçante et l’infiltration invisible. Le nuage avance et je dois le retenir. Comment, déjà, retient-on un nuage ? L’avancée de cette ouate est lente mais inexorable. Je crains seulement qu’il ne se transforme en gouttes, en ondée, en averse. Car je ne sais pas de quoi les gouttes sont faites. Sans doute chacune contient-elle un rêve de mon enfance, et de cette enfance particulière qui n’est pas finie, une histoire complète, un déversement complexe, avec des plongées dans les abîmes et des contre-plongées le long des racines introuvables. Mais si ces capiteux secrets, si ces théories en formation étaient enrobés de lames d’acier, d’acide, de cyanure ? Et si la condensation actuelle que j’arrive par entraînement et par miracle à contenir se déversait sur l’énigmatique, charmante et innocente personne qui me parle ? Comme tout ce qui est solide en moi est tourné vers l’intérieur, comme je suis entièrement tendu dans cette défense, écartelé, écorché, je suis absolument démuni face aux pensées qui rayonnent de la femme que je protège : vers elle, il n’y a plus aucune défense. Je ne suis alors capable, avec elle, que d’être droit, chevaleresque (ma seule possibilité de ruser est dans des ruses de chevalier : je dois dissimuler la vérité profonde de la tendresse, pour protéger la dame), et je ne peux pas lui soustraire la vérité sur ce qu’elle demande. Je pense que même si elle me parlait des fenêtres de Wittgenstein contre la tendresse, et de ce qu’elles retiennent, je serais obligé de lâcher. C’est un moment au bord des larmes, mais les barrières longuement préparées tiennent bon, et je me sens bien, dans cette singulière situation de force et de faiblesse. Sophie se remit à parler. Il y avait beaucoup d’allant, mais aussi de la prudence dans son jeu. Elle voulait vérifier que c’était bien moi. Dans l’échafaudage de mon plan, obnubilé par la vive lumière qu’elle avait fait briller sur cette partie de mon adolescence, j’avais simplement omis qu’elle n’avait habité à Ville-d’Avray qu’un an, où elle avait été quasiment séquestrée par sa mère, jusqu’à notre rencontre. Pour savoir qui était le contact qui désirait la rencontrer, et qui savait qui était sa mère, il n’y avait donc aucune autre piste plausible, à l’exception peut-être de deux de mes amis, Jean-Marie (mais Jean-Marie devait avoir ses coordonnées et l’aurait appelée directement) et Rainer (mais Rainer n’aurait probablement pas appelé sa mère, ni même su le nom de la mère de Sophie qui n’était pas le sien) ; et même ces deux-là étaient la même filière que moi. Elle craignait seulement, d’après ce que je compris ultérieurement, que ce ne fut son premier amant, ex-voisin de sa mère (mais je me disais à la réflexion que celui-là n’avait pas habité à Ville-d’Avray puisqu’elle l’avait connu à treize ans, et que ce devait donc être à Meudon). Il ne lui fallut que deux ou trois questions pour être sûre de qui était l’écrivain qui voulait la rencontrer, et l’écrivain en question était parfaitement incapable de la tromper encore sur ce point, sous peine d’être submergé par la tendresse qu’il retenait si difficilement avec une voix atone pour maquiller la douceur et des réponses sibyllines pour qu’elles ne sentent pas la chaleur ; dommage me dis-je après avoir raccroché, j’aurais préféré la surprise. Alors que le parquet avait la stabilité d’un radeau en haute mer, en d’intenses clignotements lumineux, mon imagination démunie recommençait et recommençait de vaines représentations du visage, du corps, du regard et de la vie de Sophie. |
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