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Moni
1973 - Trois semaines
1973 | ||||||
6. Madame Patre L’intérêt de la vérité m’apparut sous la forme suivante : les multiples mensonges dans lesquels j’étais engagé, principalement ceux autour de ma sexualité, m’empêchaient finalement de vivre ce sexe, de dépasser les bourbiers où s’épuisaient ces mensonges, avec pour défaites les précipices de la honte, et pour toute victoire le sursis avant la défaite. Le mensonge, qui avait été ouverture de perspectives, m’était devenu un obstacle pour dépasser des perspectives devenues trop étroites ; et si je décidai donc pour moi de ne plus inventer de mensonges (plus tard, en lisant l’Internationale situationniste, je puisais la permission de mentir à mes ennemis), je décidai aussi de conserver tous mes mensonges plus anciens. Avec Moni nous avions chacun laissé entendre la possibilité feutrée de vivre alors d’autres désirs nous effleurant, moi plutôt en mythifiant Lakanal, elle par petites allusions sans précision, mais fort éloquentes, dont Vanina était la seule silhouette connue. Ces chatouillements de jalousie étaient de la fausse monnaie, mais ni elle ni moi ne la testions entre nos dents, ayant trop peur de la découvrir vraie. Pourtant, peu avant cette dernière rencontre – et je me souviens que nous savions, en nous séparant ce dimanche en fin d’après-midi, pour une raison qui s’est effacée de ma mémoire, que nous ne pourrions plus nous revoir pendant quelque temps – j’avais tenté de mettre du solide dans une liaison qui devenait trop impalpable pour l’importance que, même en la sous-estimant autant que moi, elle avait déjà prise. J’avais voulu que Moni en parle à sa mère, elle s’y était farouchement opposée, mais sans arguments qui me paraissaient sensés, des « mais tu ne la connais pas », « je pense que c’est trop dangereux » qui ne se prolongeaient pas au-delà de mes « pourquoi ? » sauf par des regards implorants et d’une si intelligente détresse qu’ils me chaviraient. Si j’insistai pourtant c’est parce que j’avais la certitude que nos entrevues volées, parce qu’elles correspondaient si peu au rythme de notre envie de nous voir, risquaient, soit de nous séparer, soit d’être de toutes façons sues, y compris par sa mère. Je plaidais donc pour la vérité, comme gage de confiance, parce que je pensais en enfant que la confiance s’acquérait automatiquement en l’offrant. De plus, il me paraissait simplement d’une logique universelle que, ayant eu une liaison avec un adulte à treize ans, Moni ne puisse, à quinze, avoir une existence sans désir, sensuelle et désirable comme elle était ; et qu’il était donc raisonnable d’avouer une liaison que sa mère devait forcément au moins finir par supposer. Mais je crois que mon désir de vérité était aussi vanité : j’avais découvert à travers Moni un désir de sincérité et de franchise que je trouvais trop agréable pour penser qu’il ne convenait pas au monde. Et contrairement à mes flirts précédents, qui étaient finalement de pâles conventions, j’avais l’impression de commencer là ma vie, d’entrer dans un univers de représentation de l’autre qui était davantage déterminé par l’unicité de l’expérience que par les modèles sociaux disponibles, et je pensais qu’il fallait que ce soit avec des choix désormais clairs et miens. Dès le lendemain de cette journée mémorable, j’étais retourné à Lakanal. La fin du printemps y accélérait maintenant les compositions que l’hiver avait esquissées. Un noyau d’une vingtaine de personnes y attirait chaque jour de nouvelles têtes, qui gravitaient quelques heures ou quelques semaines. Alice et Jean-Mars, le double atome central lui-même, y subissaient les turbulences des électrons. Ainsi, alors que Jean-Mars dans sa discrétion ombrageuse se faisait plus rare, comme si, devant l’augmentation de la lumière estivale il se retirait encore davantage dans son royaume des ténèbres, une relation plus que badine commença entre Alice et Slack. Ces deux-là voulurent que je participe à l’ébauche de leurs premiers ébats, je crois pour se rassurer ; avec Slack, nous avions d’ailleurs des caresses et des gestes qui étaient plutôt issus de nos convictions idéologiques en faveur de l’homosexualité (ou de la bisexualité) et de notre propension à vouloir provoquer, que de nos désirs. Mais je dus m’excuser de ne pas venir les rejoindre sur le lit, en raison de la souffrance et de la turgescence de mon sexe qui n’allait pas mieux, et j’ajoutai que je supposais que c’était contagieux, mon ignorance complète m’interdisant de savoir ce qu’était cette épreuve physique inattendue et embarrassante, alors que mon irresponsabilité continuait de me suggérer d’attendre quelques jours que tout s’arrange tout seul. Cette excuse auprès du couple en formation valorisait paradoxalement ma sexualité, me délivra d’avoir à en fournir un échantillon sur-le-champ, et permit aux deux autres de préexpérimenter un désir dont je crois qu’il était, là encore, plus intellectuel que sincère, et qui trouva sa conclusion, mais pas ce jour-là : Slack était quelqu’un de très brillant, d’ascendant, qui m’avais déjà fait part de son attirance pour Alice, et Alice était la madame de Staël de notre salon sans lettres. Mais ces deux-là, trop occupés à leur propre découverte réciproque, ne purent donc manifester aucun intérêt pour l’embarras que je leur avais fourni. Ce même jour, Kitty me prit par la main, en chargeant ce geste de toute sa sensualité facile. Kitty était notre madame Récamier. Elle avait alors deux ou trois amants en même temps, issus de milieux fort différents, rencontrés je ne sais où ni comment, qu’elle moquait avec beaucoup de pétillant quand elle était à Lakanal, mais tout en reconnaissant à chacun la banale qualité qui lui avait fait choisir : « il est mignon », « il est si gentil », « il a une belle voiture de sport », et elle riait de ces hommes comme de ces bijoux fantaisie qu’elle achetait ou volait aux Puces, juste pour pouvoir les jeter. De temps en temps, l’un d’entre eux venait frapper à la porte de la chambre, en effet mignon, cravaté, rouge d’embarras, et Kitty, tout sourire, lui offrait de s’asseoir, par terre, dans notre cercle de chevelus hirsutes en train de disserter sur les effets du peyotl, ou de questionner Jean-Mars sur le paradoxe du « ne travaillez jamais » des situationnistes versus la théorie de Marx, apparemment tellement en faveur du travail, mais tellement peu critiquée pour cela par l’IS. L’amant alors obéissait, les yeux rivés sur Kitty, qui pour nous prouver qu’il était si facile d’en rire lui disait, « attends, je prends une douche », se déshabillait devant la dizaine de personnes présentes, et abandonnait l’incrédule bouche ouverte à notre conversation qui continuait de se vouloir indifférente à cette brillante provocation ; puis lavée, parfumée, maquillée, irrésistible, Kitty, ayant finalement pitié du malheureux, lui demandait s’il était venu avec sa voiture de sport ; lui acquiesçait en rougissant, parce que pour la première fois depuis qu’il avait sa voiture de sport il était dans un cercle de gens qui risquait en priorité d’y être hostile, mais elle, avec un roulement langoureux de son long corps le délivrait « eh bien, allons y alors ». Un autre était un guitariste de rock, tout de cuir noir, dont nous pensions après l’avoir vu deux fois que son cerveau était du même heavy metal, et un troisième encore était un farmer australien, gentil garçon avec une petite fortune, éperdu, revenu spécialement en Europe pour l’emmener dans son bush. Mais le fond de Kitty était à Lakanal, et elle était entrée dans une difficile et douloureuse compétition pour Jean-Mars avec Alice, car si Kitty était la femme que tout le monde regardait, Alice était celle que tout le monde recherchait, et Kitty, grande fleur odorante, recherchait également Alice, qui était le soleil. Comme tous les autres, j’appréciai son cocktail d’élégance et de désinvolture, et deux, trois fois, j’avais tenté de toquer plus profond en elle, mais plutôt par respect pour quelqu’un que je ne croyais pas pouvoir n’être qu’une plante comestible, que pour un intérêt plus précis. J’avais alors discerné que son carrousel amusé et négligent était mû par une peur terrible d’être seule, mais aussi éclairé par une latitude de choix encore intacte, dont elle avait conscience, et où elle ne se hâtait pas. Elle m’avait notamment fait l’honneur flatteur de me prendre à part pour me demander mon avis lorsque son Australien lui avait proposé de changer de vie : « Tu comprends, je n’aurais plus besoin de travailler », et il est vrai qu’elle se faisait renvoyer très souvent des postes de secrétaires intérimaires où elle allait quand son porte-monnaie était vraiment trop vide ; mais je lui avais dit qu’il valait mieux se faire renvoyer trois fois par semaine que de se faire emprisonner une fois pour toutes ; et comme Jean-Mars sans doute lui avait rappelé qu’il y avait beaucoup d’Australiens dans le monde, et qu’à vingt-deux ans il y avait souvent plus de danger de se précipiter que d’attendre, elle avait congédié ses rêves de lady, qui étaient, je crois, plutôt un avenir de vachère. Aussi, lorsqu’elle prit ma main de cette manière sans équivoque qui me donna tout de même une petite boule dans l’estomac, je compris que c’était pour ne pas être en reste de ce qu’Alice, le chanceux soleil de Jean-Mars, était en train d’entreprendre avec Slack. Mais je profitais de l’occasion pour me confier à mon tour à une femme d’expérience dont j’appréciais la légèreté, et du mieux que la confusion me le permit je lui exposais le symptôme et la douleur de mon phallus. Elle secoua la tête comme pour écarter cette gravité trop grande, « Aïe, aïe, aïe, mon petit Colin, je ne suis pas médecin, moi. Je vais te donner l’adresse de l’Institut prophylactique, j’y suis allée plusieurs fois, ils s’y connaissent, ça coûte pas un rond, et reviens-nous vite sans cette petite saleté », puis prit mon menton et déposa un léger baiser sur mes lèvres. Quatre jours avaient maintenant passé depuis la nuit avec Moni, et mon état restait stationnaire. J’avais un rendez-vous au dispensaire le lendemain. Mais j’étais très inquiet pour elle, car ce mal, me disais-je, elle l’a forcément. Je résolus donc de l’appeler. Sa mère décrocha. « Ah, ça tombe bien » dit-elle, « Sophie m’a parlé de vous et je voulais justement vous voir ». Moni avait donc dépassé ses réticences invincibles pour se conformer à ma ligne de conduite : quel baume ! Est-ce que je pouvais passer tout de suite ? Mais le plus tôt sera le mieux ! Moni portait alors le nom de son père qui se faisait appeler Michel Ney. De parents immigrés lituaniens, il avait francisé leur patronyme de Niewski en cumulant les clichés des « artistes » émigrés de l’Est pendant les années 30 à 50 : raccourci, plongé dans le terroir (le i grec après la voyelle à la fin faisait très vieille souche), peut-être en imitation de Romain Gary, ou en hommage à cet autre ex-Ville-d’Avraysien, Boris Vian, qui avait connu son apogée lorsque le père de Moni avait l’âge que j’avais en la rencontrant. Michel Ney était écrivain, et j’ai lu un des romans qu’il a commis en 1968, une vague histoire de résistants pendant la guerre de 39-45, où les précipices du style et le tournis des coups de théâtre dissimulent laborieusement l’absence de fond au point qu’il me paraît incroyable qu’il ait pu manger de sa plume. Il faut reconnaître à ce futur cinéaste qu’un autre de ses ouvrages, que je n’ai jamais pu me procurer, portait un titre amusant : En attendant Godard. Il était séparé depuis longtemps de la mère de Moni, dont le nom était Patre, et habitait dans le septième arrondissement. Madame Patre ne m’était pas sympathique. Blonde platine à la mise en plis tapageuse, elle semblait alors à mon regard adolescent une de ces semi-mondaines sans cervelle, dont la trentaine un peu trop tassée commençait à peser sur des tenues qui portaient la marque de sa génération à travers les efforts de je ne sais quel maquillage ou de quelles mimiques de pente descendante, après une jeunesse peut-être tumultueuse, mais quelque chose me soufflait que ce tumulte avait toujours été à ses dépens, fatras d’angoisses et de déceptions niées. Moni m’a raconté que ses parents avaient vécu à New York et s’étaient pris pour le remake de la rencontre Montand-Monroe ; et au moment où Monique Monroe, folle de joie, annonçait son unique grossesse à Michel Montand, celui-ci s’était écrié, dégoûté, qu’il ne manquait plus que ça, un obstacle supplémentaire qui l’empêchait d’écrire ! Ainsi j’appris que Moni admirait son père, mais ne savait pas l’approcher, et méprisait sa mère, mais ne savait pas l’affronter. Madame Patre possédait le trois pièces qu’elle habitait avec sa fille, et je pense avec l’amant du moment, petite teigne frisée à costume velours côtelé. Cette femme à l’intelligence étroite n’avait pas de jugement, ou plutôt le jugement des faibles, qui veulent masquer leur irrésolution par des décisions brusques et autoritaires. Elle avait une voix déplaisante, aiguë, qu’elle forçait, puis tentait d’atténuer en retenant son phrasé dans des accentuations répétées, qu’elle croyait significatives. Je n’ai jamais vu moins de connivence, d’affection, de compréhension entre une mère et sa fille. La maladresse impérieuse de madame Patre, l’indépendance précoce à laquelle aspirait Moni, commençaient à être mises dans le plus redoutable relief par la concurrence que la mère, à la beauté déclinante, voyait nécessairement dans la fille, chaque jour plus séduisante. Visiblement, Moni n’était plus pour madame Patre qu’un immense problème, à peu près aussi insoluble que le reste de son existence chavirée. En arrivant, j’eus d’abord cette légère mais exquise dilatation de tout mon être en voyant Moni, qui encourageait d’un lent sourire exclusif mon courage de chevalier servant venu délivrer sa princesse. L’ordre du jour était en trois points. Le premier, seul, venait de moi, par la force des choses. Il concernait mon sexe. Au soulagement que Moni ne souffre de rien se mêla l’inquiétude qu’il devait donc y avoir là un mal latent, probablement en gestation dans le corps chéri. Au moment où il s’avéra que l’ignorance de la mère était aussi profonde que la mienne, par coïncidence, le père appela. Mis au courant, il demanda à me parler. Je lui décris les symptômes. Il conclut avec tant d’assurance à une blennorragie, que le diagnostic me parut acquis. Evidemment, pour se prémunir toutefois d’une éventuelle transmissibilité, il fallut s’expliquer sur l’origine du mal. Je savais bien qu’il ne pouvait me venir que de Moni, d’une part puisque je n’avais eu aucun autre rapport, et d’autre part parce que la souffrance avait été immédiate et corollaire de la pénétration. J’étais donc persuadé que le problème avait été transmis à Moni par une relation à laquelle elle avait fait allusion, et dont je compris seulement pendant qu’elle eut à s’en défendre qu’elle l’avait probablement inventée. Mais on peut juger de la foudre qui tombait alors sur les deux parents, qui avaient été chercher leur fille à Amsterdam six mois plus tôt, l’avaient mise au pain sec et à l’eau, et la retrouvaient ramenant à la maison, dans le lit de la mère pendant son absence, un amant qui avait une maladie sexuelle dont il affirmait avec beaucoup de sincérité qu’elle lui était transmise par leur fille qui ne pouvait l’avoir eue que par un autre amant. Moni se défendit, et sa défense fut la première et dernière chose d’elle qui m’a profondément déplu. Il y avait là quelque chose de sournois, une duplicité sans scrupule, et qui était très en dessous de la hauteur que je lui connaissais. Sans doute la situation était difficile, incomparablement plus pour elle que pour n’importe lequel des trois autres acteurs, mais en parlant de moi à sa mère, j’avais cru qu’elle avait hardiment adopté la franchise confiante sur laquelle j’espérai m’appuyer pour obtenir au moins la neutralité parentale ; or elle ne fit table rase ni des mensonges qu’elle entretenait par rapport à ses geôliers ni des allusions romancées qu’elle avait construites vis-à-vis de moi. Et si ma confiance était presque aussi bête que naïve, pour ne pas dire dangereuse, en fourberie Moni avait encore à apprendre de sa mère, qui ne fut donc dupe de rien de ce que marmonnait sa fille. J’échouai donc dans la proposition que Moni m’accompagne le lendemain à l’Institut prophylactique, sa mère m’assurant qu’elle avait un très bon gynécologue, qu’il y avait d’ailleurs, si elle avait bien compris, d’autres raisons de consulter. Le second ordre du jour de la séance fut alors imposé par madame Patre, qui ordonna d’abord à Moni de retourner dans sa chambre. La digne matrone avait entendu dire – et il m’a semblé patent que la première chose qu’elle avait faite dès que mon amie lui eut parlé de moi avait été de se renseigner auprès des services de police communaux qui m’avaient surveillé et avaient failli me mettre la main au collet lorsque je dealais un an plus tôt – que je me droguais, et elle voulait savoir si c’était vrai. Je m’attendais si peu à une question aussi incongrue que j’omis de vérifier ses sources. Avec mes cheveux sur les épaules, mes larges tuniques brodées, mes jeans passés à l’eau de Javel, mes sandales, des bagues, des colliers et des foulards autant que je pouvais en porter, probablement les ongles faits et peut-être un peu de khôl autour des yeux, j’étais une sorte de caricature vivante de ce que les médias populaires dénonçaient alors comme « drogués ». Ma découverte des drogues douces remontait à trois ans plus tôt, et mon ouverture au monde les avait intégrées, non comme le voulait le cliché de cette époque-là, en tant que piédestal d’une escalade mortelle, mais en tant qu’élément de critique et de provocation. Si mon apparence, par exemple, était caricaturale, elle n’avait pas encore l’à-côté « cool » ; le terme même de « baba cool » qui la décrivit par la suite n’était pas encore en usage. C’était d’abord une forme de critique des rigueurs formelles parentales, et les drogues y étaient une expérience adulte mais que nos référents adultes, nos parents et nos enseignants, n’avaient pas pu faire, ou avouer. D’autre part, ce goût pour l’exubérance vestimentaire et pour les drogues douces – les deux me paraissent extrêmement liées, et je n’avais qu’un seul « client » lorsque je dealais, qui échappait volontairement à notre empaquetage clinquant, assez uniforme par ailleurs – réunissait des gens presque exclusivement de même génération, mais de classes sociales différentes. Je tins donc sur le sujet un exposé, assez rodé puisque c’est celui que j’avais servi à mes propres parents, sur l’intérêt et l’usage des « drogues » que j’utilisais. Le premier chapitre en était un vibrant plaidoyer pour haschisch et marijuana, arguant de ce qu’ils avaient d’inoffensif, de naturel, et de plaisant, forçant même un peu le trait, parce qu’ils n’étaient pas toujours plaisants pour moi, mais dans les conventions émergeantes de notre milieu, dont je me voyais là le redresseur de tort face au monde calomniateur, il n’était pas de bon ton de le reconnaître. Le second chapitre concernait le LSD, que je tentais alors d’approfondir, avec sérieux parce que je pensais réellement qu’il y avait là quelque chose à découvrir. Je ne sais plus si j’ai poussé jusqu’à des représentations protomystiques cette mise en perspective de l’acide, et c’est bien possible, parce que j’ai pris le dernier de ma vie deux mois plus tard et j’étais donc entré dans la phase où je me posais la question de savoir s’il fallait explorer à fond cette substance ou bien l’abandonner parce qu’un engagement dans cette drogue m’interdirait tout autre engagement, comme le cinéma ou celui pour lequel j’étais là, Moni ; d’autre part je n’ai pas dû cacher les conclusions globales auxquelles on était alors parvenu sur la nocivité du LSD, qui étaient somme toute assez inquiétantes, puisqu’on disait qu’il était impossible de déterminer encore les effets à long terme de ce destructeur avéré de cellules du cerveau. Enfin, le troisième chapitre concernait les drogues dures, principalement l’héroïne puisque la cocaïne n’était pas encore la drogue coqueluche des milieux culturels, dont je rejetais sans nuance l’usage, à l’exception de l’opium, que j’avouai avoir goûté ; je voulais montrer par là combien peu le célèbre risque d’escalade était à craindre en ce qui me concerne, et même pour la majorité de ceux qui étaient exposés à ces substances. Il y avait certes dans mes connaissances trois ou quatre personnes qui étaient parties des drogues douces pour devenir héroïnomanes, mais pour plusieurs dizaines qui, comme moi, s’en étaient détournées avec dégoût, prudence ou indifférence. Dans ce discours que j’imagine avoir été fort choquant pour une mère inquiète, aussi ignorante, et aussi opposée a priori à tout ce que je pouvais dire, j’oubliai simplement de mentionner les deux éléments essentiels pour rendre efficace cette argumentation trop académique et pas assez personnalisée. Le premier, dont je ne jugeai pas nécessaire de parler, était que j’avais cessé de dealer un an plus tôt, pour toujours. J’avais à cela des raisons aussi bien idéologiques que personnelles : vivre en commerçant était quelque chose que je n’encouragerais plus par l’exemple, puisque j’étais devenu et suis resté opposé à l’existence même d’un monde marchand ; j’avais également constaté qu’en petit dealer j’étais très entouré, au début j’en étais flatté, mais vite je m’aperçus que c’était une cour de parasites, la plupart ennuyeux et creux, et je me suis débarrassé de cette écume du jour au lendemain en cessant mon trafic. En outre, il devenait effectivement urgent d’arrêter, d’une part parce que j’avais alors reçu plusieurs avis sûrs et convergents que le filet policier se resserrait autour de moi, et d’autre part parce que l’extension de mon business arrivait maintenant à un seuil où il fallait que je m’arme, ou que j’entre dans une organisation, deux choix qui me parurent un engagement incompatible avec les autres doutes et recherches, non moins intéressants, de mon existence. Le deuxième point que j’ai négligé de signaler plutôt par mépris que par oubli, et qui aurait été tout aussi rassurant, était que je n’avais jamais même fumé un joint avec Moni. Aucune occasion ne s’était présentée, et la seule fois où je l’avais vue sous l’effet du haschisch avait été la nuit où elle s’était glissée si innocemment dans mon lit, mais justement parce que je n’avais aucune part dans cet état, il était hors de question que j’en parle à madame Patre. Ainsi, j’arrivai à la fin de mon brillant plaidoyer pour les drogues douces, dans un enthousiasme où la gaieté le disputait seulement à la chevalerie, sans même m’apercevoir que je confirmais, soit par ce que je disais, soit par ce que je laissais en suspens, les pires inquiétudes de nom auditoire muet qui ne m’interrompit pas. Moni, qui entendait la rodomontade et connaissait sa chère mère, était sur des charbons ardents. Je la vis se glisser dans le salon derrière le dos de mon auditrice en me faisant des grands signes de dénégation désespérés. Mais moi, convaincu et du parti de la vérité et de la confiance, car je sentais davantage que je ne savais que j’aurais besoin d’un appui que ne pouvaient me fournir ni Poincaré, ni Lakanal, ni ma propre famille, j’interrompis ces avertissements craintifs en trahissant mon alliée mieux avisée, d’une voix où ma linéaire détermination était modulée par une grave tendresse : « Mais si, il faut dire la vérité maintenant. » En se tournant vers sa fille défaite et dénoncée, qui en quittant sa chambre avait enfreint un nouvel interdit, madame Patre lança le dernier point de l’ordre du jour : « Mais est-ce que vous aimez Sophie ? », et elle accentua « aimez » en jouissant du rôle de la mère inquiète, protectrice, attendrie. « Oh, maman ! » gémit Moni au supplice, et c’est maintenant vers sa mère qu’elle tourna le profond satin de ses yeux désespérés. Nous n’avions jamais utilisé le mot aimer, et Moni le savait parce que c’était un mot étape auquel je pense qu’elle était sensible. Mais comme il n’était pas dans mon vocabulaire, elle savait que c’était au mieux une incongruité, une vieillerie, et au plus probable un champ de mines. Et voilà que sa mère récompensait tant de discrète prudence en sautant à pieds joints dans la flaque écarlate qui éclaboussa légèrement les joues d’une Moni plus adorable que jamais. Pour moi l’amour était une somme de petites théories qui n’en faisaient pas une grande, quelque chose d’encore plus incongru, en cet endroit et à ce moment, que la « drogue ». J’avais bien entendu été élevé dans cette sorte de culte de l’amour qu’entretient l’ensemble de la société. Mais c’était d’abord l’amour dont la faconde se lit en sous-titre de la chasteté, et dont le fond est le cheval de Troie de cet éther qui engourdit la véracité de nos sens. Ma première acception de l’amour, sans aucun doute, était celle de la religion chrétienne, universelle, omnipotente, inévitable, céleste et réciproque, innommable et ubiquiste. L’amour était là dogme de base, invérifiable à cause de l’essence divine même qui en était le garant, exsudant l’âcre parfum tyrannique de sa versatilité larmoyante dans les détours de l’apparence. L’amour tenait plus de l’obligation, du devoir, que de la vérité pratique, un précepte moral indispensable, érigé pour pallier les humiliations de l’enfance et les secrètes explosions de la puberté. Dérivé de cet amour divin, trottinait un parasite qui se voulait gravé dans le moule, l’amour familial. L’amour que ma mère par exemple me prodiguait en attendrissements véhéments, ne tenait jamais compte de mes propres dispositions à le recevoir. Lorsque, le matin après le réveil, je prolongeais mon demi-sommeil écrasé par mon érection, ma mère croyait marquer beaucoup de son amour en venant, au bout d’un moment, m’encourager à me lever de ses importunes embrassades. Soit elle feignait d’ignorer, soit elle ne remarquait réellement pas qu’elle troublait le goût délicieux de mon corps bandé en l’agaçant ainsi, ce qui avait parfois pour conséquence de me faire débander, mais le plus souvent me mettait dans les plus violentes colères impuissantes et inexprimables que j’aie connues de ma vie. Ce qui me paraissait le plus condamnable était l’insincérité de cette affection, qui prolongeait ces matins-là sous une forme extrême toutes celles, nombreuses, que j’observais se dérouler dans ma famille, parce que ces marques de familiarité affectueuse méprisaient que je veuille ou non y avoir part, que ce fût un moment bien choisi ou non, et qu’il y ait réciprocité ou pas, prévenances minimum qui, à mon sens, devaient être incluses par définition dans la tendresse et a fortiori dans l’amour ; dans le viol, au moins, l’intention est claire, elle n’est pas dissimulée derrière ces sortes d’engloutissements sentimentaux et de gloussements gélatineux qui donnent la nausée. Il y avait certainement chez ma mère un penchant discret, pulsionnel, urgent et sensuel, mais dont je pense qu’il était infime, car au moins implacablement refoulé, dans sa motivation à venir ainsi me molester. En effet, elle avait élevé l’amour maternel au rang de dogme indiscutable et fondateur, et ce dogme ne pouvait pas être la passive froideur de sa propre mère dévote née au siècle précédent, mais s’accommodait, comme d’une rénovation de mœurs d’un élan physique contrôlé, peut-être presque d’un désir, à condition que ce soit un désir qui s’interdisait toute idée de conclusion. On « aimait » ses enfants, et une bienséante réciproque était d’ailleurs ici attendue et enseignée, par définition, avant de les « aimer » par goût, ce qui laissait au goût cette place étroite et codifiée, encerclée par la culpabilité et canalisée vers les destinations que la morale approuvait et que la société encourageait. Ce qui était ainsi appelé « amour » était un code de conduite essentiellement détaché de toute authenticité. Enfin, cet amour possédait aussi sa dimension mythique et normative, où l’épanchement était par définition un extrême, mais par positivité principielle un extrême bienvenu s’il restait mou et raisonnable, qui permettait par exemple au prince et au peuple de communier, en entier et par contes de fées spectaculaires interposés. Là aussi, la guimauve et la convention se tenaient étroitement mêlées dans une embrassade répugnante de fausseté. J’étais surtout heurté par la dichotomie qu’il y avait entre l’intention, que je ne réfutais pas, et la réalisation, qui me paraissait ce comble de l’inauthenticité. On aurait pu voir ainsi chaque membre de la société disposer d’un capital variable d’affection, et celui-ci était emballé dans des sacs étanches, qu’il était permis en certains endroits de l’espace et du temps d’entrouvrir. Il n’était pas question dans cette gestion de l’amour que « ton affection étende la mienne à l’infini », comme aurait pu dire Jean-Mars, mais à condition seulement de bien encadrer toute effusion dans les formes prescrites, et qu’elle ne dérange jamais des tiers, on pouvait polluer de son fumet. Et quand madame Patre, d’un ton où sa sévérité aigrelette était atténuée par le miel bon marché, me demandait si j’aimais sa fille en attendant de voir si j’avais au moins assez de normalité pour susurrer quelque pleurnicherie romantique, elle mettait en réalité en concurrence ma capacité à une romance stéréotypée et sa propre affectivité maternelle, dont elle croyait permis et nécessaire d’étaler là la solide fadeur. A cette époque, en 1973, cette grande sucrerie indigeste alimentait presque toutes les subconsciences, tant la positivité chrétienne avait envahi tous les puritanismes, catholique, communiste, libre-échangiste. Mais si l’amour chrétien dominait outrageusement, l’amour, en tant que concept, était discuté dans des acceptions si différentes qu’il fallait d’abord demander à un interlocuteur qui l’introduisait dans une discussion quel diable d’amour il entendait là, et c’est évidemment la question qui me traversa l’esprit en regardant, incrédule, la mégère platine qui l’avait formulée. L’exigence de la libération des mœurs, que la pensée dominante pénétrait alors par tous les orifices, avait fait de l’amour une autre sorte de tyrannie que celle que la religion chrétienne avait réussi à faire haïr : tout le monde aimait, devait aimer, à tout moment, et facilement encore. Cette tendance, pourtant libératrice dans ses proclamations, se donnait déjà des obligations, dès qu’on l’approuvait, si bien qu’on était tenu « d’aimer » ou alors d’admettre implicitement que quelque psychopathie, ou maladie sexuelle, ou insuffisance humaine nous empêchait la pratique de cette néo-normalité, et l’idée de libération s’était inversée au point que, dans les milieux où le principe de cet « amour libre » avait été adopté, il était maintenant présupposé qu’on adhérait à ses références figées présentées comme des progrès, les mouvements de soi-disant libération de la femme par exemple, ou la redécouverte hâtive de la Révolution sexuelle de Reich, ou encore la « vie en communauté », et cette conception de l’amour en était arrivée en six ou sept ans à cette sorte de satiété qui fait hésiter les publicitaires à l’utiliser dans leurs arguments. Par réaction au monde, aux milieux parental et scolaire, la « libération sexuelle » me paraissait avant tout une négation bienvenue et justifiée de la morale coercitive dominante. Mais l’amour n’était pas aussi simplement superposé à cet instrument critique que je pensais m’être approprié du simple fait que je l’avais approuvé. Car dans l’amour, me semblait-il, sans que je sache très bien pourquoi, il y avait une durée, une folie, une violence particulière qui ne s’accordaient que par coïncidence exceptionnelle au « peace and love » et à ses dérivés plus ou moins raffinés, déjà alors au bord du ridicule général. J’avais rencontré des gens, je pense à une Annick et à son partenaire dont j’ai oublié le nom, qui se vantaient d’être de véritables techniciens du sexe, et il y avait dans cette double liberté à exécuter ce défoulement et à en parler, quelque chose qui allait dans le sens de la libération sexuelle, mais qui ne me paraissait en rien de l’amour. Moins vieux que le chrétien, c’est-à-dire transpirant moins de graisse, je voyais dans cet « amour » qui s’affirmait a priori comme son contraire pointer les plis de l’obligation et du conformisme qui m’avaient principalement dégoûté de l’amour des confessionnaux et du mysticisme en cul de poule. Le peu d’exemples que j’avais moi-même sélectionnés dans le passé pour m’intéresser à cette matière à la fois si galvaudée et mystérieuse n’avaient pas augmenté ma curiosité ou mon intérêt, tout en continuant de me laisser perplexe. C’était la brève époque, qui n’a duré que quelques années, où l’essentiel de l’information ne passait plus par l’écrit, mais pas encore par l’image. Je lisais peu parce que j’écoutais beaucoup de musique, et je ne regardais pas la télévision (je n’en ai pas possédé avant 1983), mais j’écoutais la radio. Les exemples d’amour dans la musique pop n’éveillaient aucun écho en moi, quoique j’étais sensible à tel phrasé musical, ou à telle mélodie rompant soudain un rythme (je souffrais par exemple avec Barry Ryan quand il chantait Eloise, mais sans la moindre représentation de cette Eloise, et je souriais méchamment avec Nancy Sinatra quand elle menaçait dans « These boots are made for walking », sans intégrer le fétichisme affiché). Je ne pleurais pas au cinéma où Autant en emporte le vent me paraissait presque aussi démodé qu’Elvis Presley et qu’Un homme et une femme avait les fadeurs et les faussetés cumulées du pire cinéma et de la génération de mes parents. Je m’étais essayé en vain à l’Education sentimentale, mais il me manquait trop le recul de la vie pour comprendre ne serait-ce que l’intention de Flaubert. Burroughs, homosexuel et junkie, Vian ou Céline n’ouvraient en moi que des éclairs fulgurants ou fugitifs, comme les solos de guitare électrique. Rien, en revanche, ne me paraissait plus ennuyeux que l’amour romantique, Hugo, Nerval, Rimbaud et je ne parle pas des Vigny ou Musset, ou ces Goethe et Schiller qui étaient, de mon côté maternel, les monuments de la littérature familiale. Là encore, j’entendais dans l’emphase une fausse note qui ne pouvait plus tromper à l’époque où la libération sexuelle condamnait les ruts longs et intensifs, les solitudes oppressées, les plaisirs introuvables que la retenue augmentait. Partout donc où les références reconnues la faisaient paraître, l’idée d’amour suscitait en moi de l’incrédulité et de la négativité. Je m’étais pourtant déjà convaincu d’une invariance dans la définition du concept, qui restreignait beaucoup son usage courant : il fallait que la possibilité de la réciprocité soit présente ; que l’amour, s’il existe, lie des individus humains ; et que cette liaison soit pratique, effective, c’est-à-dire sexuelle, au moins en intention. Je refusai de nommer amour tout ce qui ne contient pas le fait de le faire. Ce qui importait dans cette première synthèse brute était que la thèse de l’amour à partir de la « révolution sexuelle » avait pris au moins cet avantage sur l’amour chrétien qu’il était tangible, concret, vérifiable. Parti de là, les insincérités manifestes des adultes n’auraient plus de reflets dans ma vie. Je disais froidement, et à juste titre, que je n’aimais pas ma famille. La période des grandes disputes venait de s’achever, j’étais maintenant persuadé que ces gens-là ne me comprendraient plus, ce qui ne voulait en rien dire que je me sentais incompris, mais je voyais bien qu’ils étaient incapables de tourner suffisamment leur application pour entendre maintenant mon discours, complexe, nouveau, qui ne se payait plus de leurs insuffisances grimées. Entre les bouffées d’affection écœurantes de ma mère et l’affectation de non-affection absolue de mon père, c’était effectivement des gens que j’appréciai peu sans leur en vouloir beaucoup. Ce n’est que parce qu’il fallait leur trouver un grief central qui justifiât ma désaffection progressive (et probablement assez douloureuse pour eux) que je leur attribuais ce tort majeur de mon ignorance et de ma maladresse sexuelles. Mais chaque fois que je substituais, pour ce reproche qui avait certes du fondement, l’analyse à la plainte, j’en constatais l’excès : mes parents eux-mêmes sortaient à l’instant d’une jeunesse bâclée, étroite et pleine d’interdits, qui les avait laissés aussi ignorants qu’ils m’avaient fait, et j’étais suffisamment lucide pour reconnaître que ma misère provenait non seulement de mes parents, mais de l’école, de l’Etat, de l’organisation de la société en général, et suffisamment honnête pour constater qu’en la matière je n’étais pas particulièrement défavorisé par rapport à mes camarades, Poincaré comme Lakanal, et que donc l’essentiel de cette misère, c’est désormais moi qui la causais, et qui seul pourrais la résoudre ; et en même temps, ce déni de leur expertise supprima l’essentiel de ce qui pouvait encore m’intéresser chez mes parents. Il y avait à travers les expériences que j’avais faites du sexe opposé une progression que je trouve assez symptomatique de l’adolescent middleclass que j’étais, mais qui correspondait cependant à une sorte d’effeuillage du concept par l’expérience, où on peut d’ailleurs sentir la forte odeur de rose du romantisme qui vérifie là simplement sa fonction sociale de cache et de filtre, derrière lequel se perd le véritable phénomène spirituel. Au début de 1968, j’avais déjà connu pour une « grande » inaccessible, lors d’un camp de ski pour adolescents, un mutisme et une stupeur suffisants pour rechercher, de retour à Paris, son numéro de téléphone, on ne sait jamais, dans l’annuaire ; et je me souviens encore de l’encadré de cheveux noir du visage de cette Dorine Tostain, qui n’a jamais su que j’existais. Alors qu’avec ma mère et mes sœurs nous passions une partie de l’été de cette même année 1968 près de Birmingham chez un industriel ami de mes parents, j’eus une seconde émotion, mais plus violente et d’autant plus inexplicable. Il y avait un grand mariage de je ne sais plus qui. Parmi les ordonnancements qui accompagnaient ce type de cérémonies, on essayait d’appareiller tous les enfants, et tous les adolescents. Pour moi, soit qu’on ne trouvât personne, soit qu’on pensât qu’à quatorze ans un garçon pouvait se mouvoir et se gérer sans mentor, je fus libre de mes mouvements. Ma sœur aînée en revanche, qui avait quinze ans, fut confiée à une jeune fille qui en avait tout juste seize, et qui s’appelait Jane. Face à cette Jane, je fus soudain frappé de cette invincible timidité que j’ai toujours gardée, quoique j’ai su mieux l’intégrer depuis dans le tissu des conventions, face à la féminité lorsqu’elle m’attire. C’était comme un violent aimant et plus l’événement se déroulait, et plus l’aimant attirait et interdisait pourtant le contact. Je me rappelle combien j’ai envié ma sœur de devoir rester avec Jane, et combien m’avaient paru absurdes et douloureux les instants où la prévention de nos hôtes avait imaginé quelque diversion qui m’était particulièrement destinée, et qui était censée me divertir : on avait fini par dégotter un gros raseur rougeaud, qui avait à peu près mon âge, et avec lequel, pendant deux interminables heures, je dus me mesurer dans un concours de tir à la carabine à plomb, où il était très expérimenté, car membre d’un club de ce sport ; je ne dus qu’à un tir extrêmement chanceux, où je touchais sans avoir même visé une pièce de monnaie à une grande distance, pour que, dégoûté, il me rende à la compagnie du mariage, c’est-à-dire à la présence de cette jeune fille dont je n’arrêtais pas de laisser couler le nom sur ma langue, et c’était encore la moindre de la foule des nouvelles orientations que ma pensée venait de rencontrer depuis, depuis longtemps ou depuis très peu ? Pendant les vingt-quatre heures entre le premier et le dernier moment où je vis Jane, de dix heures le matin du mariage à dix heures le lendemain, assez curieusement, elle avait, dans une séduction toute protocolaire, changé quatre ou cinq fois de tenue : le premier matin, lors de la cérémonie, elle me fut présentée en grande robe ; pour le banquet, comme elle n’habitait pas loin, elle était revenue dans un ravissant tailleur tout rose et tout simple ; l’après-midi, par un hasard du calendrier, elle devait sa présence, juste après ma compétition de tir, à une compétition de natation où j’eus le trouble de l’admirer en maillot de bain, et la fierté de lui voir remettre la coupe, car elle était capitaine de l’équipe gagnante ; le soir, elle vint enlever ma sœur pour une surprise-partie de ses amis où par oubli ou quelque autre raison désobligeante on ne m’invita pas, dans la plus affriolante minijupe ; et le lendemain matin, lorsqu’elle vint faire ses adieux (je crois qu’elle partait en vacances), c’était en jean et petit sweater moulants. A ce moment terrible, je lui serrais la main d’un air gauche, et m’enfuis le plus vite possible regarder la longue fin de ses adieux beaucoup trop courts caché dans l’escalier. Je pense qu’à aucun moment cette jeune fille dont j’ai oublié le visage depuis longtemps n’a pu deviner ce qui se passait en moi. Moi-même, je pris plusieurs jours pour essayer de formuler un comportement qui me parut si étrange, quoique je me rendis rapidement compte que de nombreux films et livres retracent ces premiers désarrois d’après la puberté et qui, dans mon récit, perdent toute la vibrante originalité de mon vécu. Ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de jours teintés de mélancolie et de perplexité que j’essayai de nommer le phénomène, qui alors, et ainsi, cessa, non sans qu’avec une habileté si évidente qu’elle devait dissimuler quelque chose d’inavouable, je n’avais tenté de soutirer à mon indifférente sœur des renseignements qui me paraissaient capitaux : est-ce qu’elle dansait aussi bien qu’elle nageait ? Où était-elle partie en vacances ? Ah, elle t’avait proposée de partir avec elle, ça ne te dirait pas de faire un petit crochet là-bas quelques jours ? De toute façon, si tu changes d’avis, tu as bien son adresse ? Pas de son lieu de vacances, mais de là où elle habite, fais voir ! Jane restera pour moi comme un songe très violent et très bref. Quand je pense à elle, tout est gris, mais un gris soyeux et profond, mouillé, plein de gouttelettes joyeuses. C’est comme une violente et terrible averse, qui n’est pas encore achevée lorsqu’un timide arc en ciel très net vient iriser le gris. Je n’ai jamais revu Jane. Vers l’époque où j’ai rencontré Moni, j’ai appris, en coulant à celui que j’avais été en 1968 de la part de celui que j’étais devenu un tendre clin d’œil de grand frère un peu schizophrène, que Jane s’était mariée. Avec Christine, ma première liaison « officielle », rien d’aussi grisant ou énigmatique. En effet, je « sortais » avec Christine avant de l’avoir remarquée, pour la bonne et unique raison que c’est elle qui avait tout voulu et fait. Ce soir-là il y avait un concert de rock au lycée. J’avais fumé et bu en quantité, et je me vois longtemps me promener avec une fille sous chaque bras, lorsque l’idée me vint de casser la dernière cloche du lycée. Nous avions alors une « action » de sabotage qui consistait à détruire toutes les sonnettes, ce qui permettait d’affirmer en plein cours à moins le quart que l’heure était passée, en criant à plusieurs voix que c’était la montre de l’enseignant qui était déréglée : « Mais monsieur, vous n’avez pas entendu la cloche ? » Bref, il restait le plus gros de ces témoins du temps pseudo-cyclique à détruire, il suffisait de briser la languette qui résonnait à l’intérieur de la demi-sphère de métal, mais la difficulté était qu’il fallait progresser pendant quelques mètres sur un étroit muret qui surplombait l’espace le plus traversé du lycée pendant la journée. Ce moment nocturne du concert me parut bien choisi dans mon ébriété, et l’exécution facile, mais lorsque je revins de mon parapet, j’étais attendu par trois « agents techniques » du lycée, réputés, peut-être à tort, être d’extrême droite (car il fallait être au moins d’extrême droite pour s’opposer à une « action » aussi gauchiste), et qui me donnèrent quelques gifles. Christine, c’est à ce moment-là que je m’aperçus qu’elle avait été la plus persévérante de mes deux compagnes de la soirée, réapparut alors à la tête d’une nombreuse délégation recrutée dans la salle du concert, d’où émergeaient les gabarits affûtés de l’équipe de rugby, comme Minot ou Blaise qui avec sa nonchalance accompagnée de grands éclats de rire joyeux me dit dans un silence plutôt tendu : « Alo’ l’ami Ch’istophe, qu’est-ce qui se passe ici ! hein ! hmmm, ces gailla’ là t’ont donné quelques bonnes ta’tes ! je c’ois qu’on va leu’ ‘end’e, pas v’ai les ga’ ? dis-moi simplement combien, qu’on soit juste équitable avec ces messieu’ ! » Cette scène contribua en grande partie à me faire exclure du lycée, une semaine plus tard, après que j’eus volé avec un comparse les billets payants d’une représentation de la troupe de théâtre, que je distribuais gratuitement et avec ostentation devant l’entrée de l’établissement. Mais le lundi après le concert, au premier intercours, Christine était venue me trouver sans que j’en eusse grand plaisir, et manifesta par des baisers très appuyés qu’elle n’entendait pas avoir fait ma conquête pour un soir de cuite seulement. Je n’avais aucune raison de refuser cette embrassade et j’acceptai donc, comme fait accompli, que nous « sortions » ensemble, ce qui était un statut à peu près acquis lorsqu’on avait embrassé le partenaire en deux occasions publiques différentes. Mais ce début avait été mauvais, non parce que Christine ayant pris fougueusement tous les devants me laissait paraître comme un jouet passif (ce qui ne sieyait pas à ma fragile masculinité), mais parce qu’il manquait la période de gestation précédent la rencontre, où toutes les personnes qui m’ont jamais attiré m’ont paru hors de portée. Ce qui fait donc que je parle de Christine ici, est qu’elle m’a fait découvrir, non quelque particularité de l’amour, mais la jalousie et justement comme une impression très vive, mais très différenciée de l’amour. C’était un jour de cinéclub, un an et demi avant celui où j’ai vu Moni pour la première fois. J’avais annoncé que je n’assisterais pas à la séance mais, disponibilité soudaine ou changement d’humeur, j’arrivai au milieu du film. Christine, ma petite amie attitrée, était dans les bras d’un Julien Noiseau, qui avait à mes yeux comme caractéristique principale d’avoir réussi à se faire expulser du lycée une semaine avant moi ; ce postsitu zélé a ensuite laissé comme seule trace à ma connaissance, quelque quinze ans plus tard, un échange de lettres avec l’éditeur Champ Libre, rendu public par ce dernier dans un volume de ses « Correspondances ». Mais dans cette suffocante fin d’après-midi estivale de 1971, je me souviens d’une fulgurante douleur, d’une honte sans nom à en trembler, et d’une rage à laquelle je ne trouvais ni remède ni exutoire. Il faut dire que je n’avais pu apercevoir le couple félon, dès l’entrée on me l’annonça en m’empêchant de m’enfoncer dans la salle obscure et bondée. Je me donnai même le ridicule de « draguer » la première fille venue, aussi brusquement que maladroitement, et d’en être évidemment repoussé, non sans ironie. Une demi-heure après, le film se termina, et Christine avait été prévenue par la même marée de chuchotements qui m’avait averti à l’entrée. Elle sortit seule, et nous nous retrouvâmes dans une salle de classe voisine. Ce fut une scène orageuse quoique courte en arguments : elle pouvait aussi peu m’expliquer ce qu’elle trouvait à ce Julien Noiseau, que moi qui professais la liberté des mœurs ce que j’avais à lui reprocher. Mais la vérité n’était pas dans les idées, mais dans la véhémence que nous découvrions à ce moment, ma souffrance, ma honte, ma colère de sa trahison, et son ardeur à la réviser. Pour ma part, c’était essentiellement de l’amour-propre. J’étais complètement pris à revers par la confiance rompue par cette jeune fille qui jusque-là n’avait jamais manqué un effort pour me plaire. Son penchant pour moi, malgré l’apparence trompeuse, était plus sincère ; et en effet j’étais tellement outré que je ne remarquais pas que c’était l’autre qu’elle avait congédié, et que tant de jalousie lui parut un attachement prometteur, qu’elle avait jusque-là patiemment et en vain tenté de susciter. Cette fille très volcanique, très physique, aux seins opulents, qui ne démentit pas par la suite être une grande consommatrice d’hommes, tenta pendant toute l’entrevue de me prouver son attachement exclusif. Elle y parvint enfin, avec un argument qui était d’une grande sincérité comme son futur le vérifia, et que je reçus comme un coup de poing au plexus : « Je veux te faire un enfant. » La détermination des grands yeux verts de cette vierge de quinze ans, qui mettait à nu sa matrice débordante, éteignit comme d’un grand seau d’eau la petite flamme grésillante qui faisait fumer les centres de distribution de ma colère. Je rompis aussitôt. Elle réussit à réviser ce choix quelques semaines plus tard, essentiellement par l’exposition touchante de son malheur. Mais davantage que l’idée insoutenable de procréation à cet âge et dans notre situation sociale et affective, c’est la jalousie dont je ne suis pas véritablement revenu. Christine approuva la règle de conduite que j’avais moi-même adoptée et exigée, liberté d’« infidélité » mais le dire à chaque fois – et dans ce cas la vérité est un puissant censeur – sauf que l’incendie si bref et brutal de la jalousie avait réduit en cendres toute confiance, toute partialité et tout mon peu de goût pour elle. Je remarque seulement que ce moment très passionné n’a ni révélé ni généré une passion enfouie, qui aurait été la vérité inconsciente de mon attirance pour Christine ; au contraire, ce que je suis obligé de considérer comme une fâcheuse crise d’amour-propre a été le sommet de cette relation. Par la suite j’ai connu des crises de jalousie d’une intensité similaire, mais jamais pour Moni, dont j’admirais et craignais respectueusement la liberté de mœurs ; j’ai été seulement très surpris de trouver chez Proust, qui décrit pourtant avec une justesse saisissante certaines des émotions que j’ai éprouvées avec Moni, la jalousie comme moteur de ces émotions. Avec Laurence, c’était bien davantage la piste de Jane. Pourtant, je l’ai connue un certain temps avant d’être attiré par elle. Et cette attirance a été sexuelle d’abord et surtout, je me souviens de la sensation de plénitude et de tendresse de ma première érection, un jour, lors d’une surprise-partie, où le manque de place l’avait contrainte à s’asseoir sur mes genoux, et comment j’ai eu ce jour-là du mal à libérer sa taille. Avec elle je découvrais comment un corps, de la fermeté de la chair à l’odeur et à la texture des cheveux, pouvait ouvrir en moi des représentations de formes et de lignes, d’images et de couleurs, de sons et de goûts, sans commune mesure avec ce qu’apportaient la musique et l’herbe, même réunis. Au fond de cet être un peu vide gisait une grande tristesse qui m’a alors pénétré sans que je puisse la nommer. C’était une sorte de grand cumulus qui parfois se fissurait, inondant le monde, sans espoir. Mais lorsqu’elle avait rejeté, de manière si touchante, ma déclaration d’amour, je compris comme si on éclatait une bulle autour de moi, que c’était la consistance de son corps, l’effet systématique, presque trop fort qu’il produisait sur le mien, qui s’était transformé en ces poèmes dans mon cahier bleu comme elle, en ces chansons de Cohen que je hurlais quand j’étais seul dans le bois parce qu’elle les affectionnait, et en cette déclaration : « c’est ton fondement que j’ai envie de toucher du mien » que je traduisis dans l’infirmité de ma pensée consciente par le « minette imbaisable ! » qui fit notre irrémédiable rupture, et qui tenait aussi à dissimuler cette étrange et embarrassante vérité : « De mes dix-huit ans, je viens de découvrir que l’amour est aussi une façon de le dire qui tient compte de ma plénitude lorsque je prends dans ta bouche ta profonde tristesse de cumulus qui éclate. » Si l’écho de Jane avait duré dix jours, celui de Laurence, déjà beaucoup mieux ancré, dura au bas mot dix mois, alors que je repensais et revoyais toujours Christine avec un léger désagrément, et que la si jolie Brigitte, pourtant déjà si adulte, que je rencontrais vers le troisième de ces dix mois, n’a pas laissé un seul regret au fond de mon fond. Au printemps de 1973, je commençais seulement à me sortir des trajets sur lesquels je risquais de voir passer Laurence, et c’est par la dérision que je tentai d’attaquer cette impression de pluie tiède, d’herbe mouillée, de larmes très salées, et d’émeraudes fondantes : je rapetissais cet abîme profond au bord duquel je n’avais encore plongé qu’un regard effrayé à la frustration qui en était restée, je me moquais de moi-même et de mon attachement aux longues chevelures ondulées-frisées, à la manière de Laurence de tenir une fleur ou de sourire en plissant le nez. Je cassais maintenant mon penchant en le ridiculisant, en la dénigrant elle (que j’écrivais Elle dans mes envolées lyriques), en montrant combien j’étais pompeux, combien son ambiance d’hiver n’était pas celle du monde, combien tout finalement n’était que sexe, et combien le sexe était autrement représenté dans le monde que par cette fille triste qui n’en voulait pas ; et je me claquais dans le dos avec de faux rires grinçants, dandy ou troupier. C’était un curieux combat, auquel nous ne sommes pas préparés, solitaire, pertinent, plein de défaites imprévues, comme de la voir soudain passer, injuste, et indispensable. Mais, tout bien compté, lorsque je sortis la tête de ce trouble important, j’avais l’impression d’avoir simplement émergé d’un bourbier et non pas d’avoir touché le centre du monde. Et l’amour, que j’avais cette seule fois proclamé, me parut alors un leurre, le contraire d’un euphémisme, une grenouille qui veut se faire bœuf ; j’avais l’impression d’avoir une fois de plus été trompé par ce mot, qu’il était une sorte d’hallucinogène farceur mais odieux parce qu’il promet des ouvertures qu’il ne tient pas. Pour signer ma rédemption, j’avais réduit mon attirance pour Laurence à achever sa trivialité : je me promis qu’un jour « je l’aurais » ! Cette idée de vengeance suffisant à absorber et sécher les explosions de cumulus me prouva bien que l’amour était la vaste façade positive que les gens doués d’imagination apposent sur leurs désirs, rien de plus. De Jane à Moni, c’était comme si on défonçait, par coups de béliers successifs, une grande porte derrière laquelle régnaient un mystère capital et sa vérité : et à chaque étape j’avais l’impression qu’on m’ouvrait et me précipitait dans un abîme, alors que même en regardant l’abîme du visage de Moni qui attendait avec bien plus de passion que je ne réponde à sa mère, la grande porte n’était encore à peine qu’entrouverte. La progression d’intensité de Jane à Laurence avait été comparable à celle qu’il y avait eu de Laurence à Moni. Pourtant Moni ne contenait pas ce qu’avait été Laurence ou Jane. Chacune me laissa un goût différent, étrange et délicieux, mais celui de Moni était incomparablement supérieur en finesse et en saveur que tout ce que j’avais connu jusque-là ; elle n’a jamais été la femme qui contient toutes les autres, mais ce qui m’avait plu chez les autres, je ne l’aurais pas voulu en elle, et même si un jour elle n’avait plus été sournoise, elle aurait été moins riche, et il m’aurait manqué quelque chose. Elle commençait à me faire découvrir des territoires de l’esprit dont j’ignorais même l’existence, et pour lesquels mon vocabulaire, qui s’était arrêté aux poèmes pour Laurence, était insuffisant, et l’est resté. Même si je ne nie pas que cet apprentissage peut être compris comme quelque chose de très banal, je ne suis pas sûr que la hardiesse que j’avais à vouloir connaître le sens de ce jardin magique, et à l’exprimer, ne soit très partagée. Certes, je le traversais avec des œillères, et en courant, mort de peur comme on a vu, et je ne voulais pas ralentir ma folle cavalcade parce que l’intensité, la nouveauté et les délices, probablement interdites puisque nulle part mentionnées, me parurent, à juste titre et à chaque pas, autant de dangers mortels ; mais, là où je m’étais arrêté avec Laurence – et ce n’est pas essentiellement de sexe ici qu’il est question –, dans la contemplation stupéfaite des cumulus, je traversais maintenant, et je traversais avec la meilleure part de moi-même, à savoir cette envie de comprendre et de révéler qui ne m’a pas, jusqu’aujourd’hui, fait défaut. J’étais bien entendu incapable, dans un tel affolement et dans des urgences aussi grandes et mal maîtrisées, de saisir les frontières irréversibles que je franchissais sans les voir. Et j’étais hors de mesure d’identifier ou de nommer cette magie, lorsque, cette même semaine, ma mère, qui voyait virevolter autour de son fils les jeunes filles en fleur dans un ballet dont elle n’arrivait plus à inscrire la logique dans les codes de séduction de sa propre adolescence, me demanda où j’en étais ; je lui parlai alors de Moni, je le sais avec le ton grave et feutré qui était le sien, en lui assurant que, contrairement à toutes les autres, celle-ci comptait. J’en ai toujours un peu voulu à ma mère, et sinon de pas grand-chose d’autre, qu’elle n’ait pas semblé entendre dans cet aveu capital un lointain et pudique appel, mais encore davantage qu’elle n’ait pas compris l’immense importance que cette nouvelle jeune fille en fleur, déjà si femme, avait prise dans mon existence. Jamais, en tout cas, ma mère, dont la curiosité pouvait aller jusqu’à l’importunité (un jour, quelques mois plus tôt, alors que j’étais seul dans ma chambre avec une autre Sophie, elle est entrée nous déranger ou moins une demi-douzaine de fois, sous les prétextes les plus futiles, pour réussir finalement à empêcher ce qu’elle aurait bien voulu surprendre), ne m’a parlé de Moni. Avec madame Patre, la conférence sur l’amour fut la plus courte des trois. A « mais est-ce que vous aimez Sophie ? » je répondis donc logiquement et véridiquement « on ne peut pas dire ça », non sans ajouter un bref et cinglant paragraphe qui dénonçait l’amour comme les vêtements du roi qui est tout nu. Je souris aujourd’hui de cette sincérité aveugle où je chiffonnais et jetais l’amour, que j’ignorais toucher dans ce refus de le solder, comme un papier gras devant une femme qui venait de me parler de « l’homme de sa vie » en désignant son amant du moment, qui allait la quitter trois mois plus tard. Arrivé à la fin de notre conversation, j’étais pour madame Patre un jeune crétin imbu, qui tentait de la saouler de paroles après avoir apporté la blennorragie à sa fille, préalablement droguée, en récusant même de l’aimer. Elle me demanda de partir immédiatement et m’interdit de jamais revoir Moni. Elle alla ensuite à la police pour que je sois inculpé de trafic de drogue, mais les fonctionnaires locaux (la petite brigade municipale était dirigée par un ex-flic des stups) qui connaissaient bien mon affaire cessée depuis un an ont dû lui rire au nez. J’eus beaucoup de chance de n’être pas encore légalement adulte à dix-neuf ans, car la majorité à dix-huit ans ne fut votée que l’année suivante alors que j’en avais vingt, sans quoi j’aurais été poursuivi pour détournement de mineure. J’ai souvent repensé à cette curieuse explication. Je pense que la pseudo-blennorragie devait paraître bien bénigne à madame Patre. De même, pour la drogue, elle devait être surtout effrayée par sa propre ignorance, et par le retard qu’elle prenait, en la matière, sur sa fille, car je suis même persuadé que sinon son amant, en tout cas le père de Moni devait déjà avoir connu, dans le milieu culturel qu’il fréquentait, la différence entre drogues douce et dure que j’avais exposée. Mais je pense que le point véritablement déterminant a été celui de l’amour. Car là, cette poule paniquée par les excès de sa propre descendance devait se croire experte, comme tant de gens qui, n’apercevant aucune autorité scientifique reconnue, s’accordent donc une telle expertise sur les sujets irrationnels. Madame Patre, dont l’expérience des hommes a toujours oscillé entre l’insipide et le malheureux, le volontariste et le sentimentaliste, l’exemple de telle héroïne de roman et de telle héroïne de cinéma, n’a jamais compris ce que, avec davantage d’excuses et moins de prétention, je ne savais pas non plus, et que l’ensemble de mon discours était en vérité : j’ai des défauts et j’ai des qualités, je suis ignorant et je suis intelligent, je suis léger et je commets beaucoup de fautes, mais aujourd’hui, en venant vous voir, j’ai pris mes responsabilités d’humain qui joue sa vie, parce que votre fille ici présente, j’ai commencé à l’aimer à la folie. Mais je crains que même si je m’étais décrypté jusqu’à une expression aussi entière et simple, madame Patre aurait eu de l’aversion pour une expression qui aurait défié à ce point son image toc de l’amour. Ce que j’aurais dû dire, si la fin avait justifié les moyens, c’est : « Madame, vous me flattez de me recevoir, et mon impertinence va certainement me faire renvoyer. Mais j’aime votre fille à tel point que depuis que je l’ai rencontrée j’ai fait et tenu le vœu d’arrêter de me droguer. Quant à mon mal, il est imaginaire. Je l’ai inventé pour vous rencontrer, car Sophie m’a parlé de vous en des termes qui m’ont laissé penser, avec beaucoup de respect, que vous pourriez être la directrice de notre conduite, notre alliée et notre amie. » Mais moi, qui n’avait jamais tenté de séduire la fille, je n’imaginais pas devoir rouler la mère, et je voulais alors attaquer le monde, pas m’en accommoder. Par conséquent, j’en admets la puérilité, j’ai toujours été fier de ma franchise et de mon honnêteté ce jour-là. Je fus du reste amplement récompensé par Moni, qui m’accompagna sur le palier, claqua la porte, et, dans un chuchotement rauque et rapide, me fit convenir d’un lieu secret, sous une pierre de la place de l’Eglise, pour y continuer au moins une correspondance. Contrairement à moi, qui étais stupéfait de la conclusion, Moni avait déjà anticipé les conséquences. Puis, alors que sa mère croyant que sa fille fuguait, folle de rage et d’inquiétude, interrompit notre intimité, je recevais déjà le baiser d’adieu le plus tendre et le plus triste que je n’aie jamais goûté. Il était long, fin, doux et merveilleusement abandonné. |
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