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Moni
1973 - Trois semaines
1973 | ||||||
8. Premières ruptures Je suis resté deux semaines à Munich. Cette période est presque entièrement effacée dans la ruée du temps, sans doute parce que c’était un retour au silence et au calme, sans quelqu’un d’autre que ma grand-mère, un plongeon réparateur dans mon enfance répudiée. Mais je sais que cette léthargie, dans un décor familier qui ne bougeait que selon mes ailes qui poussaient, avait dû être bénéfique. J’ai toujours besoin de cultiver ces absences, où je rebande mon arc, dont je néglige l’entretien au creux de l’action. Car j’ai cette infirmité qui m’a toujours fait jalouser cette qualité rare prêtée aux hommes d’action et que l’on pourrait aussi exalter chez les sportifs et les politiciens qui consiste en une simultanéité entre leur pensée consciente et leur intuition, face à l’adversité. Ils arrivent à se grandir en un coup de reins, soudain, tout en eux est uni et sublimé. Je ne sais pas ce qu’ils deviennent après ces instants concentrés pour lesquels ils semblent d’ailleurs vivre, et que j’imagine si riches et si limités, car on en connaît bien les fruits depuis que le monde en est le musée et l’éloge. J’ai remarqué depuis avant cette période de ma vie que ce n’est jamais que dans le recul que je suis plus efficace, arrivant à concilier mon espèce de rythme et l’espèce de fluide environnant. Je suis une sorte de deux temps : j’agis, et je constate ensuite le manque d’adéquation, je m’en veux d’avoir précipité des actes, desquels je comprends immédiatement après l’insuffisance, les fausses routes, et les vraies précipitations mutilantes, et je m’en veux d’autant plus que je sais par expérience qu’il en sera ainsi. Mon action n’est jamais satisfaisante, en particulier sous la pression extérieure, en tout cas elle n’arrive jamais à la qualité et la pertinence que je synthétise pourtant assez rapidement dans le constat subséquent. La justesse du Sachverhalt, comme dirait Wittgenstein, me vient décalée par l’observation. Mais j’ai aussi besoin de ce décalage pour parvenir à cette justesse : l’observation est ce qui donne sa qualité au Sachverhalt. Peut-être est-ce ma raison d’écrire, parce que ce mécanisme trouve dans l’écrit le recul et l’écho qui corrigent et embrassent l’acte, l’accomplissent en quelque sorte, même si c’est dans le constat seulement. Je ne sais pas si ce décalage nécessaire, et rageant, est fréquent, dans notre société, mais j’imagine que le goût de trouver dans et par l’action l’unité avec la réflexion n’est pas si partagé, même si c’est une osmose apparemment universellement appréciée et recherchée que je n’ai d’ailleurs jamais entendu critiquer, à l’exception peut-être par certaines tendances du taoïsme. Mon goût de la solitude consiste beaucoup dans ce plaisir de la complétude, où je me sens rattraper de nombreuses pensées échappées, et où je peux arriver, vite et juste, à les emboîter, à les associer. Si l’individu humain crée de la pensée, alors c’est peut-être dans de tels moments, lorsqu’il ressaisit, dans la lente descente du puits de son harmonie, ou dans le vif assemblage de sa cohérence, toutes ses évanescences éparses, toutes les réalités qu’il a frôlées ou causées. J’étais loin alors, entre la bousculade de ma sève et le tourbillon de l’esprit environnant, que je découvrais tous deux sans préparation, de reconnaître cet état de fait, et surtout d’être capable d’en tirer les conclusions, comme celles qui depuis me font rechercher, comme un bien précieux, ces retraites solitaires, ou qui me font fuir l’ostentation et la reconnaissance. Et j’étais bien loin aussi de pouvoir prendre pour objet, et de poser, les quatre mois d’ouragan que je venais de traverser. Confusément, dans mes rétrospectives chancelantes, Moni dominait cette époque. Mais mon intégrité m’absorbait sur tellement d’autres fronts que celui-ci ne me paraissait que le plus large, primus inter pares. Et comme en ce moment cette porte était fermée, et mon amour-propre coincé dedans, mon optimisme haletant, poussé par une vitalité intransigeante, me tirait dans toutes les autres directions. Aussi, bien d’autres perspectives se miraient dans le déchirement de mon adolescence, qui passait là un cap semi-générationnel d’une « petite » à une « vieille » adolescence. Le souffle de Moni, son impérieux sens de la dévastation, n’avait encore qu’effleuré ma mobilité. Je me détournais, certes sans hostilité, mais incrédule, d’un monde noir et profond que cette haleine délicate dénudait en moi. Elle donnait à ma vie une dimension mystérieuse et abyssale et elle ouvrait un possible opaque qui portait au-delà de mes fulgurances lumineuses. Mais, paradoxalement poussé par les impressions superficielles, et ne sachant pas encore faire ces distinctions entre ce qui pénètre dans cette véritable intimité qu’on se cache à soi-même, parce qu’elle est l’effroi de la vérité, j’attribuais ce pressentiment d’un horizon fort différent que celui du ciel à tous les nouveaux territoires que croisait ma marche échevelée qui s’abandonnait encore si facilement aux impressions ; ou plutôt : je répartissais sur ces territoires les effets de l’irrémédiable fissure que Moni avait commencé à découvrir de son port de tête seigneurial, qui déréglait mon regard, et de l’étroitesse imprévue de sa taille, qui me coupait la respiration. Cette révélation de mon intimité par ce souffle qui avait secoué des fondements de ma personne, je la minimisais par l’ouverture aux vents puissants et plus manifestes des aliénations superficielles du monde qui bruissaient sans interruption et non sans séduction. Tendre et gauche, j’avais traversé un feu de brousse, me compromettant gravement dans les flammes, et je pensais seulement avoir chaud aux joues. Même si l’adolescence est une époque de la jeunesse créée et colonisée par la marchandise, je m’y sentais mieux, sans doute, que la plupart de ceux qui, dans les Etats occidentaux, l’ont traversée en même temps que moi. C’est que, dans ce cocon où sont emprisonnés les déséquilibres affectifs, sexuels, sociaux de l’adulte plus tout à fait enfant, je pouvais me sentir assez supérieur finalement, malgré les immenses sautes d’émotions, de tension auxquelles j’étais aussi peu préparé que tous les autres pensionnaires de ce sas, mais qu’il était permis de dissimuler aux moments cruciaux. J’avais sans doute trouvé une place, parmi les gens de mon âge, et les autres, enfants et adultes qui vivent hors de ce cocon pour le protéger et qui, depuis le cocon, pouvaient être comptés pour peu. Les bouleversements intimes, qui déchiraient toute cette tranche d’âge de la middleclass naissante, étaient si bien dans le meilleur ton de l’époque, qu’ils étaient l’objet de plusieurs films « cultes » ; et comme, sans être beau je n’étais pas laid, et sans être un génie je ne manquais pas d’intelligence, j’étais finalement parmi les privilégiés de ce qu’on peut presque appeler un milieu, très élargi. Comme les murailles de l’adolescence me rassuraient, au fond, je n’étais pas parmi les plus pressés d’en sortir. J’étais comme un enfant qui a plus d’espace, de latitude, et de liberté, et comme un adulte qui n’a pas d’obligation, de responsabilité, de peur de vieillir. Ma quinzaine munichoise de ce début de septembre a donc été consacrée aussi, je le sais avec le recul que j’ai par rapport à ce recul, à consolider cette frivolité, dont je m’arrangeais en maugréant non sans hypocrisie, mais que Moni, qui avait sauté cet âge, avait profondément mise en cause par son exigence implicite. La tristesse accablante de mon échec au Chambon-sur-Lignon était sur une portée que je voulais, que je devais effacer. Pourtant, je n’ai pas encore réussi aujourd’hui à faire cesser la vibration de ce grand coup de gong. Mais j’essayais déjà, inconsciemment, en contrebande, de fourguer à Moni ma responsabilité de cette déchirure, dont j’ignorais combien elle était constitutive. Et comme l’adolescence me permettait d’utiliser des cachettes, des maquillages et des étourdissements réversibles, j’effaçai, parfois avec l’humeur impérieuse de l’orgueil, mes faiblesses considérables, qui avaient si bien contribué à la défection de Moni. Dans ma ville natale aseptisée par les jeux Olympiques douze mois plus tôt, au point que les dernières ruines des bombardements de 1945, qui étaient l’un des décors vifs et crénelés de mon enfance, avaient disparu, dans un Schwabing où l’effervescence factice d’après 1968 avait profité aux marchands au détriment des émeutiers éparpillés, le seul acte dont je me rappelle est celui d’avoir changé de vêtements, pour changer d’image, mimique enfantine de la mue que Moni avait su si bien accélérer. J’avais ainsi troqué mes tuniques trop longues contre des chemisettes trop moulantes et trop courtes, puisqu’elles s’arrêtaient avant le nombril, mes jeans délavés à l’eau de javel contre un pantalon rayé pourpre et blanc, brodé d’entrelacs dorés, et mes Clarks contre une paire de bottines en jean à hauts talons. Je surmontais ce clinquant décadent de chapeaux à bords larges et je décorais le tout du maximum possible de foulards et de bagues dont le baroque provocateur s’alliait à mon goût plus récent pour le maquillage des ongles et des yeux. Je pense maintenant que cet accoutrement, qui choquait les braves gens, était une façon de me débarrasser de la première moitié de mon adolescence, mais aussi de l’apparence que j’avais proposée à Moni, que je voulais alors sans doute, par une telle opération, confiner dans ce passé que j’espérais peut-être confondre dans l’oubli. A mon retour à Paris, Lakanal s’achevait. Alice et Jean-Mars avaient repris leur vie commune dans la petite chambre du XVe arrondissement. Slack et David s’étaient rendus indépendants par l’activité de dealer du premier et par un petit studio, également dans le quinzième arrondissement, mis à disposition par les parents du second. Geneviève avait retrouvé la mémoire, Antoine, leur enfant, et une difficile reprise du salariat au fond d’un autre studio, impasse Marcadet. Alain Friand et Chris s’étaient retrouvés en tête à tête face à leurs pesantes frustrations réciproques, dans une chambre de la place d’Aligre. Kitty, miss Kitty, papillonnait toujours, mais avec une vigueur où perçait un soupçon de désenchantement, entre les visages de plus en plus fermés des uns et des autres. La féerie, cette légère poudre qui nous avait gonflés et illuminés au début de l’été, avait disparu. Le projet de communauté était aux oubliettes. Le groupe des Rueillois n’arriva pas à concrétiser ses grands projets musicaux, pas davantage que celui composé d’Alain, Slack, Antoine et Philippe. Les questions de survie de l’hiver qui s’annonçaient avaient brutalement étouffé nos quelques rêveries estivales. Le temps était à la retraite, nos grandes enjambées au-dessus des nuages étaient rattrapées par les petits pas du quotidien, mécaniques et cruels comme la pluie. La rampe de lancement qui menait à la totalité, la grande révolution, dont 1968 ne devait être que le signe avant-coureur, pour des raisons qui exaspéraient nos compréhensions et nos patiences, ne s’échafaudait nulle part. En 1973, ma connaissance du monde était plus que sommaire, même si elle était fortement marquée par l’actualité. Ma conscience des événements publics était dominée par cette étrangeté, qui fait qu’un événement de 1962, comme la guerre d’Algérie, me paraissait en deçà d’un seuil invisible, qui était seulement celui de ma conscience contemporaine de ce type d’événement. Ce qui est curieux c’est que ce mur est resté dans ma façon de voir : j’ai du mal à admettre qu’entre 1962, dont je ne me sens pas contemporain, et 1973, il y ait moins de temps qu’entre 1973 et 1990 par exemple. Une simultanéité de ma personne avec les événements ne m’est apparue qu’entre 1969 et 1971. Et, en 1973, j’étais donc encore frais dans l’observation des faits : tout était nouveau, et il n’y avait pas de passé, sauf celui, historique, qui remontait avant nos naissances, et pour l’essentiel, avant celles de nos parents. Je ne me souviens, pour 1973, que de deux événements, très distincts et qui m’apparaissent comme de lointains ancêtres de ceux formatés par l’information dominante qui s’est développée depuis, ne serait-ce que parce que leur résonance a été originaire de toute une partie de la middleclass telle qu’elle s’est développée depuis. C’était d’abord la quatrième guerre entre l’Etat d’Israël et ses voisins, les Etats arabes, qui s’acheva par la reconnaissance du pétrole comme marchandise fétiche parce que les Etats arabes avaient, comme on disait, « fermé le robinet », et le début de ce qui fut appelé « la crise » et qui renversa la vision dans laquelle j’avais été élevée d’un monde qui serait toujours en expansion, en « progrès », comme une accumulation continue de bien-être mesurable en pourcentage annuel de produit intérieur brut. L’autre événement était le coup d’Etat militaire de Pinochet contre Allende au Chili, et qui est peut-être le principal creuset de la pleurnicherie de gauche. Quelques jours avant ce 11 septembre nous étions partis avec Christophe dans une maison de campagne normande de sa famille, pour tourner un film à trois. Le troisième étant « le plus jeune cadre » du groupuscule maoïste, la Gauche prolétarienne, Eric Casabo, qui rêvait de devenir berger, et qui était un ami d’enfance de Christophe. Un quatrième personnage vint se joindre à nous, une sorte de décharge sexuelle, vague cousine de Christophe qui avait la masturbation morose. Comme c’était alors notre règle, notre film, ce chef-d’œuvre du super-8, d’une bonne humeur assez violente, était fait sans règle, spontané et narcissique, une sorte d’extension d’un film de famille avec quelques touches personnalisées, comme l’avait d’ailleurs été mon film du Château dont le montage en cours devenait plus ésotérique que nécessaire. La vague idée de départ était celle d’un pastiche de western, mais comme il n’y avait aucun lien entre les scènes c’étaient plutôt les chemises à carreaux que l’action qui rappelaient ce projet initial, absolument non écrit. Une semaine après notre retour, Christophe avait eu deux billets pour un vernissage d’une exposition de Warhol. Celle-ci avait lieu dans un petit palais de l’avenue d’Iéna. Quatre salles latérales y entouraient une salle centrale à peine plus grande. Si en entrant, juste sur la droite de la première salle, on regardait tout en haut du papier peint, on pouvait voir une tête de Mao Zedong, qu’on écrivait encore Tsé Toung. Puis juste en dessous, une deuxième tête, absolument identique. Puis toute une colonne, jusqu’au sol. A côté de la première colonne, une seconde, parfaitement identique. Puis, tout le mur. Puis les quatre murs de cette pièce. Puis les quatre pièces qui entouraient la salle principale, puis la salle principale. En dehors de cette tapisserie, uniforme, il y avait sur les murs porteurs des séries de trois ou quatre tableaux encadrés, peut-être d’un mètre cinquante sur un mètre, qui représentaient exactement l’unique motif de la tapisserie murale, seulement en beaucoup plus grand ; et c’était tout. Nous étions bien défoncés, et nous avons parcouru ce palais au pas de charge, une fois et demie, ne nous arrêtant que devant des ridicules du public, qui était évidemment, comme nous l’avons compris trop tard, le véritable objet de l’exposition : deux petites vieilles ratatinées et fardées outrageusement, que nous imaginions avoir été maîtresses de surréalistes bien avant la guerre d’Algérie (dans mon organisation temporelle du passé, le surréalisme n’a toujours été lié qu’aux années 1930), et qui gloussaient des « tu as vu comme c’est drôle », un jeune barbu en costume velours côtelé qui s’indignait complaisamment devant une caméra rendue importante par deux spots aveuglants dans le contrechamp : « Ça devait arriver, Mao Tsé Toung est récupéré. » Christophe avait, bien mieux que moi, cette qualité de trancher vite, et en cinq minutes, nous étions dehors. Sur le perron nous avons croisé la star elle-même, et je regrettais alors de n’être pas resté pour entendre son discours. Je venais, en effet, à Munich, de voir à la télévision allemande une de ses interviews, qui m’avait fait me pousser un coude dans les côtes en gloussant « tu as vu comme c’est drôle ». Le journaliste culturel, jeune barbu en costume velours côtelé, avait dit à peu près : « Andy Warhol, depuis Chelsea Girls vos films deviennent de véritables succès commerciaux. Cela est-il encore compatible, selon vous, avec l’Underground que vous représentez ? » Warhol avait réfléchi longtemps en silence, puis avait répondu en fixant le journaliste sous le menton : « Georg, ta cravate est carrément géniale, c’est la première fois que j’en vois une comme ça. » L’autre niais en rougissant et se tâtant le nœud (de cravate) relança dans un subtil retournement de sérieux : « Nico et Joe Dallesandro sont désormais de véritables stars. N’avez-vous pas peur qu’ils puissent dénaturer votre projet en se lançant dans la carrière solo qu’on leur voit prendre. Après tout, c’est grâce à la Factory, donc à vous, qu’ils ont acquis cette célébrité sulfureuse. » Warhol réfléchit encore plus longuement avant de dire d’un ton atone : « Ecoute, mec. Il faut vraiment que tu me dises où tu l’as trouvée. » Bref, nous étions déjà dans la 4L (je ne sais pas pourquoi tout le monde appelait ainsi la R4), et je rechargeais la pipe que j’avais laissée fumante sur le tableau de bord. Alors que nous descendions vers le Quartier latin, à la recherche d’un cinéma, je suppose, nous passâmes soudain entre des cars de CRS. « Mais oui, dit Christophe, c’est la manif pour le Chili qui commence dans deux heures. Tiens, voyons comment les flics sont disposés. » Là s’arrêta notre enquête, car les flics étaient si mal disposés qu’avec de grands signes de nervosité ils nous ordonnèrent de nous arrêter, nous extirpèrent de la voiture contre laquelle ils nous plaquèrent pour nous fouiller. En effet, à la place de la plage arrière, ils avaient vu dépasser le canon d’un fusil. C’était un vieux fusil de la guerre de 14, au canon courbé et bouché par de la terre, comme il s’avéra heureusement, et dont nous nous étions servis dans notre western. La fouille complète de la 4L leur permit de trouver en plus une batte de baseball, deux tringles à rideaux, et les « Libé » des deux derniers jours. Libération n’avait pas encore fait sa mue vers l’establishment, il n’y avait pas de publicité, beaucoup de petites annonces gratuites, et une ligne éditoriale carrément gauchiste, sous l’impulsion d’un cadre déjà vieux ex de la GP, Serge July, truffée de pleurnicheries sur les injustes discriminations dont était victime la presse du prolétariat, et par conséquent, des appels pathétiques à soutenir l’illisible feuille de chou, financièrement s’entend. D’un commissariat, dont les fonctionnaires chargés partaient à la manifestation en nous apostrophant pour compenser leur inquiétude, « alors les nanas – fine allusion à nos cheveux longs, renforcés par mon look munichois –, vous venez faire un petit tour avec nous ? », nous fûmes transférés à la préfecture de police, car nous étions à ce moment-là du gros poisson terroriste. De fouilles (comme ils cherchaient des armes, ils n’ont même pas trouvé les petits morceaux de haschisch que j’avais sur moi) en interrogatoires séparés, nous avons, pendant six heures, vu la manifestation sous l’angle inédit de l’ennemi. Car nous recevions les échos des flics qui refluaient lors de cette dure journée qui marqua une sorte d’apogée du militantisme de l’après 68. J’avais été frappé combien les récits de ces crétins uniformés, à peine plus âgés que moi, étaient similaires à ceux des crétins que nous étions en face : « Tout d’un coup, le car prend feu. J’étais au volant, je plonge sur le trottoir, je me relève. Au fond de la rue, un groupe de manifestants avec des casques et des barres de fer, je fais demi-tour en courant. A l’autre bout, un groupe du service d’ordre de la Ligue. Merde. J’étais piégé. Je fonce dans l’immeuble, personne n’ose m’ouvrir, les gens sont vraiment dégonflés. J’arrive en haut, oh, coup de bol, t’as un vasistas qu’est ouvert, je me suis barré par les toits, et voilà. » Rancunière et bornée, la bureaucratie fit condamner Christophe à trois mois de prison avec sursis, pour port d’armes prohibées. Notre rapport aux faits et au temps dépendait, comme on le voit, d’une course échevelée à travers les émotions, et de lambris de savoir, d’idées ou d’impressions glanées sans méthode ni application. Pour les faits dont j’étais contemporain, ma compréhension était elle-même prédéterminée par deux approches, qui pour moi se confondaient alors, et qui sont pourtant clairement contradictoires. L’essentiel de cette appréhension était quelque chose au fond de moi, que je vois toujours comme une pile noire, irradiante et irréductible, et qui reste un goût profond, doublé d’une grande confiance pour une négativité irréconciliable. Je l’ai engagée au plus haut degré dans mes rapports personnels d’adulte, qui avaient commencé à apparaître lorsque j’avais quitté le Château ; et je l’ai utilisée comme filtre indispensable de mon observation. Non que cette négativité fût très probante dans mes actes eux-mêmes ; mais, au fond, j’étais fidèle aux ruptures que j’avais approuvées, et j’avais, toujours confusément, la conscience que ces ruptures étaient fondatrices d’une façon de décrypter et d’appréhender. Si quelque chose en moi peut être taxé d’authentique, c’est cette pile dure, cette Kaaba de mes tripes, que j’ai protégée et solidifiée, écoutant toujours avec le respect d’un disciple envers son maître ses éruptions et ses tonnerres, ses chuchotements et même ses insinuations. L’autre voix, que je n’avais pas encore scindée de celle-là, était la voix beaucoup plus prostituée de ce magma de pensée contre-culturel, d’opposition nouvelle et informelle de l’après-68. Ce grand bruissement hétéroclite était précisément alors une trace de la rupture qu’il y avait entre mes parents, le monde baigné de gris d’avant mon adolescence, et maintenant, riot of colours. La lecture des faits était donc de gauche, gauchiste, prositue, tout ce qu’on peut imaginer aller dans le sens des ruptures de tabous familiaux, anti-chrétien et anti-stalinien, anti-famille, anti-refoulement du plaisir, le tout basé sur des bouts d’idées approximatifs, happés au passage de ma course en zigzag la gueule ouverte. La musique pop, alors honnie par la génération précédente qui avait fait allégeance au jazz qu’elle croyait à plus juste titre en rupture, servait d’agaçoir, et de provocation bruyante partout où le monde d’avant 68 tenait encore les rênes en chancelant, et ma panoplie décadente munichoise disait la même chose. Warhol, Allende, Vertov, Reich, Burroughs faisaient partie du monde d’après 68, pour moi bien sûr qui n’avait pas encore le recul pour voir que justement, ils n’étaient que la caution vieille. Je ne lisais pas, à cette époque, et j’en étais fier. Ce n’était pas seulement de la paresse car il y avait derrière ce refus une toile d’araignée conçue par ma pile négative, où l’on trouvait d’abord un refus du père : mon père avait appris l’allemand à quatorze ans pour lire Zarathoustra à quinze, étonnante prouesse sans conséquences que j’avais tenté en vain de devancer quelques années plus tôt : d’abord la langue allemande m’était tombée dans le berceau, ce qui décrédibilisait une partie de l’entreprise, et Zarathoustra, à quatorze ans, m’était resté du pinyin ; ce même père disait que les années de seconde et de première sont les années où on lit, parce qu’ensuite on n’en a plus le temps. Cette péremptoire maxime me paraît aujourd’hui terriblement naïve tant elle dessine les contours étroits de ce qu’on appelle la culture générale chez un cadre sup de première génération. Et en effet, voilà des gens qui n’ont que des vernis, acquis alors qu’ils étaient immatures, et ces vernis ne sont que des protections en trompe-l’œil de leur rien, parce que comme la quantité est mince c’est dans son étalage que résident son art et son intérêt. Mais à l’époque, cette sentence a certainement aussi fortement contribué à ce que je ne lise pas, justement ces années-là (qui pour moi s’étaient étalées de 1968 à 1971, car j’avais redoublé une classe de seconde), années pendant lesquelles au contraire je m’étais forgé une argumentation pour soutenir ce refus. Et j’ignorais que Cioran, vingt ans plus tôt, avait affirmé que la profondeur ne dépendait pas du savoir, prenant pour exemple Lao Zi, qui n’avait de toute évidence pas lu tout ce qu’un lettré de 1949 avait assimilé ; et pourtant la profondeur était du côté de l’ignorance. C’était l’époque où la société introduisit, en même temps que cette division par générations dont j’étais si imprégné, un vague flottement dans le temps imparti, une sorte d’autorisation de sortir de la route pendant quelques semestres, autorisation que n’avait pas eue mon père. Pour ma part je n’avais pas l’impression d’une autorisation, mais d’une liberté arrachée de haute lutte, et qui n’était pas limitée à quelques semestres, mais s’étendait à travers tout le temps mesurable. Dans ce moment bizarre, ce qui me frappe aujourd’hui, c’est d’abord le rapport étrange au savoir que cette société a permis. Je n’avais alors strictement aucun encadrement pour apprendre ; j’ignorais même que l’âge d’apprendre passe vite, et pourquoi. L’école, la famille, la société en général, avaient démissionné face à mes argumentations boutoirs, non convaincues, mais pressées par d’autres impératifs pas moins dérisoires. L’idée même du savoir me paraissait tout à fait suspecte. C’était visiblement une double imposition, du passé et de l’autorité, deux cibles prioritaires de mon rejet. Je rejetais le passé, non pas en tant que tel, car j’avais gardé une curiosité et une incisivité particulière pour ce qu’on appelait l’histoire, mais parce que je voyais l’idée de rupture que je ressentais déjà sans la formuler véritablement, se réfléchir à travers la nouveauté, auquel mon système de valeur donnait une prééminence. La nouveauté comme rupture était donc le parfum qui m’attirait, même si je distinguais mal entre des nouveautés un peu factices (comme Warhol par exemple, pour lequel j’ai toujours gardé une certaine partialité en raison de son humour, ou comme le Chili, dont le socialisme bon teint ne m’a jamais fait bander, même indépendamment du puissant vomitif moral qu’est devenu le coup d’Etat de Pinochet) et des nouveautés plus intimes, dans la constitution des élans de ma sensualité hors de contrôle, ou encore des révoltes plus authentiques que celles qu’affichaient en dignité toutes les gauches si moralistes ; la preuve : je ne saurais citer aucun exemple d’émeute véritable, telle que j’en avais recensé des dizaines vingt ans plus tard, pour ces années-là. Et le savoir, qui était une réaction par rapport à la nouveauté, une voix pleine de l’ennuyeuse sagesse qui affirmait qu’un tel événement avait déjà eu lieu, qu’untel avait déjà dit cela, que telle émotion que je découvrais d’un regard désinvolte était largement connue, ce savoir était aussi porteur de toute l’idéologie d’une époque. Ce qu’on nous enseignait à l’école et à l’université était tellement éloigné de mes préoccupations que même en étant allergique à tout ce qui était pédagogique je me demandais comment un tel décalage n’était pas de notoriété publique, discuté à l’Assemblée nationale et devant les caméras de télévision. La vie des étudiants studieux me paraissait l’exemple même d’une contradiction entre soi et la société : je les voyais enfoncés dans des spécialités, dans des savoirs complexes, ardus, particuliers, sans intérêt ni rapport direct avec eux-mêmes et je m’émerveillais de cette étrange distance dont ils toléraient qu’elle devenait une norme de leur vie. Je ne savais pas encore une des rares choses que m’a apprises mon père et qui est que la société achète des façons de penser, plutôt que des savoirs ; un diplôme, plusieurs diplômes superposés signifient moins un contenu appris qu’une capacité à s’adapter, à abstraire justement de sa vie, et donc une propension assez grande à se soumettre à des buts qu’on ne met pas en cause. Dans l’éducation supérieure, on oublie l’essentiel de ce qu’on apprend, mais on garde des plis, et ce sont ces plis qui comptent dans l’avenir auquel prépare le système d’enseignement middleclass. Mais, comme je l’ai dit, je n’avais pas de directeur de conscience, et l’entourage pédagogique et familial haussait les épaules, indifférent et dépassé, devant mes hostiles questions, souvent trop précises. Aussi je ne niais pas tout savoir, mais tout savoir dispensé par d’autres. J’étais une sorte d’autodidacte paresseux mais convaincu, qui écartait le savoir retenu par la société comme une entrave ridicule et inutile, un fonds de commerce, et je pensais sans doute que, même si un savoir ralentit toujours, l’acquérir est une opération qui doit être tirée du vécu personnel, c’est-à-dire que pour avoir une validité, il doit être lié à une sensation non élucidée. C’est par cette saveur, qui peut être une mauvaise saveur, que le savoir a une finalité ; l’opération inverse, si souvent imposée à l’école et dans le travail consiste à imposer une finalité, à poser un but seulement raisonnable, à la recherche duquel naissent inévitablement des saveurs avec lequel elle sera confondue. La conformité à un but raisonnable sans ressenti pour s’y ruer est aujourd’hui un des faits principaux de la soumission. Le grand éducateur de ma vie, sans doute pas la source de mon peu de savoir, mais son arbitre, est la pile noire de ma négativité. Je ne sais pas raconter le phénomène qui la fait intensifier son irradiation, qui fait que, dans une dispute, non seulement ma négativité ne se relâche pas, mais s’alimente de tout ce qu’elle trouve, jusqu’à ce que cette obstination qui paraîtrait bornée chez un autre devienne prodigue, riche, ouvre des mondes. C’est d’une sensation que j’ai construit un modeste savoir, alimenté plus tard qu’à cette époque où j’étais plus intransigeant, de quelques savoirs des autres qui y avaient trait. Mais en aucun cas je n’ai accompli le trajet inverse, qui consiste à partir d’une abstraction élaborée ailleurs, vers la nourriture de mon intérieur comme si c’était un nourrisson impotent, ou un monstre chloroformé dans sa cage. Je ne renie pas aujourd’hui un choix aussi net, même si j’ai, dans une certaine mesure, intégré les avis des autres dans le rapport à ma vie, toujours cependant en pensant que quel que soit un degré d’expertise, il doit rester soumis à mon jugement de dernière instance ; je ne suis véritablement mal à l’aise que par rapport à un mécanicien qui répare la voiture ou à un plombier qui se charge d’une fuite, parce que si ma dernière instance de jugement et de critique peut s’exercer là aussi, elle est totalement dépourvue d’emprise satisfaisante sur l’activité. Mais plus un domaine du savoir a un horizon ambitieux, plus je pense que mon point de vue contrebalance en importance et en justesse mon ignorance en la matière. Pendant les années entre 1968 et 1973, où j’ai refusé activement de m’alimenter en intelligence artificielle, dispensée à cet effet, j’ai certainement appris l’essentiel de ce qui a constitué ma vie. J’aurais sans doute pu dire la même chose si j’avais suivi le cursus scolaire et universitaire classique, mais le résultat, moi aujourd’hui, aurait été fort différent. Ce dont je suis fier est lié à ce choix du refus obstiné au prix même de l’appauvrissement apparent, et je pense que ce que j’ai compris alors, libéré justement des obligations d’apprendre et de savoir, a ouvert une voie riche et juste, probablement à cause des lacunes mêmes que j’ai permis de s’installer alors, sincère avec moi-même dès le refus de m’aligner sur des techniques de pensée que je n’avais pas élaborées ou vérifiées, et dont le savoir familial, scolaire et universitaire était une somme hâtive ; et je pense même n’avoir pas été suffisamment radical dans cette démarche qui consistait à laisser en dehors de moi ce qui ne me paraissait pas fondé, pas vérifié, que ce soit du contenu, du rythme, de l’utile, du beau, de l’éprouvé ou de l’effronté. Je regrette seulement de n’avoir jamais pris comme objet la connaissance pour en faire cette critique entamée là, dans la confusion des sentiments, et dans la nécessité d’une honnêteté qui ne reculait, sur ce front particulier, devant aucune rigueur. La profondeur de ma négativité y a trouvé des échelons qui n’existent pas dans l’enseignement, et les réflexions indécises et branlantes de mon adolescence se sont forgées en résolutions parce qu’elles étaient dégagées de la pollution des préceptes, et des assommoirs des expériences passées. Je vois encore aujourd’hui cette errance panique et floue comme un détour fécond. La capacité même du doute et de la remise en cause des choses les plus triviales, des habitudes hygiéniques (dont j’étais alors totalement dépourvu : ma principale raison de prendre des bains, parfois chez ma mère, était de me masturber dans l’eau chaude) à la langue même (que je ne cherchais, dans mes éjaculations écrites, qu’à déstructurer, qu’à offenser, qu’à violer), est ce qui a causé les dommages irréparables du personnage que famille et école voulaient faire de moi ; et, à un certain degré, je subodore que c’est par de telles interstices seulement que j’ai pu ressentir le souffle parfumé de Moni, la température contrastée de ses regards chargés de pensées si vives, sa négativité plus profonde que ce que je connaissais, sa nouveauté dans et pour le monde. La douloureuse trajectoire qu’avait prise ma relation avec Moni, et la fin du rêve de Lakanal avaient dénoncé d’une manière plutôt rude et crue le vertige sans objet de mon orgueil sans sujet. L’automne et l’hiver de 1973 prolongèrent la réflexion commencée dans ma retraite munichoise. Tumultueuse et désordonnée sans doute, mais avec un fond froid et limpide, une conscience singulière de ne pas vouloir continuer dans le rose, fut-il un rose volcanique. Pour la première fois de ma vie, j’avais à orienter, et dans le tout est possible entretenu par mon ignorance et la démission de mon environnement social, je cherchais des appuis, mais pas chez mes camarades de jeu, dont je voyais avec amertume une complaisance, une résignation, face au même désarroi que le mien. C’est donc à ce moment, à presque vingt ans, que je commençais à lire. Il faut préciser que c’était une époque où la lecture tenait une place beaucoup plus centrale dans l’existence de chacun que depuis. A partir de la découverte du roman par la bourgeoisie anglaise, quelque part entre Cromwell et Pitt, c’est-à-dire un siècle avant que la même industrie du divertissement ne s’installe dans la bourgeoisie française, la fonction première du livre n’était plus cognitive, mais trompe-l’ennui. Ce n’est qu’au moment où cette bourgeoisie arrivait au pouvoir que le roman est devenu de la littérature et qu’on masquait le divertissement derrière des ébauches vulgarisées d’esthétique, de philosophie, de politique, de tout ce qu’on voulut bien faire déborder de la fiction. L’accès de la classe ouvrière au divertissement, par le théâtre, puis par la musique populaire avec le disque et enfin par le cinéma, n’avait pas affaibli le livre, qui commença seulement à décliner avec l’arrivée des écrans dans les foyers des pauvres. Mais en 1973, aucun des lieux où j’avais habité n’avait encore été équipé d’une télévision. Je lisais sans doute beaucoup, davantage en quantité qu’aujourd’hui, mais il n’y avait là aucune qualité de lecture. Un roman pouvait être avalé et oublié, et même on pouvait lire en faisant cette expérience que tout le monde connaît mais que j’ai toujours trouvée très étrange et qui consiste à lire en pensant à autre chose ; je me suis demandé comment cette lecture absente, passive, intermittente – parce que par instants on revient de ses escapades mentales pour accrocher pendant quelques lignes une attention hypocrite et forcée à un sens auquel on reste étranger – pénétrait en soi, et quelle place elle prenait. Est-ce qu’il en restait quelque chose dans ce qu’on appelle le subconscient ? Est-ce que cette forme d’aliénation était capable d’agir et comment ? Ce que j’ai appelé lire ensuite, et qui me permet de dire que je n’ai commencé à lire qu’à presque vingt ans, c’est que, pour la première fois, la lecture n’était plus séparée des décisions que j’avais à prendre. J’étais de plain-pied, à égalité avec une opinion et un savoir autre, dans l’impatience vibrante de comprendre et de saisir, car au fond de mon inquiétude, il y avait soudain de l’urgence et de la concentration. L’Internationale situationniste est le premier livre que j’ai lu. Un an plus tôt j’avais attaqué la Société du spectacle, que j’avais empruntée à Jean-Mars avec une grande hostilité a priori. L’importance quasi-religieuse qui était alors accordée à ce livre pour initiés agaçait prodigieusement ma supériorité de Grünschnabel, qui prétendait à l’égalité de tous, et qui avait une estime suffisante de son intelligence pour penser rivaliser avec n’importe quelle autre. J’avais annoncé et entrepris de faire une critique détaillée et complète de l’ouvrage de Debord. Mais, en tentant de m’approprier ce texte avec toute la malveillance et même le mépris de ma vanité ridiculement outragée, je m’aperçus, très clairement et très honnêtement, mais par rapport à moi-même seulement, que je n’en comprenais pas un traître mot. J’étais plutôt surpris que fâché, mais je ne reniais pas mon hostilité de principe, pas plus que je ne diagnostiquais mon manque flagrant de références, de culture générale, et même de vécu tout court. Je dois d’ailleurs dire que, toute bornée et stupide qu’était mon attitude négative, non à l’égard de Debord et des situationnistes, mais à l’égard de cet aura de supériorité et d’infaillibilité qui les précédait parmi le petit peuple initié des simples lecteurs, je ne peux que la recommander. Aussi, lorsqu’à l’automne 1973, dans le studio de Slack et de David, au milieu des fumeries interminables silenciées par la sacro-sainte musique, je tombais sur le gros livre argent métallisé des douze numéros de l’IS dans l’édition Van Gennep, je découvris un monde, qui me parut très éloigné du mien, mais qui était le premier où j’entendais résonner les accents de jeunes adultes négatifs comme moi, et je reconnus en phrases impérieuses et exactes ce que mon esprit réduisait à de violents borborygmes quand il prenait le relais de ma conscience trop petite pour être furieuse. Car contrairement à la Société du spectacle, qui m’était hermétique, et au Traité de savoir-vivre, qui ne me parlait pas, il y avait là entre les textes longs et les textes courts, entre les anecdotes et les images, un dispositif plein d’humour et d’orgueil, étalé avec cette négligence soignée d’une noblesse ni romantique ni conservatrice, avec laquelle je me sentis aussitôt de plain-pied sans même songer que l’admission n’était pas libre. J’étais aussi surpris de trouver là un refus de la complaisance pseudo-populiste pour l’argot de la littérature gauchiste, qui envahissait alors le discours ambiant, et qui critiquait ce discours, forme et fond, comme limitation, lourdeur, lenteur, bêtise, fausseté, carriérisme et infamie déguisée. Tout ce qui était gauchiste et anarchiste, et que je voyais pour la première fois comme quelque chose de vieux, ni véritablement en rupture, ni véritablement dans aucune nouveauté vacilla dans ma représentation comme une statue de sable ébranlée par le vent qui se lève. Ce que je découvrais là sonnait juste, je voyais bien à travers cette dénonciation altière et assurée de ce que je désapprouvais, mais surtout de ce que j’approuvais alors, se dessiner les bourbiers dans lesquels je me sentais arrêté, et comment on en sort. Je notais seulement comme une lacune de ce gros livre qu’il y fut si peu question de sexualité, ce que je percevais comme à la fois un anachronisme et une pudeur, tant la sexualité était devenue un sujet public, en particulier à mon âge et dans le milieu que je fréquentais. Le mépris affiché des lourdes rodomontades économistes, qui étaient le principal aboutissement intellectualisé des pseudo-révolutionnaires marxistes ou bakouniniens, me plut aussi, et il y avait une honnêteté et une franchise revendiquées, qui contrastaient en les dénonçant avec les épaisses langues de bois des organisations « révolutionnaires » encroûtées dans leurs contradictions entre un triomphalisme politicien et des défaites à répétition. Il y avait un survol rapide et léger, assuré et intelligent, de la culture à la politique, en passant par différents aspects de la vie. La vérité était rétablie comme but pratique et comme comportement, ce que je découvrais alors avec surprise, tant la vérité ne m’avait paru jusque-là qu’un précepte catholique dont le mensonge occupait un fort honorable pôle négatif. Mais comme je m’étais perdu dans le labyrinthe de mes mensonges et de mes rôles, j’avais aussi un besoin de vérité, et celle des situationnistes allait au-delà de ma lassitude à devoir surveiller mes propres insincérités : fondée dans la pratique, elle m’apparut aussi comme la règle rationnelle qui supprime les atermoiements intersubjectifs, et qui rend, par là, toute son importance au projet. Dire la vérité, entre amis, devint pour moi une règle d’airain, non morale, comme je m’en défendais avec inquiétude, mais logique, pour ne pas perdre de temps. Mais ce que j’ai véritablement appris avec ce premier livre, c’est la rupture. Je découvrais avec stupeur comment ces gens-là coupaient, et coupaient joyeusement, sans regret ni retour. Le mécanisme me parut assez simple et justifié : on pose une exigence, si l’exigence est acceptée, on avance comme par la secousse de cet accord, si elle est refusée, on rompt, et donc on avance aussi comme par la secousse de la rupture. Voilà bien une technique de vie, le comportement tranchant dont j’avais besoin au moment où je voyais une accumulation de marasmes mollir tous les fronts qui étaient les miens. Les échecs du Château et de Lakanal en particulier devenaient pesants, on entrait dans les non-dits, et dans les intérêts particuliers qui menacent toujours les lendemains de défaites, surtout quand la défaite n’est pas reconnue. Notre cercle, qui avait profité de son caractère informel pour croître, en apports, en jeux, en joies, en possible, en intelligence, utilisait maintenant ce même caractère informel comme échappatoire, comme dissimulation des faiblesses, comme recours de la conservation à la fois du rêve antérieur et des perspectives hypostasiées. C’était une vraie crise, dont les uns et les autres pouvaient bien convenir, mais qu’il n’était pas question de résoudre, de traiter en tant que crise. De Lakanal, il n’existait même plus le lieu fédérateur, le studio. Alice et Jean-Mars étaient revenus de leurs détours plus idéologico-sexuels qu’amoureux, mais n’arrivaient plus à mettre la main sur cette complémentarité forte qui avait produit cette expansion secrète du monde, dont je suis un résultat. Jean-Mars surtout, moins satisfait qu’Alice, probablement plus atteint par les échecs de l’été, voulait quitter l’ignoble salariat. Orki, qui était allée s’installer à Uzès avec un ami, leur trouva un emploi pour l’hiver, qui était la garde d’un ranch, lieu d’attraction touristique l’été ; et Alice et Jean-Mars quittèrent Paris, vers la moitié de l’automne. Mais déjà avant cette retraite encore maquillée en expérience diverse, riche, originale, le noyau s’était dégradé en électron et errait, épars, dans nos déplacements et nos rencontres, comme les autres électrons, désorientés ou chargés négativement, tous à la recherche d’un centre de gravitation perdu. Alain Friand et Chris, à l’image d’Alice et Jean-Mars, en se retrouvant dans leur chambre de la place d’Aligre, avaient confirmé qu’il existait un quotidien, et qu’au fond de sa base assurée, aux moisissures de l’ennui, se consumait le possible, le bariolé, les dilatations du ventre, de la vie, et des têtes. Slack et David, à Pasteur, avaient reconstruit une sorte de centre, mais c’était autour d’une marchandise, la drogue, dont la froide abstraction endormait et n’émulait pas. Kitty avait pratiquement disparu, et quand je la croisais, elle avait perdu de sa belle assurance ravageuse, soit en la forçant, soit en montrant comment elle était désemparée par la suite : elle songea à partir à Uzès, montrant par là combien elle était attachée à Alice, à Jean-Mars, hésita, revint sur sa décision, puis partit finalement. Alain et Chantal, qui n’avaient fait qu’une brève apparition au Château, parurent sans doute dans la nostalgie de nos inconscients un remake possible de Lakanal, et nous allions de plus en plus chez ce couple plus récent dans notre petite nébuleuse, plus frais aussi, également dans le quinzième arrondissement, mais sans nous avouer qu’il n’y avait pas là ce charisme souverain qui nous avait aimantés à Lakanal, que nous n’avions d’ailleurs jamais avoué non plus. Philippe Celescluze, proche d’Alain Friand, était plus présent, et de mon point de vue, c’était peut-être le seul rayon d’optimisme dans cet univers attristé. Alain Passereau et Didier firent quelques apparitions, comme des tentatives d’approfondir ce qui avait échoué, et pour Alain, de renouer ; mais leur idéologie musicale, qui me parut intransigeante et bornée, pleine d’un espace de psychédélisme vaseux, admiratif de la pompe un peu creuse du groupe Yes, était maintenant le filtre obligatoire d’une approche qui n’accrocha personne dans les ruines de Lakanal. Ma propre orientation était également fort perturbée : alors que le goût de l’activité me faisait pencher de plus en plus vers Christophe, qui habitait à côté de Ville-d’Avray, à Saint-Cloud, j’avais loué une petite chambre meublée, évidemment dans le quinzième arrondissement, rue Emile-Duclaux, et je m’étais ainsi rapproché des différents carrefours du Lakanal éclaté. Par des mécanismes psychologiques simples, j’avais l’impression de faire partie de ces gens-là, j’avais l’impression de leur devoir quelque chose, même si j’avais aussi l’impression d’un boulet, plus tellement différent de ce poids encore plus encombrant, d’un passé encore plus ancien, qu’était ma famille. Par un mécanisme psychologique beaucoup plus complexe, Moni était à la fois oubliée et passée, et comme quelque chose qui me dévorait, d’autant plus que j’interdisais à ma conscience les évocations, les images, les mots et les idées de ce travail souterrain ; mais à côté de cet interdit, je leur avais construit une échappatoire-soupape : j’avais toujours sur moi un carnet, dans lequel j’écrivais au stylo rouge, en allemand, lors de mes défonces ou des séances de répétition et d’enregistrement des musiciens, dans un état donc semi-conscient, et je sais, même si j’ai perdu ce document, que Moni en était le centre, singulier et toujours dissimulé par des intentions autres. Aussi bien dans ses subtiles reconstructions affectives que dans l’obscurité des perspectives, cet automne restait un moment flou et trouble, une transition sans unité, mais avec au fond de moi quelque chose de dur, de sûr, de tranchant qui s’impatientait en croissant, et d’où se dégageait une lucidité non partagée autour de moi. D’abord, je me donnais tort de donner tort à tous ces autres qui me valaient bien, en vécu évidemment, mais aussi en jugement et en réflexion, comme Jean-Mars ou Slack, mais lorsque je les confrontais maintenant, non avec mes brillantes envolées imaginaires du printemps, mais avec des réflexions incisives et des débuts d’analyses sur ce que nous étions, avec des comparaisons maintenant documentées de ce que j’avais lu dans l’IS, j’avais l’impression de heurter, non pas du désaccord véritable, de la contre-argumentation, mais un même mur d’abrutissement que chez ceux qui étaient moins doués, comme si un vaste bouchon de cérumen obstruait cette communauté si informelle et pourtant si liée. Il me fallut me rendre à l’évidence : les autres manquaient de cette lucidité, juste, carrée, logique, relativement précise, qui me venait là, de je ne sais où. Je n’avais d’ailleurs pas l’intention de la leur imposer, mais elle me donna un aperçu d’une longue et pénible catastrophe molle dans laquelle nous glissions sans réagir. Je pensais que, pourtant, ce qui se dessinait maintenant, les autres n’en avaient pas plus envie que moi. J’étais persuadé qu’il fallait trouver ensemble les solutions à ce marasme. Et je percevais déjà que l’obstacle le plus important était l’aveu nécessaire de fautes commises, notamment entre Lakanal et le Château. Une autocritique me paraissait nécessaire, à cette époque où on n’osait pas prononcer ce terme préempté par les maoïstes. Cette autocritique devait être autant collective – alors que notre collectivité était lâche, c’est-à-dire informelle, mais aussi lâche, c’est-à-dire informelle parce que couarde, dégonflée – que personnelle. Mais je sentais bien aussi qu’il y avait là des montagnes à soulever : comment amener miss Kitty à participer à une autocritique collective ? Et Alain Friand ? Et Olivier, le séducteur de Geneviève ? A ce stade-là de ce qu’on peut appeler une prise de conscience classique, c’est-à-dire qui correspond à ce que le sens commun entend par là, j’étais plutôt inquiet et naïvement à la recherche de solutions, qu’impérieux et exigeant, car je ne savais pas encore qu’une telle démarche est une déclaration de guerre, et qu’une telle prise de conscience est une arme redoutable, tout autant quand on ne sait pas s’en servir. A la fin de l’année, pour les « fêtes », tout le monde s’éparpilla. Avec Philippe Elosi, nous décidâmes d’aller rendre visite à Alice et Jean-Mars, dont nous n’avions d’ailleurs pas de nouvelles. Après un trajet en stop assez long et pénible, nous arrivâmes fourbus à Uzès, étape nécessaire avant de nous enfoncer dans la garrigue difficile d’accès du ranch. Chez Orki, je compris que le but du trajet pour Philippe était atteint : ce pataud et timide au grand cœur secoué m’avoua être amoureux de cette grande liane. Il eut plus de mal à lui avouer à elle, et elle, sophistiquée, très convoitée, presque hautaine dans sa réserve chaleureuse, eut presque autant de mal à réprimer un sourire. Orki nous avait attribués un lit pour Philippe et moi, il insista avec courage d’abord et obstination ensuite pour coucher dans son lit à elle, ce que les conventions de Lakanal permettaient ; elle y consentit, mais pas à ce qu’il enleva plus que ses chaussettes, d’après ce que je compris. Ainsi la frontière fut tracée, et Philippe reprit la route avec moi, le lendemain matin, point encore dégrisé, mais conscient tout de même de l’impossibilité de son désir. Après une marche épouvantable à travers une dense broussaille sur un sol meuble et inégal – surtout pour moi, qui y ruinai les talons de mes bottines – nous arrivâmes au ranch. C’était un endroit délabré, loin de tout, sans les animaux qui suivaient la migration saisonnière des touristes, ni véhicule, où le couple était réfugié près d’un poêle. Le souvenir qui m’est resté, est celui d’une misère noire : un isolement complet, un manque d’argent également complet, une amertume et une rancœur qui entre Alice, le soleil de Lakanal, et Jean-Mars, la lune, se déchargeaient maintenant en disputes continuelles et minables sur les plus sordides détails du quotidien. Philippe, malgré la nuit précédente, fut aussi secoué que moi : où étaient nos beaux amis, comment ces deux personnages avaient pu, six mois plus tôt, envoûter tant de gens ? Le peu d’argent que nous avions, nous l’avons tout de suite consacré à un repas, digne de ce nom, ce qu’Alice et Jean-Mars n’avaient pas vu depuis leur arrivée, mais même là-dessus, il y eut entre eux une violente dispute sur ce qui avait été acheté. En moi, la colère était montée contre Jean-Mars qui avait engagé cette querelle-là. Moi, qui n’aurais jamais osé élever la voix contre l’un ou l’autre à Paris, je fis une sortie très nette, leur reprochant un manque de courtoisie indigne d’hôtes face à des invités, qui venaient de loin, les voir spécialement, et que Jean-Mars, en particulier, avait intérêt à se ressaisir. Le lendemain, ce dernier nous fit les plus plates excuses, mais c’était presque pire que s’il n’avait rien dit. L’ambiance était désolée et Philippe et moi décidâmes de rentrer, non sans avoir pressé nos amis de venir avec nous. Les fêtes, et la malchance des autostoppeurs, firent que nous jugeâmes préférable de nous séparer pour rentrer à Paris ; et, effectivement, il nous fallut trois jours, lui passant par l’autoroute, moi par les routes nationales, pour arriver le soir du dernier jour de l’année, à deux heures d’intervalle, place d’Aligre, chez Alain et Chris, qui rentrèrent dans la nuit, dans leur petit studio où couchaient déjà six corps, tous arrivés dans les vingt-quatre heures. Pour moi, ce dur trajet du retour, sans argent, sans nourriture reste un véritable tournant dans ma vie, un des souvenirs de résolution forte que j’ai toujours profondément incisé dans les parties du passé où je m’estime le mieux. Je décidai sur une route désolée quelque part dans le centre de la France que je devais maintenant sortir de la mélasse qu’étaient devenus les restes de Lakanal ; et que ceux qui voudraient en sortir avec moi seraient les bienvenus, mais que j’allais maintenant prendre les choses en main pour moi-même. Le détour par le ranch m’avait convaincu que tout ce qui restait du miel de l’été était de la boue, affective et honteuse, que les rapports que nous tolérions désormais était en dessous de la promesse du projet implicite ; mais aussi que tous mes petits camarades préféraient cette boue, et les illusions qu’elle charriait, à la reconnaissance, l’analyse, et la synthèse urgente des symptômes désastreux dont la survie misérable d’Alice et Jean-Mars étaient un comble, à peine une caricature, cela dit, de notre propre misère parisienne. Je trouvais déshonorant que nous puissions avoir faim, comme il arriva assez souvent, dans la première moitié des années 70. Non qu’avoir faim me paraisse en soi méprisable, mais au vu de ce qui était accompli par ailleurs, c’est-à-dire rien, une incapacité apparemment complète à puiser dans notre vitalité et dans l’abondance des idées dont nous devrions être capables, libérés de nombreuses contraintes où ces idées sont entravées, même en perte d’humour et de désir, la faim me parut un laisser-aller grave, une chute dans un secteur défensif où notre nébuleuse offensive ne serait même plus perceptible. Cependant, si j’ai eu souvent faim pendant ces années-là, je ne me suis jamais senti en danger : famille, société, amis, j’avais trop de filets de sécurité. Mais assez curieusement, la faim me mettait en colère, parce que, contaminé comme tout le monde par l’idéologie du progrès infini, je pensais que l’alimentation était un problème définitivement réglé à notre époque, et qu’y être confronté était une rechute inutile dans un passé dépassé. De même, je considérais qu’avoir dépensé le peu d’argent que j’avais à je ne sais quel superflu insatisfaisant dans la journée, sans avoir mangé, ce qui était dans nos habitudes de consommateurs maladroits, me parut un comble de négligence. Je me trouvais donc, assez curieusement, avant d’avoir vingt ans, dans deux situations que j’ai décriées pendant toute ma vie : la colère d’avoir faim – mais qui me semble justement possible que s’il n’y a pas danger, car avec la vraie famine vient l’hébétude – et le fait de manger comme préalable à toute autre activité. Ce dernier point ne doit pas être compris comme une soumission à la primauté du besoin alimentaire ; je le mis seulement en avant comme preuve ostentatoire d’une prise de responsabilité, comme palier indispensable, non d’une manière générale, mais indispensable au processus de ma prise de conscience, comme étape assurée d’une rupture. Au cours de ce dernier trajet de 1973, après avoir diagnostiqué par trop de côtés la décomposition et la défaite de Lakanal, après avoir analysé l’attitude de l’ensemble de ce milieu comme démissionnaire et lâche, inconscient et désemparé, après être tombé dans l’épuisement et la faim, je pris la décision, ya basta ! Je n’allais plus tenir compte des initiatives des autres. Il fallait de la clarté, et c’était maintenant à moi de jouer. Je n’avais aucun plan, aucune exécution prévue, aucun agenda. C’était quelque chose de l’ordre d’un ressenti, et d’une vive détermination, mais ancrée en profondeur, pas de celles qui affleurent seulement un instant, mais plutôt une de ces lentes apparitions de formes qui se construit depuis les entrailles, à travers le cerveau, où elles sont d’abord bout d’image effacés, puis silhouette de fresque, avant que la conscience travaille leur précision. Sans aucun doute, la chute du respect pour les figures principales de Lakanal avait aiguisé une telle prise de conscience. Mais je me sentais moi-même dépositaire d’une maturité qui s’était faite dans l’année. Devant la débâcle des autres, j’étais devenu fort, capable, et volontaire. Ce dont je devais me sortir était imprécis et non formulé, mais j’avais cette sensation de tranchant qui allait pouvoir se manifester, et non pas comme une pénible corvée, mais comme un plaisir salutaire et libérateur. Parmi tous les résidus de Lakanal, seul Philippe Celescluze apportait encore cette joie espiègle et subversive dont nous étions tous porteurs collectivement il y a peu. Le soir du jour de l’an, lui et son meilleur ami du moment arrivèrent tous deux place d’Aligre, lui dans sa cape mauve, l’autre dans sa cape noire, qu’ils soulevèrent. Chacun avait une dinde, prise à l’étalage. Ce soir-là, nous qui étions tous voleurs, nous ne pouvions qu’applaudir du fond de nos ventres vides. Sauf que, manque de technicité, et manque de matériel, nous nous trouvâmes incapables de préparer ces gros oiseaux. Il fallut donc attendre le lendemain, lorsque nous nous invitâmes chez Alain et Chantal, ravis du festin. De la même manière, virtuose et vive, Philippe et son complice volaient des guitares, des flûtes, toutes sortes de gros objets qu’ils revendaient par la suite. C’était déjà par Philippe que j’avais une filière pour proposer un passeport à Moni. Au début de l’année, ce Philippe rubrique-à-brac, qui se promenait comme moi très maquillé, en cape rose, et qui était alors déserteur, eut soudain une opportunité d’escroquerie. Il avait hérité d’une pièce d’identité au nom d’une autre personne qui était en prison, mais sur laquelle un bon faussaire avait appliqué sa photo à lui, et de deux chéquiers au nom de cette pièce d’identité. L’idée était d’utiliser les deux fois vingt chèques dans quarante achats, entre l’heure de fermeture des banques et l’heure de fermeture des magasins, le plafond pour chaque achat étant de 3 000 francs, pour que le commerçant choisisse de faire la vente, en prenant le risque de ne pas pouvoir vérifier, sous peine de voir le client aller dans un magasin concurrent. Dans l’esprit Lakanal, Philippe avait proposé que l’un des chéquiers soit pour lui, et l’autre pour vingt d’entre nous, chacun recevant en cadeau un objet de la valeur d’un chèque. J’avais déjà choisi ma nouvelle caméra, et le magasin où l’acheter, et les autres avaient fait des repérages identiques. Troquant son habit voyant et son insouciance étonnante contre un costume cravate, Philippe partit avec son complice et son premier chéquier. Dans le premier magasin, tout se passa comme prévu, et ils achetèrent une guitare. Dans le second, le commerçant était enchanté du choix de guitare de Philippe, mais lui demanda d’aller à la réserve, l’exemplaire en question étant le seul qui lui restait en boutique. Dans l’euphorie du succès précédent, Philippe accepta, et dès qu’il monta dans un taxi pour la réserve, le commerçant appela la police pour vérifier le chéquier, puisque la banque était fermée. Son titulaire, lui répondit-on, est pensionnaire chez nous, il peut donc difficilement être en train de vous acheter quoi que ce soit. Quand Philippe arriva à l’adresse indiquée par le commerçant, la police l’attendait. Et pan, le Jujube. La fin de la générosité se manifesta d’une manière beaucoup plus pauvre que la sortie du dernier acteur qui me semblait spirituel, très peu de temps après, encore pendant l’hiver. Déjà, depuis Lakanal, notre hébétude et notre passivité, lorsque nous étions ensemble, s’étaient accrues sans que nous nous en rendions compte. Lorsque nous étions ensemble, fumer était devenu comme indispensable. Comme à l’époque où je dealais, deux ans plus tôt, l’environnement s’était appauvri, resserré sur la drogue. Il y avait de la musique en permanence. Cette musique, que nous affectionnions, a d’ailleurs elle-même presque complètement disparu en quelques années. C’était une régénération du rock, avec des prétentions à l’écriture. Il y avait, avec les groupes de rock que nous trouvions les meilleurs, comme Soft Machine, une sorte de discours, une partition, quelque chose à découvrir, mais qui était moins abstrait que la musique dite classique, et même que le jazz, dont les dernières envolées spontanées d’un Coltrane nous restaient assez hermétiques. Mais même au sein de notre musique qui n’a duré que quelques courtes années, le silence se faisait insensiblement, sous l’effet d’un formatage accéléré. Le disque imposait des durées, la radio, comme diffuseur, allait bientôt imposer la courbe de Gauss du taux d’écoute comme modèle du type de musique à diffuser, donc à produire, donc à écouter. Un des avant-coureurs de ce que nous appelions la musique underground, Pink Floyd, se montra aussi avant-coureur de cette arrivée progressive du marketing musical. Nous n’entendions pas dans cet univers relativement clos, marginal, s’insinuer une misère qui réfléchissait bien la nôtre. Nous ne découvrions plus, nous répétions le même. Et, même dans les multiples concerts où nous allions, Caravan, Can, Amon Düül, Family, Van der Graaf Generator, Gong, Magma, pour ne citer que quelques souvenirs de nos attentes viscéro-cérébrales déçues, nous ne rencontrions plus de gens. Nous avions perdu l’alliage fécond de gravité et de légèreté qui nous permettait d’arrêter des gens vraiment beaux dans la rue ; car les gens étaient notre miroir : plus vraiment beaux. Si la musique occupait l’ouïe, l’industrie de la culture colonisait surtout la vue par de nombreux côtés. Le cinéma, sans doute, était une vedette inconditionnelle, mais aussi assez rare, parce qu’il fallait encore se déplacer pour les consommateurs rebelles que nous étions (mais j’accomplissais un tel déplacement entre trois et cinq fois par semaine), et qui avaient répudié la télévision comme un outil à abrutir les parents. Comme je connaissais les discographies complètes de plusieurs dizaines de groupes de rock, je pouvais citer les filmographies complètes de ceux qui étaient pour moi les plus importants réalisateurs ; c’était l’année où est sorti le film que j’ai toujours trouvé le plus prometteur de toute l’histoire du cinéma : Vérités et mensonges, d’Orson Welles. Curieusement, la peinture n’existait pas, même si je me souviens avoir vu la dernière exposition de Miró vivant, cette année-là ou celle d’après, ainsi qu’une autre, de Max Ernst, tous deux, je crois, au Grand Palais. Mais c’était plus par cette curiosité condescendante et silencieuse qu’on a pour les anciens combattants sans aucun doute méritoires, qu’à ces surréalistes je sacrifiais en sympathisant, que parce que j’étais touché par l’intérêt ou la beauté de leurs œuvres ; Miró, en particulier, me parut très vide, et poseur. La bande dessinée prenait alors une place mouvante entre cinéma et photo, d’un côté, et livre de l’autre, et de ces deux côtés elle paraissait alors une forme de vulgarisation. Au-delà de Tintin et Pilote, des revues moins enfant commençaient à paraître en France, sans tomber dans les Marvel américains, que j’exécrais ; et au-delà de Gotlib, qui entreprit d’ailleurs à cette époque de basculer dans des contenus adultes, avec Luc avant qu’il ne devint Slack, nous nous étions déjà étonnés, dans Blueberry, de trouver un scénario construit, où l’intérêt des personnages dominait le vieux manichéisme entre bien et mal, et où cet intérêt créait des conflits nécessaires. J’ignore si cette révélation, qui rapprochait cette littérature du meilleur roman policier (à l’époque, confinés à Hammett, Chandler, Chase nous allions bientôt découvrir Vautrin, Manchette, ADG), se vérifierait aujourd’hui dans les mêmes bandes dessinées, mais en tout cas c’est d’elles que je tiens une très ancienne conviction, assez banale du reste, comme quoi l’intérêt meut les individus, et que la morale rebaptisée éthique n’est qu’un vernis de pacotille, souvent adaptée à cet intérêt, soit pour le légitimer, soit pour le masquer. Je découvris par le troisième Alain, l’ami de Chantal, un troisième étage de la fusée bande dessinée, la bande dessinée érotique, alors très confidentielle encore, très underground. Seule Barbarella, grâce au film de Vadim, était notoire. Mais un jour que je tombais sur ce volet inconnu à travers quelque Jodelle ou Pravda de Pellaert, ou Phoebe Zeitgeist, Alain me dit, « c’est bandant, hein ». C’était le mot juste, au moment juste. Depuis, la bande dessinée ne m’a toujours paru qu’un prétexte à faire bander ; et toute bande dessinée qui ne recherche pas explicitement ce résultat physique me paraît hors de propos, une sorte d’enveloppe hypocrite qui a perdu son objet. Mais à cet Alain, je dois surtout d’avoir résolu la crise de Lakanal, en ce qui me concernait. Nous étions donc de plus en plus souvent chez lui – Slack apportait de quoi fumer – à écouter de la musique et à bander devant des dessins. En même temps, discussions, conversations, réflexions avaient presque complètement disparu, le tour était fait, mais la musique empêchait qu’on se rende compte de ce dépérissement progressif par rapport à Lakanal. Alain avait l’âge antédiluvien de vingt-six ans, et il travaillait dans l’entreprise de son père, petite entreprise je crois, dont il serait un jour l’héritier : d’où ces costumes en velours côtelé, et ses larges cravates aux couleurs vives que nous lui voyions parfois quand il rentrait alors que Chantal, si belle et effacée, nous avait déjà reçus. Un soir, alors que nous étions restés un peu tard dans la nuit, nous partîmes sur l’insistance du couple, qui nous rappela qu’Alain devait travailler le lendemain, et qu’il était déjà très fatigué. Mais après dix minutes dans la rue, Slack s’avisa qu’il avait oublié quelque chose, ses clés peut-être. Les cinq ou six que nous étions fîmes demi-tour. Et lorsque nous arrivâmes chez Alain et Chantal, inquiets seulement de devoir les réveiller après l’urgence à dormir qu’ils avaient manifestée, ils étaient dans leur cuisine en train de se préparer un bon et copieux repas. C’est en repartant que nous discutâmes ce fait : quand c’est nous qui apportons la dinde, ou le shit, ils sont prêts à partager, mais dans le sens inverse, ils se débarrassent de nous. Et plus la réflexion avançait, plus j’étais outré. Ce n’était pas tant le grondement du ventre vide contre la satisfaction du ventre plein, ni le non-partage de la nourriture, ce rejet caractérisé de notre communisme urbain d’adolescents soutenus par leurs parents, qui m’indignaient profondément ; ce qui me paraissait grave, une vraie corruption de l’esprit de Lakanal, c’était le fait de le cacher, de nous tromper sciemment, de ne pas s’être expliqués de cette différence. Notre conception de la société était que nous avions raison, notre critique s’appuyait sur la nécessité que la vérité était de notre côté : tout se partage, tout s’explique. Or cette trahison, assez bénigne et tout à fait compréhensible pour ce qu’elle représentait, me paraissait beaucoup plus importante en tant que signe de résignation, en tant que dégénérescence de la vérité comme pratique. Qu’Alain ne veuille pas partager sa nourriture avec nous me paraît tout à fait défendable, même s’il partageait la nôtre ; mais qu’il fasse l’économie d’une explication préalable, que tout ce que cet état de fait en contradiction avec notre façon de voir ne soit pas compris, analysé, discuté et endossé ou amendé ouvertement, qu’il nous mente pour nous faire partir, me paraissait dégrader l’intérêt même de nos rencontres à quelque chose qui ne les méritait plus. Je conclus donc cette nuit en affirmant que je ne remettrais plus jamais les pieds chez cet Alain, et qu’il ne remettrait jamais les pieds chez moi. Les autres approuvèrent mon raisonnement à l’exception des conclusions pratiques, qu’ils turent prudemment. Quelques jours plus tard, j’étais chez Slack et David, lorsque Alain apparut. Je me rappelle que l’indignation est montée en moi, lorsque je me rendis compte que personne ne parla de l’incident précédent, comme s’il n’avait pas eu lieu. Je signalais donc ma décision de rupture à Alain, et ses causes, en étendant aussitôt ses conséquences à l’endroit même où nous étions. Je dis à Slack : si lui ne s’en va pas, c’est moi qui m’en vais. Sans doute, dans un tel ultimatum, notre vieille amitié pesait beaucoup plus lourd que les relations assez sommaires entre Alain et Slack ; mais de l’autre côté de la balance Alain, d’une part, était un client de Slack et, d’autre part, c’était de ma part une exigence impérative, à laquelle notre petit milieu était si peu habitué qu’elle se colorait des qualificatifs de chantage ou de putsch, exutoires de toujours de la violence dans les rapports particuliers. Slack, avec qui la concurrence des mâles avait commencé dès que nous étions devenus inséparables, à l’âge de dix ans, pesa ma sortie dont il ne connaissait pas le fondement, parce qu’il y avait là une détermination nouvelle, un processus souterrain qui arrivait à maturation, et qui était difficile à discerner, d’autant que c’était là sa première manifestation. Il répondit après un moment assez long : « Pour moi, Colin, je sais très bien que tu es quelqu’un que je verrais toute ma vie. » Cette sagesse bornée et péremptoire évida l’intérêt que j’avais eu si longtemps pour ce complice et concurrent, et contribua fortement au contraire de l’assertion. Je partis aussitôt, sans rien dire. Ma rupture définitive, situationniste, avec Alain acheva pour moi Lakanal. Je revis la plupart des autres, mais ne leur rendis plus visite. Avec Slack, nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, jusqu’à la fin de la décennie, dans des constellations différentes, et deux ou trois fois dans la décennie suivante. Mais notre amitié, conflictuelle et passionnante comme ces centaines de parties d’échecs que nous avions jouées et comptabilisées, et le score final, sans cesse réajusté, oscillait toujours à une ou deux victoires près, se termina là, comme les parties d’échecs. Parmi les nombreuses ruptures dont ma vie est émaillée, celle-ci, qui est la première, fut capitale parce que j’y ai appris deux circonstances primordiales de l’acte de rupture. La première est la prudence avec laquelle je l’ai amenée, en vérifiant d’abord toutes les autres solutions ; je veux dire par là que cette rupture, avec Lakanal, par la rupture avec Alain interposée, s’était préparée longuement, avec des avancées et des reculs, depuis le Château jusqu’à ce retour du ranch, en passant par la lecture de l’IS. J’avais l’impression juste d’avoir utilisé un recours extrême, mais parce que nous étions arrivés à une sorte d’extrémité. Quand je dis que la sagesse bornée de Slack, à la fin, évida l’intérêt que j’avais pour lui, c’est de cette extrémité qu’il s’agit : la rencontre était épuisée, et mon surcroît de vitalité menaçait peut-être une prise de pouvoir, mais surtout une reprise de possible qui mettait en cause trop d’équilibres déjà construits sur des rémissions, sur des démissions. Ce possible n’était plus là, dans Lakanal crevé, et c’est pourquoi la rupture est arrivée au moment le plus juste. J’avais entré ma lame dans la viande, comme le boucher dont parle Zhuang Zhou, qui connaît si entièrement la bête, que sa lame la tranche toute seule, sans s’user jamais. Doucement, avec des hésitations et à travers des revirements, ma colère s’était transformée en tranchant, en lucidité. C’est la dialectique entre colère et lucidité qui m’avait construit et introduit ainsi dans l’art de la rupture. Et cette première grande rupture de ma vie a été le plaisir de cet engagement complet, le fait que la déclaration négative m’habitait alors entièrement du bas des tripes au haut du cerveau. L’autre leçon fut le résultat. Je me sentis libre et libéré par la rupture. C’est un poids que j’ôtais d’un coup, et ce poids entravait mes ailes. Je me sentais soudain entreprenant et fort, comme jamais encore. Je sais depuis que, si on rompt au bon moment, qui est si difficile à évaluer, on gagne en justesse et en disponibilité, en force. Ceux qui ne le savent pas se désolent toujours de la solitude à laquelle ils croient que la rupture condamne ; c’est tout le contraire que j’expérimentais là, pour la première fois. La solitude est pour ceux qui subissent la rupture, pas pour ceux qui la font. De même, ceux qui sont opposés à la rupture parce que, comme les pacifistes face à la guerre, ils ne s’identifient qu’aux victimes, trouvent souvent que les prétextes de ruptures sont des raisons ridicules. Ils ont raison, si on compare ces prétextes à l’enjeu. Et ils ont tort, parce que les prétextes ne sont pas les raisons des ruptures, ils permettent seulement de formuler les exigences, et ils émanent d’une dynamique : à travers le prétexte, on peut mettre en perspective l’ensemble du jeu, mais sur une orientation radicalement différente. Le prétexte est une porte étroite, mais qui bat dans la cohérence du possible qui s’ouvre. Le prétexte est le lieu d’une bataille, pas la capitale à prendre ou à défendre, et si l’engagement doit y être entier, la satisfaction sur le prétexte n’est pas le but, le fond, de la rupture. Après avoir terminé Lakanal, j’allais pouvoir maintenant explorer, avec une expérience et des possibilités accrues Poincaré. Je ne saurais mieux décrire ma jeunesse qu’à travers le rapport entre une certaine surévaluation de ce qui était à portée de main, de ce qui était clinquant et immédiat, et une certaine ténacité dans ce qui était pérenne et véritablement important, mais que je ne savais pas distinguer. Ainsi, après une complexe prise de conscience, j’avais réussi un acte négatif libérateur. Le contrepoint fut rapide. Il est heureux, parce que dans le temps où j’apprenais un mode de rapport négatif, après la rupture judicieuse, il me fallut apprendre que la rupture n’était pas en elle-même judicieuse, et comme c’est un mécanisme qui engage la bonne foi, dont généralement les autres sont les régulateurs, j’étais là face à un problème plus compliqué, plus invisible, et qu’il me fallut beaucoup plus longtemps pour résoudre, pratiquement. Juste avant de déménager à Saint-Cloud, où Christophe m’avait proposé de venir habiter, à la fin de cet hiver, je reçus, à ma grande surprise, une lettre de Moni. J’aurais dû me méfier du double mouvement d’une joie mordante qui m’envahit, chaleur et noirceur dans une seule coulée, et de la répression que, immédiatement, j’imposais à cette rasade perfide qui ouvrait des sensations de bolide en flammes et des tunnels fumants de moiteurs fécondes. Moni me fit savoir qu’elle était maintenant prête à fuguer du Collège cévenol, intention qu’elle voulait exécuter avec un ami, et que ma proposition de lui faire un nouveau passeport était d’actualité ; et dans l’enveloppe, je trouvais une photo. Il est difficile de décrire toutes les blessures que me fit cette lettre, parce que je m’appliquais, courageusement, à les refouler aussitôt. Mais l’essentiel était que la fugue devait se faire non seulement sans moi – j’étais rétrogradé au rang de service des passeports – mais pour un autre. Le passeport devait tomber du ciel, elle n’envisageait même pas qu’il puisse avoir un coût ; et, de toutes façons, la filière du faussaire en pièces d’identité, qui aurait peut-être fonctionné l’été précédent, avait disparu avec l’arrestation de Philippe. Je regardais la photo : c’était bien elle, en plan américain, avec un sourire énigmatique, la tête penchée sur le long cou gracieux, se défendant avec un vêtement dans chaque main, comme si le photographe jouait au toréador, et l’avait surprise dans ce léger désordre, Carmen souriante mais pudique, consentante mais au-delà d’obstacles, d’exigences. Mais comment transformer une telle image en document pour pièce d’identité ? Même devant cette représentation, toute en évocation et en allusion, je n’entendis pas la bonne nouvelle : elle m’annonçait, à moi, qu’elle allait sortir de sa prison. Car, gravement touché, j’avais laissé la vague jalousie gouverner mon appréciation. Aussi, tout, dans cette naïve et délicieuse désinvolture m’irrita. Une brutale amertume inonda mon orgueil reconstitué sur les ruines de Lakanal. Mon amour-propre n’avait pas seulement été dévasté au Chambon-sur-Lignon. Il avait été littéralement noyé dans un marécage de souffrances dont certaines avaient des sources inconnues, plongées ancestrales ou contre-plongées anticipatrices. J’avais agi face à cette catastrophe intérieure comme lors d’une inondation : j’avais épongé, j’avais serré les dents, j’avais fermé, colmaté, barricadé, j’avais modifié le mobilier et les tapisseries, j’avais tenté même de rire, et il en était sorti un couinement de crécelle, j’avais muré des interstices, j’avais maudit, et j’avais geint, j’avais regimbé, et j’avais imploré, et tout ceci dans le silence complet d’un monologue en tête à tête où aucun des deux moi n’osait regarder l’autre dans les yeux. Je lui répondis assez durement qu’elle ne se rendait pas compte des réalités. Mais je ne lui répondis pas que la seule réalité dont elle ne se rendait pas compte, c’est que le petit poinçon de la jalousie du moniteur d’Asnières et de Rainer était beaucoup plus enfoncé là, que partir avec un autre signifiait qu’elle confirmait, avec ce hautain sourire énigmatique et défensif, la froide séparation du Chambon. Je ne lui dis pas que sa fugue ne m’intéressait qu’avec moi, parce que cette vérité-là, je ne pouvais pas me la formuler à moi-même. Moni fut étonnée de mon ton, et protesta de sa bonne foi, et regretta que je ne puisse pas la soutenir dans une seconde lettre qui marqua à la fois l’effarouchement et une certaine dignité froissée, mais sans raideur ni colère. Je ne vis dans ce baume trop léger qu’hypocrisie et fausseté. Elle est sournoise, comme avec sa mère, parce qu’elle veut obtenir ce passeport, pensai-je, fâché de son aménité et plus probablement de ma propre incapacité à avouer l’importance qu’elle avait gardée, là aussi parce qu’il eût d’abord fallu que je me l’avoue à moi-même. Aussi ma seconde réponse acheva cet échange : c’était une lettre de rupture. Et je ne plaisantais pas : une rupture est sans retour. Allez, c’en est fini de l’année 1973, jubila en moi une voix impérieuse. Tabula rasa. Ma rupture avec Lakanal, et l’euphorie qui en résulta, jouait sans doute un rôle d’accélérateur dans cet échange. Mais l’apprentissage de l’art de la rupture consiste essentiellement dans la connaissance de ce qu’il ne faut pas faire : ainsi, chez les situationnistes, on ne voit jamais que la beauté de l’éclat, mais non la réussite de l’acte, la complétude qu’il donne et le changement de régime de l’action qu’il permet. Ma rupture avec Moni fut une faute, mais une faute grave, qui m’a coûté cher, et qui m’a seulement permis, en contre-jour de la rupture avec Lakanal, de comprendre ce qu’est cet acte, si honni dans une société qui a sanctifié les relations paisibles, et qui ignore même les possibilités et les ouvertures d’une négativité appliquée simplement. J’appris essentiellement que la rupture est une écoute de soi. C’est d’abord une somme d’insatisfactions, face à l’autre, qui s’insinuent ; c’est ensuite une lente montée de la colère, freinée par la réflexion, puis accélérée par la réflexion ; c’est ensuite et enfin la sensation que les irritations ne sont plus propices au possible, que la limite de l’autre est atteinte. Et ce jugement est un jugement implacable, parce qu’il le met en cause en entier, autant dans la conjugaison de ses capacités que dans l’intérêt d’amender ses défauts. L’autre, comme un ballon vidé de son air, devient pour nous incapable de voler. C’est un jugement par rapport au monde, pas par rapport à la personne spécifique, c’est un jugement par rapport au sentiment de l’histoire qui est requis dans un bilan aussi complet qu’on doit alors faire sur l’autre. C’est son potentiel, la validité de son avenir mis en puissance au nôtre, qu’il s’agit ici de déterminer. Encore une fois, c’est une sensation qui rend compte de la justesse du jugement, ou tout au moins, c’est dans une sensation d’équilibre, d’harmonie retrouvée, de certitude atteinte, qu’une rupture se fonde : j’ai reculé plusieurs fois devant des ruptures parce que cette sensation n’était pas présente, parce que je n’étais pas sûr de la validité d’ensemble du diagnostic alors que la logique, l’analyse des faits, ou les contraventions aux accords l’auraient imposée. Dans un tel cas, lorsqu’on est soi-même dans le doute, il faut retourner aux désagréments, et les interroger par leur racine, être patient avec soi, maîtriser sa colère, et pratiquer les déséquilibres de ce bel oxymoron. Ma rupture avec Moni s’est faite au mépris de tous ces préceptes. Aucune colère n’était montée en moi, seul le maquillage de ma tristesse y ressemble. L’irritation de l’amour-propre déçu, de l’orgueil bafoué, d’être rétrogradé en atout dans un jeu qu’elle avait avec un autre, avaient servi de paravent à une douleur beaucoup plus profonde, et certainement assez aveugle car si Moni avait effectivement été sournoise, elle ne m’aurait jamais annoncé avant d’avoir reçu le passeport espéré, que c’était avec un autre qu’elle comptait fuguer. J’aurais dû lire son message, non seulement dans le sens de sa liberté souveraine que j’admirais, mais aussi dans la continuité de la brève et forte étincelle que nous avions partagée, et de l’étonnant esprit et du sang-froid que je lui reconnaissais. Mais surtout, rien ne me permettait de supposer que j’étais arrivé aux limites d’un tel être humain, et encore moins que les limites de notre relation impliquaient une impossibilité de perspective historique. Non seulement ma lecture de ses lettres était très superficielle et partiale, mais je n’avais aucune écoute de mon propre cheminement. Ma rupture avec Moni n’était qu’une puérile tentative de rupture avec une douleur soudaine, d’une profondeur inconnue, et dont je n’avais pas le courage d’affronter les causes. En enfant, je tentais de saouler un complexe d’émotions trop fortes, espoir, souffrance, honte, plaisir, tendresse, mélancolie, fierté dans une fuite, magnifiée par un acte adulte, la rupture, que je croyais infaillible, et que j’utilisais là comme un médicament. J’ai payé cher cette faute grave, qui m’a véritablement appris ce qu’est une rupture et qui ne m’a permis de ne plus me tromper qu’une ou deux fois, et encore n’en suis-je pas sûr, par la suite. Et je l’ai payée d’autant plus cher que les premières traites n’ont été tirées sur mon honnêteté et mon remords qu’après plusieurs mois, devenant une interrogation sourde et grave sur la dureté de la vie, sur le sens de la vérité, à travers le cristal de la rupture. La douleur que j’avais voulu refouler s’est installée, dans les replis du sérieux, s’est ouverte en éventail et a commencé, moins forte sans doute, mais plus désespérante parce que la rupture était définitive. Aussitôt après une rupture réussie, voilà donc une rupture fautive. Trahi par les apparences, je crus, avec Moni comme avec Lakanal, être arrivé à l’extrémité. Mais Moni était d’un bien autre calibre que Lakanal. J’ai souvent, par la suite, reconsidéré cette incompréhension, et j’ai beaucoup culpabilisé sur une faute de jugement aussi énorme. Je ne peux pas en mesurer les conséquences, parce que j’ignore ce qui se serait passé si j’avais revu Moni après qu’elle eut effectivement fugué. Elle, pour sa part, n’a jamais même donné l’impression qu’elle avait conscience d’une rupture. La faute, pour moi, n’en est pas moins l’une des pires de ma vie. Et cette faute tient en ceci : pour me débarrasser de l’envahissement de Moni, il fallait que j’arrive à épuiser notre fond commun. Dans mon survol désordonné, alerte et léger, j’ignorais que ce fond commun était déjà générique, c’est-à-dire qu’il ne concernait plus seulement Moni et moi. Je maniais des armes d’adulte, mais je raisonnais encore en enfant : j’ai voulu que ma volonté suffise à couper quelque chose qui la dépassait et l’enveloppait ; j’ai pensé que l’urgence et la célérité de mon jugement pourraient pallier sa justesse ; j’ai cru, comme pendant toute l’année 1973, que Moni n’était que la première entre des pairs ; regardant avec complaisance la vague altière de ma crinière au vent de la liberté, j’ai oublié les discrètes et protectrices garnisons de grâce que la belle jeune femme avait disposées aux carrefours de mes défaillances ; j’ai baissé les paupières, devant son regard de la mise en pièces ; j’ai regardé en l’air, avec l’insouciance feinte des optimistes avant la chute, et je me suis détourné du centre du monde, que j’avais effleuré sans le savoir. Mais, sur ceux qui l’ont approché de trop près, le centre du monde exerce une attraction qui ne peut finir qu’en même temps que toute vie. |
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