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Sophie
1982 - Trois mois
I – Printemps 1982 | ||||||
1. Les lignes parallèles se croisent aux moments historiques Au début de l’année 1982, je décidai de revoir Moni. Sauf quand on maîtrise la rupture, les décisions importantes viennent rarement de raisonnements rationnels dont elles essayent au mieux de s’habiller. Ce que j’appelle une décision importante est celle qui permet à l’enfermé de basculer au-dessus de l’endroit du mur, qui, seul à perte de vue, lui offre la liberté ou pire que ce qu’il fuit. Ce sont alors, invisibles à l’exercice de nos consciences, des lignes transparentes, qui paraissent infinies parce que leur fin se dérobe, légèrement absurdes dans leurs clignotements métalliques aux grincements tièdes et rassurants ; mais contre les protestations véhémentes de notre incompréhension devant un phénomène si hallucinatoire qu’on aimerait bien savoir comment il est ici permis d’en parler, puisqu’il échappe à la conscience et à la vue et aux sens non métaphoriques, ces traits d’épaisseur et de vitesse, au plus fort de la fronde raisonnable, lorsque leur absurdité un peu honteuse est démasquée, se rejoignent soudain dans un dénouement qui les efface des mémoires, où elles n’avaient gagné leur présence obsédante quoique incertaine qu’à la seule faveur de multiples déraillements de nos projets, de nos découvertes, des circonstances et de ce quelque chose d’également impalpable qui nous a déplacé, au moment où nous pensions avoir conquis quelque chose d’immuable. Parfois, ainsi, une accumulation de présages, de signes, de grandes coïncidences et de petits événements, proches ou lointains, se combine à la guérite de la conscience, et avance en mutant au cœur des décisions, au carrefour des choix. Et ces condensations soudaines, les orientations inattendues, ruptures ou volonté d’engagement, ne correspondent guère à la sempiternelle volonté d’épousseter tout le bric-à-brac accumulé par les différents angles de nos méditations et de nos fulgurances, grand ménage de printemps, mais au goût ou au raidissement soudain de la vie, en retournant en outils jetables ces bijoux fantaisie de l’esprit que sont nos alignements de superstitions. La première série d’événements qui m’a poussé vers cette décision est une fin, et une fin qui était déjà rationnelle. L’insurrection en Pologne, commencée au milieu de l’année 1980, venait de rentrer dans une phase de répression active, à partir du 13 décembre 1981. C’était la fin d’une époque, parce que c’était la dernière révolte ouverte d’ouvriers, regroupés d’ailleurs, par leurs ennemis staliniens et libéraux, dans une classe ouvrière. Il m’est difficile d’affirmer, comme je le voudrais bien, que j’avais conscience du caractère irréversible de ce fait, à la fin de cette année-là. Certainement, j’étais encore dans l’illusion de ce qui aurait déjà dû s’élever à un improbable renversement de tendance en Iran, où se jouait le front principal de la guerre dont la Pologne était le combat d’arrière-garde. Et j’attendais d’ailleurs avec beaucoup d’espoirs la suite imminente du premier grand engagement d’un front qu’on pouvait prendre pour une avant-garde, celui des banlieues en Angleterre, qui avaient illuminé de leur éclat tout l’été précédent. En revanche, mon optimisme qui était ma seule qualité vraiment noble – à la fois grand et simple – ne s’avivait plus de l’Amérique centrale, où la contagion de la première insurrection d’enfants que le monde moderne ait connu, au Nicaragua, s’était enlisée dans les pesanteurs grotesques d’une boucherie acharnée, que les idéologues tenaient sous leurs scellés, au Salvador, au Guatemala, et au Nicaragua même, qui n’avait donc pas réussi à propager la foudre féroce qui avait animé de gestes clairs les niños de Matagalpa, chargés dans le dos par la racaille sandiniste avec la bénédiction de toutes les gauches, de toutes les droites. C’était le moment où je pensais qu’à l’été passé, sur ces quatre fronts, quatre batailles décisives avaient eu lieu simultanément, sans se savoir, et qui s’étaient toutes terminées dans la défaite ; et c’est le moment où j’avais choisi de me situer, par rapport à cette offensive anonyme, dont chaque colonne était séparée des autres par une vitre opaque, qui l’empêchait de s’entendre et même de se voir, en tout cas de se comprendre ; et moi, qui voyais les quatre ensemble, et de nombreuses autres velléités qui allaient dans leur sens, je commençais à savoir que ces défaites étaient d’abord celles de cette séparation : sur chaque front, les combattants n’entendaient du front voisin que le son diffracté par leurs propres récupérateurs : ainsi, ceux d’Iran croyaient qu’au Nicaragua c’était les bons sandinistes de gauche, avec lesquels ils n’avaient aucun lien, qui se battaient contre les méchants de droite somozistes ; qu’en Pologne, c’étaient des ouvriers catholiques qui luttaient pour un syndicat tendance monde libre ; et qu’en Angleterre, c’étaient des voyous d’une société en pleine corruption morale, qui saccageaient le bien commun ; mais ils ne voyaient nulle part l’identité profonde avec ce qu’ils faisaient eux-mêmes, eux-mêmes diffamés de manière identique par les idéologues du front voisin. Ce que j’avais décidé était très discutable, et j’ai toujours appréhendé par la suite d’avoir à peser les arguments pour ou contre, et j’ai toujours retiré une légère amertume du peu de controverse que ce choix, que j’ai souvent exposé, réussissait à provoquer. Mais la faiblesse de notre temps, cause justement de mon choix, cette incapacité en était précisément l’une des facettes. C’est donc assez hardiment et nettement que je choisis de rompre avec le mythe et la misère des « brigades internationales » de la guerre d’Espagne, et de ne pas aller porter un fusil en Iran. Ce n’était pas de mon bras que les insurgés, dans lesquels je reconnaissais mon insatisfaction profonde, avaient besoin, et ce n’est pas d’un front militaire dont mon insatisfaction avait besoin. Je découvrais le lieu où j’étais, Paris, Vieille Europe, Occident libéral, comme un petit monticule, et même, comme me le rappelaient ces invités de studios télévisés qui regardent sur les écrans devant eux ce que, pourtant, ils peuvent voir en direct, une sorte d’estrade, le lieu de passage obligé de l’échange et de l’information. C’est donc là qu’il fallait dynamiter, c’est donc ce nœud d’influences qu’il fallait couper ou prendre, je ne savais pas encore quelles possibilités cette réflexion interdisait, c’était où j’étais que se croisaient les regards de Téhéran et de Managua, de Gdansk et de Toxteth, mais dans les boîtes à miroirs d’intermédiaires si hostiles à ceux qui les envoyaient, qu’ils renvoyaient ces regards bredouilles et brouillés, coupant leur perspective, se substituant à leur horizon. Moi, dont le silence finissait de mûrir, dans cette étrange impatience coléreuse que je maîtrisais de mieux en mieux, je venais à l’instant de publier de manière un peu rocambolesque mon premier texte, sans signature. Il s’agissait d’un détournement de la pièce Ubu roi, d’Alfred Jarry, appliqué aux événements de Pologne où le héros du monde de nos ennemis, Walesa, était devenu le père Ubu, et non le général Jaruzelski, qui n’était là qu’un comparse de la farce. L’idée féroce était de détruire l’ambiance de tragédie qui enveloppait la Pologne d’un linceul préventif. Certes, Agnès, qui avait participé de manière prépondérante à ce petit détournement, était aussi persuadée que moi que le mouvement polonais avait laissé passer l’occasion de pousser son immense avantage de l’été précédent, très exactement au moment du congrès de Solidarité. Mais bon, les batailles sont faites pour être livrées, dit-on, et même lorsqu’on accompagne une défaite, on peut y aller en riant. Pour la Pologne, le rire, qui avait pris un peu du gris vodka des ouvriers battus, nous paraissait alors le plus beau lien avec l’avenir, et en tant que tel méritait gravement d’être distribué, à pleines poignées. Ainsi, un peu sans m’en apercevoir, un peu sans que ce soit vraiment moi (c’était essentiellement du Jarry barbouillé), j’avais commencé à m’exprimer publiquement, tirant un trait sous mes interminables années d’apprentissage. Je venais d’avoir vingt-huit ans. Mais l’expression elle-même me parut confusément un constat d’échec, ou si l’on veut un dérivatif pour refuser d’admettre le ralentissement de l’assaut. J’entretenais une très lâche notation des événements, et je savais bien que l’été dernier avait été décisif, et que le parti qui était le mien avait été vaincu. Je le savais du reste sans le savoir, ce qui est bien plus pernicieux, parce que le monde n’avait pas perçu de montée et de pic, comme moi, à partir de mes relevés sans méthode, du haut de cet optimisme qui choisissait maintenant son engagement et sa vie. L’illusion d’une défaite passagère, de celles qui vous permettent d’attaquer de plus belle, côtoyait une lucidité qui peinait à s’imposer dans mon dialogue intérieur, simplement parce que cette sensation si vive de l’histoire rencontrait très peu d’écho dans une époque qui avait commencé à massivement occulter la hiérarchie des faits et à dérégler pour les égarer les principes de l’histoire. Je savais donc qu’il y avait retraite, je partageais cette retraite au moment d’arriver tout près du front, et je diagnostiquai que la faiblesse de la révolte était une faiblesse en théorie. Cette réflexion, qui était plutôt une impression qu’une logique, mais une impression que la logique n’a jamais démentie, me laissa à contre-courant même du mouvement qui s’enfonçait dans la défaite, parce que j’étais l’un des très rares à m’apercevoir qu’il y avait défaite. Ainsi, alors que dans l’expression publique je voulais soutenir le mouvement vaincu, mais aussi le sauver, l’idée de revoir Moni allait dans la disponibilité retrouvée et dans l’intuition que là pouvait s’ouvrir une route fort différente vers le même but, celui dont le vaste mouvement social venait de se voir barrer l’accès. Le deuxième fait qui contribua à provoquer le dénouement était d’un ordre tout différent, quoique lié par ces fils invisibles qui relient nos sautes de pensée. En 1975, j’avais eu une très brève liaison avec une jeune Nasrin iranienne, brûlante de peau, frisée, charmante. Je m’étais enfui pour plusieurs raisons dont la plus triviale était qu’elle avait tenté d’attirer ma tendresse, mon enveloppement, en m’affirmant qu’elle attendait d’un amant qu’il soit comme un grand frère, très protecteur. Maintenant, la révolution en Iran me faisait souvent demander ce que Nasrin, de famille riche mais exilée sous le shah, était devenue. Et plus j’observais le cours de cet événement capital sur lequel sont venus se greffer tant de mensonges et de fausses et plates impressions, plus je craignais que Nasrin, parfaitement athée, si libre avec les hommes et probablement avec les femmes, qui savait si bien avec simplicité et non sans fierté laisser deviner la courbe joyeuse de ses petits seins en poire et le galbe brun de ses cuisses minces et longues, que j’avais perdue de vue et qui était peut-être retournée dans la fournaise, ne manque effectivement de protection. Nostalgique comme elle m’avait paru de Téhéran, jolie, libre, désirant paraître, séduisante et séductrice, je la voyais retournée sur les hauteurs de Shemiran, devenue cible caricaturale de ces pasdarans montés des faubourgs de la misère, après leur charge à travers le centre de cette ville en pente vers le succès, qui, apeurés par leur propre audace qui renversait des siècles, par leur propre plaisir qui leur avait toujours été interdit, se mirent soudain en défense, gardiens de la révolution, en proposant leurs bras vainqueurs et leurs regards coupables au service d’une autorité plus dure encore que celle qui était chassée, comme si, en s’en prenant à des Nasrin, ils pouvaient s’absoudre des transgressions qu’ils avaient commis, dans ce galop des faits qui était une révolution. On ne garde pas plus une révolution qu’un éboulement, mais on peut ensevelir sous les avalanches. Et j’étais persuadé que ce seul lien charnel que j’avais jamais eu avec la Perse, et dont je n’ai jamais voulu interroger l’influence qu’il a eu sur mon intérêt pour les événements qui s’y déroulaient, avait succombé, comme les libertins, hostiles à l’Ancien Régime, athées qui avaient été décapités pendant la révolution française. Mais un jour, en ce début d’année 1982, alors que Bani Sadr était déjà de retour en exil à Paris, que les mojahedines étaient dans la clandestinité, alors que les fedayines, ces gauchistes athées, avaient quasiment disparu, je l’aperçus à travers la vitrine d’un café, place d’Italie. Elle était en train de discuter avec animation, et je restais longtemps à l’extérieur à m’assurer que c’était bien elle, jusqu’à bien après la disparition du doute. Je n’avais aucune envie de lui parler, ce qui, ne serait-ce que par rapport à l’Iran, me paraît aujourd’hui un peu suspect, ni même de me faire reconnaître. Mais cette vision avait effacé en moi un nuage, sombre et lourd, peu visible et peu menaçant, mais qui obstruait mon allant, en me retenant avec subtilité dans un passé qui ne m’obsédait pas, mais qui ne passait pas. Ce n’est qu’à la tombée de ce poids, vraiment peu encombrant, que je m’aperçus qu’il avait existé et pesé. Savoir que Nasrin était en vie, relativement en sécurité à Paris, en 1982, était une chose futile et sans conséquence, qui a peut-être été déterminante dans ma vie, parce que, comme la défaite du front principal de la révolution en Iran avait libéré, la vue de Nasrin m’avait ôté un chagrin et une culpabilité, et me rendait une disponibilité qui me donnait l’impression d’un chant très vaste quoique désert. Un autre fait, encore plus insignifiant pour la raison que cet affranchissement d’une dette non contractée, a également joué dans la décision de revoir Moni. C’était un disque, un petit 45-tours absolument obscur et sans succès qui, pour une raison inconnue, mettait mon attention dans cette alerte silencieuse que j’imagine qu’ont les chiens de chasse au moment où un gibier, pour la première fois, traverse leurs narines. C’était un rock violent et sans fard, intitulé Rasta Bar, signé du curieux nom de Martha Machère. Sur un rythme considérable, la voix rauque et grasse de la chanteuse y hurlait quelques phrases précipitées où il était question de casser les chaînes de ses quinze ans sur le zinc de ce Rasta Bar, ou quelque chose d’approchant. Casser ses chaînes, quinze ans, et la violence soutenue mais aussi contenue de la voix féminine ramenait à ma conscience le velours noir et scintillant du regard de Moni qui était resté profondément ancré, dans les rares moments où j’avais besoin de contempler la vérité, dans le silence tourmenté de mes échecs ou dans la solitude du rayonnement du monde. Le déclic qui fonctionna comme un signe certain fut que je trouvai ce disque, alors qu’il était parfaitement confidentiel – je l’avais entendu sur une radio marginale dans la jungle des radios « libres » qui se lançaient alors. Je ne sais plus où j’ai découvert ce disque, moi qui ne fréquentais plus depuis plusieurs années les lieux où l’on vendait de la musique en vinyle, mais je me souviens d’avoir été extrêmement frappé de tenir entre les mains cet objet que j’avais d’emblée résigné à classer parmi les introuvables. La pochette m’avait beaucoup déçu. On y voyait une blonde huileuse, qui avait bien plus que quinze ans, sans doute Martha Machère, en gros plan, avec un profil à moitié dissimulé par des volutes de cigarette, et rien, dans ce flou rouge-blond-gras, ne ressemblait à Moni. Mais l’impression d’une coïncidence qui indiquait une décision à prendre prévalut largement sur cette petite contrariété. Vers la fin de 1982, cette coïncidence justifia son impérativité par une confirmation : en faisant du porte-à-porte dans un immeuble du treizième arrondissement j’arrivai soudain devant une porte ornée d’une grande affiche pour Martha Machère, dont on n’entendait plus depuis le printemps ce qui avait dû être son unique disque, même sur « La voix du Lézard ». Je sonnais, le cœur battait un peu, la commissure était tirée vers l’ironie, personne n’ouvrit. Et je n’ai plus jamais entendu parler ni du « Rasta Bar » ni de Martha Machère. De tous les événements dont j’ai conscience et qui ont influé sur mon désir de contester ma rupture avec Moni, la maturation de mon expérience avec Michèle a été le principal. Tout comme Michèle est une porte d’entrée vers Moni, Laurent est la porte d’entrée vers Michèle. J’ai connu Laurent au Saint-Jean, que j’appelai le rut, un café de la rue des Abbesses, où je passais alors le clair de mon temps à organiser des concours de flipper selon des modalités complexes, parce qu’il y avait presque toujours plus de quatre participants, et qu’il n’y avait que quatre tableaux sur la seule machine. Il n’y avait jamais d’argent dans ces interminables séries acharnées, et on jouait même rarement l’une des multiples tournées. Ce billard électrique était devenu un pôle autour duquel se réunissaient des gens fort divers. Au printemps 1980, Laurent arriva, et il me plut tout de suite. Il était grand, il était fort, avec des mains-battoirs, il n’était pas laid, il avait trois ans de moins que moi, et il savait être éminemment drôle. Il venait toujours parler tout près du visage de l’autre, qu’il postillonnait mû par une hilarité intérieure qui ressemblait à des explosions de rire, très communicatives, en tout cas pour moi. Son humour irrésistible était basé sur une distorsion de la réalité, qui s’amplifiait jusqu’à l’absurde. Nous faisions des virées sur le boulevard où, de bière en bière, nous écumions les salles de jeu, à vrai dire Laurent cherchait la bagarre, qui arrivait assez rarement, tant l’intention nous en prémunissait en allumant un mystérieux signal chez les autres et tant le physique de Laurent paraissait un problème à éviter pour la faune peu intrépide de ces endroits de misère. Un jour, au Saint-Jean, une jeune femme vint rejoindre Laurent. C’était Michèle, avec qui Laurent habitait depuis déjà quelques années. Ils s’étaient rencontrés en 1976, étaient partis en moto en Thaïlande, et junkies tous les deux, étaient restés ensemble, elle de six ans son aînée. Ensuite, de retour en France, Laurent s’était fait prendre, avait passé six mois en prison-désintoxication, pendant lesquels Michèle commis sa seule infidélité, et entra également dans une cure de désintoxication, qu’elle venait d’achever. Si bien qu’à l’été 1980, ni l’un ni l’autre ne se shootait. Michèle était brune, avec des yeux marron où quelque chose de douloureux aimanta immédiatement mon attention. Alors que la lente valse autour du flipper s’accélérait au rythme des flots de bière, je transférai ma concentration du jeu dans une longue discussion particulière avec Michèle sur la musique dont je décrétai l’inanité, à sa grande surprise. Elle sortit ainsi de sa réserve ferme et légèrement méprisante pour les spécimens d’homo bistrotus dont nous constituions une brochette assez dégradée. Le sérieux de cette femme, son regard brun et droit qui donnait avec libéralité, me plurent beaucoup ; et le timbre de sa voix, grave sans effet ni éclat, était reposant comme un bain chaud après un long effort. Notre bande de dix partit au Virage Lepic. Dans ce restaurant-épicerie, où l’épicerie était depuis longtemps un décor qu’affectionnaient la petite intellectualité qui fourmillait sur ce flanc de Montmartre et les touristes qui descendaient du Sacré-Cœur, Laurent commençait à devenir nerveux de l’attirance de plus en plus incontestable entre Michèle et moi, qui continuions à nous parler les yeux dans les yeux, à l’exclusion maintenant presque complète de tous les autres, laissant percer notre agacement des interruptions de plus en plus fréquentes et bruyantes de Laurent en particulier. Un malheureux imbécile, d’une table voisine, probablement nourri à la sauce situationniste, qui osa sourire avec condescendance du travail salarié (Laurent s’était astreint depuis quelques jours à un petit boulot salarié, dans le prolongement de sa cure de désintoxication), fut insulté brusquement par Laurent, rugissant. Le silence se fit dans tout le restaurant, où une seule personne n’était pas impressionnée : Michèle, qui choisit ce moment pour venir s’installer plus confortablement, sur mes genoux. Rouge de colère et d’alcool, debout comme un lion, Laurent somma l’autre de sortir. Personne ne répondit, sauf Michèle, qui renchérit sur ce que venait de dire Laurent, le poussa à une violence qui n’eut pas lieu, en partie parce que j’intervins. Michèle savait très bien pourquoi Laurent était arrivé à cette extrémité, et elle pensait qu’il fallait que cette force de la nature se défoule sur l’imbécile, plutôt que, par exemple, sur moi ou sur elle. Mais moi, je ne craignais pas Laurent, parce que je savais le désarmer d’un argument, et je ne me sentais pas manquer d’argument, avec Michèle sur mes genoux et malgré Michèle sur mes genoux. Ce scandale avorté fut la dernière tentative de Laurent de s’interposer entre Michèle et moi, et il dut souffrir considérablement. La première nuit que nous avons couché ensemble, celle-là précisément, Laurent coucha sur le canapé, dans ma chambre à coucher. C’est quand elle fut nue que je découvris à quel point elle était belle. Elle avait un corps un peu doux et mou, mince, avec des formes racées, correspondant aux canons féminins de notre temps, mais sans aucune particularité. Outre le moment où j’interrompis les caresses pour lui faire un compliment sincère sur sa joliesse, dont je prenais seulement conscience avec stupéfaction et admiration, car je n’avais jusque-là passé la soirée qu’avec un visage qui s’était rapproché jusqu’au baiser, je me rappelle de l’avoir repoussée violemment à un autre moment où, presque hystérique, elle s’était mise à hurler « je t’aime, je t’aime, je t’aime. » Nous avions ainsi commencé une étrange liaison : elle continuait son couple, elle continuait son travail qui consistait à vendre des vêtements dans une boutique de mode rue Royale, imperturbable, m’ignorant ; mais quatre ou cinq fois en très peu de temps, nous buvions ensemble, avec Agnès, avec Laurent, qui était là, et chaque fois la même attirance s’opérait avec une force irrésistible, avec une indifférence au monde, avec ce sérieux, cette gravité, ces discussions où l’unisson du timbre de nos voix était plus important que nos idées, quoique ces idées en fussent aussi le résultat. Le moment le plus agréable avec elle était d’ailleurs celui où tant d’attirance nous faisait commencer à nous toucher. Nous marchions alors enlacés, avec une sorte de jubilation, de facilité et d’adéquation parfaite de nos corps, que je n’ai jamais senti avec personne d’autre. Et ces moments de frissonnements concentrés, dans un bistrot, un restaurant, la rue, chez moi, qui excluaient si complètement le reste du monde dans cette espèce de fusion tiède, douce et sérieuse, valaient largement ceux qui concluaient nos désirs, saturés par l’alcool et obstrués par nos blocages, notre manque de confiance, réciproque et en soi. Il y avait, en cette femme, une profonde tristesse, lourde, abandonnée, irrémédiable. Cette sensation, presque palpable pour moi, alliée à son passé récent de junkie, donnait l’impression qu’elle était constamment au bord d’une chute au sens que, d’un coup, elle allait perdre connaissance, équilibre, raison, tout ce qu’elle avait. J’étais profondément ému par cette personne si seule qui vivotait en funambule sur un mur si étroit, si dangereux. Après le soir de notre rencontre, je l’ai vue odieuse à au moins deux reprises. Un soir, nous étions dans un bowling (avec Laurent nous avions décidé d’apprendre tous les jeux de pauvres : le billard, la belote, le bowling, le tir à la carabine, les dés, et les nouvelles machines à sous qui étaient la dernière mue avant les consoles de jeu), et Michèle allumait tranquillement une bande d’une demi-douzaine de motards du genre aigle à clous sur le cuir, si bien que, bonté ou lassitude, l’un d’entre eux vint nous voir et nous dit : « Elle est folle votre copine : soit vous l’arrachez de là, soit ça court à l’embrouille. » Nous n’étions que tous les trois, et nous suivîmes le généreux conseil, et arrachâmes Michèle de là, alors que Laurent le magnifique me murmurait d’une voix monocorde « de toutes façons, je sais bien qu’un jour je me ferais tuer pour elle ». Mais moi, j’étais outré, et lors de la dispute que j’eus avec elle, je lui dis bien en face qu’il était hors de question que je fasse jamais le coq pour quelqu’un comme elle parce que je savais que Michèle n’avait fait son cinéma, comme on dit, que pour que nous lui prouvions notre affection, de la manière la plus virile, la plus éculée. D’ailleurs, le dévouement de Laurent montrait assez qu’une telle preuve ne pouvait pas suffire à entamer sa profonde tristesse. J’étais alors dans le rejet de ces comportements que je trouvais stéréotypés, issus des fictions des décennies passées, et qui me dégoûtaient tout autant que les « je t’aime, je t’aime, je t’aime » hystériques. Une autre fois, alors que nous dînions, Agnès, elle et moi, à une terrasse de la Bastille, Michèle bombarda Agnès d’invectives hors de proportion, occupée seulement à provoquer sa jalousie, en me prodiguant des caresses outrées, si bien que je demandais à Agnès de nous quitter, lui assurant de la voir le lendemain, ayant promis la soirée à Michèle. Mais même ces saillies violentes et déplaisantes, maladresses maquillées en gestes offensifs, je les trouvais bouleversantes. Elles respiraient une douleur profonde et un refus sans espoir. Alors qu’elle avait passé avec succès sa cure de désintoxication, elle avait la lucidité et le cran – qui pouvaient signaler de la lassitude ou de la détresse – de m’affirmer qu’elle aimait l’héroïne, et qu’elle n’en reniait pas les bons moments. C’était aussi une affabulatrice, qui m’avait raconté un roman sur son couple avec Laurent, dont je m’aperçus vite que des pans assez éloignés se contredisaient formellement. Mais je compris que l’héroïne et le mensonge avaient la même fonction, une sorte de trompe-l’œil pivotant qu’elle suspendait à son plafond dans l’espoir, parfois couronné de succès, de dériver et d’irriguer l’attention, l’affection. C’est pourquoi inégale, violente et fragile, celle que Laurent appelait « Moon », était seule et triste comme la lune. Derrière son paravent de lueurs soudaines et tripales – à cette époque où je chantais encore des tubes à tue-tête, elle était la Gaby de Bashung –, elle éclatait en sorties rageuses et incontrôlées, plus provocatrice désespérée que séductrice provocante, puis retombait comme si elle avait saigné de tout son corps, inconsolable, une douloureuse désolation sans partage qui me gagnait, tant elle était sauvage, mais qui s’atténuait peu à peu, alors que des murailles se refermaient sur un troisième de ses personnages, opaque et absent, au fond duquel, terrifiée, elle fuyait toute lumière. J’avais commencé à vaciller. Avec toute ma fougue, et toute mon intelligence (elle était plus sensible à la seconde qualité qu’à la première qui était pourtant nécessaire à l’autre), j’avais entrepris de traverser son troisième personnage en bois, de détruire le zombie autrement qu’avec l’alcool. Un jour je l’avais attendue au petit matin, place des Abbesses, quand elle partit travailler. Elle était vigoureusement retranchée dans sa bulle apathique, et me parlait de sa carrière de vendeuse-chef, son horizon. Je cassais cette défense en la regardant droit dans les lunettes noires : pendant quatre stations de métro, elle subit une critique en règle et en détail de son existence, précise, serrée, sans relâche, comme une volée de bâton. Elle m’en a certes remercié, avec sincérité, mais sans en tenir compte ; la fois suivante, j’étais allé la voir dans la grande boutique dont elle était, non le sultan, mais le grand vizir. Mais, plus alerte dans les jeux de miroirs, elle m’aperçut avant que j’entre et s’enfuit se cacher à l’étage supérieur. Constatant un embarras aussi démesuré, je n’eus pas la cruauté de la faire demander : mon air de jean sale n’était pas celui du lieu, et je ne voulais pas la compromettre. Enfin arriva le soir de la rupture. C’était l’anniversaire de Laurent. Nous étions tous les quatre, avec Michèle et Agnès. Agnès est la deuxième personne la plus importante de ma vie. Nous nous étions rencontrés en 1976, avions vécu ensemble jusqu’à la fin de 1978, et étions, depuis, plus qu’amis ; en somme, Agnès et moi étions dans une situation de couple comparable à celle de Michèle et Laurent simplement sans le quotidien, si attachant de tous ses rituels non-dits et de ses conforts d’intimité. Le dîner eut lieu dans un restaurant de la rue des Trois-Frères, avec une tension palpable que Michèle aggravait d’interjections joyeuses du genre « c’est vraiment pas malin ce genre de soirée », « je savais que ça allait mal se passer ». Ensuite, nous allâmes chez moi, et Michèle feignit d’être en colère de se retrouver là : « Bon ça va j’ai compris », lança-t-elle, et elle appela le réveil automatique, pour le lendemain matin, comme si elle se résignait à passer la nuit avec moi, puisque les deux autres n’avaient rien entrepris contre. Agnès, pourtant la plus patiente des personnes que j’aie connues, en eut alors assez, et décida de partir, sans claquer la porte. Le malheureux Laurent, dont l’anniversaire devenait ce naufrage, désemparé, sortit sur les talons d’Agnès. Ces deux-là entamèrent cette même nuit une éphémère relation que je cassai quelques jours plus tard, outré par la misère de compensation et d’imitation qui avait uni sans grande affection ces deux personnes si proches de Michèle et de moi. Je ne sais plus quelle fut l’étincelle de ma dispute avec Michèle. Pourtant, ce fut une dispute pathétique et indécise, car nous cherchions l’accord, mais sans vouloir céder à l’autre. La dispute reprit sur les bases de ma harangue dans le métro, quelques jours plus tôt. Un fossé blanc, aveuglant, occupait le centre de la vie de Michèle comme un cratère de bombe : c’était l’héroïne, dont la chaleur de la spirale ne s’était pas encore véritablement refroidie en elle. Courageusement, non sans souffrir, elle s’était jetée dans un ravin latéral, et son apathie n’était que sa défense dans les moments de faiblesse, pour ne pas glisser dans l’aspiration du vortex de la drogue. Ce ravin latéral était le travail. Elle me parlait de son ambition de devenir gérante de cette boutique, ambition à portée de la main, ambition de creuser un cratère qui concurrence l’autre. Mais moi, je lui proposais de partir, de tout laisser, de faire n’importe quoi, mais de différent, de rompre avec les petites cages où nos horizons se plient, parce que je savais que cette étrange et puissante connivence qui nous attirait l’un vers l’autre n’avait pas livré son secret, son possible ; et, exaspéré par les freins que la société et le monde extérieur opposait à cette recherche qui me paraissait d’une autre altitude, je lui disais « tu me parles chiffon, tu me parles boutique, alors que moi je te parle de vie ? ». Elle était ébranlée, parce que je lui faisais miroiter une ouverture, une perspective à laquelle elle n’avait pas songé ; mais la boutique était solide, avec un épais réseau d’approbation, à laquelle je n’étais que la glorieuse exception, et le partir était du grand air avec, pour toute fondation, une trouée d’avenir. La boutique prévalut. Je ne suis pas sûr que c’eût été le cas si nos invectives virulentes eussent permis, ce soir-là, de retrouver ces moments de fusion du toucher. Deux ou trois fois dans les mois qui suivirent, j’eus du mal à tenir cette rupture, mais je n’ai plus adressé la parole à Michèle pendant huit ans, où elle me reconnut par hasard, rue des Abbesses. Mais alors, le charme, la petite ligne directe qui se soudait si parfaitement lorsque nos ventres s’aplatissaient dans leurs douceurs réciproques, lorsque mes doigts couraient dans sa chevelure ou emboîtaient les siens, cette petite ligne métallique qui pointait vers l’inconnu avait explosé dans l’intervalle, de nos tumultes de trentenaires accomplis, aux plénitudes et aux désespoirs maintenant fondés. Sur l’autel de ce douloureux renoncement, j’avais laissé comme une offrande au possible mon amitié avec Laurent, qui lui aussi reparut en ami valeureux et estimable, à la fin de cette décennie, qui a été la dernière de sa vie. Il est mort chez Moon, c’est son héroïne qui l’a tué, à une époque où Michèle, oh Gaby, était à des centaines de kilomètres. On l’a retrouvé à l’odeur, quinze jours après, obstruant la porte de l’intérieur, se décomposant dans l’indifférence, lui qui avait tant d’amis ; j’ai cru qu’on l’avait tué, et j’ai cherché son tueur. Il me fallut depuis cet été 1980 au début de 1982 pour comprendre qu’avec Michèle j’étais arrivé au bord d’un précipice. J’avais admiré le même précipice avec l’Homme sans qualités, où j’avais l’impression que Musil jouait au funambule, qui s’amuse à mettre un pied dans le néant, en suivant le pointillé espacé qui sépare chaque humain de l’opacité de l’inconnu ; mais au moment où l’effroi glace les spectateurs, d’une pirouette, l’artiste, explorateur amusé et amusant de la grande crête se rétablit, bien au chaud parmi nous. Avec Michèle, nous nous étions arrêtés au bord, devant une mer de nuages, frissonnant malgré nos mâchoires durcies, enlacés chacun pour soi dans sa rêverie. Ah, j’aurais bien sauté si elle avait voulu ! Je n’ai pas de nom pour cet endroit, je n’ai pas d’explication théorique pour cette lisière attirante et mortelle, je n’ai que des descriptions, assez banales, de sensations. J’ai longtemps pensé que cette corniche sinueuse était la limite de l’individu, bien davantage que le Hic Rhodus, hic salta, l’endroit où l’on peut se dépasser soi-même. C’est bien pour ce gouffre mystérieux, que nous avions atteint avec Michèle, que j’ai vécu, et c’est pour raconter cette étrange sensation que je noircis des centaines de pages, insuffisantes dans la précision, et probablement dans l’évocation. Je sais que je parle ici d’une bordure ignorée des sens et de l’observation physique ; mais je crois que la connaissance de cette ligne frontière est bien connue : au-delà commencent la grande peur, l’ignorance absolue, l’irréversible, l’aventure, la nouveauté, nouveauté pour le monde. Quand, en partie, on longe cette ligne et on la déborde, légèrement comme Musil, un peu plus, dans l’idée de la repousser, de profiter mieux du monde étriqué en grattant sur cette marge, alors on est dans la contingence ; quand on la coupe en entier, quand on la croise frontalement, alors on est dans la transcendance. Or, par la contingence, la liberté, l’humain explore le plein, la vie ; mais c’est par la transcendance que l’humain gagne sur le vide : quelques envolées fulgurantes éclaircissent tout un territoire, même si, pour ces quelques envolées, il y a un nombre incalculable de tentatives. Sans doute, ce frisson unique, parce que déterminant, les hommes d’action l’ont sur leur peau, quelques-uns à demeure, là où chez les penseurs, il y a un lisse et myope cerveau qui contourne et qui sait même créer du vide pour cacher le vide à perforer : lorsque Wittgenstein disait « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », alors il disait exactement le contraire de ce que je dis, moi, ici : n’allez pas dans le vide, dans l’inconnu, dans l’improbable ; construisons ces murs qui nous empêchent de tomber ; la logique n’est pas arrachement, déchirement, la logique est une défense, un quadrillage, un refus obstiné et borné du vide. Cette sensation qui est familière, si malaisée à circonscrire, et en même temps quelque chose de rare, parce que tous nos dispositifs de protection sont déployés de sorte à nous éviter la chute fatale, qui n’est peut-être pas fatale : parfois ce sont les mirages de la morale, parfois les iniques barrières de la police, parfois ce sont des Wittgenstein, parfois les humains se sont donnés des raisons pour mourir plutôt que de scruter ce qui les dépasse, là, et si la conscience est tout autant ennemie que complice de l’interdit du grand saut, la raison est devenue, au fil de son écornement par les vents secs de l’aliénation, le refuge du replis. Car si nous gagnons sur le vide, grâce à l’immense complexité que nous avons su nous-mêmes mettre en place, et à quelques bourrades décidées, le vide sait aussi nous éroder, gagner sur nous, quand la conservation de nos vies l’emporte sur la vérité de leur contenu. Michèle et moi venions d’en donner, chacun à sa façon, chacun à l’autre, le meilleur exemple. Ce rien, ce néant, ce vide, cette abstraite extension de soi, j’ai longtemps pensé que c’était l’horizon dans lequel butte notre mélange de volonté et de désir, de force et d’intelligence. Et qu’après un ressac, où l’on ramasse vigueur et idées, où l’on s’équipe de neuf, en évaluant mieux les contextes et les propositions, les buts et les contenus, en ré-étalonnant toutes les valeurs, avec une rampe de lancement mieux étagée, mieux ajustée à notre absence de lumière, dans un matériau ignifugé, plus résistant à nos propres ralentissements, une nouvelle attaque offre un nouveau jaillissement au-dessus de l’indicible et de l’improbable, et même pensais-je selon les habitudes de pensée du réformisme le plus honteux, cette poussée commune et permanente fonctionne comme une conquête par plateaux, et gagne, indéfiniment, sur le noir qui s’étendait aux pieds de Musil, à mes pieds à la fin de l’été de 1980. Seulement, pour moi, ce tout ou rien, où se jeter a manifestement un sens, mais un sens dont le bond révèle le sens, ne s’est représenté qu’une fois, majestueusement développé, et c’était en 1982. Si l’amour existait, ce qui paraissait bien improbable à vingt-six ans, quand je voyais toutes mes forces dans un scepticisme incisif et hardi, je m’étais arrêté à l’entrée. Michèle, de toute évidence, n’avait pas non plus osé le coup de reins, qu’on appelle un saut qualitatif, qui projette au-delà des réponses courantes, des adhésions faciles, permises, recommandées, des addictions qui fondent les grands trous de tristesse. Il fallait donner de soi, être disposé à se déchirer, ne se retourner que dans l’idée d’avancer plus loin, mieux, plus vite. Ensuite, m’apostrophai-je dans des marmonnements viscéraux, ça ne se joue pas comme ça. Il n’y a pas ici de porte bien découpée, sur un gazon anglais, ou quelque groom stylé attendrait ton excellence pour pénétrer, seule lumière, l’Univers. Pour savoir, il faut payer au comptant. Pour tracer dans le vide, il faut y aller quand il est encore vide, en premier, dans le défaut de la cuirasse des circonstances. Si tu attends l’accord des autres pour dépecer les mystères, c’est les mystères qui te dépèceront. Saute, nom de Dieu, enfant de salaud, et tu verras bien ! T’aurais sauté, avec tout ton élan, Michèle aurait peut-être sauté, et aurait relancé le tien. Vous avez coupé l’élan, attendant chacun que l’autre montre l’exemple – et passez d’abord, mais je n’en ferais rien, ladies first, montre-moi la voie mon héros – politesse de dégonflés, qui lâchent prise, qui lâchent leur vie, poursuivais-je mon dédoublement désabusé. Cette chance est passée, mais c’est de ta faute autant que celle de Michèle, mais qu’importe Michèle aujourd’hui : c’est de tout le possible qu’il s’agit. Et c’est alors que Moni, qui était restée drapée dans les nappes d’ombre de mon cœur se mit à lui sourire de son charmant regard oblique. Avec elle, la prise d’élan avait eu lieu. Notre course avait été cassée, mais ni par elle ni par moi. Sans le formuler, j’étais mûr pour sauter dans le vide, fort et déterminé, ennemi de ma pusillanimité, et le partenaire de cette résolution et de cette intelligence existait, si Moni existait. Alors, si je voulais apporter la floraison aux ébauches passées, c’était avec quelqu’un sans crainte, ni honte, qui ne lâcherait pas la main, mieux, c’était quelqu’un qui savait déjà se repérer dans les strates épaisses de l’obscurité qu’il s’agissait maintenant d’affronter, qui était plus apte que moi à ce même jeu insensé. Alors qu’avec Michèle il aurait fallu que je passe devant, ferme et protecteur, comme pour exaucer le vœu de Nasrin, avec Moni, il pouvait suffire d’être comme la plume au vent ; mais alors qu’avec Michèle, nous étions restés sur la même ligne, avec Moni, en 1982, instruit par l’échec de 1980, je voulais marcher devant, sauter dans le vide le premier. |
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