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Moni
1973 - Trois semaines
1973 | ||||||
2. Poincaré et Lakanal Ensuite, comme si ce souple cocktail de torpeur opiacée, d’insinuations amères-sucrées et d’explosions aux épices inconnues n’avait pas été une brutale fissuration de mon jeu de cartes, mais une donne trop rêvée pour être vraie, ce bref instant perdit son temps : je suis incapable de dire s’il a disparu dans l’oubli, s’il me hantait dans certaines niches de la solitude, déjà bien trop rares à mon goût quand j’avais dix-huit ans, ou s’il affleurait, comme le surmoi des psychiatres, la révolte chez les pauvres, ou la marque maudite sur l’épaule des prostituées. C’est sans lien, à ma connaissance, que l’hiver de 1972 a été le pire de ma vie. J’étais un long adolescent maigre, qui ne savait pas encore qu’il y a un intérêt à manger. Fils de la classe moyenne, dont j’ignorais même l’existence, j’étais prisonnier de l’insignifiance de cette partie de la société qui ressemble à son ventre, dans une période où ce ventre s’étend, en plis successifs qui gênent d’abord la vue sur le sexe, puis le sexe lui-même. Le vrai danger était hors de vue, presque d’imagination, mais les luttes que j’ai menées à ce moment-là ont été parmi les plus terrifiantes que j’ai connues. Je faisais partie de cette première génération qui arrivait à l’âge adulte sans devoir combattre très tôt et continuellement pour sa survie, et sans pourtant être issu de la classe dominante. Dans le monde, il y avait bien sûr des famines, mais moins qu’avant et moins que plus tard. Le Biafra était un catalogue de blagues, et moi-même je soutenais avec la hauteur d’une découverte de sagesse trop précoce que jamais je ne mourrai de faim. Cette nécessité qui gouvernait le monde, manger, qui justifiait tant de hiérarchies et tant de vieillesse, me paraissait anachronique. Je suis demeuré incapable d’expliquer que les profondes catastrophes que nous affrontions dans l’insignifiance la plus complète, moi et les autres morveux prétentieux et parasites de la middleclass, sont beaucoup plus importantes et significatives que celles qui, à la dure, ont enseigné à mourir dès l’enfance, à souffrir dès l’adolescence, à modifier leurs corps pour les adapter à la société qui produisait les fleurs inutiles de mon espèce, moitié voraces, moitié pensées, ronces et fumier. Nous étions les premiers à nous regarder à l’intérieur, par millions, outrés et brisés, tordus, flétris, nous étions les premiers à en avoir le temps, dans la vie, et sous l’histoire. C’était comme si la multiplication de l’espace, malgré le Biafra, ou aussi à cause de lui, la honte et la médiocrité de nos parents, avaient créé un lieu sucré, où nous nous prélassions dans des affres, cherchant le sens le plus immense dans nos introspections minuscules. Ce n’était pas faux, et c’est pour cela que nous pouvions grandir, c’était seulement tordu, difforme, par bouffées et par saccades, longs silences éclatés en vain, défaites futiles aux conséquences incalculables. Et le tout était enrobé d’idéologies enchevêtrées dans des contradictions tranchées à la légère. Les ouvriers, par exemple, passaient ainsi davantage que les affamés pour les acteurs possibles des solutions impossibles. Virtuose de la parole, je la cédais toujours quand je rencontrais un ouvrier, saisi d’un respect stupide pour ces discours bruts et sûrs dont je n’imaginais pas seulement qu’ils puissent ne pas être l’éclairage d’une profonde sapience, de cette vérité injustement opprimée, dont il était la révélation retardée. Sophiste par plaisir et absence de principes, je n’étais honteux de mes sophismes que lorsque je rencontrais les banalités bourrues dont je ne voyais ni ne pouvais croire qu’elles étaient des sophismes plus plats encore que mes lyriques escalades logiques, dont j’étourdissais à toute allure, et uniquement pour étourdir, tous ceux qui se prêtaient à la joute. Si jeune, j’étais d’une profonde violence mais sans emploi, ou du moins sans l’emploi que l’histoire consacre. Par goût, l’autre était toujours mon ennemi d’abord, sauf lorsque son intelligence, s’appuyant sur la mienne, s’offrait à rebondir l’une sur l’autre en délires de plus en plus hardis, mais alors nous devenions concurrents, donc à nouveau ennemis. La licence qui avait été octroyée publiquement à la critique, depuis mai 68, m’avait permis de systématiser mon approche négative de toute chose : rien n’était hors de la critique, et le négatif était le souverain qui seul, dans chaque approche, avait préséance, s’il voulait bien s’en donner la peine. Mais de cela j’étais aussi déchiré, car dans l’univers de cathédrales de cristal qu’édifiait mon étrange pensée, la seule chose tendre était l’apparence de dentelle de leurs chaînes montagneuses hérissées, tant elles pouvaient être nombreuses et paraître proches au moindre recul ; et à les construire et les mouvoir, elles s’entrechoquaient avec une puissance perfide et irrémédiable, se brisant les unes dans les autres, sans larmes, mais en se fichant, fines et transparentes aiguilles de l’âge intermédiaire, dans le bourbier meuble des doutes en construction, des certitudes en réparation. Brusques euphories et profondes mélancolies, immenses cataractes de dialectique et abjects silences de honte m’estropiaient jusqu’à la finesse que je savais atteindre. Bachelier sans raison, j’étais inscrit à l’université où je n’allais pas, sauf dans l’espoir d’un sac de ce Nanterre devenu si nan, devenu si terre, depuis que son immense cul impropre s’était posé sur la gloire d’un passé récent, qui n’était qu’un leurre : en effet, il n’était que passé, et n’avait jamais été gloire. Je ne mangeais pas, je goûtais encore, par habitude, les drogues douces que j’avais cessé, depuis plus d’un an, de dealer, non sans m’être promis de ne plus en racheter, et au Beauce (parce que son nom était Beau Site), annexe-bistrot du lycée de Saint-Cloud, où je piétinai dans d’inexprimables regrets mon oisif désœuvrement, on m’appelait Pelforth, parce que j’y avais appris à vomir cette bière brune sur les trottoirs, dès midi. Sauf dans ces moments de contre-plongée rapide dans les variations prisées de l’alcool, je titubai vraiment. La violence des brisures intérieures, l’épouvantable sensation d’une destruction physique, de lourdes masses se déplaçaient en moi, comme de gros nuages suants de lenteur insupportable, en écrasant ou en suçant, si bien que même Céline, dont la lecture m’avait déprimé, me paraissait encore rassurant par sa petitesse âcre et les laconiques portraits de ses décors désolés, mais en solide. J’étais en noir et blanc, je n’avais pas de repos entre des triomphes ridicules et des désastres insignifiants, entre un orgueil inouï et une fragilité d’enfant, entre une intelligence fine, coupante et foreuse, et une ignorance crasse et pleine de morgue, entre une impuissance complète et des érections qui causaient des orages ; mais mes amis n’étaient que des complices occasionnels, mes attirances n’étaient que des ébauches de rencontre, mes lieux de repos étaient des champs de bataille, alors que je me lamentais de ne pas connaître de batailles, et je croyais devoir me préparer à des affrontements décisifs, sans savoir ni de quelle espèce, ni contre qui, ni pourquoi : ich bin geboren im Land der Krieger, doch die Siege lassen auf sich warten. Je ne connaissais que le pour et le contre, toute affectivité m’était étrangère ou odieuse, je voulais à tout moment trancher ou être tranché, m’emporter dans des hauteurs hors de portée ou m’effondrer sans rémission, dur et fragile comme ces constructions de cristal dont je torturais mes intestins et triturais mon cerveau. Et les mots me semblaient fastidieux. J’écrivais sans articles et sans adverbes, associant simplement avec le plus de violence possible des giclées ruantes de prédicats-contrastes et de substantifs per se, sons criés ou grinçants, répétitifs, jusqu’à les tasser dans un sublime de circonstance qui me laissait épuisé comme une éjaculation, ou je les faisais valser jusqu’à découvrir ces ironies qu’on ne comprend que soi-même, dans de rocailleux fous rires qui compriment l’artère aorte. Rien ne me paraissait justifié, pas même la langue. Je m’appuyai sur Burroughs qui me paraissait avoir raccourci le discours aux tripes, de façon probante ; mais le cut up me parut vite un spleen vide de la colère que je cherchais, non sans un certain désespoir amer, à y verser. Je n’avais que des fantasmes, apocalyptiques ou bouleversants, et pas de sexe, et pas de vie, je tanguais plus dangereusement je trouve que jamais dans ma vie, parce que, en dehors de cet hiver-là, j’ai toujours construit un but qui, dans des cohérences beaucoup plus lumineuses et rapides que ma conscience, était le repli imbriqué d’un but plus grand, contenu à l’évidence dans un but plus grand, lui-même poupée russe de poupée russe. J’ai souvent regardé avec curiosité ces contemporains qui n’arrivent pas à avoir de but, pas le moindre petit but, moi qui désespère alors de les introduire dans l’architecture des miens qui ressemblent à une Flagellation du Christ de Piero della Francesca ; et je m’étonne de les voir supporter ce vide, ces couches de vide superposées, parce que c’est ce qui a peuplé mon hiver de 1972, et m’a fait chavirer en bordure du suicide ou du dépérissement, non pas lors d’une crise ou d’une autre, mais d’heure en heure, de jour en jour, comme si la démission était la seule résolution devant les coupantes contradictions de l’insupportable rien. Je n’ai jamais entendu parler d’être humain plus orgueilleux et plus prétentieux que moi. Il est donc sans objet de chercher des traces de ma modestie ou de son absence dans la complaisance que j’ai à parler de moi ici : si j’ai atteint une partie de la grandeur ambitionnée, j’ai trop l’habitude de la protéger pour craindre qu’elle ne soit visible dans les détails médiocres de mon existence au centre du troupeau. Que je m’habille de mes mérites ou d’ailleurs de mes défauts, qu’ils passent pour des joyaux ou du toc, qu’ils attirent ou qu’ils repoussent, est aussi secondaire que la parure d’une belle femme, et vaut au mieux par son jeu, en reflets et trompe-l’œil. Ce que j’écris ici n’a pas pour but d’édifier des générations à venir, ou d’amuser des contemporains, et en cela je ne suis pas un mémorialiste ; ma sincérité n’a pas les illusions, non exemptes d’une autosatisfaction bien différente de la mienne, qu’un Stendhal avait mis dans Henry Brulard ; je serais plus proche d’avoir réussi si on accréditait ce que j’ai appris de Proust, qui a formé ses Mémoires en une thèse, ou plus exactement, qui a écrit une thèse sur le corps vivant de ses Mémoires. C’est l’idée qui détermine le souvenir, et l’inverse n’est qu’accident de malheureux sans but. Comme Eisenstein, Orson Welles ou Debord ont souhaité faire du cinéma-essai, je souhaite que ma vie soit un essai. Et ce n’est ni dévotion ni emphase de donner à cet essai un nom qui n’est pas le mien, mais celui de quoi il parle : le laser azuré, d’abord synonyme puis dépassement, comme on va le voir si j’en ai le temps, du temps retrouvé. L’hôpital Raymond-Poincaré, à Garches, est un hôpital spécialisé pour handicapés physiques, aussi bien poliomyélites qu’accidentés de la route. Un jour d’automne 1972, dans la bouillie morne de mes réflexions ralenties, Christophe Duel me téléphona pour me proposer de faire avec lui un film sur les handicapés. J’acceptai avec empressement. Je m’étais senti attiré par Christophe en 1968, peut-être surtout parce qu’il avait une longueur et une vitalité de cheveux que j’enviais, puis parce qu’il me semblait représenter la radicalité de vie et de pensée vers laquelle je tendais, mais je ne l’ai connu que deux ans plus tard, lorsque nous avons été jetés dans la même classe de première. Nous étions devenus assez proches alors, et je lui avais présenté Christie, qui était beaucoup plus jolie pour lui que pour moi. Christie était la seule femme alors avec qui j’étais ami, parce qu’un jour qu’elle me racontait une litanie de mensonges vraisemblables, moi qui ne tenais à elle que parce que j’appréciais sa vivacité d’esprit, je lui dis : « Christie, que tu roules n’importe qui, c’est ton affaire ; mais la prochaine fois que tu essayeras ça avec moi sera la dernière. » Elle avait goûté mon détachement et le fait que je la devine, et mon absence de moralisme, car elle se flattait d’absence de moralité ; et moi, qu’elle encaissât si bien et l’assurance que nous nous comprendrions désormais à demi-mot. La grande complicité entre Christie et moi nous avait conduit à projeter un voyage aux Etats-Unis, pendant un an, à partir de l’été 1972. Mais dès le printemps, Christie avait rencontré Christophe et, fortement attirée, ce qui était d’ailleurs réciproque, elle ne pouvait qu’annuler notre projet. J’avais peu vu l’une et l’autre depuis avant l’été, mais je n’avais pas de ressentiment, ni d’ailleurs d’attentes. Elle prit une cuite pour pouvoir m’annoncer ce résultat, que j’avais prévu. Christophe était une vraie intelligence, dont je ne connaissais pas alors les limites. Ample, rapide, il était source d’idées avec une profusion que je n’ai jamais connue à personne d’autre. C’étaient des constructions, des combinaisons, des idées drôles, toujours des portes invisibles s’ouvraient et une sorte de promptitude enjouée et insouciante l’y engouffrait littéralement, et toujours s’y découvraient des fenêtres vers la pratique, vers quelque chose à faire. Il était toujours prêt à remettre en cause l’excellente idée qu’il venait d’avoir, au moyen d’une idée non moins excellente, et sans repos ni fatigue il inventait de nouvelles solutions à tout moment. Quand je tenais une idée, je la construisais, l’élaborais, l’aménageait, lui donnait du sens et de la portée. Mais lui les accumulait, et les abandonnait à la vitesse de son humeur, égale et enjouée. J’avais nettement l’impression à ce moment-là d’une capacité plus vaste que la mienne, et je m’étais mis à l’école : j’écoutais, j’imitais, j’apprenais. Nous n’avions aucune raison particulière de faire un film, et aucune particulière d’en faire un sur les handicapés. Mais c’était un mode de fonctionnement avec Christophe qui me plaisait bien. Il aurait très bien pu dire : pourquoi ne pas construire une datcha en Norvège, ou bien, pourquoi ne pas aller danser la carmagnole à l’Elysée lundi prochain. L’imprévu, mais non absurde, l’allant, la nouveauté promettaient toujours, et j’y voyais pour moi une soupape pour desserrer l’étouffement de mes méditations captives de mon silence. Notre premier rendez-vous à Poincaré, avec les handicapés, que je ne connaissais pas, fut singulier. J’avais un peu fumé et je me trouvais soudain, raide comme un piquet, horrifié par une assemblée de monstres aux membres atrophiés, gisant sur des brancards, déformés dans des fauteuils roulants spéciaux, poussant des sons artificiels. Je n’ai pas décontracté mes mâchoires ce jour-là. Il fallut trois à quatre réunions, et la demande insistante d’un membre de l’assemblée pour qu’en donnant un prudent avis je sorte doucement de mon état de choc. Nous avions à faire à une demi-douzaine de handicapés, quelques-uns polios, d’autres accidentés depuis l’enfance, qui préparaient leur bac cette année-là, qui allaient donc quitter un lieu qu’ils avaient habité dans une singulière promiscuité depuis l’enfance. Notre accord initial tournait autour de la « journée des handicapés », objet de courroux pour nos interlocuteurs, parce que, à leurs yeux, et donc aux nôtres, c’était un festival de bonne conscience et d’hypocrisie, de femmes de notables distribuant des bonbons et des vêtements usagés, et achetant de leur condescendance sucrée et pleurnicharde la ghettoïsation et le silence soumis des handicapés, préambule très archaïque de l’humanitarisme qu’on a vu s’industrialiser depuis. La cinq ou sixième fois que je suis allé à Garches a eu lieu mon examen de passage dans ce groupe de gens méchants et parfois drôles : un petit était venu à la porte de la salle où nous discutions ; il portait une minerve et jouait avec un petit arc d’Indien en plastique ; il me visa maladroitement de ses doigts osseux en louchant par dessus la minerve et sa flèche à bout de caoutchouc me manqua complètement, et atterrit sous le lit sur lequel j’étais assis ; l’enfant pleurnicha « rends-moi ma flèche » ; je me baissai, et lui rendis ; aussitôt, il me visa à nouveau, me manqua à nouveau, et le projectile glissa encore plus loin sous le lit ; « rends-moi ma flèche » glapit-il impatient, entre la colère et le gémissement ; « va la chercher toi-même » lui répondis-je, et me retournant vers le groupe, je m’aperçus seulement du silence, et que tout le monde observait la scène : je venais enfin de désacraliser l’handicap. Une autre fois, alors que nous étions sortis à Saint-Lazare, dans le hall de la gare celui dont je poussais le fauteuil me dit en avisant un groupe de gens qui discutaient entre eux : « Fonce ! » Je me suis donc mis à pousser le fauteuil à toute vitesse, le groupe explosa sous notre ruée, et l’une des femmes fut heurtée violemment par l’angle métallique de l’appui-pieds. Mon handicapé tourna la tête et hurla de sa grosse voix nasale « vous ne pouvez pas faire attention ! ». Encore à moitié pliée sur sa jambe blessée, la victime, en bredouillant, s’excusa ! « Tu vois ce que nous voulons dire » me dit le garçon du fauteuil roulant avec cette sagesse détachée qu’ont les grands pédagogues. L’habitude de pitié envers les handicapés était si forte que la victime de notre agression se pensait encore elle-même dans le camp de l’agression. Cependant, nous progressions lentement, car ces gens nous paraissaient compliqués. Et avec Christophe nous résolûmes de ne pas tourner une seule image avant d’avoir compris leur sexualité ; ce qui était assez comique compte tenu du peu que nous connaissions de la nôtre. Peut-être avons-nous été plus déçus que soulagés d’apprendre que leurs désirs étaient très comparables à ceux que nous avions aussi, mais que seule leur mobilité l’était moins ; ils ne fantasmaient pas plus sur des valides que sur des handicapés, quoiqu’il faille sans doute relever l’étrange rôle que jouait le personnel hospitalier dans leur existence confinée : les infirmières, notamment, étaient à la fois les mères, les enseignantes, les nounous, les aides, les confidentes, les maîtresses, et les fantasmes, sans avoir ni la formation, ni le salaire, ni le temps, ni le goût de telles responsabilités. Mais ils n’avaient pas moins d’occasions que nous de s’extirper de leur misère sexuelle, et s’en acquittaient aussi mal. Notre conception du cinéma était basée sur les théories de Vertov, et nous désirions encore davantage déstructurer les successions d’images animées que dans les thèses militantes gauchistes les plus conséquentes. Je pensais sincèrement à cette époque où la vidéo n’existait encore qu’en promesse pour le grand public que tout un chacun marcherait bientôt dans la rue avec une caméra et un écran à la ceinture, et qu’on pourrait bientôt dialoguer autant avec des images que par la voix ; et dans cette perspective, le cinéma d’auteur, le cinéma de scénario perdrait son sens autant qu’un livre saint chargé d’enluminures lorsque l’imprimerie permit le roman. Mais nos camarades de Poincaré étaient fort éloignés de ces visions programmatiques. S’ils étaient intéressés par un film où ils pouvaient s’exprimer, ils n’étaient absolument pas intéressés par le cinéma. Nous voulions leur mettre caméras et micros à la main, mais eux continuaient de nous considérer comme techniciens et artistes, spécialisés dans le recueil et l’exploitation de l’information qu’ils pourraient nous donner. Ils ne voulurent jamais construire une situation en commun, où le film n’aurait plus été que le trivial prétexte d’un dépassement – et c’est ainsi que je m’imaginais les seules aventures de la « création », c’est-à-dire comme des supports de rencontres et des mises à feu d’explosifs. Jamais nous n’avons pu vaincre la séparation des tâches, qui était pour nous la condition sine qua non, alors qu’elle était hors de leur façon de penser. Les problèmes matériels ne furent pas moindres. Dès le départ, nous avions décidé de tourner en super-8, non sans mépriser d’ailleurs les formats plus professionnels, car en même temps que le « matériel » avait une valeur presque fétichiste, nullement indifférente, nous le méprisions aussi, et avec tout autant de sincérité, par principe. Puis, pour de ridicules raisons esthétiques, nous décidâmes de prendre du noir et blanc ; mais à l’époque on ne trouvait pas de super-8 noir et blanc en France. Un beau jour, nous sommes donc partis en stop en Belgique pour y acheter, non sans peine, cette pellicule rarissime. Pellicule qui d’ailleurs ne nous a pas suffi : revenus, entre-temps à un dédain mieux fondé des archétypes esthétiques qui font préférer le noir et blanc pour les documentaires, et probablement animés au moment de la rupture de stock d’un état d’esprit plus ironique, nous choisîmes de compléter le film en couleur. De plus, le super-8 à l’époque n’avait pas encore de bande-son. Il était donc nécessaire de prévoir une postsynchronisation. Mais les projecteurs ne tournant pas à la même vitesse que les magnétophones, il fallait découper tout le film en séquences d’une minute maximum, et pour chaque séquence faire démarrer l’appareil le plus rapide de sorte qu’il rattrape l’appareil le plus lent au bout de trente secondes, puis ne pas le laisser prendre trop d’avance. Ainsi il nous fallait deux heures pour monter trois minutes de son. Après avoir tourné force interviews, plans d’hôpital, manifestations de handicapés en colère et petites indélicatesses de leur administration pénitentiaire, nous avions recueilli le matériel du plus chiant des films documentaires sous-militants. C’est bien sûr Christophe qui mit fin à ce laborieux ennui en me proposant : « Et si on en faisait un James Bond ? » L’idée d’un détournement complet au montage me plaisait autant pour des raisons hédonistes que pour notre conception vertovienne qui donnait la prédominance au montage. Et il est certain que voir James Bond en fauteuil roulant, courir après les méchants en fauteuils roulants, était beaucoup plus éloquent pour raconter ce que sont les handicapés. Alors que les images devenaient métaphore, le son donnait la dimension grotesque et féroce requise. Mais le désintérêt progressif des handicapés eux-mêmes, pris par leurs préoccupations scolaires et en défensive pour n’avoir pas à participer à l’élaboration du produit final, s’ajouta à nos difficultés de montage. Nous avions en effet dû recourir à un tiers personnage, un certain Stéphane, enfant gâté (sa mère était propriétaire d’un groupe de presse, et quand il piquait une petite dépression, elle lui offrait la meilleure caméra du marché), dont le matériel nous parut suffisamment nécessaire pour l’inclure dans le projet. Lui, désœuvré et fétichiste cinéphile de base, ne put pas jouer avec nous comme avec sa mère, mais fit quand même des caprices enfantins quand il comprit que nous étions contraints de faire le montage chez lui, à Buzenval, si bien que nous avions sérieusement projeté de lui casser la figure et de le dépouiller. S’il échappa miraculeusement à notre impatience, c’est parce que, un jour que nous arrivions pour une séance de montage, n’attendant que le prétexte d’alléger notre hôte, sans oublier une bonne correction, nous nous proposâmes de regarder un dessin animé de Walt Disney (avant les cassettes vidéo pour tous, il existait des films super-8 préenregistrés, et Stéphane possédait bien sûr ceux que sa mère avait jugé aptes à calmer une de ses humeurs), pour se chauffer. Mais Christophe qui enclencha tout fit une mauvaise manœuvre, et détruisit en cinq minutes de projection, une heure de postsynchronisation, c’est-à-dire quarante de travail. Et nous n’eûmes jamais plus le courage de rajouter une bande-son sur notre 007. Mais avec Christophe, nous nous étions entendus de mieux en mieux, et nous projetions d’autres films. A cette époque déjà, mon existence était écartelée entre des pôles différents. Ma volonté de séparer ces pôles était due à l’impossibilité que je me sentais de combiner mes personnages dans chacune des sphères. Plongé à chaque fois dans le jeu de chaque pôle, j’avais d’énormes difficultés à gagner du recul de leur confrontation, qui me laissait dans un désarroi et un déséquilibre très grands ; parfois, j’essayai un de mes personnages à succès dans un autre contexte, et j’étais naïvement surpris que jamais il n’obtenait le même résultat flatteur, que j’avais pourtant cru objectif. Une fois de plus je tiens à signaler que ce que je dis de moi n’est qu’éléments du décor, et le décor est toujours un risque pour l’essentiel. Certains s’y perdent, le prennent pour l’essentiel, Proust a plus qu’aucun autre subi cette mésaventure ; d’autres le tiennent pour insignifiant, voire mépriseront l’idée si le décor leur paraît trop mièvre ou trop tassé, et il y a des chances que celui de mes dix-huit ans, dans une banlieue parisienne de la middleclass en formation, juste après 1968, paraisse une futilité trop sucrée et ennuyeuse et que le style qui l’arrose soit un peu indigeste. Je reste cependant convaincu que ce fond est moins touffu qu’il ne paraît aux premiers et moins innocent qu’il ne semble aux seconds. Sans lui, les ombres portées du discours ne peuvent se détacher, les points de fuite ne peuvent se comprendre. Par ailleurs, la middleclass de cette époque n’était pas encore séparée de la gueuserie comme elle l’a été depuis, parce qu’elle avait à sa lisière une classe ouvrière pas encore décomposée, de laquelle les pauvres plus furieux n’étaient pas encore détachés ; elle était aussi un carrefour, différent de celui qu’elle constitue aujourd’hui, de la société, entre cette classe ouvrière qui n’a jamais proclamé plus fort son existence qu’à ce crépuscule, et une bourgeoisie qui était aussi déjà un vestige de l’époque où il y avait moins de deux milliards d’humains, et où les campagnes étaient plus peuplées que les banlieues. Beaucoup de phénomènes qui sont advenus dans le dernier quart du siècle sont en germe dans cette classe moyenne prospérant sur le commerce des portes entrouvertes entre le haut et le bas de la société. J’arrive ainsi à Lakanal. J’habitais avec ma mère et mes deux sœurs à Ville-d’Avray, dans une « résidence » pour cadres, depuis presque dix ans que cette cité avait été construite. Il y avait là une grande homogénéité d’âge, parce que tous nos parents avaient acheté au moment de la construction, à crédit, lorsqu’ils avaient trente ans. Aussi, nous étions toute une bande d’enfants, puis d’adolescents, qui arrivés là à l’âge de dix ans n’en avaient pas tout à fait vingt. Notre turbulence était bien plus proche des potaches de Jean Vigo, cinquante ans plus tôt, que de la délinquance des banlieues gueuses vingt ans plus tard. Même s’il y avait eu, dans notre bande, des départs et des arrivées, des disputes et des ruptures, nous nous retrouvions par la proximité géographique qui nous contraignait, de la cité à l’école, aux mêmes trajets aux mêmes heures, aux mêmes loisirs et aux mêmes classes. Il y avait Jean-Marie Leven, le père tranquille, il y avait Jean Ginest, le lunatique, qui avait été mon souffre-douleur quatre ou cinq plus tôt, il y avait Rainer Rothe, le chéri de ses dames, avec sa carrure d’athlète, sa blondeur dorée et ses beaux yeux bleus, il y avait Gilles Casse le dandy triste, il y avait Luc Delasnier et Antoine Badam, pour ne citer que le noyau dur, d’un groupe où nous pouvions être quinze ou vingt en comptant les filles qui ne comptaient pas pour elles-mêmes. Antoine – je ne sais plus comment il était entré dans notre cercle – était le seul qui n’habitait pas dans notre cité. Il nous prouva la différence cette année, en fuguant avec la menue Geneviève. Ils firent un enfant pour être émancipés, s’installèrent près du pont Cardinet dans Paris, et furent amèrement déçus que nous ne suivions pas leur bel exemple de rupture familiale. Ils croyaient que pour attaquer la vie adulte nous n’avions besoin que de leur exemple ; en cela, ils n’avaient pas si tort, parce que nous l’avions cru aussi. Mais devant l’exemple, tout nous parut compliqué et peu enviable. Trahis par nous, plongés violemment dans le petit emploi, ces courageux pionniers durent se réconcilier avec leurs familles. Celle d’Antoine possédait un château en Picardie, qui avait été construit au début du siècle pour le grand-père d’Antoine afin que cette jeune tête brûlée laisse de plus responsables gérer une usine et un capital qui s’amenuisait par ailleurs. Le même usage, réaménagé, fut dévolu au petit-fils, qu’on gardait dans le giron et hors du scandale en lui donnant les clés de la grande bicoque, par ailleurs vide de mobilier, à moitié en ruine, et gardé uniquement par un jardinier-poivrot, aussi bien intentionné que discret. Nous projetions donc de passer l’été 1973 dans ce château que notre bande avait déjà adopté à deux ou trois reprises, pour des séjours de quelques jours. Le site était intéressant, à l’écart, et l’endroit était propice à la consommation d’acide. Ce que Christophe Duel était au pôle Poincaré, Luc Delasnier l’était au pôle Lakanal. Il avait été la première personne que j’avais rencontrée en arrivant à Ville-d’Avray, neuf ans plus tôt, où sa famille venait d’emménager, quelques semaines avant la mienne. C’était alors un petit ouistiti virevoltant, le plus rapide ailier de l’équipe de football de l’Union Sportive de Ville-d’Avray. Deux ans plus tard, cependant, un mal mystérieux le cloua sur un fauteuil roulant. Au bout de deux nouvelles années, il recouvra la mobilité des jambes, d’une manière aussi imprévue à ma connaissance que lorsqu’il contracta sa paralysie, mais ayant perdu définitivement sa vivacité physique : il boitait imperceptiblement et ne pouvait plus supporter les sprints qu’exigeaient un match de football. Ce que Christophe avait en intelligence imaginative, Luc l’avait en malice et en bon sens. Retors et astucieux, plein d’empathie, il ne traçait pas ses perspectives en grandes lignes droites sur des horizons inventés, mais en courbes précises, parfois souterraines, sur du concret, sur du faisable. Pragmatique, il était le seul de la bande à comprendre vite et tout, mais ne se servait pas de cette intelligence incontestable dans la spéculation. Beaucoup plus que d’autres, il était curieux et savait écouter. Nous avions été de grands amis, puis de grands ennemis, puis nous étions à nouveau amis depuis deux ans. Nous étions sans cesse en compétition l’un contre l’autre, sur tout et sur rien, aux échecs, en parlant le javanais, sur le fait de connaître telle musique, d’être apprécié par telle personne, bien entendu sur le fait d’avoir été préféré par Sylvette Berdier, et même lorsque nous marchions ensemble dans la rue, l’un essayait d’imposer son pas à l’autre, si bien que nous marchions bientôt un ou deux mètres l’un derrière l’autre, celui de devant s’obstinant au décalage, celui de derrière le maintenant pour donner tort à l’avant-coureur. C’était l’époque où tous les adolescents commençaient à se piquer d’être musiciens, mais d’une musique inconnue de leurs parents. Je jouais de la guitare, mais si mal que même imbu comme je pouvais l’être, il m’était impossible d’avoir des prétentions. Luc, moins mauvais que moi, se crut batteur, mais avec davantage d’illusions. Il rencontra Alain Friand, qui était guitariste, je crois par Antoine, et c’est cet Alain qui nous introduisit rue Lakanal. Pierre et Fanny habitaient là, dans un minuscule studio. Ils avaient vingt-deux ans, un âge qui les propulsait au-delà de plusieurs barrières, le travail, l’indépendance, la vingtaine, la majorité. Pierre et Fanny avaient le je-ne-sais-quoi. Je les ai connus par la suite sans le je-ne-sais-quoi, et je peux donc assurer qu’ils l’ont eu, et égaré. Fanny était belle, non pas comme un des canons de la féminité des illustrés ou du cinéma, mais elle rayonnait littéralement, elle avait une aura, une luminosité étonnante. Elle était la mamma du groupe, elle était douce, facile, subtile, proche. Même quand elle disait une méchanceté on l’entendait comme une douceur, car elle l’accompagnait d’un sourire si content et si simple, qu’on croyait avoir mal compris la méchanceté. Elle disait d’ailleurs fort peu de méchancetés et toujours pour rire ou pour plaire. Elle attirait tout le monde, non pas par sa sensualité, mais par son rayonnement, qui promettait d’être un opium, ou un soleil, et qui tenait cette promesse. Souvent, elle s’arrêtait dans la rue, mettait la main sur l’épaule d’une passante qui la croisait, et lui disait : « Que tu es belle. Comment tu t’appelles ? » ; je n’ai jamais vu personne d’offusqué ou de mécontent. Et à celles qui lui répondaient, elle disait « tu veux venir avec nous ? », et il n’était pas rare que nous avions ainsi une compagne de plus. Dans le jeu du charme, Pierre était l’égal et le complément de Fanny. Là où elle était le soleil, il était l’ombre, et la longueur de l’ombre permettait de mesurer l’intensité du soleil. Quand elle donnait sa chaleur, il donnait sa fraîcheur. Fanny parlait tout le temps, une fontaine animée et enchanteresse, Pierre ne parlait que très peu, mais toujours à bon escient, et toujours de manière pesée, sans être pesante. Il était aussi grand et aussi mince que moi, très brun, avec des cheveux très longs et raides, et mon image de lui est avec des lunettes noires réfléchissantes, sans regard. Autant la blonde Fanny était le cœur, qui mettait la main sur votre cœur, autant le sombre Pierre était le cerveau, qui posait sa pensée sur la vôtre ; même le sourire de Fanny, chaud, qui gagnait tout vers l’extérieur, contrastait avec celui de Pierre, imperceptible, intérieur. Ils étaient beaux d’être trouvés beaux, oui, des gens très différents voulaient les suivre, mais eux n’étaient ni prosélytes, ou si peu, ni même conscients de leur grâce souveraine qui n’a pas duré un an. Mais pendant cette année, d’un été au suivant, aucune invitation n’aurait pu me faire manquer une soirée à Lakanal. Là, à quatre, puis dix, puis vingt, entassés et défoncés, nous discutions, discutions, discutions, jusqu’à ce que la fatigue nous abatte les uns sur les autres. Nous parlions aussi bien du sens des mots (cette longue discussion sur l’injure du féminin, putain, con, et la féminité de l’injure), du conseillisme car Pierre était prositu, ou des solutions pratiques pour ne jamais travailler. Un jour, avec Fanny, Pierre et Luc, nous avons changé nos noms, ce qui est un jeu d’enfant. Mais ce qui était un jeu d’adultes, c’est que ces noms, nous les avons gardés longtemps : Fanny est devenue Alice, car il y avait à la fois Carroll et Arlo Guthrie, et chez elle c’était Alice’s Restaurant, et elle était si smooth, ah si lisse. Pierre s’est appelé Jean-Mars, dieu de la Guerre, mais aussi planète rouge, légèrement hors de portée, associé à un prénom biblique et du peuple. Luc devint Slack, c’était le Slack de la batterie, mais aussi celui qui savait frapper juste et moi, Colin, et je ne me souviens plus pourquoi, et je ne me souviens même plus si mes camarades connaissaient mon allergie au poisson. Dès le lendemain, nous avons débaptisés ceux qui n’étaient pas là ce soir-là ; et certains autres, comme Jean Ginest, devenu David, ont également gardé longtemps des pseudonymes qui nous apprenaient à répudier nos identités. Nous étions plus près de défaire le monde que de le refaire, affamés nous cherchions des points d’appui, des leviers. J’étais si indigné qu’on puisse admirer quiconque que je ne voulais pas admettre la supériorité qu’autour de moi, à l’instar de Jean-Mars, on reconnaissait aux situationnistes et à Debord en particulier, dont je ne connaissais pas suffisamment, à l’époque, les écrits. J’avais donc, pendant toute une soirée, soutenu une « aspectologie » qui devait dépasser la dialectique, et dont le cœur de thèse était que « la vie est un trou et inévitablement on tombe dedans ». Je souris aujourd’hui à la mémoire des logiques complexes dont je décourageais jusqu’à Jean-Mars dans la défense presque entièrement improvisée de mon sujet, mais Lakanal m’a mieux appris le trop-plein de la pensée que l’école ou l’université, qui n’ont que cherché, comme le monde du travail, à l’élaguer – et il fallait en user du sécateur ! – et j’ai à ce moment-là commencé à associer intimement ce que je sentais et ce que pouvait ou devait ma conscience. L’ouverture était grande, tout l’horizon bouché par un monde absurde s’entrouvrait dans un sourire d’Alice, ou dans la voix douce et décidée de Jean-Mars, comme ce soir où, à la tête de notre tablée de quinze dans un restaurant gauchiste, il prit à partie un groupe d’anciens combattants trotskistes ou maoïstes, vieux militants carrés et ouvriers (autant dire que nous autres ne mouftions pas), jusqu’à ce que, debout, noir et droit comme l’orage, il écouta patiemment l’idéologue du coin lui définir, en guise de coup final, sa liberté « qui commence là où s’arrête celle de mon voisin », vieille définition de la liberté selon la propriété privée que Pierre renversa, calme et doux, et donc d’une violence sans égale par la phrase de Bakounine, qui m’est restée si longtemps : « Au contraire, ma liberté étend la tienne à l’infini. » Je regardai notre dieu de la Guerre, et pour la première fois j’ai compris ce que signifiait d’être invincible. Ensuite, nous rentrions à Lakanal, mais Sancho et son ami nous montraient leurs photos d’Egypte, et Philippe Celescluze, qui volait plus vite que son ombre, avait détroussé quelques étalages de bandes dessinées ; alors, pendant que les cafards couraient sur nos corps, nous les chassions avec des joints, et avec Philippe nous riions toute la nuit en lisant Gai-Luron, hurlant à chaque image, de chaque attitude, de chaque angle, jusqu’à ce que le sommeil nous étende dans les combinaisons les plus variées et les plus bizarres, dont certains ont souffert toute leur vie. A l’arrivée du printemps, l’échec de Poincaré avait été une victoire sur l’angoisse de cet hiver, parce que j’avais trouvé une percée dans l’activité, dans l’expression, hors du monde ankylosé de mes références ; et Lakanal avait joué, en parallèle, le même rôle de tremplin de sortie d’une adolescence trop longue, dont je ne trouvais ni l’issue ni l’intérêt. J’aurais pu aussi parler de ma famille : mais c’était au contraire une sphère qui tentait de me retenir dans le cocon étouffant, et les batailles, souvent physiques, encore chargées d’émotion que j’y menais étaient déjà l’arrière-garde de mon existence. |
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