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Moni
1973 - Trois semaines
1973 | ||||||
3. Jeux de regards En mars 1973 les lycées de France se sont mis en grève. J’avoue qu’il m’a fallu rechercher dans les archives quelles en étaient les causes officielles. Une loi qui avait été votée quelque trois ans plus tôt, apparemment, abolissant le sursis pour le service militaire, allait entrer en application. Depuis que de Gaulle, cinq ans auparavant, avait honteusement fui dans son viril giron, à Baden-Baden, devant l’insurrection, mon opinion sur l’armée était faite : une police, plus grosse et encore moins fine que la police, lorsque la police est dépassée ; la caricature et la vérité de ce qu’est un Etat, sa hiérarchie, sa bureaucratie, sa conservation ; sa transformation de l’honneur en mesquinerie, de la gloire en vestige, du passé en éternité. Mais même en étant d’avis que la dissolution de l’armée, celle des appelés comme celle des fantassins professionnels, était une nécessité, et même si j’étais moi-même précisément en âge d’y être appelé à moins d’un sursis, je n’avais, pour ceux qui avaient mis leur sérieux dans la grande manifestation du 22 mars 1973, que le plus sec dégoût. Rarement, je trouve, un mouvement social n’avait affiché un prétexte aussi éloigné de ses raisons. Mais à cette époque autant que depuis, les « observateurs » étaient payés pour dissoudre les raisons dans le prétexte, et substituer des prétextes formels à la raison. La véritable raison d’un tel mouvement revenait alors tous les ans à travers cette dilatation générale qui fait pousser les bourgeons au-delà de la raison : le printemps. Depuis 1968 en France, il n’y avait pas eu de printemps qui ne fût annoncé comme l’achèvement de cette insurrection que les situationnistes avaient baptisée mouvement des occupations. Comme 1917 avait eu son 1905, nul ne doutait que 1968 n’était encore qu’un avant-goût de ce qui pourrait bien s’appeler 1973. Après un hiver morne et vieux – et je ne parle pas pour moi qui l’avait vécu tempête de surplace et désastre de fin de croissance –, les premières tentations du printemps appelaient à déserter massivement, et pas seulement les armées, mais les bureaux et les usines, les familles et les écoles, les prisons et les conventions, tous les lieux clos balisés de traditions pour peu que la surveillance s’y relâche. Même alors il me paraissait d’une grande évidence que les jeux de rue sociaux, que les attirances individuelles, que le goût des idées neuves étaient de beaucoup prépondérants dans ces troubles légers, dont le prétexte n’était que l’occasion d’une excuse légitime pour y attirer la masse des timorés, qui étaient certes d’un grand poids mort dans les instants où le possible pouvait passer à l’offensive, mais qui permettaient aussi d’envisager un terrain de jeu plus vaste, un choix de partenaires plus grand, un bouclier populeux pour couvrir des hardiesses qu’il y aurait plaisir à faire découvrir, un printemps plus printemps, plus guinguette que Flore. Il faut dire que si le petit arrivisme politique était alors à la mode, et je dirais même à la mode gauchiste, il était bien dépassé déjà dans les jeux de fond de cour. La défaite du gauchisme commençait alors. Son succès même réfléchissait ses misères et ses limites, et en même temps qu’il devenait la pensée officielle de tous ceux qui se flattaient publiquement de penser – toute la célèbre intelligentsia parisienne, avec pour effigie Sartre en bouffon maoïste – il était démasqué comme dernier frein de la conservation de cette société. D’ailleurs le militant était, comme le militaire, plus méprisé que craint, plus craint que rejeté, et plus rejeté que haï. A travers le militant, obéissant et borné, la prétention au plaisir que le gauchisme avait intégré dans la partie loisirs de son idéologie multiforme se révélait un grotesque contraire, le dernier leurre pour espérer espérer. Ainsi, ceux qui prétendaient donner du sérieux à ce mouvement n’étaient pas sérieux. Pour moi, l’année après le bac, et deux ans après en avoir été expulsé après avoir fait gicler la sève d’un printemps non moins bouillonnant, je revins au lycée de Saint-Cloud, quasiment comme ancien combattant, déguisé en vieil ermite sage. Sans doute c’était la facilité de mon narcissisme nostalgique qui me ramenait sur les lieux où j’avais brillé, pas scolairement bien entendu. L’ennui, le désir et la curiosité s’associaient à mes besoins troubles d’être reconnu, dans cette maladie inavouée et ce retour un peu honteux. Même si mes motivations d’être là n’étaient pas très glorieuses, même si je considère avec plus de recul aujourd’hui que c’était probablement l’un des meilleurs endroits où rôder pendant un tel mouvement. Les facultés étaient déjà moins gaies et moins pimpantes que les lycées, et il n’y avait pas d’ailleurs à ces rencontres multiples et prometteuses qui étaient la principale richesse d’un tel moment. Je m’étais complu à choisir une attitude solitaire et morose, refusant de participer aux meetings où s’égosillaient les anticapitalistes, ne m’offrant pas en ridicule sur les estrades improvisées, au contraire, usant du ridicule pour interrompre des orateurs de fortune qui débitaient des envolées fatales qu’eux seuls croyaient inédites, alors même qu’ils les avaient eux-mêmes imitées. Je refusais de participer à l’organisation des manifestations, à l’élaboration des tracts, et même aux menus sabotages parce que j’avais trop de mépris pour les buts avoués de toute cette agitation pour n’en partager ne serait-ce qu’un acte qui n’en soit pas démarqué. Mon mélange d’insuffisance et de suffisance, un état d’esprit plus nocif que critique, acide, cynique, où je m’observais dans ma tour d’ivoire, sans m’avouer, ou en l’avouant très vite comme une banalité idéologique que j’évacuai aussitôt d’un faux rire shakespearien, que j’étais là pour rencontrer des jeunes filles en fleurs, étaient le prolongement désagréable de mes incertitudes de l’hiver, dans un contexte pourtant qui en promettait le dépassement. La seule manifestation à laquelle je me souviens d’avoir participé reflète bien cette sorte de spleen, à mi-chemin entre la vitalité de ma jeunesse, et l’impression très forte de m’être abaissé parmi des plus jeunes, des trop jeunes, entre une volonté de participer et une volonté de saboter ce à quoi je participais, entre la gaminerie d’un adolescent mal fini et les hésitations d’un jeune homme de la middleclass. J’avais d’abord posé comme principe que je ne participerais qu’à des manifestations qui promettaient d’être amusantes. Je dois dire que si le principe du plaisir devenait une exigence de tous ceux qui vont en manifestation, celles-ci auraient certainement des perspectives sans commune mesure avec celles qu’organisent les récupérateurs de tous bords pour épuiser leur base. Et c’est un principe auquel je suis resté fidèle ; de même, il y a longtemps que je sais qu’il faut quitter une manifestation quand on y pense à sa fatigue : c’est qu’on est diminué au combat, c’est qu’on a perdu l’engouement, c’est qu’on n’est plus capable de donner un dépassement à cet événement, quand bien même l’occasion se présenterait, et qu’une fois encore ceux qui l’ont organisée nous ont bien eus. C’était une petite manifestation de deux mille adolescents à travers trois banlieues et quatre lycées. Je m’étais promis de m’arrêter à chaque bistrot boire un calva. On voit bien que je n’étais pas alcoolique. Car dès le sept ou huitième, le reste de ma lucidité dut reconnaître qu’il y avait beaucoup plus de bistrots que je ne l’avais imaginé, et je fus contraint d’espacer de beaucoup les derniers culs secs. J’avais résolu de réformer tout seul les imbéciles slogans qui étaient alors plutôt un bonheur des poumons que de l’esprit et dont l’archétype était le sempiternel « chaud, chaud, chaud, le printemps sera chaud ». Je commençais donc par me moquer du début de fatigue que je constatais dans le bel alignement de notre troupe en lançant un très fin « hop, hop, hop, qui c’est qu’a un clope » ; l’ayant obtenu, je proposai maintenant de passer de l’hésitation contre-révolutionnaire à une phase plus insurrectionnelle « euh, euh, euh, qui c’est qu’a du feu », mais mes co-moutons me prouvèrent qu’ils n’entendaient rien à la subversion en me tendant une allumette, et j’en fis mon deuil en pleurnichant « oin, oin, oin, qui c’est qu’a un joint ». Héros incompris, je voyais bien, comme Clausewitz à Jena, que nous avions perdu la journée, la fatigue nous gagner, nos réserves s’épuiser, et je criais en synthèse « elle va, elle va, elle va, qui c’est qui me paye un calva » puis, nostalgique et passéiste, je réduisis encore mon appel au peuple « hier, hier, hier, je crois qu’on va passer à la bière ». Je ne me souviens pas d’avoir vu de policiers et la réciproque doit bien être vraie, aussi le geste le plus violent que je commis ce jour-là fut-il de grimper sur le marchepied d’un camion qui avait voulu forcer le passage à travers notre foule en criant au routier, plus étonné qu’effrayé « tu veux mourir ? » ; et je ne suis pas très fier d’avoir eu recours à une telle tentative d’intimidation contre un homme seul au milieu d’une foule qui heureusement ne suivit pas ma colère simulée. Je garde un souvenir hilare de mon retour, moi couché sur le quai d’une gare de banlieue, probablement en train de vomir un peu, à côté de Catherine qui s’était dévouée pour me ramener. Catherine la rousse était la plus grande des trois grâces que j’avais baptisées ainsi pour leur manque de ressemblance complète avec ces déesses. C’étaient pourtant trois jolies filles, toujours ensemble, mais dont ni l’intelligence, ni la finesse de goût n’étaient la qualité essentielle. Mais si Pascale, la blonde, des éphémères faveurs de laquelle j’ai pu me flatter un an plus tard, était légère et pétillante et cachait derrière une sorte d’ironie malicieuse un douloureux vide qui devait la tourmenter, la brune Brigitte, la plus jolie et la plus petite, avait une absence complète d’humour et était toujours prête à se butter, à faire front, si bien que c’était presque une obligation de la provoquer, la malheureuse Catherine n’avait ni l’astuce ni le caractère de ses deux compagnes. Elle avait une grande bonté gauche, elle était molle et dégoulinante, et me faisait penser à la Clarabelle de Walt Disney, la grande vache amie de Minnie. Chaque fois que j’apercevais les trois grâces, généralement au Beauce, je ne pouvais m’empêcher de fondre sur elles comme un frelon pressé, pour les chatouiller ou les insulter, ou les ridiculiser, et chaque fois elles étaient scandalisées, Pascale tentait une pique fluette, Brigitte lançait une violente et indignée fin de non-recevoir complètement hors de propos, et Catherine faisait mine d’être très offusquée en haussant les épaules en tentant un air rébarbatif. Dans l’état dans lequel la gentille Clarabelle me ramenait, peut-être chez moi, je n’ai pas dû manquer de l’appeler ainsi, sans doute en lui expliquant avec force de détails la genèse de ce nom, montrant le maximum d’ingratitude à son dévouement entre les plus extravagantes avances, avec la certitude d’offusquer cette chaste pâte, qui respirait pourtant la sensualité, même quand elle rougissait en souriant sous les impertinences les plus désobligeantes. Ces sorties à la Falstaff étaient mon vitriol contre l’hiver et ma solennelle indifférence face aux sollicitations d’un monde que je sentais rétrécir en une cage. Bourru et maussade me voici donc un jour de grève à l’intérieur du gymnase du lycée, dans l’attente de quelque détail sur la manière des pouvoirs publics de gérer cette grande révolte, parmi les énoncés triomphaux du nombre de lycées en grève dans l’ensemble du département. Probablement ne sommes-nous dans le gymnase que parce que l’administration du lycée a négocié ce repli, hors de la visibilité de la rue et des salles de classe, avec les petits chefs gauchistes qui se sont autoproclamés leaders du mouvement. Muré dans mon personnage si haut et plat qu’il est lisse mais inaccessible de l’extérieur et hérissé de tessons de bouteille à l’intérieur, je m’installe dans l’angle sud-ouest de la salle, ruminant la vanité des choses avec tant de vanité que je me crois la plus vaniteuse d’entre elles. Tout le pourtour du gymnase est couvert de groupes de lycéens assis et adossés aux murs. Au milieu du mur sud, il y a un groupe disposé en triangle vers le centre de l’espace. La pointe de ce triangle, à cinq mètres du mur, à vingt mètres de moi, c’est elle. Je n’ai pas l’ombre d’un doute sur qui elle est. Elle est exactement dans la position dans laquelle je l’avais vue au ciné-club en septembre dernier, les jambes repliées sous elle, la tête haute. Il y a un garçon à ses côtés, que je n’ai jamais encore remarqué, un roux avec des tâches de rousseur, il a une guitare. Elle lui parle doucement, brièvement, penchant vers lui son gracieux cou de cygne, inclinant légèrement la tête sans perdre sa belle allure. Lui a l’air très attentif et, beaucoup moins facile qu’elle, ses gestes paraissent empotés. Ils sont très proches, sans se toucher. Je ne me rappelle pas d’avoir jamais eu une impression de pareille intimité. Jamais elle ne regarde vers moi. La scène dure deux heures pendant lesquelles une réponse de Debré, ministre de la Défense, se fait attendre. Merci à ce Debré d’être un si cauteleux politicien qui tente tout pour ralentir, dévier, éluder, tricher, merci. Pendant deux heures, moi le prince maudit du lieu, je suis paralysé dans une complète torpeur, incapable de changer de place, incapable d’aller vers ce point lisse et sombre pour y faire valoir ma superbe et mon esprit, incapable de détacher un seul instant mon attention, au bord d’une volière dont je n’entends pas un son. Qu’elle ait un ami est une chose tout à fait logique pour une aussi jolie personne dans un printemps aussi et cetera. J’en suis furieux. Non pas contre elle, un peu contre le rouquin qui a l’air si embarrassé qu’il rougit-rosit de temps en temps, et beaucoup contre moi qui ai laissé passer tout cet hiver sans essayer de la retrouver, pire, en l’oubliant. Et voilà qu’il est trop tard ! Allez, la meilleure réponse est de la traiter comme les trois grâces. Mais c’est qu’elle n’est pas l’une des trois grâces, et la meilleure réponse devient soudain une affaire très risquée. La seconde meilleure réponse est de partir, de m’extraire de cette fascination cul de sac qui me désespère et m’agace, de me détacher de ce quelque chose qui me ligote, quitte à revenir une autre fois ou à oublier comme pendant l’hiver ; mais cela non plus n’est pas possible. Je reste donc cloué et plié, à me grommeler des injures, absorbé par son port de tête, sursautant à chacun de ses mouvements, essayant de capter de la mienne l’ondulation savoureuse, aux arrondis inattendus, de sa main, et en me répétant que son fluide, lent et noble, est vraiment très très étrange. C’est ce jour-là, en incrustant sa marque dans le long effet opiacé de ma méditation, qu’elle a gravi le piédestal qu’elle n’a jamais cessé d’occuper. Son compagnon s’appelait Alain et c’était un garçon très doux et très timide. L’année suivante, il est venu jouer un « bœuf », avec beaucoup d’autres, dans le pavillon de garde aménagé en salle de musique de la maison que j’habitais alors. J’ai été tout à fait odieux avec ce guitariste assez jeune et assez doué. C’est que je le pensais alors d’une virtuosité sans égale, et d’une poésie dont on parlerait dans les siècles à venir, tant j’étais convaincu que pour avoir séduit Sophie, au point que c’est elle qui semblait faire toutes les approches, il fallait une excellence dont je n’aurais jamais l’espoir de pouvoir me flatter. Elle-même, à qui j’ai parlé de ce garçon dix ans plus tard, ne s’en souvenait pas seulement. Ce qu’il y a de fascinant dans leur intimité, c’est qu’elle est en devenir, elle figure un rapprochement. Elle mène entièrement le jeu, je sens toute son attention portée sur ce voisin, mais pas avec la tension et l’intensité de la mienne vers elle, non, elle lâche prise, anticipe, sans se tromper, revient, enveloppe et embrasse, sans toucher, mais tout converge. C’est une série de caresses, douces et déterminées, qui ne sont que figurées, et toujours avec cet art inimitable elle laisse à l’autre l’impression que c’est lui, le pataud, le maladroit, qui dirige le jeu. Son activité est de tous les instants, même son immobilité et son silence sont chargés d’attention, de questions, d’intentions et paraissent toujours des choix judicieux dans un plan qui a pour génial général l’intelligence de l’indicible et pour chef d’état-major une volupté discrète et délicate. Il n’y a que du doigté, et pourtant j’ai l’impression d’une franche embrassade, il n’y a que de l’allusion, et pourtant je suis convaincu qu’ils seront amants avant la nuit. Dans une si complexe construction, qui paraît si ingénue, même la spontanéité et la fraîcheur ont leur place. La seule faiblesse de cette maestria enivrante est donc sa supériorité trop manifeste, qui a sur Alain et moi le même effet : nous ne sommes pas seulement pris, mais intimidés et désemparés. Et c’est parce qu’elle est toute à sa partie qu’elle n’a pas senti ma longue indiscrétion admirative ; Alain non plus n’a pas remarqué combien je les remarquai. J’aimerais bien, aujourd’hui, que quelqu’un puisse me raconter comment cette inextricable situation, ce jour-là, s’est dénouée, comment j’ai pu me lever, comment ma distance par rapport à elle a pu se modifier. J’ai commencé à l’apercevoir souvent, et surprise délicieuse, c’était dans mon Ville-d’Avray, et plaisir grave, elle était toujours seule. Ma mémoire ne distingue plus cette série d’apparitions, peut-être une demi-douzaine en quelques semaines, je ne me souviens plus de leurs conditions – est-ce que moi j’étais seul ? pressé ? dans lesquelles des humeurs extrêmes que l’adolescence distribue et que je me refusais de contrôler ? quel temps faisait-il ? était-on matin, midi ou soir ? – tout est aggloméré en une seule impression. Il y a d’abord une grande fulgurance, une large épée médiévale, à la lame d’acier trempée brillante, qui se fiche devant moi, avec un sifflement doux et grave et un appel d’air frais. Je suis d’abord ébloui par l’oscillation parfaite du métal. Mais je ne ressens pas de coup de défense de mon intérieur, au contraire, il y a une attraction, quelque chose de sombre et chaud comme une fourrure qui supporte et transcende toute la brillance de la première impression. Son vêtement, pour moi c’est toujours le même, une des premières maxi-jupes qu’on voyait alors dans la rue, en jean bleu sombre avec, dans le bas, des triangles dans un léger tissu noir cousus entre les coutures, le tout cintré à la taille accentuant son air élancé ; elle portait aussi un chemisier mauve – le mauve était sa couleur cette année-là – et les épaules étaient couvertes d’une mantille noire, à mailles larges. Les semelles compensées de ses hautes chaussures, devinées sous les vagues de la jupe, accentuaient sa démarche, à la fois décidée et nonchalante, et un soupçon de raideur et de lourdeur devenait chez elle ample et noble. Je ne la voyais qu’en entier, au loin, et je ne savais pas encore qu’elle jouait déjà avec moi, comme elle avait joué avec le guitariste du gymnase, qu’elle avait si fortement conscience de moi qu’elle marchait pour moi, pressée ou flâneuse, absorbée dans ses pensées ou balayant d’un regard lent et jouisseur tout ce qu’il y avait autour d’elle, sauf moi. Et je ne suis pas aujourd’hui certain qu’elle ait eu conscience de ce jeu, peut-être seulement par intermittence ; parce que, pour elle, ce n’était pas moi qui comptait, mais de jouer ; ce n’était pas un vice, mais un don. Dans ces apparitions du carrefour de Ville-d’Avray elle manifesta, comme au ciné-club et comme au gymnase, cette faculté aphysique, dont j’ignore malheureusement si moi seul la ressentais, et si elle seule la possède, quoique je n’aie jamais entendu de personne d’autre citer cette qualité chez personne d’autre, d’absorber tout ce qui était autour d’elle. C’était cette étrange sensation que tout ce qui constituait son décor, même fortuit, émanait en fait d’elle, et que si une sorte d’harmonie était perceptible dans l’air de l’après-midi, dans l’heure que battait le clocher derrière mon dos, dans les files de voitures régulées par les feux, dans la façon dont son pas mesurait l’espace qu’elle parcourait, dans la pente de la rue de Marnes qu’elle s’était mise à gravir en me présentant son trois quarts de profil, c’en était elle l’ordonnatrice, la source commune. En la voyant, j’avais l’impression de comprendre tout l’agencement de ce que mes sens me signalaient, parce qu’elle en constituait l’épicentre. Si bien qu’elle aspirait l’espace autour d’elle, tout alentour devenait petit et terne, se révélant en fait comme à son service ; toutes ces choses, décor, paysage, sources de sensations étaient devenus une faible somme de petits serviteurs harmonieux. Et l’aspiration qu’elle exerçait sur moi ne me paraissait que l’aspiration qu’elle exerçait sur toute chose. Je suis partagé ici entre deux tendances qui se confondent à ce moment-là : c’est de montrer ce qu’il y avait déjà d’irremplaçable, en germe, dans cette personne exceptionnelle, ou bien de décrire comment procède le désir dans ses choix. Car je me suis décrit comme une sorte de maelström d’émotions sans emploi, un être violent et profondément manichéen dans ce qu’il ressentait, au milieu d’un printemps qui gonflait les désirs ; j’ai eu plusieurs dizaines de fois au cours de ma vie ce type de scrutations intenses, où je découvrais des comportements et des attitudes charmants ou extraordinaires, presque toujours avec des femmes ; mais je les ai oubliées lorsque les circonstances ont cessé ces observations. Ce que je ne sais pas aujourd’hui, et c’est une carence capitale, c’est, en imaginant que Sophie ait disparu en avril ou en mai 1973, si j’aurais oublié son absorption de l’espace, et combien de temps il m’aurait fallu pour ne plus lancer de regards affamés, trop souvent désenchantés, et parfois ravis, la dizaine de fois par semaine que je traversais le carrefour de Ville-d’Avray, par lequel je faisais maintenant des détours, et où il m’arrivait même de m’attarder un peu, sans prétexte, aux heures que je croyais les plus propices. Je donnerais cher, comme on dit, pour savoir à combien profond j’étais touché à ce moment-là. Est-ce qu’elle faisait alors seulement partie des dizaines de sélectionnés par les désirs de ma vie, ou bien ce qui a fini par la distinguer tant de tous les autres agissait-il déjà alors de manière irrémédiable ? Je m’interroge moins sur le fait de savoir si, dans ce printemps de 1973, j’aurais fait demi-tour si j’avais connu la suite, ce que d’ailleurs je ne crois pas, même si j’avais pu seulement déceler l’irréversible, par conséquent savoir où l’irréversible devient irréversible. J’avais, à cette époque, développé une technique qui fait partie d’un jeu, fort simple et très agressif. Quoique ce soit un des jeux les plus courants personne n’en parle jamais. C’est le jeu des regards, où il s’agit de faire baisser celui de l’autre. Ma technique était de capter un regard, en ayant le mien comme suspendu, offrant à l’autre l’entrée dans la partie par un œil neutre, sans lui donner d’indications. Puis, insensiblement, je laissais le regard de l’autre me pénétrer, en rétractant progressivement et très lentement le mien. Ainsi, l’autre avançait pendant que je reculais, et dans les termes culturels de notre monde, cela produit le même effet que dans un bras de fer, lorsque l’un des deux commence à plier. Mais comme le dernier Horace face aux Curiaces, j’attirais seulement l’adversaire dans un guet-apens que rien ne pouvait l’avoir préparé à supposer. Aussi, en attendant jusqu’au moment où mon regard semblait acculé à ma décomposition complète, je renvoyais dans une contre-attaque fulgurante à l’autre son propre regard, seulement véhiculé, de toutes mes forces, par le mien. L’autre, surpris et blessé, devait à la fois affronter l’inattendue motricité de mon regard, mais surtout tout ce qu’il avait mis dans le sien ; et plus il y avait de l’agressivité, moins mon adversaire parvenait à supporter ce retournement. Il me suffisait de rester très concentré, et je modulais, avec l’expérience, la durée et l’intensité de la partie en fonction de mes adversaires. Tel un botaniste qui découvre un jardin sauvage, je commençais une taxinomie des types de regards. Ce retournement de regard, allié au mien, donnait une véritable puissance, très difficile à soutenir, puisque je ne me souviens pas d’avoir été battu tant que j’ai eu envie de pousser ce jeu, alors même que je choisissais des adversaires de plus en plus difficiles, dont l’apparence était la plus violente ou batailleuse. Slack, qui m’observait un jour dans le métro face à un coriace qui n’avait aucune chance, me soupira « un de ces quatre tu vas te faire casser la gueule ». Surpris, j’accordais un sursis à mon coriace en Zeitnot, et répondis, « mais non, certainement pas ». En effet, la victoire était invariablement basée sur l’embarras de l’autre face à son propre regard, qui n’était en vérité que son incapacité à faire accéder ce jeu à sa conscience, à sa connaissance. C’était comme si on frappait l’autre aux points d’acupuncture, le privant ainsi de son influx nerveux pendant l’instant qui permettait l’estocade ou la fuite, selon l’humeur (mais la mienne était rarement à la fuite). La seule chose à craindre était ma propre fatigue nerveuse, car il fallait soutenir le regard, l’apprendre, trouver la prise pour l’attraper, puis le renverser : très facile, mais lourd, épuisant. Si j’ai, depuis longtemps, cessé de pratiquer, c’est parce que je ne cherche plus mes victoires sur ce terrain, et parce que le jeu ne valait peut-être plus la peine lorsque le seuil de la spécialité allait être franchi, ce qui n’allait pas manquer dès que je commencerais à en porter sur écrit les paramètres utiles, et c’était le stade où j’arrivais alors. C’est peut-être par ce jeu que j’ai découvert le regard de Sophie. En tout cas, comme je le pratiquais alors comme d’autres font des gammes, des assouplissements ou des ablutions, il est certain que mon évaluation de son regard était dominée par mon jeu. Eh bien, elle n’est jamais rentrée dans mon jeu. C’était le premier œil que je n’arrivais pas à capter et c’est au contraire lui qui me captait : quand je tentais d’entrer dans son champ de vue, par force ou par empathie, elle me regardait droit dans les yeux, mais il y avait une telle densité dans ce rayon, et probablement une sorte d’anesthésiant sélectif, car, d’un côté, je tombais dans une torpeur délicieuse mais qui me faisait oublier mon propre jeu, mon intention, et de l’autre, je sentais mes méninges décuplées, et je me mettais à analyser et réfléchir à une vitesse incroyable. Tout dans cette intensité était contraste : il y avait à la fois une folle sauvagerie et une politesse parfaite ; une violence réellement effrayante, capable de diviser des atomes, et une douceur encore plus effrayante, capable de diviser des divisions d’atomes ; il y avait une chaleur qui aurait dégradé une flamme en rafraîchissement et une fraîcheur qui dilatait, qui oxygénait, qui donnait envie de jubiler ; c’était un long trait droit, direct, oblique, large, brillant et puissant, tout d’un tenant, et pourtant, lorsque le regard s’accoutumait à ce regard, on découvrait qu’il était fait d’innombrables arabesques, finement enchevêtrées, comme une dentelle très subtile. C’était aussi une écharpe de velours noir, opaque, où scintillaient de minuscules diamants éphémères. Son touché soyeux, auquel il était inutile de résister, entraînait dans des profondeurs aux parois sensuelles et glissantes, aux précipices émouvants et pulsants, où l’on voulait se jeter tout de suite, avec terreur, à cause des refus craintifs de l’imagination. En même temps qu’il aveuglait, il aspirait, en même temps qu’il foudroyait, il louvoyait, sa pleine lumière était une gifle, mais c’est quand elle se détournait qu’on en sentait la souffrance. Je n’en ai jamais vu aucun d’aussi riche, puissant, varié ni d’aussi fort, fin et fier. Pour moi il avait acquis une matérialité imprescriptible : droit et rond, en proportion du corps et de la personne qu’il représentait, ferme et pourtant attentif, c’est lui qui m’avait attiré en lui, c’est lui qui me renvoyait la singulière, excessive et silencieuse admiration de mon propre regard. J’étais si étonné et absorbé que j’étais incapable de constater que Sophie jouait avec mon regard comme je jouais avec les regards des autres, que son anesthésiant analeptique m’avait non seulement sorti de mon jeu, mais que j’étais entièrement concentré sur le sien, qui à la différence du mien n’avait pas pour final de se retourner avec violence, parce qu’il n’avait pas pour but de faire baisser les yeux de l’autre. Au contraire, elle essayait de retenir le regard avec lequel elle jouait sur elle, en elle, comme si c’était le plus sérieux des jouets, avec lequel on pouvait jongler, jouer à cache-cache, se caresser. La brève interaction des regards servait à suggérer et donner le champ à la fois le plus vaste et le plus concret à l’imagination et à l’action. Si bien que lorsque ses yeux se détachaient, elle ne perdait pas comme si elle les avait baissés, même lorsqu’elle les baissait, elle invitait seulement à suivre, le regard se poursuivait sans regard, dans une périlleuse acrobatie mentale, périlleuse parce que le danger était alors de la perdre, de perdre son jeu, de perdre le parfum hétérogène et harmonieux des multiples suggestions dont on venait juste de deviner la cache. Je sais mal distinguer, pour cette époque, entre ce regard que je viens de décrire, qui est générique, et la multiplicité des différentes expressions de ses yeux qui étaient évidemment très diversifiées. Mais il y avait toujours cette flamme noire, cette Kaaba dont la prunelle était le drap et le cœur, une source de radiation intense, encore inconnue, certainement inconnue de l’humanité. Cette mine trop riche m’expliquait maintenant le malaise que j’avais ressenti au ciné-club sans pourtant avoir cristallisé l’émission de ses yeux, mais maintenant le malaise était métamorphosé en une contemplation du mystère (qui tirait profond en moi), et il fallait maintenant que je m’approche de cet être si ouvert et fermé et que j’y avance. C’était comme si quelque chose de moi était tout au bout de ce que j’avais déjà vu, en elle. Un jour je pris la décision d’aller la voir à la sortie du lycée, et de l’aborder. Je prie tous ceux qui lisent ceci de croire que je ne me souviens plus d’un traître mot de ce que moi ou elle avons dit, car mes genoux flageolaient tellement que toute ma concentration était dans la tentative d’assurer quelque fermeté à ma voix. En vérité, personne au monde ne m’a jamais fait aussi peur qu’elle, comme j’ai pu abondamment le vérifier par la suite. Mais c’était une peur qui appelle irrésistiblement, une peur qu’on ne voudrait pour rien au monde éviter, et qui paralyse, certes, mais qui décuple aussi. Combien de peurs, dans ma vie, qui m’ont fait fuir ! Mais avec elle, même si j’ai aussi fui souvent, la peur me faisait forcer, et c’était parfois un plaisir de rechercher cette peur pour la terrasser ! Le fond de cette peur m’est inconnu, je sais seulement que s’y mêlait l’appréhension de la faute décisive, irréversible. Pourtant, cette peur était la même après que j’aie commis des fautes qui se sont avérées irréversibles, et que je savais telles. Mais au moment de ce premier échange verbal, sa beauté étrange et son regard exceptionnel me paraissaient tellement hors de portée, que j’étais persuadé que mes chances de même retenir sa bienveillance seraient très faibles. Le timbre de sa voix n’a pas, ce jour-là, transpercé le battement surpuissant du sang dans mes tempes. Mais elle accepta de m’accompagner au Beauce. Je regrette sincèrement qu’il n’existe aucun enregistrement de notre brève conversation, car elle aurait servi de modèle invincible de conversation insipide, courte, sans rythme ni souffle, ni contenu. Evidemment, la fonction des mots était de respirer, d’installer une ligne sonore, une convention. Mais le discours, qui avait connu son premier échange passionné autour du carrefour de Ville-d’Avray, n’était pas dans les mots ; ce que nous disions ce jour-là au Beauce était une trêve et la volonté affirmée et réciproque de continuer le débat. La tension, sans être extrême était forte, et je me flatte aujourd’hui qu’elle était sans doute partagée. Sophie n’avait que très peu de temps avant une présence obligatoire au lycée et pour la première fois, j’ai ressenti aussitôt l’immense regret, un peu atténué cependant par ma tension, de la voir partir. Ce jour-là encore, la jubilation l’emporta sur le regret, car ma vanité d’avoir réussi cette rencontre se sentit flattée. Mais je sais maintenant aussi que cette jubilation n’était pas que vanité : c’était d’avoir dégusté à une proximité vertigineuse le délicieux souffle du velours noir, d’avoir frôlé la mantille noire des épaules, et d’avoir appris qu’elle s’appelait Sophie. Nous n’avions rien convenu. Quand je suis revenu, en fin de ce bel après-midi de début juin sur la place de l’église de Ville-d’Avray, je ne pensais qu’à elle et j’avais la certitude de la voir, bien que ce fût une heure où je ne l’avais encore jamais croisée. Elle était effectivement assise sur un banc, et me dit avec la plus grande simplicité : « Je t’attendais. » Je lui répondis la vérité : « Je sais. » Il y a sans doute beaucoup de kitsch à faire état d’une telle coïncidence et de l’assurance que nous avions tous deux d’une rencontre aussi invraisemblable pour n’importe quel statisticien. Mais s’il y a quelque mauvais goût dans l’affirmation d’un tel phénomène, c’est parce que ce type de phénomène fait partie de la panoplie de base du romantisme de gare. Si le romantisme de gare est mauvais, c’est parce qu’il combine des effets dont il connaît l’efficacité sur son public, mais non leur vérité. On en déduit que ces effets sont inventés, alors que ce n’est souvent que leur contexte qui est improbable, ou forcé, un peu comme des gens qui utilisent ou inventent des blasons sans connaître leur langage. Pas davantage que dans la pire littérature, je ne suis capable d’expliquer notre prescience réciproque de la rencontre de cette douce soirée ; et c’est donc avec beaucoup de prudence – par exemple il ne me paraît pas à exclure que notre conversation du Beauce, si parasitée par l’anxiété, ait permis au moins une allusion à l’heure et au lieu, quoique je me rappelle d’avoir dès cette fin d’après-midi été frappé consciemment par la caricaturale télépathie qui nous avait réunis là – et je soutiens que l’origine du phénomène ne peut donc exister que par la densité et l’importance du jeu, l’importance de la convergence, la profondeur du but. Une connivence implicite et, il me semble, timide, nous avait allégés de la crainte. Ville-d’Avray venait de passer, dix ans plus tôt et d’un coup, de deux mille cinq cents villageois qui allaient chercher leur lait à la ferme à douze mille cinq cents banlieusards, dont huit mille cadres, pour lesquels plusieurs « résidences » avaient été édifiées, sur le modèle des clapiers à prolétaires, mais avec des matériaux un tout petit peu meilleurs, et un tout petit peu plus de place, et d’espaces verts. Le maire avait vu les impôts locaux exploser en conséquence et ses ambitions suivaient en proportion. Son grand projet, uniquement de gloriole personnelle, était de construire une « promenade » portant son nom, qui relierait les Etangs de Ville-d’Avray, rendus célèbres par Corot, et l’église où justement étaient entreposées quelques-unes des œuvres de cet illustre enfant de la commune. Cette allée n’a pas vu le jour parce qu’il aurait fallu alors trouer deux « résidences » et le stade, ce qui aurait soulevé à peu près toutes les catégories de contribuables, anciens et nouveaux. C’est précisément ce chemin en sens inverse que je proposai à Sophie. Nous passions au pied de l’immeuble où habitait ma mère, et de montrer à Sophie la fenêtre de ma chambre fut probablement le moins insignifiant de notre conversation. Mais, comme plus tôt dans la journée, notre communication ne passait pas par nos paroles, cette fois-ci par nos mains, l’une dans l’autre. Ayant fait le tour du second étang l’heure de nous séparer était arrivée. Le ciel était de Fragonard ou de Canaletto. L’air était tiédi, dense et fin. Son parfum n’était que la moindre incitation à mon désir, lorsqu’à plein bras j’enlaçais sa taille et ses épaules. Pour la première fois nous nous sommes embrassés. C’était un long baiser, pas aussi simple et facile que nos prémices caricaturales. Au contraire, il donnait son ampleur au va-et-vient d’influx amorcé entre nos paumes et nos doigts dans la demi-heure écoulée. Mais autant, malgré la pulsion généreuse de son sang, j’avais senti de la clémence et de la modération dans la pression de sa main, autant celle de ses lèvres avait une hardiesse un peu brusque. Je retrouvais son univers de contrastes dans sa bouche : épicé et sucré, le vif et le lourd, le brûlant et la fraîcheur si singulièrement et heureusement mêlés. Je me souviens qu’il y eut un geste étrange : elle prit ma langue sous la sienne, et j’étais incapable de la retirer, quoiqu’elle ne l’emprisonne ni des dents, ni des lèvres. Comme elle avait tenu mon regard dans le sien, elle tenait ma langue en elle, et la caressait de la sienne. Je n’ai jamais su comment elle réalisait cette aspiration violente et agréable, et jamais personne d’autre ne m’a embrassé de cette manière. Il y avait une hardiesse qui était plus qu’une promesse, un désir d’aller loin, et l’offre d’une crâne assurance. Lorsqu’elle libéra ma langue, et que nos lèvres se séparèrent à mon grand regret, je vis ses longues paupières se soulever doucement, et dans la profondeur de ses yeux allumés j’aperçus un sourire plus spirituel que langoureux, à la fois espiègle « tu as vu ce que je t’ai fait ? », et grave, selon les abysses de son velours. Cette élévation qui, sans nier la capacité à apprécier le baiser, offrait déjà de le transcender, me plut beaucoup. Et comme elle savait mettre de la grâce en chaque chose, elle en avait mis en embrassant, en souriant, et maintenant en saluant de sa voix rauque encore douce de la violence des langues, puis dans ce qui rendait si émouvant son pas décidé qui nous séparait déjà, me laissant la trace de son goût me dévaster bien en dessous des poumons. Elle avait creusé l’inachevé de ma personne bien au-delà de ce que je pouvais en contempler. Il est drôle que l’impression de ce grand événement, noble, serein et pourtant prometteur de tout ce que la vie avait de prometteur, contrastât si complètement avec les faits formels. La profusion et les perspectives de ce qui s’était passé étaient même inversement proportionnelles au récit dont j’étais capable. Je le découvris en racontant à Slack que je « sortais » avec quelqu’un, (le baiser était d’ailleurs le moment officiel à partir duquel on « sortait ensemble » ; comme le mariage chez les Romains, il y avait un formalisme très grand basé sur une règle tout à fait informelle). Lui qui avait les plus grandes difficultés à rencontrer des filles voulut d’abord savoir avec qui, je lui dis, tu l’as peut-être déjà aperçue, une très jolie brune, avec un regard étonnant, en maxi-jupe, il marqua tout de suite avec un respect étonné (« ah oui ! d’accord !! ») qu’il savait parfaitement de qui je parlais. Ensuite, il voulut savoir comment je m’y étais pris. De manière lapidaire, je résumais les événements de la journée, en omettant notre certitude de la rencontre fortuite place de l’Eglise, qu’il n’aurait pas voulu entendre, et il conclut « comme quoi, ça ne sert à rien de chercher à être original ». Pour moi, pour qui pas une seule seconde de cette rencontre était en dessous de l’extraordinaire, pour ne pas dire de l’invraisemblable, je compris seulement que pour lui j’avais « dragué » une « nana » en lui débitant les pires banalités, et je l’avais « emballée » par une balade pseudo-romantique autour des étangs ! Mais j’étais même enchanté par cette apparence lisse et pauvre qui protégeait un trésor que je n’étais encore à peine qu’à supposer ; c’était comme si nous avions bloqué notre respiration pour en déguster quelque exquise texture et notre banalité extérieure me paraissait le meilleur garant de son contraire, au plus profond de nous. |
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