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Moni
1973 - Trois semaines
1973 | ||||||
4. De la lenteur adolescente Mon sang était du champagne, j’étais dans une grande étendue beige et gaie, dilaté de partout, changé, grandi, mûri, la trame du monde avait trouvé une incroyable ampleur et le détail le plus infime ouvrait du possible insoupçonné, de la noblesse de pensée et de cœur, du sens. Mais les jours suivants, je passai et repassai sur la place de l’Eglise, chaque fois aussi persuadé que l’autre soir qu’elle y serait, mais elle n’y était pas. Très vite, trop vite, je sentis en moi tout se renverser, mes pores ouverts devenaient des piques se jetant en moi, j’accusai Sophie de ne plus la voir, pensant confusément qu’elle avait regretté le bref instant passé ensemble, qu’elle m’évitait et que son fluide si étrange et si désirable s’était retourné vers d’autres horizons. Je ne savais même pas comment la chercher. J’avais grimpé sur ce haut promontoire, et il n’y avait maintenant que des à-pics qui m’empêchaient de descendre. J’allais me déshydrater, si je n’étouffais pas avant de colère, ou d’orgueil sûr et mâché. Si l’incroyable coïncidence pourtant si certaine, si indiscutée, qui avait présidé à notre rencontre ne se reproduisait plus, c’est que tout était fini. Quand je l’ai revue, dans le parc de Saint-Cloud, c’était encore une sensation nouvelle, composite et complexe, ouvrant des territoires. Je crois que le début de cette impression était cette fascination, torpeur et absorption concentrée mêlées, calmant mon système nerveux et donnant un coup de pied dans tout ce qui était immobile dans mon cerveau. L’admiration incrédule du ciné-club, du gymnase et du carrefour de Ville-d’Avray s’était gravée en moi au point qu’elle s’imposait en abstrayant même la rencontre plus concrète qui avait eu lieu. Mais, immédiatement, je me souvins que notre distance avait été réduite, et ce fut une douleur amère, car cette diminution de distance me parut à ce moment-là un mirage. En effet Sophie n’était pas seule, alors que dans mon hagiographie implicite elle ne pouvait qu’être au-dessus des vagues et imprécises contingences qu’on appelle les autres. Elle était accompagnée d’une autre Sophie qui était sa cousine, comme je le sus plus tard, et elles étaient au milieu d’un groupe d’une dizaine de personnes, dont je connaissais la moitié (la moitié seulement !), et qui jouait sous la direction éclairée de Minot. C’était douloureux parce que, comme je le craignais, sans m’aviser que dans l’immense confiance de nos rencontres guidées par une préférence inéluctable du hasard je ne lui avais pas laissé davantage de possibilités de me trouver qu’elle ne m’avait laissé d’indices sur son nom, son adresse, ses contraintes, elle avait alors préféré, sans doute, cette compagnie à la mienne, ce qui confirmait bien que je n’avais que rêvé l’amorce de communication entre nos regards et nos langues. Je ne songeais pas même, face à cette injustice outrée, qu’elle aurait pu penser exactement la même chose de moi, si elle avait eu alors une opinion aussi rancunière et susceptible. Minot était un des rares fils d’ouvrier du lycée de Saint-Cloud. C’était une brute qui partait chercher la bagarre tous les samedis soir, mais qui était plus désarmant encore dans sa façon de mettre son cœur à nu sans jamais paraître faux. En 1969, alors que les CRS avaient envahi le lycée, dans une charge aussi virile que si nous avions été des ouvriers aguerris – leçon inoubliable – parce que nous tentions d’empêcher Ludovic de Montenay de passer en conseil de discipline pour avoir graffité « liberté sexuelle » sur le mur des chiottes du lycée de filles, Minot, ulcéré et brave au-delà de la témérité, s’était aventuré seul entre les rangées de cars de CRS, criant des crève-salope qui lui valurent, à quinze ans, plusieurs semaines d’hôpital et davantage de sarcasmes pour sa bêtise que d’éloges pour son courage conséquent. Par une coïncidence patronymique, Minot qui s’appelait Dominique Charlier, était assis à côté de moi lors de l’épreuve de français du baccalauréat que j’étais venu repasser à Saint-Cloud quelques mois après mon exclusion, et il menaçait de nous faire expulser tous les deux de cet examen en lui-même dérisoire par l’insistance peu discrète qu’il mettait à vouloir copier ce que j’écrivais ; je crois que c’est mon hilarité qui l’a fait cesser cette transgression qui était tout à fait le personnage, puisqu’il était pour le moins grotesque, en tout cas inutile de vouloir « copier » une dissertation de français, ce qui prouvait assez justement qu’il était donc encore plus grotesque de l’interdire. En 1974, il tomba « amoureux » d’une cuisse de mouche de banlieue, et comme elle habitait chez ses parents, il m’emprunta quelques fois mon lit dans une urgence pétulante et comique, et de l’autre pièce située au-dessus de celle-là on entendait en souriant la sévère épreuve des ressorts, mêlée aux couinements prolongés de la belle. Cette blonde platinée, à la voix suraiguë, une vraie caricature, partit un jour comme dans un roman policier de ces années-là, avec le contenu du compte d’épargne et la 2CV que Minot venait d’acheter. Il n’a manifesté aucune colère, car il lui avait donné toute sa confiance, et elle avait le droit de la lui prendre. Mais il fut inconsolable, dans une douleur d’autant plus profonde qu’elle était aussi philosophique. Quelques semaines plus tard, il reparut, les yeux étincelants : il était à nouveau réconcilié avec la vie, et se disait à nouveau amoureux. Ce loubard rougeaud, on l’aurait pris pour un cogneur irlandais, avait maintenant une liaison plus que sentimentale avec un certain Hubert, rédacteur des Nouvelles de Versailles, qui était lui aussi une caricature, celle de l’homosexuel maniéré. Mais quand Minot venait au Beauce pleurer sur mon épaule en ouvrant ses grandes paluches de boxeur pour mieux exhaler un gémissement « mais pourquoi il n’est pas là, il m’a dit qu’il serait là à trois heures », je n’avais pas le cœur de répondre qu’il n’était que trois heures et demie, parce que je savais qu’Hubert ne viendrait pas, et je me demandais comment un type aussi touchant que Minot tombait systématiquement sur des escrocs affectifs, sur des petites vermines qui n’avaient pas le centième de sa vitalité et de son goût pour le don, pour le risque, et pour la nouveauté. Plus tard, je l’ai vu avec une fille toute jeune qui m’émouvait profondément, parce qu’elle s’appelait Sophie et habitait Ville-d’Avray, et c’était une autre antithèse à Minot. Elle était fort jolie, avec ses grands yeux sombres et la parole posée, mais elle faisait une demi-tête de plus que lui, n’avait pas quinze ans, était plate comme Hubert, et parlait comme l’insupportable bourgeoise de cinquante ans que semblait être sa mère, avec toutefois beaucoup plus d’esprit et de prudence. Chaque fois nous nous croisions, elle était contente de me voir, et c’était réciproque : elle avait une sagesse qui jurait si bien avec sa morphologie presque enfantine. La dernière fois que j’ai vu Minot, en passant par hasard par Saint-Cloud vers 1979, où je m’étais arrêté au bistrot, nostalgie oblige, et où nous avons bu quelques Pelforth ensemble, il allait rendre visite à quelques anciens de l’équipe de rugby du lycée dont il avait bien évidemment fait partie, et comme j’aimais bien aussi les Choupette et les Blaise, il me proposa de participer à cette troisième ou quatrième mi-temps. Comme ma voix pâteuse déclina l’invitation, la sienne, non moins pâteuse, quoique tonnante, me fit promettre de lui rendre visite chez lui et pas plus tard que bientôt, rires. Il ajouta qu’il avait rencontré une Allemande superbe, plantureuse et tout (et tout le contraire encore une fois de cuisse de mouche de banlieue ou de la grande Sophie), que cette fois-ci il était amoureux, et qu’il me montrerait la communauté où ils habitaient, en me griffonnant son adresse sur un carton de paquet de cigarettes. Quelle ne fut pas ma surprise le lendemain matin en découvrant que son adresse, celle de sa communauté et de sa superbe Allemande, était à Düsseldorf ! Ce n’est que bien après que les garde-fous de nos petits repères incrustés dans la routine tombent qu’on est à même de regretter d’être passé à la fois si près et si loin de personnes aussi indépendantes et qu’on a toujours vues ou crues prisonnières de quelques traditions ou de quelques superstitions qu’on méprisait. Mais si avec Minot, chaque détail paraissait faible, l’ensemble a toujours été estimable, pour ne pas dire enviable. Le jeu en cours était cette ronde où l’un des joueurs tourne autour du cercle et dépose un mouchoir derrière un dos. Au tour suivant, si celui qui a le mouchoir l’a ramassé et a commencé à son tour à faire le tour du cercle, le premier joueur s’assoit à sa place, mais s’il n’a pas eu le temps de se lever, il est envoyé en pénitence au milieu du cercle, et le joueur qui a posé le mouchoir le ramasse et repart. Sophie était dans le cercle et je lui fis, de loin, un petit salut, comme à d’autres, marquant de la contrariété par cette indifférence feinte. Je pense qu’elle devait être assez surprise de ma froideur. Mais après la fascination incomparable qu’elle avait exercée sur moi, la facilité même d’avoir réussi à l’approcher, avait été un triomphe aussi éphémère que complet. Soudain j’avais pensé que si quelques heures m’avaient suffi pour « sortir » avec elle, elle avait sans doute dû utiliser les longues journées depuis ce moment pour sortir avec qui elle voulait, et, comme la sensation du triomphe, la sensation de la défaite était complète. La confiance en moi et son contraire alternaient à toute allure, le terrible hiver n’était pas tout à fait passé. Autant, après le baiser, je m’étais senti quasiment comme un mari, autant cette après-midi, si longtemps après, peut-être trois ou quatre jours plus tard, j’avais l’impression d’avoir vécu un cruel mirage, dont j’étais l’infortunée et ridicule victime. J’ignorais encore que la substance si riche et si neuve de Sophie m’avait fait m’engager davantage avec elle qu’avec n’importe quelle personne que je n’avais jamais connue, et quelque part en moi une alarme s’était déclenchée en permanence : je n’avais pas de réserves ou de recul, j’avais perdu la cohérence de mes actes, et j’étais perpétuellement en défiance d’un ridicule qui me paraissait aussi dangereux dans mon désir ou besoin d’acquérir cette substance. Je constate bien que la peur de perdre l’enjeu colossal que je ressentais avec elle, qui ne m’a jamais quitté, était déjà présente, sinon dominante dans l’espèce de personnage défensif que je lui opposai à ce moment-là. Je refusai l’offre de Minot d’entrer dans le cercle. Je la sentis donc me dévisager avec cette attention grave, mais sans ostentation, qui est comme une coulée de sérénité euphorisante. La ronde ne tarda pas à finir, et aussitôt elle vint droit à moi, et dans sa voix claire et mate perçait, à côté d’une imperceptible pointe de défi, un soupçon de la plus douce inquiétude : « Ça va bien ? » « Très bien, merci », répondis-je d’un ton un peu sec, qui se voulait détaché, mais si je me raidissais et que je tentais même de regarder ailleurs que dans les grands yeux interrogatifs, c’était pour me défendre contre la fonte, saupoudrée de jubilation, mise en œuvre par la sollicitude si franche et marquée de Sophie. Minot avait maintenant ordonné un colin-maillard, et j’étais content d’y participer. Mais avec une gravité, encore accrue, qui avivait si bien la profondeur de son être, à son tour, elle refusa le jeu. Minot vint me dire à l’oreille, « je t’assure que si c’était pas toi, je serais déjà sur le coup, veinard ». Ce tiers avait donc perçu que Sophie m’avait distingué d’entre tous les autres et que j’étais peut-être un peu lent à m’en rendre compte, et il détruisit ainsi la majeure partie de mes craintes ; d’autant que sa menace amicale de se mettre « sur le coup », me parut un compliment d’autant plus touchant que je souriais intérieurement d’imaginer Minot et Sophie ensemble, lui une sorte d’apologie de la grossièreté rabelaisienne, elle, une explosion de finesse et de sensibilité aristocratique. Aussi, le temps du colin-maillard m’était devenu utile pour pouvoir m’habituer à sa présence si forte. Elle s’était adossée à un arbre et discutait distraitement avec sa cousine, mais je continuais de pouvoir m’enorgueillir de la préférence de son regard, tendu mais souple, un peu inquiet, et qui n’avait rien perdu de sa magie, même au milieu de la vulgarité ambiante. Au moment où la cousine mit le bandeau, alors que j’oubliais de plus en plus de simuler l’indifférence, elle me fit un petit signe imperceptible de la tête pour que je vienne près d’elle. « Je t’ai attendu place de l’Eglise » me dit-elle, et je n’avais encore jamais entendu rien d’aussi suave, « c’est drôle, tu n’es pas venu, et j’ai cru que c’était fini ». J’ai tourné la tête en souriant, et je l’ai couchée sur son sein dans lequel j’ai senti une profonde inspiration. Sa main, qui avait la température et le parfum de son haleine, est venue jouer dans mes cheveux. Le reste de l’après-midi a été un enchantement, comme ce chaud soleil de juin puissamment tempéré d’une brise vive. Chacune de ses phrases, chacun de ses gestes, chaque expression qu’elle prodiguait, consciemment ou non, était un épanouissement de ses foudroiements que j’avais déjà avalés avec tant de délices. Mon abandon progressif à cet être enveloppant était encore corsé par la présence de la jeune cousine, qui nous obligeait à nous embrasser en cachette (nous partions courir devant et l’attendions derrière un arbre, ou l’impliquions dans des variantes de cache-cache truquées), car Sophie m’avait fait comprendre obscurément que sa compagne devait aussi être considérée comme une espionne potentielle de sa mère, qui ne devait en aucun cas soupçonner notre liaison. Nous tentions en vain, moi surtout, de prolonger la fin de cette complicité envoûtante, mais il fallut qu’elle parte, et j’ai encore la pression de sa main dans la mienne, quand nous nous sommes enfin lâchés, sur la place de l’Eglise où j’avais raccompagné les deux cousines. Et la partie la plus imprégnée de mon corps prit encore cinq bonnes minutes pour commencer à admettre, lentement et à contrecœur, que Sophie n’était plus à portée d’être touchée. J’ai ensuite ajouté une foule de souvenirs qui sont de petites touches discrètes et fraîches à ce tableau d’ensemble qui paraît mièvre, je n’en doute pas, à ceux qui veulent bien oublier que le but de ce que j’écris n’est toujours que d’établir le sens du monde. La positivité de l’apparence, les menues faiblesses, les grandes banalités ne sont aussi que les étonnantes dissimulations de ce qui les nie. Il en va ainsi de mes souvenirs de ces jours lointains, qui constituent un effort considérable parce que j’ai perdu l’état d’esprit qui m’habitait alors, qui est si indissociable de ce que je vivais. J’ai déjà dit que mon adolescence si banale et sans problèmes en apparence était la période cruciale de ma vie, parce que, avant et après, le monde m’a imposé des règles. Mais à ce moment-là, manquant de règles, je dépendais presque uniquement de celles que j’étais capable de me donner, sans expérience ni références, sans pouvoir compter sur personne. C’est pourquoi les principes que j’ai acquis alors me sont restés, et les choix que j’ai faits dans cette période ont été les plus difficiles, parce que les plus indécis. Ce curieux cocon dans lequel j’étais à l’abri, et qui est une contingence de la société, était certainement le lieu où la latitude des choix de vie était la plus grande. La plupart de ceux qui se sont trouvés dans cette bulle, qu’on pouvait habiter pendant cinq ou dix ans de sa vie, et qui n’a pas duré vingt ans dans ce siècle, ont choisi de se raccrocher à des contraintes plus rassurantes et à des obéissances mieux justifiées par les raisons du besoin et de la nécessité. Leurs choix plus adultes ont en même temps été les choix des adultes, leurs choix inconscients de résignation. Il est, depuis, de bon ton de plaindre les adolescents, mais j’ai toujours considéré que ceux qui, malheureusement comme Sophie, ont sauté cet âge, à cette époque, et ses convulsions douloureuses et malheureuses qui exigeaient d’inventer des solutions qui allaient bien au-delà de l’instant, où le net et le trouble, l’euphorie et la gravité, la solitude et le monde se font la guerre, n’ont jamais eu l’occasion de savoir ce qu’est une vraie responsabilité, dans son sens d’horizon à ouvrir et en même temps à limiter. Si pour ma part j’ai eu quelque portée dans ma vie, je ne peux pas nier que ces conditions de départ y ont heureusement participé. Je considère que la vérité du récit est primordiale dans mon discours. Mais je ne peux pas la garantir. J’ai des menus épisodes de ce mois de juin de 1973 des souvenirs et des impressions qui se contredisent parfois. Je peux me raconter un épisode de deux manières opposées parce que l’effort que produisent ma mémoire, mon croire et mon savoir, mon émotion et ma ratiocination, le porte probablement au-delà de ce qu’il a été ; mes rêves sont affectés du même coefficient d’inexactitude lorsque ma conscience en établit le constat. Si bien que, toutes proportions gardées, mon récit me semble construit sur les mêmes qualités et défauts méthodologiques que les récits mythologiques antiques, où l’effort de l’expression n’était pas en phase avec l’effort de l’événement. En juin 1973 j’avais les tripes à l’air, et aujourd’hui, en le racontant, je suis contraint de me laisser pousser les ongles pour m’arracher les tripes. Si les deux résultats paraissent comparables, je prie de croire qu’ils peuvent alors très bien aller d’une chose à son contraire. Mais en signalant ainsi ma désespérante marge d’erreur, je ne la réduis pas. Si Sophie essayait de raconter les mêmes faits que moi, je ne doute pas qu’ils seraient tout autres, dans le meilleur des cas complémentaires. La vérité du récit en serait cependant plus grande, non parce que sa parole scrupuleuse serait plus digne de foi que la mienne, mais parce qu’il y aurait cette note inimitable, qui n’appartient qu’à elle, que j’essaye principalement de décrire, après avoir tant essayé de la retenir. Il y avait un jour où nous marchions côte à côte sur le boulevard de la République à Saint-Cloud, ce devait être peu de temps après cette soirée à Lakanal dont j’étais sorti Colin, et je lui dis, dissimulant ma solennité derrière une certaine raideur, ou plutôt tentant de la dissimuler ce qui aggravait encore cette solennité – et je ne peux pas supposer que quelqu’un comme elle ait pu ne pas le sentir en priorité –, « je change ton nom ; désormais je t’appellerai Moni ». Elle se tourna brusquement et me regarda avec le plus noir de ses regards sérieux, mais ne dit absolument rien. J’ai pris des années pour comprendre ce regard, car je ne savais pas encore que sa mère s’appelait Monique, et après l’avoir su j’ai pris beaucoup de temps pour remarquer la ressemblance. Ce qui me gênait dans Sophie c’était le soupir (Seufzer en allemand ressemble encore plus), et il n’y avait pas alors de soupirs, nos respirations étaient d’un rythme plus tendu. De même, les deux consonnes sifflées me paraissaient un zozotement, une outrance phonétique dont son être si généreux n’avait aucun besoin. Dans Moni il y avait un mouvement sensuel qui combine une douce pression des lèvres et une douce pression de la langue sur l’avant du palais. Il y avait là une rondeur et une chaleur qui ressemblaient à ses baisers. D’ailleurs je prononçais à l’allemande (ce qui éloignait beaucoup ce nom de Monique, quoique Moni est le diminutif très courant de Monika en allemand) en accentuant le o, ce qui arrondit la bouche, parce que le o reste un grave instant suspendu, ce qui rend moelleux le i de la dernière syllabe, plus courte, plus alerte aussi. Je trouvais cependant que le soleil de l’association des deux voyelles de Sophie était à garder dans cet ordre, on y conservait la rime riche avec joli, tout en épanouissant celle avec harmonie. Le chant rond, sensuel, mais net de son nouveau nom me fait toujours penser au contact avec un chocolat fourré qu’on croque moins qu’on ne le laisse fondre. Cette débaptisation était essentiellement un plaisir sensuel associé à la volonté de la distinguer en lui retirant un nom courant, de saint, au profit de deux syllabes qui allaient dans le sens de ce quelque chose qu’elle seule avait ; et il n’y avait aucune tentative phénoménologique, car je ne connaissais pas alors le sens des mots « sophisme » et « monisme » à travers lesquels, en accentuant le mouvement de premier au second, j’aurais pu réaffirmer avec un peu de vain brio mon respect et mon admiration pour elle. A part cet imperceptible sursaut quand je l’ai appelée Moni pour la première fois, elle apprécia d’avoir cette identité pour moi seul, et c’est ainsi qu’elle me signait ses lettres. C’était l’acte fondateur de l’intimité exclusive d’un jardin secret commun. La musique, depuis dix ans, avait largement contribué à fabriquer de l’adolescent en transformant massivement les dix-vingt ans en consommateurs. La musique est devenue à ce moment-là la prétention culturelle favorite de la jeunesse, parce que, en raison de l’explosion du disque et de l’instrument électrique, il n’était plus nécessaire d’être musicien pour faire carrière. Le rock commençait à fabriquer des stars de moins de vingt ans qui, comme les Beach Boys, durent apprendre les rudiments des instruments qu’ils utilisaient, après être devenus des « artistes » connus du monde entier. Malgré ma nullité à pratiquer, j’ai eu une période de grand intérêt pour la musique de cette génération-là, et je crois bien que depuis il ne s’est pas produit, dans ce secteur marchand une explosion comparable. Je retenais avec une facilité qui m’étonnait moi-même des noms de groupes inconnus, de disques introuvables, de musiciens obscurs auxquels mon imagination prêtait des épopées maudites, et, avec toute notre génération, mes amis et moi passions alors notre temps, non à regarder des écrans, mais à écouter des platines suivre des microsillons. Avec Moni nous n’échappions certainement pas à ce goût, qui commençait pourtant à décliner pour moi ; et notre musique préférée n’était par conséquent pas celle qui me paraissait, en accord avec Christophe, la plus aboutie et la plus riche de notre époque, celle de Soft Machine (le groupe avait demandé à Burroughs l’autorisation de prendre le nom de l’un de ses romans), et à la rigueur de Zappa et des Mothers, ou de Coltrane ou des Stooges qui m’avaient fait en vain courir toutes les boutiques que je connaissais pour me procurer « I wanna be your dog » que j’avais capté par hasard sur mon transistor, plus attiré par le rythme sale, lourd et sans compromis, que par les étranges paroles dont le phrasé seul contredisait l’offre de soumission, ou encore de Skin Alley et du Velvet Underground pour lesquels je partageais l’étonnement de Slack, non, c’était une chanson de Léo Ferré, et encore une des plus longues, obscures et tristes, qui était devenue notre hymne : « Il n’y a plus rien. » J’avais toujours vu en ce Ferré l’une des ruines les moins ragoûtantes de la génération antérieure à celle que j’écoutais (quelques musiciens de free jazz faisaient partie, à mes oreilles, de la génération du rock, malgré leur âge, alors qu’à l’inverse quelques crooners recyclés, tels Elvis Presley ou Johnny Hallyday, me paraissaient déjà l’expression d’une société dépassée), au niveau des Brel, Brassens, Piaf, Bécaud, qui seuls sur une scène, où ils étaient seuls éclairés, se démenaient dans des bricolages de mots qui me paraissaient pauvres, et dont on voyait trop bien quelles émotions, à la fois populaires et surannées elles étaient censées susciter. Que Ferré, en outre, soit considéré comme anarchiste, me parut davantage une misère de l’anarchie qu’un passeport de confiance, parce qu’il ne me semblait pas que cette bête de cirque à la crinière blanche, qui serrait la main à qui il fallait, n’eût rien fait de ce que j’attendais d’un anarchiste public : rentrer dans le lard, détruire les scènes vieillottes et les scénographies surfaites de la chanson et de la variété (il n’y avait pas chez ces chanteurs cet humour et ce détachement juvénile d’un groupe qui s’appelait Komintern, et qui avait mis Bandiera rossa en bourrée, sur un disque dont une face s’intitulait « Bal pour un rat vivant », ce qui avait du sens, et l’autre « Bal pour un rat mort », ce qui en ajoutait), se brûler les ailes en brûlant les conventions figées du discours discographique, et disparaître en laissant derrière soi un glorieux chaos. Mais si mon aversion dédaigneuse pour un Ferré ne cessait pas de grandir en proportion de mon rejet du monde auquel il appartenait si bien, « Il n’y a plus rien » prenait pour moi les accents de la plus sentimentale, voire sirupeuse, mélopée d’amour. Et c’était des extases devant des phrases chocs comme « il faut inventer des formules de nuit : CLN, c’est la nuit », dont l’idée ne nous était jamais venue, encore heureux, ou des présomptions du genre de « dans dix mille ans, il n’y aura plus rien », et cela nous paraissait d’une profondeur que nous n’avions pas imaginée puisqu’il était patent, en y réfléchissant, qu’il y avait dix mille ans, il n’y avait encore rien, pas même de marchandise, comme je le lus bientôt en graffiti sur un mur. Avec ce Ferré, et son étrange « quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir », nous nous regardions en silence, peut-être parfois avec un sourire, Moni, qui je crois me l’avait fait écouter (les filles avaient toujours ce goût des voix solitaires et des envolées poétiques, alors que nous, les garçons nous avions besoin de rythmes violents pour contenir et porter notre propre bouillonnement) commença à beaucoup me faire relativiser mes mondes musicaux cloisonnés par de hautes conventions tacites ; elle avait du reste, si mes souvenirs sont bons, une indifférence de souveraine bienveillante par rapport à toutes les débauches de sons dont je m’enivrais comme un animal affamé, en spécimen de pointe d’une génération où c’était la mode. Ferré n’était pas davantage dans son répertoire que dans le mien, pour elle aussi qui, de quatre ans ma cadette, avait en terme de connaissances musicales un retard immense, c’était une hardiesse par rapport à ses goûts, je crois, c’était surtout un don et une expérience pour me rejoindre, et là encore c’est son goût et son plaisir du jeu qui l’ont guidée. Les sons, mais aussi les mots et les couleurs formaient une sorte d’aura bruissante et mouvante qui rehaussait le décor de la beauté un peu paresseuse et altière, sensuelle et mystérieuse de Moni. Il y avait aussi de brusques altérations, du Max Ernst (« La femme 100 têtes ouvre sa marche auguste ») quand elle apparaissait au bout de la rue, dans un sourire de lumière noire, et que, avec toujours cette appréhension qui me tendait les nerfs à en sentir dans le cerveau de petites étincelles glissantes, je serrais sa flamme dense dans un baiser fourré. De son entourage, je ne connaissais qu’une de ses camarades de classe, certainement la plus jolie fille du lycée, puisque Moni était dans une catégorie à part, Vanina, qui avait de longs cheveux raides et bruns, des yeux noisette, et un corps à croquer. Moni, dont je découvrais alors le demi-mot qui ne se discute pas, m’avait laissé entendre, sans que je ne comprenne qui que quoi où comment, que Vanina avait été renvoyée du lycée dans une obscure histoire de lesbianisme. Quoique je savais que Vanina était la petite amie d’un Rémy que je connaissais bien, le voile qui couvrait cette assertion laissait entendre que Moni y était, intimement, mêlée. Non seulement j’étais trop naïf pour supposer qu’elle voulait peut-être tester ma jalousie, sans la provoquer, mais n’étant pas Proust et elle n’étant pas Albertine, je n’étais pas du tout inquiet de l’éventuelle homosexualité de mon amie. Au contraire, l’homosexualité flattait alors le courant d’idées duquel je me sentais proche au point que je n’étais pas moi-même encore au bout de mes certitudes en cette matière, et je trouvais l’idée que se caressent la plus jolie fille que je connaisse, Vanina, et la plus belle personne qui soit, Moni, comme entièrement de mon goût. Pour la jalousie, j’avais des positions très tranchées et vaguement contradictoires. Je crois que j’aurais été extrêmement choqué qu’un de mes amis la touche, alors que j’aurais été seulement très triste si c’était un inconnu. Mais, si je me reconnaissais des sortes de droits sur elle, c’était uniquement dans les différents milieux où je me reconnaissais une image qui me donnait des droits, alors qu’en soi je trouvais Moni suffisamment au-dessus de moi pour qu’elle dispose de son affection sans que j’eusse la moindre exigence à formuler. Je l’avais bien présentée à mes amis. J’ai l’image de Christophe, elle et moi arpentant à grandes enjambées le trottoir de Ville-d’Avray, d’un bistrot à l’autre. Et une autre dans la chambre de Slack, où tout le monde sort pour nous laisser seuls sur le lit, mais l’une des sentinelles rentre à la hâte cinq minutes plus tard pour nous faire savoir que la mère de Slack vient de rentrer. Mais les apparitions de Moni au milieu de mes amis étaient très brèves, et eux la jugeaient d’abord comme un objet du désir, très réussi sans doute, mais d’autant plus hors d’atteinte pour eux que je devais paraître y tenir d’une manière qui la rendait certes plus désirable encore, mais aussi d’autant plus inabordable. Christophe ne m’a jamais parlé d’elle d’aucune façon ; quant à Slack, lorsque je l’ai rencontré par hasard, douze ans plus tard en bas de chez elle, il n’en avait absolument aucun souvenir. C’est l’un des paradoxes les plus étranges de ma vie que, à une exception près, toutes les personnes pour qui j’ai compté n’ont pas compris l’importance capitale de Moni pour moi, et que les rares individus qui ont marqué leur surprise ou leur respect de la très grande intensité qu’elle me faisait vivre étaient des inconnus ou quasi-inconnus de passage. Slack était pourtant là, avec elle et moi, le jour où j’ai déménagé. Ma mère possédait une chambre de bonne en dessous du rez-de-chaussée de l’immeuble voisin. Cette chambre avait servi de transit à mon père lorsqu’il avait entamé sa lente séparation du lit, puis du foyer conjugal. Puis ma mère l’avait louée aux parents de Rainer, qui ayant un quatrième enfant en bas âge, y logèrent justement leur aîné, Rainer. Rainer, d’ailleurs, m’avait donné la clé de la chambre lors de l’un de mes grands désastres sexuels. Avec Christine, nous avions à peine commencé de nous émerveiller dans le relatif silence de nos gestes maladroits, lorsqu’on frappa à la porte. Désir et respiration se rétractèrent dans une terrible sécheresse de gorge et moiteur de front, alors que la minuscule voix aiguë et geignarde de madame Rothe appelait « Rainer, Rainer ». Nous avions les yeux qui sortaient de nos têtes pétrifiées et la mère de Rainer continua pendant cinq bonnes minutes d’appeler son fils en allemand : « Je sais que tu es là, ouvre à la fin, je t’ai entendu. » S’il nous restait un peu de désir après le premier « Rainer », le mien, fondu dans la culpabilité, était épuisé au bout du quatorzième. Et le plus terrible, et son insistance en témoignait, était qu’elle devait supposer que son fils était précisément en train de commettre ce qu’elle venait de nous empêcher de réussir. Lorsque Rainer, jugeant sans doute qu’il ne pouvait plus amener aussi librement qu’il le désirait ses conquêtes, et notamment une Marie-Christine, qu’il appelait Roussalka, et dont il était plus épris qu’il ne voulait le laisser paraître, il déménagea. Je sommai aussitôt ma mère de me rétrocéder cette chambre, sous peine d’en louer une ailleurs, ce qui ne lui laissait que le choix entre me voir déménager dans l’immeuble d’à côté ou plus loin, et elle n’hésita pas. Le déménagement fut l’affaire d’un matelas, une table de chevet à tiroirs, une paire de rideaux et quelques posters. Slack s’était éclipsé rapidement, soit parce qu’il avait mieux à faire, soit par délicatesse. J’étais absolument charmé de l’entrain que mettait Moni à décorer cette nouvelle cellule. Nous sommes rapidement tombés sur le matelas, et ses caresses et ses yeux avaient une fougue directe et chaude que je ne connaissais pas encore. Mais soudain, quelque chose nous interrompit : c’était une horde d’enfants qui s’était massée devant la fenêtre, à un mètre vingt de haut, mais de plain-pied, à l’extérieur, sur un parterre de gazon qui longeait l’immeuble. Je les chassai du geste, mais trois minutes plus tard, toute la bande était de retour, riant et gloussant. Je leur fermai alors la fenêtre au nez, ce qui eut pour effet de les faire fuir, puis de les faire revenir, plus excités encore. Je baissai le volet, mais ils étaient maintenant en train de crier et de frapper contre. Je remontai la jalousie, les menaçant de la voix et du geste, ils fuirent, ils revinrent et maintenant jetaient des pierres. Fou de rage, je relevai le volet, ouvris la fenêtre, grimpai à l’extérieur et me mis à courir au hasard derrière le noyau des gamins qui criaient. Finalement j’en attrapai un par le bras, il hurlait de terreur, secoué de sanglots irrépressibles, qui m’empêchèrent d’exercer ma colère, sa mère apparut à une fenêtre et je la priai de descendre récupérer sa charmante progéniture. Il y eut une explication courtoise et ferme de ma part, mais infiniment longue. Lorsque je pus revenir dans la chambre, les yeux de Moni avaient encore grandi, et elle avait un air navré. C’était la première fois qu’elle me voyait en colère, et je me demande si elle n’était pas aussi un peu effrayée. Elle était sur les genoux et elle prit ma main pour se lever. « Il faut que je parte » me dit-elle avec une tristesse d’un grand sérieux ; « Calme-toi. Tu as bien fait. » Et sur la pointe d’un pied, elle effleura légèrement mes lèvres des siennes, en me caressant la joue d’une main. Peu après, c’était un matin à cinq heures que tout doucement ma porte, qui n’était jamais verrouillée de l’intérieur, s’ouvrit. Elle entra sur la pointe des pieds, un large sourire illuminait tout son splendide visage encadré de mèches noires. « Chut » m’intima-t-elle avec le pléonasme du doigt sur les lèvres, les yeux pleins de malice. Puis elle me chuchota qu’elle avait fu-mé. Elle avait promis qu’elle passait la nuit chez sa grand-mère, mais en réalité elle avait été toute la soirée chez des amis (Vanina et Rémy ?) et elle avait eu très envie de me voir chuchota-t-elle de sa voix étouffée, en se déshabillant. « Mais dors ! » riait-elle. Elle se glissa sous le drap, en chien de fusil devant moi. Je m’étonne encore aujourd’hui de ce moment, car je suis incapable d’y reconstituer mon désir ; je ne peux pas penser qu’il fut absent, et je ne peux pas penser qu’il fut présent. Je me souviens de ce corps souple et chaud, absolument détendu, et parfaitement lové de mes genoux à mon menton. C’était un apaisement, un plongeon frais et doux dans une eau pétillante, une confiance offerte. Alors que, depuis deux ou trois semaines que nous nous connaissions, la tension de nos sexes, et la pression du passage à l’acte, sans jamais être discutées grandissaient, ce moment a été comme une parenthèse innocente, une réminiscence de l’enfance. Elle s’était mise dans mes bras, non pas comme la jeune femme aux baisers possessifs et aux caresses fougueuses, mais comme une petite fille qui vient se réfugier dans un lit de grand frère, une nuit d’orage. Il y avait peut-être aussi dans cet abandon tranquille un contre-pied à sa propre soirée de fugue et d’ivresse, qu’elle voulait ainsi achever dans une paradoxale innocence ; et peut-être attendait-elle que je la prenne maintenant qu’elle s’était offerte, ignorant encore que j’étais probablement encore plus timide, plus intimidée qu’elle. En tout cas j’avais l’impression que, ainsi couchée dans mes bras pour la première fois, elle était tout aussi contente que moi que l’usage de nos sexes n’était pas obligatoire. D’ailleurs, elle s’endormit aussitôt sans aucun geste qui eut pu trahir qu’elle désirait davantage. Je n’arrive pas à supposer que j’ai pu rester indifférent à ce trésor couché dans mes bras. Mais elle avait sur moi un effet singulier. J’étais par exemple tout à fait incapable de détailler son corps comme je le faisais avec n’importe quelle Vanina, dont je pouvais admirer les cuisses ou les fesses. Même après avoir caressé tout le corps de Moni, j’aurais été incapable de le décrire, bout par bout, dans les détails avec lesquels on décrit une femme séduisante. De même que ce qui à travers son regard me paraissait donc ce beau velours noir était l’ensemble de son être, de même son corps ne me paraissait pas divisible, et que même si, m’en tenant aux conventions habituelles de la façon de regarder les autres selon notre désir sexuel, il me semblait que chaque partie de son corps pouvait changer d’apparence et de description si son humeur, si son beau regard noir changeait. Elle était constamment un tout mouvant, une émotion différente chaque fois, ou plus exactement ses émotions différentes me paraissaient un enrichissement imprévu et bienvenu de son grand tout, dans lequel je plongeais, aimanté, pacifié. Je bandais pour elle, mais presque sans m’en rendre compte, comme si c’était un à-côté logique et inévitable de l’état dans lequel elle me mettait, et non comme avec d’autres femmes, avec un désir d’éjaculer, à cause d’une particularité précise de la personne désirée. J’avais trop à penser pour penser à mon sexe quand elle était avec moi. C’est tout juste lorsqu’elle me quittait, comme à la fin de l’après-midi du parc de Saint-Cloud, et que mon désir décroissait que j’éprouvais une légère insatisfaction, qui n’était pas davantage qu’une partie de l’insatisfaction beaucoup plus grande de l’absence de ce quelque chose qu’elle avait en elle et qui était passé en moi. Je me réveillai, bien avant elle, et pour la première fois je la regardai dormir, en oubliant le temps. C’était un spectacle étonnant, une sorte de summum d’absorption et de douceur, j’entrais dans cette torpeur subtile qu’elle distillait, elle avait un sommeil à la fois léger et profond, égal et lisse, et il y avait une tendresse inexprimable qui me mit au bord des larmes. Lorsqu’elle finit par se réveiller, je suis sûr que mon sexe n’était plus si complice de sa tranquille confiance, surtout qu’elle se retourna comme un chaton, les yeux clos, passant ses bras fins et charnus autour de mon cou en ronronnant « hmmm, qu’est-ce que j’ai bien dormi contre toi ». Mais lorsqu’elle se laissa retomber, dans le cours du même mouvement et par le même élan qui l’avait retournée vers moi, sur le dos, et que son grand regard où je pouvais littéralement voir sa pensée s’accélérer à la sortie du sommeil, rétrécissait la pièce en commençant par le plafond qu’elle balayait, la tension était présente, mais dans un décalage entre mon désir et son réveil, entre mon envie de commencer par lui fermer la bouche de la mienne, et l’usage qu’elle commençait d’en faire, en me racontant sa nuit. Alors que, décalés dans la joie du matin, nous luttions contre le charme de la nuit, alors que nous nous regardions avec des tendresses différentes, elle se rhabillait et je n’osais pas la déshabiller, et peut-être qu’elle aurait voulu que je la déshabille, et peut-être que je voulais qu’elle se rhabille, nous étions soudain à nouveau complices dans le regret que ne se passe ce qui devait dépasser notre tension et dans la douceur d’avoir suspendu encore ce qui nous avait permis cette fin de nuit si amicale. Ce que je ne savais pas, et elle non plus sans doute, c’est que c’est toujours elle qui présiderait à nos gestes, car je ne pouvais pas aller contre ce pour quoi les mots me manquent et que j’appelle son fluide, son charme, son anesthésiant, son opium, son aura, son rayon. Comme, lorsque place de l’Eglise je la voyais de loin, l’espace et le temps semblaient tenir d’elle leur architecture, et c’est cette harmonie qui me séduisait, il m’était impossible et d’ailleurs je n’en avais pas la moindre envie, de prendre le jeu à mon compte, comme elle l’attendait peut-être, parce que j’aurais détruit cette magie qui s’infiltrait partout dans les couches encore peu soudées de ma personnalité, et il importait alors davantage à mon inconscience de me laisser aux ondulations spacieuses de ce don, que de prouver à ma conscience la vérité de mon offrande rectiligne et qui ne saurait avoir guère plus d’originalité et de saveur qu’un nuage de Chantilly. Je n’ai jamais su comment elle avait vécu cette rencontre, qu’est-ce qu’elle en avait senti, et qu’est-ce qu’elle en avait pensé. Je ne me souviens plus non plus de quoi nous parlions pendant ces moments ensemble où j’étais subjugué et où je me maudissais ensuite parce que j’avais la faiblesse vaniteuse de déplorer le personnage que je donnais. Mais je pense que nous avions de quoi spéculer, et de quoi rire aussi, ne serait-ce que pour dissimuler nos faiblesses et nos maladresses (je ne me souviens d’aucunes des siennes, soit dit en passant), ou pour les dépasser. Un jour ainsi, il est bien possible que je pensais d’ailleurs à elle, je traversai le carrefour de Ville-d’Avray dans le mépris le plus profond du trafic, mon regard pensivement rivé sur mes sandales. Une coccinelle jaune manqua de m’écraser, conduite par sa mère. Moni, assise à côté d’elle ouvrit la bouche d’effroi, puis aussitôt après l’embardée de la voiture, voyant que le danger était passé plissa les yeux et mis sa main devant la bouche d'un geste si joli que je le vois encore, pour dissimuler l’élargissement irrépressible de son sourire. Mon air ahuri la fit me restituer ce sourire rétrospectivement, mais sans la main, quand elle mit un malin plaisir à me rappeler, son charmant visage posé sur ma poitrine, quelle ironique coïncidence il y aurait eu si justement sa mère m’avait écrasé. « Nous serions bien avancés » roucoula-t-elle gravement devant mon air penaud, davantage parce que j’étais saisi de son enjouement et de cet humour particulier où elle décalait un faux sérieux pour désamorcer un vrai sérieux, que parce que je sentais quelque frisson rétrospectif de la scène qui aurait pu me faire rencontrer sa mère, de plein fouet, sous les auspices de ma distraction. Nous nous écrivions aussi, et je lui avais même remis une sorte de long texte informe, à la mode de Burroughs, fleuri et emphatique, et je suppose peu compréhensible. J’étais à moitié flatté et à moitié gêné qu’elle imite mon style pour me répondre, car j’ai toujours été convaincu qu’il est en dessous d’elle d’imiter un style quel qu’il soit, et que s’il y a un style à imiter, c’est le sien. Elle cherchait ainsi, par une foule étonnante de petites attentions furtives, à me plaire. Mais elle ne savait pas, probablement, qu’elle ne pouvait pas me déplaire alors, et j’avais peu d’attention pour toutes ces caresses subtiles parce que j’étais trop occupé à l’amuser ou à la surprendre des violents soubresauts, parfois drôles, parfois optimistes, de mon esprit si agile, pour que ce ne soit pas elle qui me surprenne, profondément absorbé dans les cathédrales de ses regards où je progressais comme un alpiniste maîtrisant son premier surplomb, loin encore des nuages qui me dissimulaient la flèche. Et puis, comme je l’ai dit, j’avais peu de repères comportementaux, une forte aptitude à la négation, j’étais un jeune homme plutôt gâté et vaniteux, plein de faiblesses et de contradictions. L’apparition de Moni avait été très violente et très soudaine dans cette vie, mais j’étais tout à fait incapable d’en reconnaître l’importance. Lorsque je n’étais pas directement face à sa beauté, et comme j’ignorais alors ce qu’est le manque, je me sentais déjà presque humilié de concéder qu’elle était l’une des trois divisions de mon existence à ce moment-là : le cinéma, qui était la succession de Poincaré, Lakanal et Moni. Si bien que je me souviens de cette scène inimaginable, un jour où Slack vint passer me prendre pour aller à Lakanal, et qu’à la sortie de l’immeuble de ma chambre de bonne, nous rencontrâmes Moni qui venait me rendre visite. « Un instant » dis-je à Slack, « j’arrive ». J’embrassai Moni et lui dis que j’allais à Paris, est-ce qu’elle voulait venir ? Elle avait le même regard net et triste et droit, qui aurait pu être métallique s’il n’avait pas été si terriblement humain, qu’elle avait eu le jour où les enfants avaient jeté des pierres contre la fenêtre, et elle me dit avec une candeur chargée qu’il fallait qu’elle soit rentrée ce soir, même assez tôt. « Au revoir » lui dis-je alors froidement « à bientôt ». Après un moment, Slack m’avoua qu’il ne comprenait pas comment j’avais pu préférer aller à Lakanal plutôt que de passer une après-midi avec elle. Mais je fis le coq, le blasé, et lui asséna d’assez haut ce type de réflexion par lesquelles, pas tout à fait mûrs encore, nous voulions passer pour adultes, surtout moi vis-à-vis de mon vieux concurrent Slack : « Les femmes, tu sais, si on les laisse décider… » Je ne sais plus comment et où nous nous sommes revus la fois suivante, mais il y eut une petite explication à fleurets mouchetés, où je finis par lui dire « et puis, j’ai envie de coucher avec toi ! ». La petite part mesquine en moi, qui pensait lui attribuer la responsabilité de l’éternisation de notre flirt, voire la glacer en la choquant, en fut pour son compte, car elle parut soulagée que je lui en parle enfin, et murmura, là aussi avec grandeur et simplicité « oui, moi aussi je commençais à me demander… ». Et c’est elle, d’un grand regard maintenant clair et dégagé qui me proposa de venir chez elle, samedi soir, car sa mère serait partie avec son amant, et ne coucherait pas là ; et ce serait quand même plus agréable que dans ma chambre quelque peu maudite. |
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