l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Moni

1973 - Trois semaines

             
             
             
             
             
      1973      
             
             
             
             
             
             
             
             
      7. Un été 73
 

Le lendemain, ma blennorragie s’avéra n’être qu’une inflammation de l’intérieur du prépuce, bloqué dans sa rétractation. En dix minutes, tout fut réparé. J’étais si ignorant de mon propre sexe, que je n’avais pas réussi à séparer nettement le symptôme et le mal. Et je constatais, en généralisant cette comédie des erreurs, que le diagnostic péremptoire du père rejoignait, dans l’erreur de jugement, la bêtise peureuse de la mère.

De cet enchaînement de maladresses, qui associaient ce père absent, cette mère trop présente, et moi, stupide et naïf, c’est Moni, seule à n’avoir commise aucune faute, qui fut punie. Sur le coup, cette séparation imposée lui coûta sans doute même beaucoup plus qu’à moi, qui ignorais encore la profondeur de son emprise. Tout d’abord elle fut soumise à une journée entière d’examens gynécologiques, vains et humiliants, ensuite il fut décidé qu’elle serait éloignée dans un camp de vacances en juillet, puis en pension dans un « Collège cévenol » au Chambon-sur-Lignon, en plein dans le Massif central, pour l’année scolaire suivante. Et, en attendant, cette jeune femme si noble et si libre fut à nouveau resserrée dans un cordon d’interdits minutieux et chicaneurs, à l’image de sa mère, qui rendit presque impossible la correspondance que nous nous étions promis.

Cette correspondance est un des plus étonnants exemples de ce que j’ai occulté, peut-être parce que j’étais alors poussé comme une plume au vent vers d’autres tentatives de comprendre les mystères de ce vent, et les moyens de le saisir. C’est Moni, dix ans plus tard, qui m’a fait ressouvenir de son existence, pourtant évidente, sans quoi je n’aurais jamais pu connaître, ne serait-ce que le nom du collège de son exil. Mais le reste de cette séparation forcée, la tristesse et la colère qui si souvent se mettent en puissance réciproque s’évaporèrent ici, en ne me laissant, sur fond de honte désemparée, qu’un dégoût accru pour la famille en général et un ressentiment violent, qui a surtout grandi en s’autoalimentant avec le temps, contre cette madame Patre, parce qu’elle n’avait pas hésité à piéger notre franchise, et à étouffer, dans les minuscules toiles d’araignée de ses peurs triviales, la grandeur déjà marquée de la personnalité naissante, si majestueuse et si fine de sa fille.

A cette même époque, le petit studio de la rue Lakanal était devenu trop petit, même pour les habitués qui s’y entassaient désormais en permanence. A Alice et Jean-Mars s’ajoutaient maintenant Kitty, Slack, puis venant de Ville-d’Avray, David et moi, Antoine et Geneviève, quoique plus rarement, parce qu’ils étaient pris par leur enfant et leur travail. Jacques, qui avait choisi de se faire appeler Dominique parce que c’était un nom hermaphrodite, était le frère d’Alice, et il faisait aussi partie des permanents. C’était un personnage à la façade grimaçante, dont le rire était une véritable épreuve pour les nerfs ; mais il venait essentiellement, je crois, pour s’épancher, et son être jaune-gris glissait dans une tristesse verbeuse plus ennuyeuse que touchante, et je passais alors des heures inutiles à tenter d’aiguiller cet autoapitoiement en spirale vers les foudres et les intensités qui gonflaient ce début d’été, avant de terminer par me moquer de lui, de l’ironie la plus blessante qui lui faisait finalement comprendre sa propre importunité. Alain Friand aussi était de plus en plus fréquemment là. C’est par lui que Slack, le premier de notre bande de Ville-d’Avray, avait rencontré Alice. Ce petit bonhomme blond et maigre, moustachu comme un Astérix sans malice, dont la calvitie commençait déjà, était parfaitement insipide, d’une douceur et d’une patience qui frôlaient l’idiotie, et on pouvait déjà lui voir les contours de costume minable de petit employé, et les charentaises vissées aux pieds, par une marmaille malodorante. Son amie, Chris, était une Anglaise un peu boulotte, qui l’écrasait non seulement de sa taille d’une demi-tête de plus que lui et de son poids, mais aussi de sa capacité à décider, de son autorité, et de son indépendance qui donnaient à Alain des stupeurs et des souffrances incroyables, contre lesquelles il ne connaissait aucun remède. Un soir d’une « fête » à Ville-d’Avray, où j’étais venu sur le balcon respirer la fraîcheur estivale comme le désaltérant plongeon dans une solitude plus grande, Chris vint me prendre la main. Elle resta un moment sans rien dire puis, faisant allusion à quelque jeu de séduction auquel j’avais probablement pris part, elle m’annonça qu’elle était déçue de moi. Elle avait raison d’être déçue de moi, parce que je ne la désirais pas, alors que je lui avais sans doute laissé croire le contraire, mais je lui répondis par une autre partie de la vérité, qui était que je ne voulais pas faire souffrir Alain, sans ajouter ce qui était vrai aussi, que je craignais la souffrance d’Alain. Quelques mois plus tard, lorsque Slack n’eut pas les mêmes freins, un jour où nous rentrions à plusieurs avec Alain chez lui place d’Aligre, sa porte était fermée parce que Chris et Slack ne voulaient pas être dérangés. Mais Alain n’entra pas en colère. C’est du désespoir qui ruisselait de tout son comportement éperdu, comme des larmes. Il essaya de grimper le long de la façade, ce que nous empêchâmes, puis, chez une connaissance qui habitait deux rues plus loin, à trois ou quatre, nous passâmes une bonne partie de la nuit à surveiller son mutisme inquiétant qui, sans se laisser interrompre, ne déboucha pourtant sur aucune explosion, qu’il semblait pourtant retenir à grand-peine. Car, cette petite figure, si effacée dans son couple et dans la fréquentation des autres, avait un talent exceptionnel, que je n’ai vu qu’à lui, et qui ressemble presque au don de Moni. C’était une sorte d’énergie puissante et concentrée, qui éclatait soudain de la manière la plus impérative. Mais si chez Moni cette violence retenue était latente à tout moment, fluide, jamais abrupte, et recouverte de cette grâce singulière qui habillait d’harmonie et de sensualité son expansion permanente, chez Alain, il y en avait de longues séquences où il en était tellement exempt que c’est ce qui faisait enrager Chris. Un jour que nous étions à la campagne, une demi-douzaine séparés par une clôture de quatre vaches qui s’avéraient être des taureaux, de jeunes mâles puissants, Alain s’approcha en souriant du regard un peu fou de son M. Jekyll, et il poussa simplement un chhhh entre ses dents serrées et tendit brusquement son index droit. Prises de panique, les bêtes d’un seul coup firent demi-tour et allèrent se réfugier à l’autre extrémité du champ dans un galop qui ne fit rire aucun d’entre nous. Cet étrange pouvoir ne se manifestait pas, d’ordinaire, dans la vie de tous les jours, parce qu’Alain savait apparemment l’épuiser dans une circonstance particulière : lorsqu’il avait une guitare à la main. Quelle soit sèche ou électrique, il savait donner cette unité du son et du ton qui, s’élevant soudain, emportait tout, souffle prodigieux, ravage urgent, colère débitée avec gloire, empire du fond de l’être humain, qui ne souffre plus, une fois parti, d’être entravé, et même d’être discuté. Je me rappelle d’un « bœuf » où un guitariste solo virtuose et un vieux bassiste de studio s’amusaient en professionnels blasés qui se jaugent du haut des complexes déclinaisons de leurs identités musicales multiples. Alain, qui avait pris acte de la technique de l’un et de l’expérience de l’autre, vint en guitariste rythmique soutenir les solos du premier, et souligner la basse du second. Trois minutes plus tard, il était debout au milieu d’eux, et les deux autres tentaient de le suivre, et plutôt difficilement. Je l’ai vu des dizaines de fois jouer, il y avait toujours combat, toujours bref et cinglant, et toujours soumission des autres, quels qu’ils soient. Son jeu était une vitalité et une rage, une puissance sans retenue, un grondement orgueilleux avec des éclats limpides, un phrasé précis et improvisé, toujours original, toujours plein et riche, sans fioritures ni déchet, qui fascinait et effrayait, qu’on voulait suivre, malgré la crainte. Chaque fois qu’il jouait, il prenait le pouvoir, tout le pouvoir, sans aucune coercition palpable, sans aucun attribut visible, sûr de lui, régnant avec empire sur tout le monde sonore qui l’entourait comme une nuée de serviteurs dévoués. Lui, si insignifiant dans toutes les circonstances, se retrouvait personnalité hors du commun avec une guitare à la main, forçant, respect, silence, admiration, effroi. Là il devenait altier, hautain, ironique, cinglant, intouchable et un peu condescendant, vif d’esprit comme de geste, poussé à l’essentiel de l’expression par cette force intérieure qui absorbait apparemment toute l’assurance de tous ceux qui l’entouraient, fussent-ils lions, scorpions, taureaux. Nous ne savions pas, et lui non plus, que c’est à ce moment-là, entre ses deux personnages si opposés que s’est jouée sa vie. Je sais bien l’impossibilité de basculer l’une de ces personnalités dans l’autre, comme si elles pouvaient s’apporter réciproquement leurs forces, au détriment de leurs faiblesses. Alain avait une profonde cassure qui ne se laissait pas combler. Il fallait choisir entre l’homme doux et effacé, qui se tait et s’adapte, plutôt mal, à un monde qui n’est fait pour personne ; et entre le seigneur autoritaire et violent, glorieux et généreux, qui sait reconstituer l’espace autour de lui quand, du martèlement de ses doigts, il est le maître du son. C’est le costume d’employé et les pantoufles qui ont gagné la courte bataille : Alain n’a pas su trouver, dans ses moments de quotidien où il est si démuni, les gens, les appuis, les amis qui lui auraient permis de pousser son dangereux talent jusqu’aux limites qui l’auraient englouti. Slack en batteur, Philippe en bassiste et Antoine comme chanteur, formaient son groupe ; mais quoique chacun de ces trois-là était passionné à sa manière, et donnait le meilleur de lui-même, il freinaient plutôt l’expression d’Alain, incapables de se hausser à sa violence élancée, qui était la seule chose qui méritait de la musique dans ce temps où je croyais encore dans la validité de ce moyen de hurler, de pleurer et de rire. Je me suis demandé, quelquefois, ce qu’aurait donné une rencontre entre Alain armé de sa guitare, et Moni armée de son regard oblique. Avec un sourire inquiet, je noyais mon imagination dans l’éventail qui allait de rien à deux morts et des blessures sans nombre.

D’autres personnages encore s’étaient agglomérés dans l’accélération centrifuge dont nous étions devenus le noyau. Philippe Elosi, grand, fort, timide, grand cœur gauche, le bassiste. Janice était une petite Américaine rondouillarde qui, dans son tour d’Europe entre collège et université, était restée bloquée à Lakanal. Sancho et Marc, anciens amis de Jean-Mars, venaient de rentrer d’un périple de plusieurs mois en Egypte. Un autre Alain, plus âgé, du haut de ses vingt-quatre, vingt-cinq ans, habitait aussi dans le quinzième arrondissement, avec la ravissante Chantal, au pâle visage distingué encadré de longues mèches au henné. Orchidée, qu’on appelait Orki, encore plus grande, plus mince et plus diaphane que Kitty comptait beaucoup pour Jean-Mars quand son rocker de mari et leur bébé en laissaient le loisir. Philippe Celescluze était l’un des passants avec lequel j’ai le plus ri : nous faisions un joint, et nous prenions une bande dessinée de Gotlib – Gai Luron ou la Rubrique à brac – et nous avions la même vivacité pour engouffrer entièrement notre imagination dans la perspective d’un détail, qui s’éclairait d’une hilarité complète, en strates de pensée et de rires imbriquées, que nous effeuillions, chacun à son tour relançant sur une des strates, le tout composant une sphère de jeu que nous avons rapidement eue dans une sorte de partage exclusif, les autres ne pouvant y entrer, ni le jaloux Slack, ni la réflective Alice, ni le grincheux Dominique ; mais ce qui était le plus intéressant, c’est lorsque l’interjection de l’un de nous deux accélérait immédiatement la compréhension de l’autre, nous mettant, à travers l’intention de l’auteur que nous exagérions à foison, sur la même patinoire de pensée où notre virtuosité et nos chutes étaient toujours délivrées par le rire ; ce jeu durait plusieurs heures, et s’est répété une demi-douzaine de fois. Une telle connivence, comme la suite me l’a instruit, est le début de ce qu’on appelle une amitié ; et la suite particulière de cette fragile amitié-là, si c’en était une, m’a instruit aussi que les connivences sont plus faciles à interrompre qu’à allumer dans le flot d’esprit qui charrie tant de parasites. Et comment s’appelait ce sosie de McCartney, Paul peut-être justement, appelons le Olivier, pas moins attiré que tous les autres par notre cercle mouvant, mais uniquement par sa partie féminine. C’était d’ailleurs une Sophie, qui posait à l’école de dessin où il rodait, qui nous l’avait amené, me semble-t-il. Et il y eut un jour un drôle de type, petit fonctionnaire depuis une éternité, puisqu’il avait peut-être même déjà trente ans, qui était venu à la recherche de prête-noms, pour former une association contre la faim dans le monde, dont le projet était de racheter un village, dans l’Ardèche des retours à la campagne de l’écologisme post-hippie naissant. La combine était que l’Etat reconnaîtrait « d’utilité publique » et soutiendrait financièrement cette ONG de l’époque du Biafra, et que les subventions suffiraient facilement, selon son inventeur, à faire survivre sans travailler ceux qui y participeraient. Une vingtaine de personnes pourraient ainsi entrer dans le « ne travaillez jamais » des situationnistes, au frais de l’Etat, et échapper par la même occasion à la faim, ce qui était la justification de l’association. Je ne sais plus si j’avais réussi à formuler dans sa simple stupidité cynique, accessible même à un fonctionnaire de base moyennement investi dans son travail, cette idée : si l’Etat paye, on peut survivre gratuitement. Mais pourquoi l’Etat payerait-il ? Et pourquoi serait-il dupe de l’enveloppe pseudo-humanitaire, ou du prétexte pseudo-communautaire ? Après de graves discussions, Jean-Mars, Slack et Dominique, passant outre mon scepticisme, contribuèrent à la responsabilité légale de ce projet dont les ficelles restèrent toujours nouées au fond de quelque pelote bureaucratique. Ils n’ont jamais reçu le moindre début de versement, ceux-ci semblant inexorablement bloqués entre un bureau d’attribution et une commission de révision. Je doute que l’escroc réussit sur ce coup-là à empocher la mise, parce que je n’ai pas souvenir que ses trois prête-noms de Lakanal eussent jamais à subir des poursuites judiciaires. Il disparut comme le beau songe de la survie sans travail qui a, elle, continué à chatouiller les mémoires.

Ce groupe de gens, que j’ai tant appréciés, doit paraître bien anodin. Son activité et ses résultats ne le distinguent en rien. Aucun des individus qui l’ont composé n’a atteint la célébrité, ce qui serait tout à l’honneur de ce groupe, si ces individus avaient été opposés à la célébrité. Nous étions tous blancs de peau, du vieux monde, et en majorité enfants des professions intermédiaires, entre les ouvriers qui allaient disparaître, et leurs patrons qui allaient seulement muer en cadres « supérieurs ». Sur la vie et sur la société, nous avions certainement les idées les plus radicales, c’est-à-dire les plus banales, tant la radicalité elle-même faisait partie de l’air du temps ; mais si rien de nos positions n’était arrêté en convictions, c’est que tout était ouvert, en débat, il n’y avait pas de militants, pas de programme, pas de théoricien. De l’amour, nous ne savions rien et c’est pourquoi nous pensions en avoir le don. Notre survie commençait tout juste à comprimer durement nos nuits, nous n’en avions encore aucune organisation spécifique. En vérité nous ne savions ni ce qu’est l’amour, ni ce qu’est la souffrance, ni ce qu’est la vie, ni ce qu’est le plaisir, ni ce qu’est la soumission, ni ce qu’est la survie. Ces mots commençaient seulement à recouvrir des événements au-delà de la vague aspérité idéelle que nous leur prêtions, et des grosses capotes d’idéologie dont nous les drapions. Notre horizon soudain, était immense, ouvert de tous les côtés, mais nos moyens, physiques, intellectuels, en argent et en capacité à communiquer étaient si limités que nous restions simplement à balbutier, à chercher le portail majuscule de cette dilatation qui nous avait tous transcendés. D’un coup, les lignes courtes, et les formes étriquées du monde, avaient acquis un palier qui les dépassait.

Pourtant, l’impression qui m’est restée est celle d’une période très courte, trois mois à peine, où tout est lumière, vive, chaude, où la fluidité pleine de caresses et d’écorchures nous emporte à grande allure, où les épisodes, les paysages, les gens, le possible se succèdent en rafale comme des vagues, un jour de temps changeant, sur la Côte basque. Ce sont de grands épuisements salés, entre lesquels, comme le sable le plus fin et le plus abondant, passent les plus grands projets, en nombre illimité, toujours chassés par de nouvelles idées, exclamées d’un rire. L’ambiance de cette grâce collective unique était incomparable. Je n’ai jamais fait partie, par la suite, d’une réunion de plus de deux personnes, où une telle chaleur, une telle vibration disions-nous, passaient entre des gens aux relations lâches et des gens aux relations très étroites. Je n’ai pas d’explication de cette ondulation jaune intense qui faisait tanguer nos fragilités. Au contraire : de l’extérieur qu’est aujourd’hui, j’ai presque de la peine à parler d’un moment si riche dont la richesse a disparu, laissant à la mémoire la médiocrité de nos illusions culturelles et politiques, notre conformisme fortement masqué par une provocation criarde mais de bon ton, la fraîcheur de notre jeunesse, cette somme de débordements physiques sans emploi, de pétulance intellectuelle sans savoir, d’émotions contrastées sans objet. Nous étions une série de rencontres hâtives et curieuses, au cœur déjà un peu triste d’une des plus grandes capitales du monde, à un moment particulier de l’histoire que nous ignorions. Mais ces rencontres, dont nous nous gonflions avec l’appétit naïf et mesuré de ceux qui pensent, comme à l’époque, que la pente du progrès est éternellement ascendante, étaient faciles et superficielles, et bientôt nous avons atteint le versant des ruptures amères, des déceptions du possible devant la dureté du réel, des chutes dans la grisaille des dégrisants échecs individuels. Ces rencontres, cependant, ont eu lieu, librement dégagées de la misère qui, depuis, les interdit. Sans l’avoir jamais prétendu, nous pensions bien, en se passant cet or dont nous ne savions pas nous servir, être le cœur d’un temps, d’un courant d’idées, le jaillissement d’un nouveau monde tant il allait même plus vite que nous, qui pourtant le faisions tourner. Par ce secret espoir qui n’est sans doute que la vanité de notre milieu d’origine jalousement clos, prétendant l’ouverture absolue, nous étions la représentation de la pauvreté de notre époque, et la représentation de sa richesse. Opérant dans le minuscule, dans l’obscurité, dans l’anonymat, à l’ombre de la vie, sans rien faire, mais en projetant sans arrêt, sans intelligence particulière et sans découverte universelle, l’année après la fin de l’Internationale situationniste, nous avions mis « la main sur le secret des choses » car, pendant ce bref été, tous ceux qui nous ont approchés ont voulu nous suivre. Nous exercions notre séduction, individuelle et collective, mais hors de toute organisation, de toute activité reconnaissable, de tout rapprochement consciemment construit avec le genre, petit groupe de lumière que personne n’a jamais même nommé, et auquel aujourd’hui encore je ne reconnais qu’une seule grandeur démesurée qui devait se voir, se sentir, se lover dans tous ceux qu’elle frôlait, l’immensité du possible. Nous étions déjà une sorte de préfiguration du lendemain, en partie le lendemain que nous avons vécu, en partie celui que nous voulions vivre : de l’époque suivante, nous avions le bruit permanent qu’on ne peut plus contrôler et qui dégrade toute musique en affectation ou en stridence, nous étions devenus à nous-mêmes l’image d’un horizon saturé d’images, de la culture nous étions la parodie qui s’est imposée partout, du discours théorique nous étions le balbutiement un peu trop volumineux qu’on entend les soirs de grondement de foule, de la gloire vaine des individus notre rayonnement était la négation par l’impuissance dans laquelle s’est réfugié le parti de l’avenir, de la séduction de la rencontre nous étions comme le crépuscule d’un âge qui était nouveau alors – cette adolescence titubante qui donne des années de réflexion et de choix à ceux à qui on n’a pas appris que les choix sont au contraire affaire d’urgence –, âge dédié, comme on dit aujourd’hui, à cette perspective de désarroi contrôlé, qui a remplacé les années de lecture assidue, fondant jadis toute culture générale. Un peu plus beaux que la moyenne, un peu plus intelligents que la moyenne, un peu plus jeunes que la moyenne, nous avions toute la magnificence à transformer. Notre conglomérat d’êtres médiocres n’était pas médiocre. Cette lévitation, qui a bombé ma vie, entre Moni et Moni, a soufflé son excellence à tout ce qui l’entourait, et elle n’est pas étrangère au degré d’intensité et à la conscience de sa signification entre elle et moi.

Nous avions beaucoup d’artifices et nous étions comme des fèves au fond d’un jeu de poupées russes dont chacune serait un artifice. Mais le lien qui était entre nous, tout superficiel qu’il était et quoique parfaitement informel, n’était pas un artifice. Nous étions ouverts au monde, et nous nous efforcions d’être francs, même si les nombreux replis de la peur et de la méfiance, de la honte et de crédulités de l’ignorance, nous entravaient déjà. Cette authenticité originelle, quoique relative, était l’une des couleurs magnétiques de notre éclat intermittent ; elle rendait nos formes plus belles que les autres que nous croisions dans la rue. Alice, avec cette candeur à peine jouée dont nous avions tous soif, interpellait alors ces hommes, ces enfants, ces femmes dans la rue et leur disait d’une profonde courbure de sa voix enjouée : « excusez-moi de vous arrêter ainsi, mais je voudrais vous regarder un instant, car je vous trouve très beau », et elle souriait avec une complicité légère et pourtant intense qui gagnait l’autre, et le rendait confus avec bienveillance. C’était comme un vernis, que d’autres ne pouvaient pas connaître, et que nous avions étalé sur nos qualités d’un badigeon dépensier, comme les enfants qui oublient dans les abondances de peinture ce qu’ils peignent. Qu’en est-il resté ? Mais rien, rien du tout. L’intelligence des uns a été atteint par l’irréversible, si poignant dans la beauté des femmes, au lieu que celle-là n’atteigne à la pérennité, tout relative du reste, de l’intelligence de certains hommes. Notre poudre enchanteresse n’aura duré que trois mois, mais enchanteresse elle fut vraiment, sans que jamais personne ne sache pourquoi. Dans la vision très datée de ma vie, cet été n’a pas peu contribué à ce que 1973 soit le premier de ses trois grands volcans culminants, et le premier thématisé en tant que tel.

A la fin du mois de juin, il était temps de quitter Lakanal, où nous couchions parfois à dix dans un espace d’une quinzaine de mètres carrés, où les cafards que nous avions renoncé à combattre, venaient avec nous dans nos sacs de couchage. Alain Friand, dont les parents étaient partis en vacances, nous proposa un repli vers leur appartement moderne, place d’Alleray, qui, avec ses trois pièces, nous parut immense ; quant au mois d’août, il était déjà prévu que nous irions tous au Château, la demeure de famille d’Antoine. Juillet fut comme une course d’ombre sur un mur ensoleillé. Alors que tout s’accélérait, le silence gagnait en proportion. Comme l’immeuble, l’appartement était lisse et fonctionnel, et ce décor a contribué à faire glisser les souvenirs, sans aspérités. Assez vite, il y eut des tactiques, comme celle qui consistait à se coucher tôt parce que ceux qui se couchaient les derniers, non seulement couchaient par terre, mais devaient se relever pour faire la chasse aux chats qui galopaient dans le noir, bondissant sur les corps endormis, avant d’être attrapés, et jetés violemment dans la cuisine, sous les beuglements de ces derniers couchés, désignés de fait pour les enfermer. Parfois, je me couchais seul dans le grand lit double, et en me réveillant, nous étions quatre. Je me souviens d’un petit matin arrivé à ma conscience par le mouvement de la tête de Kitty sur ma poitrine, ses bras frais posés nonchalamment sur mon ventre ; et le lendemain, dans une position et un mouvement presque identiques, c’est Philippe Celescluze qui me réveilla. Nous éclations de rire, « pan, le Jujube », et c’était un claquement long et plissé, comme le paravent protecteur de notre mémoire, dont l’opacité nous cachait la reconstitution de la nuit. Deux ou trois fois, il y eut également des « orgies ». C’était plutôt des défoulements de nos terreurs, inavouables en pleine idéologie de la liberté sexuelle à laquelle nous avions tous tacitement adhéré, inaugurés par des attouchements plus démonstratifs que sentis, et conclus, après des cavalcades de cris et de rire, qui ne sentaient pas le désir, en tout cas le désir partagé. A chaque fois, c’est l’acide qui ouvrait ces débordements et qui me faisait rapidement me retirer de ces scènes trop crues pour mes goûts gantés, inhibés, sublimés. J’ai comme une vague réminiscence d’une de ces nuits, où je m’étais isolé dans une chambre sans lumière, seul avec un chat, que je terrorisais psychiquement, de jets et d’aspirations concentrés de volonté, à la manière d’Alain Friand avec les taureaux, en découpant l’espace en territoires visibles, pour le chat, et lui assignant des contractions et des ruptures sensorielles, sans bouger. Le chat se défendait, et pourtant il ne bougeait pas non plus. Cette absorbante et passionnante expérience de l’utilisation de la pensée, comme si elle était matérielle et physique, était régulièrement interrompue par des délégations de corps nus qui venaient me convaincre de participer aux plaisirs qui avaient débordé la baignoire, mais qui ne me paraissaient nullement enviables.

Une autre scène de cette période ne se situe pas dans cet appartement, mais à Ville-d’Avray, chez les parents absents de Slack. Philippe Elosi, Slack, David et moi sommes dans le salon. Dominique est parti avec Janice dans la chambre à coucher des parents. Nous sommes déjà sérieux et la discussion tourne autour de l’avenir très lointain, c’est-à-dire au-delà du radieux, c’est-à-dire dans peut-être trois mois, quand l’inconnu aura tout recouvert. Puis Janice apparaît, toute nue, en pleurant : « Venez, j’ai besoin d’amour », et elle retourne à la chambre. Slack me regarde « qu’est-ce qu’on fait ? » Je lui demande « tu as envie, toi ? » Il me répond, après un moment de réflexion « je me dis que si je peux là, je pourrais toujours ». Je suis parti dans la nuit, la gravité et la tristesse du monde m’avaient soudain précipité dans le jardin merveilleux de Moni. Je respirais l’air corsé de sa saveur, la scène sordide que j’avais fuie m’avait étouffé, je canalisais mon agitation en me laissant envahir par la noirceur plane de la nuit. Je laissais s’étendre ma fureur contre madame Patre, le dragon à mise en plis, avant-poste du sordide. Mes réflexions, ouatées de rêveries, étaient entre le pas où les pieds foncent si vite que le corps peine à les suivre et celui où le corps lance les pieds qui ne se posent presque plus dans leur vol fait de péril et d’urgence. La petite ville, à cette heure, honorait sa fonction de dortoir ; c’était le ronflement saccadé des cadres inquiets qui grésillait dans l’air chaud de l’été, une rare voiture rappelait l’époque, peu de fenêtres étaient illuminées. Soudain, tremblant, j’arrive devant l’immeuble de Moni. Elle habitait au rez-de-chaussée, et sa chambre donnait sur une pelouse, sans vis-à-vis. Sa fenêtre est fermée, mais il n’y a pas de rideau. Je la vois dans son lit, au fond de l’obscurité, elle dort ! Doucement, je frappe à la vitre. Rien. Un peu plus fort, alors. Rien, rien. Encore plus fort, je cogne. La porte s’ouvre, un dragon en robe de chambre apparaît, allume, et dans ma fuite folle, j’aperçois, comme un dernier présent du moment, la masse sombre des cheveux se soulever difficilement, et le magnifique visage, sortant d’un sommeil profond et lourd, me présenter son profil, avec les yeux qui combattent la lumière ; je vois, dans cette même offrande, la grâce du mouvement de la tête qui se tourne avec langueur vers l’obscurité insondable de la vitre, suivant du regard que je devine ourlé et plein le dragon déjà à la fenêtre, où il a agrippé la tige beige, qui va fermer, de l’intérieur, la persienne de métal.

Et puis, la fin du mois de juillet est arrivée. La scène charnière de Lakanal eut lieu, une fin de matinée, après le café au lait et avant le premier shilom, dans la salle à manger, autour de la grande table. Nous étions exactement quinze ce matin-là. Jean-Mars en deux mots et trois gestes de ses longs doigts osseux, nous avait transformés en assemblée générale. Il teint alors une sorte de petit discours, rappelant que nous ne pouvions plus prolonger notre présence dans l’appartement des parents d’Alain, et qu’il y avait là quelque chose qui allait lui manquer. Il avait donc conçu le projet de rendre provisoire cette séparation inévitable. Il proposa de continuer l’expérience en louant ensemble un petit pavillon en banlieue proche, et que nous nous y installions de la même façon que nous étions venus ici. Je n’arrive pas à rendre les étoiles qu’il avait dans les yeux, et le silence simple, posé, l’adhésion qu’il suscita sans effets ni démagogie. Sancho peut-être, ou Alice renchérirent, puis Jean-Mars reprit la parole, et en souriant il demanda un vote sur ce projet de communauté. Le résultat fut de quatorze voix pour et une contre, la mienne. J’expliquai donc à l’assemblée que pour moi, le charme de la situation dans laquelle nous étions tenait en grande partie à son caractère fortuit ; que je n’étais pas moi-même engagé dans ce groupe avec l’intensité qu’elle nécessitait et qui était l’engagement de Jean-Mars et pas de lui seul ; et que je ne voulais pas compromettre mes autres objectifs à une telle promesse. Je pensais aux expériences cinématographiques avec Christophe, et à Moni, avec qui la relation, malgré et même à cause du dragon à mise en plis, me paraissait loin d’être terminée. Je pensais, ou sentais seulement, que faire une communauté dans un pavillon de banlieue serait un consensus plutôt médiocre, beaucoup plus pesant que libérateur. Mes arguments furent peu discutés alors que, dans l’euphorie feutrée qui régnait autour de moi, je passais du rang de boson à celui d’électron, de fils à celui d’ami de la famille, et ceux de l’assemblée qui étaient les plus proches de moi étaient convaincus que mon avis allait nécessairement basculer dans le leur, qui était si beau.

Mais pour transformer la décision votée en réalisation pratique, il fallait travailler. Nous avions, pour la plupart, fait le premier pas dans le salariat, mais pas encore le second. Moi, par exemple, je couchais dans la chambre de bonne et je mangeais chez mes parents, et je travaillais un peu, à droite, à gauche, comme on dit. Là, je venais d’accomplir deux semaines en tant que vacataire à la SNCF, où on m’avait mis au balai sur la ligne C du RER, que les jeunes titulaires locaux m’annonçaient fièrement être la ligne du rebut. Je devais, chaque matin, nettoyer trois gares, Javel, Alma, Champ de Mars entre 6 heures et 14 heures, et contrôler les tickets des passagers au moment où ils sortaient. Je compris rapidement qu’il suffisait que je vienne à 9 heures 30 pour partir à midi, car c’était entre ces heures-là que le chef de gare faisait sa tournée, quant aux contrôles de tickets, il était de mon devoir, moral et politique, de laisser passer tous les resquilleurs, quitte à être moi-même ainsi en faute. Si, au début, les ballets de balais sur les quais ensoleillés, en rêvant de Moni, avaient la douceur de la nouveauté, un, deux ou trois jours, j’avais considéré qu’il était en dessous de mon honneur de travailler pour être payé. Aussi passais-je mon temps à discuter musique, politique, et autres sujets intéressants avec quelques titulaires du rebut, en jouant à cache-cache avec le chef de gare, jusqu’à ce que, l’état sanitaire dégradé des trois gares et la découverte du réaménagement que j’avais fait subir à mes horaires, me fit renvoyer. Mais j’avais gagné de quoi acheter suffisamment de pellicule super-8 pour deux heures de tournage au Château, ce qui avait été mon but. Mes compagnons de Lakanal n’avaient pas du travail une conception plus respectueuse, quoique certains n’auraient pas pu se permettre mon insouciante désinvolture. Kitty et Alice, par exemple, en jeunes et jolies secrétaires intérimaires, changeaient de place au gré des humeurs, et d’autres touchaient l’argent du chômage, ou des parents, ce qui paraissait à vrai dire assez similaire à nos yeux profanes. Du travail, le marché souffrait d’une demande plus forte que l’offre, et nous ignorions encore les souffrances du servage salarié, l’habitude si difficile à supporter pour les oiseaux aux beaux plumages qui n’y avaient pas été préparés, et le tissu fin, étroit et invisible des humiliations. Aussi, au lendemain de l’assemblée générale, Antoine et Geneviève reprirent le travail, Jean-Mars et Sancho partirent en chercher et en trouvèrent, et le reste de la compagnie, moi excepté, en chercha, n’en trouva pas, et déménagea au Château.

Au Château, notre groupe se trouva augmenté d’une autre équipe, invitée de longue date et dont j’avais d’ailleurs, par hasard, été le lien central. Mon grand ami d’enfance, mon « Busenfreund », était un autre Alain, Alain Passereau. Dans la cité HLM de Rueil-Malmaison où mes parents avaient emménagé lorsque j’avais quatre ans, les Passereau habitaient à l’étage au-dessus. Alain et moi sommes restés inséparables pendant toute l’école primaire, et j’ai pleuré le jour où, à dix ans, nous avons été séparés par le déménagement à Ville-d’Avray. Mais nos mères continuèrent à se voir entre les deux banlieues séparées de quelques kilomètres. Avec Alain, nous avions renoué les relations soudain, à travers une occasion du lien entre les mères, découvrant alors avec un vrai étonnement, mais sans doute pour nous seuls, que musique, cheveux longs, haschisch, flirts, nous avions parcouru des trajectoires parallèles, pendant cette période longue pour nous, à la sortie de l’enfance. Alain était devenu un solide gaillard avec une crinière frisée brune autour de la tête, qui lui faisait comme une auréole. Enfant, il avait été comme mon grand frère, les pieds toujours sur terre. L’une des choses les plus étonnantes dont je me rappelle avec lui était une scène assez conflictuelle, dans sa chambre, à l’âge de cinq ou six ans, où il essayait de me faire dire quelque chose ; moi, je m’énervais de plus en plus, parce que je ne comprenais pas ce qu’il voulait ; nous parlions de quelque chose qui s’était passé, et je finis par lui dire : « C’est la réalité. » « Voilà, me répondit-il en aîné, c’est ce que je voulais t’entendre dire. » Assez curieusement, je pris alors pour objet, comme dirait Hegel, le mot réalité, pour la première fois de ma vie, mais avec une intensité grave et perplexe.

Avec autant de sens pratique que lui, pilier de rugby, il était étonnant que sa passion fût l’aviation. A sept ans, nous passions des après-midi entières à bombarder et à mitrailler des lignes ennemies dans les modèles imaginaires dont, grâce à lui, nous connaissions tous les détails techniques. Lorsqu’il eut seize ans, il passa son brevet de pilote. Mais les heures de vol, indispensables, étaient bien au-dessus de la bourse de son père. Un jour, il accepta la proposition d’un instructeur qui, devant faire l’aller-retour avec un autre aéroport, lui proposa de prendre les commandes : quelques heures de vol gratuites, merci. Mais au décollage retour, d’une ville de province où il n’avait jamais encore volé, il décolla un peu long. Au bout de la piste d’envol, il y avait un petit pavillon, séparé seulement de l’aérodrome par un grillage. Alain emporta le grillage, et avec lui un enfant de cinq ou six ans qui y était accroché. Après ce drame, il prétendit – mais comment en être sûr en une fraction de seconde ? –, que le train d’atterrissage était resté bloqué. La compagnie d’assurance lui mit en main ce marché : si vous maintenez votre accusation sur l’état technique de l’avion, nous l’ouvrons, mais s’il n’y a rien, c’est vous qui payez le montage et le démontage de la carlingue et du moteur. Ce coût équivalait à environ une année de salaire de son père qu’Alain était donc convié à jouer sur la mémoire d’une fugitive impression pendant un tiers de seconde. Il hésita deux ans, puis maintint son affirmation. Il eut raison. Mais entre ses seize et ses dix-huit ans, il ne put voler. Quant à résoudre son dilemme, et l’enfant qu’il avait tué, il ne m’en a jamais parlé. C’est pendant cette période que nos mères ont pensé l’aider en nous remettant en contact. Ensemble, l’été 1971, nous étions partis en stop à la découverte du cap Nord, que nous n’avons jamais atteint : dès le troisième jour, sous le cagnard estival des autoroutes allemandes, sous-alimentés et déshydratés, nous nous sommes séparés dans la dispute, nous retrouvant au sud de la Finlande, avant de nous séparer à nouveau. Alain était devenu pour moi une sorte de figure du manque de chance. Il rata son bac d’un point sur quatre cents possibles. Lui qui était farouchement antimilitariste, voulait faire son service militaire, pour être dans l’aviation, bien sûr ; il fut réformé parce qu’on lui découvrit une légère anomalie cardiaque, dont il n’avait pas la moindre connaissance. Et puis, en 1974, alors qu’avec quelques amis il atterrissait à Rennes, les CRS les attendaient, armes au poing ; ils démontèrent cette fois-ci l’avion sans demander son avis, puisqu’ils avaient celui d’une balance, et y trouvèrent quelques malheureux grammes d’herbe et quelques acides, qui lui valurent une condamnation avec sursis et un retrait de son brevet.

Lorsque le projet de passer août au Château était né, six mois plus tôt, nous l’avions envisagé comme une sorte d’atelier créatif. Toutes nos petites vanités artistiques rêvaient alors d’une nouvelle Factory, de grandes concentrations d’artistes inconnus, de talents maudits. Nous n’avions pas encore remarqué que ce n’était pas nous qui nous élevions à de tels fantasmes d’Art imaginaire et stellaire, mais que ce qu’on appelait l’art avait commencé à s’abaisser et à se répandre jusqu’aux adolescents, progénitures des parents comme les nôtres, c’est-à-dire des parents que rien n’unissait sauf une médiocrité indécrottable. C’était le début de la colonisation de l’adolescence par l’art, comme tampon absorbeur de rêveries, comme loisir qui pouvait devenir métier pour les professionnels. Alain, Didier et un troisième avaient donc planifié leur venue depuis assez loin : ils formaient ensemble un « light show » associé à un groupe de rock, attiré par la promesse ou l’espoir de bonnes conditions de travail. Les cinq membres de ce groupe étaient tous des professionnels, profondément frustrés de n’être qu’accompagnateurs de grandes vedettes, comme Johnny Hallyday, dont ils discernaient mal la supériorité de talent. Leur formation faisait paraître le groupe d’Alain Friand, Slack, Philippe et Antoine pour ce qu’ils étaient : des dilettantes musiciens du dimanche, malgré le talent d’Alain, très supérieur à chacun de ces petits professionnels frustrés, poussés par l’urgence d’une dernière occasion de réussir un disque, une carrière, une célébrité. Plus âgés que nous, gouvernés par une peur existentielle bien chevillée au ventre qui leur intimait de ne pas gaspiller le temps précieux qu’ils passeraient en août, déterminés, ils avaient même renoncé à proposer le Château comme lieu de rendez-vous, y compris aux petites amies du guitariste. C’est donc huit hommes, sérieux, sombres et sobres, et deux de leurs épouses taciturnes, qui vinrent se joindre à notre épicurisme naïf, au lyrisme printanier.

Nous étions donc une trentaine dans cette bâtisse de quarante pièces, presque sans meubles, construite au début du siècle, et dont le seul occupant était ce vieux gardien dans le bleu de travail traditionnel des gens de la campagne, Courtin, qui était originaire de cette région à la frontière entre la Normandie et la Picardie, et qui continuait à cultiver son potager étonnamment indifférent aux curieux personnages et à leur non moins curieuses activités envahissant ce qui était plus ou moins son domaine, à moitié à l’abandon, il est vrai. Deux éléments s’opposèrent rapidement à une osmose entre Lakanal et les Rueillois. Le premier jour, nous avions mis tous les matelas dans une même grande pièce, ravis qu’on puisse réunir trente personnes dans un seul dortoir. Mais le soir, les gens de Rueil avaient tous repris des matelas et s’étaient isolés dans des chambres séparées. Le lendemain, la même manutention recommença : les Lakanal allèrent chercher les matelas dans les chambres, et les Rueillois les y ramenèrent, un peu plus tard ; et le tout fut fait en silence, sans débat. Mais ceux qui voulurent dormir séparément finirent par l’emporter, à notre grande déception, parce que le fait de dormir ensemble nous paraissait sans doute l’une des grandes victoires de la libération contresignée par notre expérience de Lakanal : telle était notre naïveté. Le second accrochage eut lieu autour de la musique : les musiciens de Rueil avaient un matériel sans commune mesure en qualité, en puissance, et en valeur à celui du groupe d’Alain. Nous, les non-musiciens attitrés, ne faisions pas ou peu cette différence. Il s’ensuivit que, si personne n’était assis à la batterie ou à la basse, n’importe qui venait s’y amuser. La consternation, puis la colère de leurs propriétaires, voyant leurs précieux outils aux mains d’enfants qui ne savaient pas s’en servir, et qui ne les respectaient même pas pour la sueur qu’ils avaient coûtée ni pour l’or qu’ils étaient censés rapporter, se transforma rapidement en sujet de dispute ouverte. C’est finalement l’un d’entre eux qui évita la casse par son intervention pesée, réfléchie et judicieuse : « Je suis venu ici pour répéter, dit-il, mais il se passe ici quelque chose que je ne peux pas ignorer. Il est vrai que ma guitare basse coûte très cher. Mais si je ne veux pas qu’elle risque quelque chose, je m’en vais. Pourtant, je préfère rester. J’apprécie ce qui se passe ici. » Après la défaite du dortoir, c’était là la victoire de l’esprit de Lakanal.

Je tournais mon film tout seul, méprisant toute autre forme d’intervention que l’improvisation. C’était là une synthèse entre ma paresse et mes positions idéologiques contre le cinéma professionnel, une sorte de vertovisme nonchalant et guidé par le plaisir immédiat. Mon ignorance cinématographique m’apparut bien, mais j’y trouvais des raisons de puiser une inspiration hors des conventions et des présupposés. Il y avait là à la fois cet orgueil démesuré et ces tentatives dérisoires, dont le dérisoire est même inconscient, qui font que certaines expressions vacillent entre la pire platitude et une grandeur au-delà de tout ce qui est. Entre ces deux grandeurs, il manque justement ce milieu dans lequel se situaient les Rueillois : un honnête savoir-faire, satisfaisant, mais sans plus, une consistance. Mon film, qui devait être extraordinaire ou rien, ne pouvait pas trouver l’extraordinaire dans la consistance. Et c’était sans doute, d’ailleurs, l’inverse : ce n’est pas l’extraordinaire qui devait être le moyen du film, mais le film qui devait être le moyen de l’extraordinaire que je recherchais. Je suis aujourd’hui surpris de ne me souvenir d’aucun moment où j’aurais voulu filmer Moni. C’est que, avec elle, comme je ne le savais pas encore, l’extraordinaire était déjà là, et que le film, au contraire, l’aurait seulement éloigné, serait devenu un obstacle, au lieu d’être un révélateur. Comme révéler Lakanal par écrit aujourd’hui, c’est beaucoup affaiblir l’éclat de sa poudre dorée, filmer Moni n’aurait permis que d’interdire cette profondeur que, justement, il s’agissait de révéler. Notre immédiateté seule donne de la potentia aux sens et au sens. Je me flatte volontiers de croire qu’au début de ma recherche je sentais inconsciemment cette étonnante incongruité qui fait que le moyen d’identification devient un obstacle, même quand l’extraordinaire, qui est recherché est déjà là, non identifié.

C’était déjà le joyeux crépuscule de l’esprit Lakanal, avec les premiers nuages à l’horizon. Nous fumions du matin au soir, et du soir au matin, avec de temps en temps quelques acides. Notre vie était comme les semaines précédentes, simplement dans une maison beaucoup plus grande. Mais la force centrifuge qui s’était exercée autour d’Alice et Jean-Mars était arrivée à son terme, loin de la promiscuité de la ville, maintenant que ces deux-là étaient séparés par le travail et la distance. Alice restait notre centre, notre matrice, mais nous ne faisions plus de rencontres fortuites, et Jean-Mars étant resté à Paris, sa pertinence sombre et fine nous manquait. Au Château, le matin, c’étaient toujours les mêmes qui faisaient la corvée des courses, parce que nous avions découvert, de manière un peu incommunicable, que c’était un jeu très amusant. Il commençait par la quête, et ce que trente personnes donnaient pour se nourrir toute la journée suffisait à peine à la demi-douzaine de volontaires pour un copieux petit déjeuner en terrasse de café. Pour le reste, nous volions tout. Alice était particulièrement douée dans cet exercice. Il semblait qu’il suffisait qu’elle rayonne de bonheur pour pouvoir prendre tout ce qu’elle voulait. Je l’ai d’ailleurs filmée un jour, entrant dans une boulangerie, avec son sourire de soleil généreux, prendre directement deux pains aux raisins dans la vitrine, et venir sans avoir dit un mot, avec la même fluidité tout au long de la séquence, les poser sur le siège devant moi. Une autre fois, avec la même audace, alors que nous discutions en plein marché avec un boucher, celui-ci se retourna un instant qui suffit à Alice pour prendre deux entrecôtes qui étaient sur l’étal entre nous, et l’homme se retournant aussitôt, elle continua tranquillement la conversation entamée. Mais ces larcins étaient forcément découverts après notre départ, et nous étions au moins soupçonnés, d’autant que nos tenues, et notre nombre ne passaient pas inaperçus. Aussi, nous partions faire nos achats de plus en plus loin. Tout à la fin, à quarante kilomètres du Château, nous avions repéré un village qui avait encore échappé à nos razzias. Quel beau matin ensoleillé ! Comme nous préférions le Château éclairé à la bougie qu’à l’ampoule, avec Didier nous sommes entrés dans l’église et ressortis avec quarante cierges chacun, sous les applaudissements de la terrasse d’en face, dont nous sépara, juste à ce moment-là la ronde de la camionnette de la gendarmerie locale. Après avoir bien dépensé tout l’argent des courses, nous sommes allés attaquer le supermarché. Soudain, au milieu de notre grande insouciance, nous nous sommes aperçus que nous étions seuls dans le magasin, et qu’un vigile posté derrière chaque caisse n’attendait que nous. Aussitôt la consigne « tout reposer » fit le tour, mais elle fut mal exécutée : il me restait une tablette de chocolat, heureusement déjà entamée dans mon sac ce qui me permit de soutenir que je l’avais achetée ailleurs ; et Alice avait oublié de reposer une plaquette de 250 grammes de beurre. Le gérant du supermarché appela les gendarmes qu’il dut déranger pendant leur déjeuner. Nous étions neuf, avec deux voitures, mais en tout et pour tout un seul permis de conduire. Avant l’arrivée de la police, il fallait que la moitié de l’escouade se replie au Château, où les substances les plus compromettantes furent abritées à temps, car les gendarmes ramenèrent Alice. Un an plus tard, pour cette plaquette de beurre, Alice fut condamnée à trois mois de prison avec sursis. Nous avions tant volé que c’était logique, mais sur le fait lui-même, c’était assurément honteusement exagéré. C’était là un bon exemple du décalage courant, qui grandit, entre les lois et les gens.

Les fissures de notre communauté continuaient de s’élargir. Les Rueillois se sentaient grugés, quand ils voyaient le studio d’enregistrement qu’ils avaient préparé par les sacrifices d’une forte détermination dénaturée par une colonie de vacances attardée ; les Lakanal en voulaient au morose arrivisme, sans espoir et sans talent de ces besogneux qui venaient parasiter une expérience communautaire en cours de transition. La propriété privée était vécue avec de grosses différences. Le fait principal était la propriété du Château, qui était heureusement du côté des cigales de Lakanal, et non des fourmis de Rueil. Slack, qui avait repris et développé ma clientèle lorsque j’avais arrêté de dealer un an auparavant, était reparti à Paris, et était revenu avec une grosse plaque de haschisch qu’il avait posée sur la grande table de la pièce centrale du rez-de-chaussée, afin que chacun se serve. Mais lorsque cette manne apparemment inépuisable fut achevée, nous découvrîmes dans les poches de certains particuliers, des réserves particulières. La ligne de friction entre les deux communautés passait tout juste entre la relation orageuse entre Kitty, qui représentait si bien Lakanal, et le chanteur glamour du groupe rueillois : retirés ensemble dans une chambre du dernier étage, l’un corrompant l’autre, ils se traitaient sans douceur et l’un montrait son mépris de l’autre quand il revenait dans son clan initial. Leur couple représentait bien l’union et la différence entre Lakanal et Rueil, association sans grande sympathie de deux modes de comportement dont l’un stipule a priori la validité de l’association, et dont l’autre la recherche par nécessité.

Mais les menaces pesaient aussi à l’intérieur de Lakanal. C’était essentiellement la relation entre Slack et Alice qui cristallisait la culpabilité commune, car Jean-Mars et Sancho ne venaient que les week-ends, fatigués et renfrognés, essayant de participer à un rythme qui n’était plus le leur, et qui les isolait dans leur amertume naissante. En effet, après avoir sacrifié le mois d’août et le Château, conformément à ce qui avait été décidé, à un petit emploi et à une perspective pour l’automne et l’hiver, ils voyaient les autres moins engagés, ne pas prendre les mesures nécessaires à la réussite de ce qui était convenu ; mais c’était difficile à attaquer frontalement, parce que les cas de figure était tous différents et offraient tous des échappatoires à ceux qui étaient là : Alice et Kitty trouveraient toujours des postes, à l’automne ; Antoine et Geneviève, les châtelains, étaient dans leur mois de vacances ; Slack tirait son argent du deal, et David, étudiant, pouvait compter sur ses parents. Mais que faisaient par exemple Alain et Chris, Philippe Elosi et Dominique ? Quand les mines sombres de ceux qui travaillaient à Paris nous effrayaient, nous étions bien obligés de constater que personne n’évoquait jamais la perspective de l’automne, du pavillon de banlieue et de la communauté idéale. Il commençait à devenir évident, pour ceux qui osaient, par intermittence ou par la présence soudaine du taciturne Jean-Mars, réfléchir à cet engagement, que c’est moi, qui avais refusé d’y croire et d’y participer, qui avais finalement raison. Je n’étais pas, pour ma part, dans un porte-à-faux moindre. Mon retrait du projet commun, mais ma présence béate dans les activités du Château, l’indifférence des autres face à mon projet de film, que je n’aurais pourtant pas voulu partager, et qui ressemblait exactement à mon indifférence face aux projets musicaux si différents des deux groupes qui s’entraînaient de moins en moins, commencèrent à produire en moi un repli, un scepticisme que j’eus beaucoup de mal non seulement à articuler, mais même à reconnaître. Car si nos critiques dans la vie quotidienne ou dans l’idéologie dominante étaient relativement assurées et partagées, nous étions entre nous dans un élan tellement inverse à la critique, nous méprisions avec tellement d’enjouement enfantin nos propres étincelles de lucidité, qu’il était littéralement impossible de prononcer même un désaccord. Le négatif autoappliqué aurait signifié un coup bas à l’élan commun, une rupture de nos manières si plaisantes, la mise en cause de notre belle unité si fragile dont nous ne voulions stipuler que la progression, non l’éphémère. Un jour Alice, qui était la clé de voûte, le cœur et l’œil de ce royaume en danger, me prit à partie, car sa sensibilité maternelle avait senti en moi le signe avant-coureur de l’éclatement de la bulle de savon. Assis dans l’herbe au milieu de la pelouse devant le Château, elle me prit la main avec son sourire si intelligent, et sa gravité si légère que son interrogation était elle-même bienfaisante : « Qu’est-ce qui ne va pas, Colin ? » C’était l’époque tumultueuse entre deux âges, où ce genre d’incantations brise des digues et libère en flots cinglants une eau noire et froide, qu’on accumule et qu’on contient. La discussion fut brève, apparemment pas controversée, et Alice crut que l’éclat floral de son insouciance entraînante m’avait regagné. Nous avions pourtant parlé de la communauté bafouée par sa propre présence ici et maintenant, de groupes de rock contradictoires, sans vie pour l’un ou sans projet pour l’autre, de cinéma avec une caméra et sans, de Moni, qu’Alice ne connaissait pas. Elle se leva en disant « mais moi je t’aime Colin », avec le même sourire soulagé du berger qui vient de retrouver la brebis partie sur la mauvaise pente ; mais pour moi, l’effet fut inverse : le Château devant moi m’apparut soudain dans sa singularité sans perspective, et le moment devint celui où l’optimisme des rêves d’adolescents s’inverse, parce que l’exploration a permis d’arriver à l’extrémité de ces rêves, et que le goût de la vie, qui est rage aussi, ne veut plus les cautionner. Je peux dire cela autrement : si je raconte toute cette insignifiance, c’est dans l’espoir de montrer ce qu’il y a d’exceptionnel, et qui se découvre au détour d’un éclairage, d’un fait, d’un soudain enchaînement d’états de fait qui, ensemble, font briller la petite lumière que Moni avait dans une profondeur de ses prunelles. On peut aussi passer à côté : tant de personnes sont passées à côté de Moni, sans qu’aucune ne rende compte du diamant recouvert de terre, enfoui dans son silence. La zone où le vulgaire et le banal côtoient ce qui les nie est opaque, et c’est elle qui m’intéresse, c’est le phénomène du banal dont il suffit de soulever une prémisse, un élément négatif, un syllogisme pour que soudain le même phénomène laisse briller l’extraordinaire ; parfois cet extraordinaire le restera toujours, et parfois il ne dure qu’un imperceptible battement de paupière dont on finit par douter, et parfois, l’extraordinaire clignote entre ce temps très court et cet écho très long, ce qui est assez extraordinaire. Ce sont ces moments, où le dérailleur saute soudain, qui nous forgent. Pour moi, qui suis lent, je ne savais pas encore que ce moment-là était celui où j’achevais la comparaison entre Lakanal et Moni : dans ces deux royaumes de cette année-là, j’avais cru percevoir ce que je cherchais du bout de ma caméra ; mais alors que l’éclat vif de Lakanal, que je mettais encore à égalité avec celui de Moni, venait de commencer à baisser d’un coup brusque sur le variateur, la lueur mate de ma belle amie gagnait en puissance, malgré son absence, et commençait à éclairer des profondeurs insoupçonnées en moi.

C’était le lendemain de ma conversation avec Alice, je pense, que nous avons pris un acide tous ensemble, comme pour nier dans un dernier effort d’illusion nos différents et nos contradictions qui apparaissaient. C’était de la mauvaise marchandise, le LSD était fortement coupé aux amphétamines. Alors que pendant le mois, nous avions eu des Yellow Sunshine de 1 000 microgrammes, doux et fermes comme le vent, et des Sunshine Explosion de 1 200 microgrammes qui jouaient dans le cerveau comme un supersonique, la camelote que nous découvrions là me parut vite le signe de cette espèce de pollution qui avait gagné et gangrené nos rapports. Dans l’expérience de l’acide, aussi, j’arrivais à un croisement : je savais qu’il y avait une route pénible et périlleuse dans laquelle ma curiosité et mon intelligence coalisées pouvaient graver des séries de signaux qui m’apprendraient ce que peu de gens savent. C’étaient là un des raisonnements de ma pâte tendre rencontrant la dureté des faits. Je savais que pour vérifier cette intuition que j’avais développée avec une foule d’indices insignifiants, il me fallait les mains libres, prévoir et construire, me retirer dans quelque montagne, le temps qu’il faudra, en lutte invisible contre moi-même, aucune victoire assurée. Il y avait un moment que je ne prenais plus de LSD pour passer un moment, comme une sorte de filtre de couleur de l’ennui, ou comme un joint un peu plus fort. J’avais compris que là aussi il fallait que mes vues éparses se rassemblent en une décision. L’acide coupé de ce jour-là me donna l’impression d’avoir un serpent dans la tête, qui étouffait ma réflexion, et dont les écailles raclaient les cellules de mon cerveau. C’était un jour de catastrophes mineures. Je me rappelle d’avoir vu le nourrisson d’Antoine et Geneviève, moins d’un an d’âge, abandonné sur la grande paillasse à matelas réunis, absolument seul, hurlant, noir de crasse, et de m’être enfui en courant. Cet acide avait eu un effet dévastateur sur les mémoires, quoique de manière temporaire seulement, les souvenirs revenant à partir de la descente. Geneviève a semblé avoir été la plus touchée. Partie avec Olivier le dragueur, sur une moto, rentrée à cause de quelque culpabilité, elle ne reconnut ni Antoine, ni son bébé, ni personne ; elle donnait l’image d’Epinal de la folie, riant aux éclats sans raison dans la consternation générale, et disant des incongruités. Moi-même, j’étais terrifié de constater mes propres trous de mémoire sur des choses évidentes ne se dissiper que lentement. Je me rappelle cependant qu’il y avait eu une chasse à courre, et que les cavaliers voyant ce qui ressemblait quand même à un château, s’étaient arrêtés, demandant à abreuver leurs bêtes, dans un univers d’automates séparés, courant dans tous les sens, sans unité ni même capacités, pour la plupart, à la parole. Je crois qu’il y eut des vols, entre nous, auxquels je n’eus aucune part.

Le matin suivant ce cauchemar collectif, au milieu de la gueule de bois, j’entamai, devant Lakanal et Rueil réunis, une violente critique des rapports qui avaient conduit à une aussi mauvaise maîtrise de l’expérience collective. J’étalai les monceaux d’hypocrisie collective de ceux qui magnifiaient une communauté depuis longtemps ébréchée de partout, et la petite hypocrisie de ceux qui retranchaient leur petit bout de shit, leur petit porte-monnaie, leur petit quant-à-soi. Je montrai la misère, misère des gens, misère des lieux, misère des projets, misère même de la tranquillité. Quelques vagues murmures désapprouvèrent ma négativité. Mais j’avais au moins réussi une importante rupture personnelle, que j’annonçai à ce public amorphe et aplati : je ne reprendrai plus jamais d’acide. Je m’y suis tenu. Mon sac était prêt. Je suis parti à l’instant même. Ni Slack ni Alain Passereau, mes amis d’enfance, n’ont su me retenir.

Ma destination avait mûri depuis quelque temps dans la perception du vide du Château. J’en avais fait part à Alice lors de notre conversation, c’est ce qui me l’avait confirmé. Trois jours plus tard, j’arrivais au Chambon-sur-Lignon. Je me souviens qu’avant de me présenter au Collège cévenol, j’ai dormi dans une pinède où, à la suite d’un orage, je faisais sécher mes vêtements. Puis j’avais pris une chambre dans un hôtel où je devais être l’unique client. Je m’attendais à trouver un bagne qui nécessiterait un siège astucieux et périlleux, une patience hors de mon tempérament pour finalement trouver une faille, mais ce romantisme-là n’était que la voile de mon vaisseau incertain. Je suis entré par le grand portail grand ouvert. Dissimulant mon émotion derrière la sauvagerie martiale que me donnait la grande moumoute blanche qui rivalisait avec mes longs cheveux noirs et me faisait paraître comme un pastiche bande dessinée du barbare, Rahan et Conan, je demandais, le cœur battant comme si j’allais mourir, au premier élève rencontré s’il connaissait Sophie W. A ma grande surprise il acquiesça et disparut. Cinq minutes plus tard, Moni était devant moi.

J’étais assis par terre, et elle s’approcha de sa lente démarche de pharaonne, d’un regard dévoreur de matière. Je raconte les faits pour raconter, finalement, ces instants que je ne peux pas raconter : selon mon humeur, mon envie, ma sincérité, mon inspiration je peux détailler ici d’innombrables scènes différentes, violent face-à-face à violence dissimulée, tendresse confondante, partie d’échecs, admiration, gravité, sourire, alternance échevelées des mots et du silence. A la vérité, je ne me souviens plus très bien de cette rencontre cruciale, car pendant mon trajet en stop à travers la France, je m’étais blindé, c’est-à-dire que mon impatience s’étant muée en crainte, j’avais surchargé d’assurance feinte cet événement projeté et là, débâcle de tous mes repères connus, l’anémomètre déréglé battait les extrémités à grande vitesse, toute signification perdue. De plus j’étais venu en hussard frais émoulu, concentré sur la première colline à conquérir, avec une joie un peu sèche ; or, il n’était en rien question de faits d’armes, d’héroïsme napoléonien, ni même de joie un peu sèche. Moni devait être surprise de me voir là, et dans les jours suivants j’eus l’impression qu’elle n’avait pas été très contente, mais après quelques années, j’ai renversé cette analyse, construite sur une jalousie vraisemblablement infondée. J’appris aussi que cette surprise, qu’il aurait été si facile de lui rendre délicieuse, si entre elle et moi ne se dressait pas ma propre appréhension, je la lui rendis choquante, moi qui croyais qu’il était impossible de la choquer. La première parole que je lui ai adressée était « Attention ! J’ai des poux ! ». Il est vrai que j’étais alors accompagné de quelques-uns de ces petits parasites, venus de la fin de Lakanal, et que notre promiscuité depuis deux mois avait généreusement nourri et multiplié. Mais je sais évidemment – et là notre ignorance enfantine est un crime de nos parents et de la société – que ce qui importait alors était le mot suivant : « N’approche pas ! », car je n’avais pas trouvé d’expression plus sûre pour ma terreur à l’idée de me mêler, sans retenue, à ce jeune corps de femme si exaltant.

Nous avons passé la suite de l’après-midi à marcher, à parler. Certainement, nous avions du mal à trouver la bonne distance. Moni avait été envoyée, éloignée plutôt, en juillet, dans quelque camp de vacances, qu’elle avait écourté en partant prématurément avec l’un des moniteurs chez qui elle avait passé quelques jours, à Asnières, un petit poinçon incandescent effleura mon oreillette gauche. Alors que nous étions devant un minuscule cours d’eau qu’il était facile d’enjamber d’un bond, elle s’arrêta et me dit dans son sourire énigmatique : « Tu sais qui est venu lorsque j’étais dans ce camp ? Ton ami Rainer. Et lui, il m’a porté. Il est drôlement fort », dit-elle avec toute sa séduction précise et nonchalante en mimant une naïve admiration. Je ne voulais même pas me reconnaître à moi-même l’étourdissement que venait de provoquer ce deuxième poinçon, enfoncé plus profond encore que le premier, et légèrement vrillé. « Eh bien, lui répondis-je, moi je ne suis pas Rainer. Saute. » Je souris aujourd’hui, non sans tristesse, de tant de maladresses qui nous rendaient malheureux. Ce romantisme un peu facile, qui était le sien, et qui me demandait simplement, finement emballé dans une anecdote, de me prendre dans ses bras, je lui refusais à cause de l’anecdote qui, additionnée de celle du moniteur, me faisait souffrir au point d’avoir oublié à quel point, justement, j’avais envie de la prendre dans mes bras. Ma tension a été si forte qu’elle triompha injustement et stupidement, bien que si j’observe cet instant avec le détachement que donne le temps, je suis persuadé que son attachement pour moi avait, au contraire, enveloppé son expression dans un simulacre de séduction par la jalousie, pour contourner la honte pudique de se livrer comme elle l’aurait voulu.

Mais ces contrariétés étaient franchies aussi vite que le ruisseau, quand je lui exposai l’objet de ma visite. Je lui proposai de partir avec moi, en Allemagne, chez ma grand-mère, de l’enlever ici et maintenant. Moni manifesta son embarras, la difficulté d’une entreprise, qui ne paraissait alors difficile, me semblait-il, que parce qu’elle n’y avait pas encore songé. Soudain, peut-être sous l’effet des deux poinçons inattendus, le terrible soupçon qu’elle avait un amant ici même, me traversa. Pourtant, elle semblait hésiter franchement, l’aventure la tentait, mais on lui avait retiré son passeport à l’arrivée, et il y avait deux frontières à franchir ; et nous n’osions pas parler de notre dernière rencontre, si féconde et si tragique, de son imperceptible parfum qui avait le pouvoir d’imprégner lentement mais impérativement tout l’air que je respirais, de la nuit qui tombait et qui donnait à la mèche sur son front bombé l’éclat de ses iris, que je continuais de voir en fermant les yeux lentement pour être sûr que ce n’était pas seulement le rêve qui s’était, depuis deux mois, formé dans mon imagination stimulée, alors que nous parlions avec des sautes d’un avenir imaginaire, avec des sourires complices du bon tour à jouer à sa mère, cette vieille peau, et, lentement, avec la fatigue d’une journée forte, je la sentis s’incliner vers moi, souple et douce, abandonnant la légèreté décisive de sa grâce charmée à l’enthousiasme de mon assurance tour à tour véhémente et pétillante. Comme il était impossible – pourquoi, demande aujourd’hui une voix plus désolée que dure – que nous soyons vus ensemble à l’hôtel, je la raccompagnais, mon bras autour d’elle, rendez-vous pris pour le lendemain, dix heures.

Le lendemain, dix heures, Moni n’était pas là. A sa place, une condisciple, une espèce d’usurpation de chair sans visage, me tendit, de sa part, une lettre. Elle ne pouvait pas venir, elle était trop surveillée, et elle ne pourrait pas venir, que je ne lui en veuille pas, mais elle n’était pas prête pour ce départ-là. Ceci, encore aujourd’hui, je ne le crois pas. Mais sur le moment, j’eus peine à tout lire. Je me souviens que je lui fis une réponse, mais dont le contenu, le ton, tout m’échappe, sauf que je lui affirmai que je pouvais lui obtenir un passeport. Et je me souviens aussi d’un détail incongru – car dans nos expériences fortes, l’essentiel est traduit en émotion, comme le détail, et parmi ces éléments pêle-mêle échevelés, ceux qui passent la guérite de la mémoire le doivent souvent à un ralentissement de la pluie, à un éclat de voix, à une ressemblance troublante ou à une chevelure défaite, et non à l’importance de leur intensité ou de leur effet – je glissai dans l’enveloppe la moitié de ma fortune restante, qui était de quarante francs, l’équivalent d’une journée de travail d’un ouvrier. Je ne sais même pas si elle a jamais reçu ce douloureux et absurde cadeau, ou si notre messagère a commis l’indélicatesse de se payer son service qui, il est vrai, méritait une reconnaissance que j’étais incapable de manifester.

Je me mis en route à l’instant même. Je suis resté longtemps ébahi de la profonde hébétude dans laquelle j’étais plongé. Je ne savais pas encore qu’une souffrance pouvait m’absorber entièrement, sans rémission ni répit, sans issue, sans trouver l’interrupteur qui aurait permis à la vie de revenir en couleur. Pendant au moins vingt kilomètres, c’est-à-dire à peu près quatre heures, j’étais même incapable de lever le pouce, de peur qu’une rencontre indésirable n’importune ce flot surmultiplié de pensées qui me bousculaient le long de ce serpentin montagneux à travers les Cévennes. J’ai encore la mémoire de la texture de son revêtement, constellé de taches blanches et beiges granuleuses, de frémissements jaunes et oranges inventés et prenant, à un mètre sous le sol, c’est-à-dire aussi loin que mon regard perçait, les courbures longues et osées du regard de Moni. Enfin, je pus monter dans une voiture. Je coupais l’autoroute du Sud non loin de Valence, puis traversait la Suisse, incapable de dormir, jusqu’à ce que, après quarante-huit heures, le cœur plié comme une carte routière, sec, dur et noué du plus violent désarroi, j’arrivai à Munich.

     
             
             
             
             
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