l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

Moni

1973 - Trois semaines

             
             
             
             
             
      1973      
             
             
             
             
             
             
             
             
      1. Apparition
 

Souvent la première rencontre jouit des voiles et des chants de ses suivantes, dissimulant ses puissants rayons dans cette retraite intime. Elle a irradié la conscience et en la quittant elle devient le fléau de la mémoire dont elle détruit les approches. Car lorsque la première rencontre est considérée comme la fondation d’une communication, elle est recherchée a posteriori avec la rage de l’ignorance devant le savoir, l’obstination de la pensée cyclique devant l’irréversible et l’inquiétude de la critique devant la vérité. Ainsi dépliée hors du temps, la première rencontre devient alors une montagne d’incertitude, parfois glacier, parfois précipice, et presque toujours château de cristal mythique, non sans le kitsch violent que secrète toujours l’intime vibration de la conviction. Mais, dans le frémissement craintif qui trahit sa cachette, on a peine à concevoir alors que le frêle événement à moitié nu qui s’évade encore de nos certitudes est ce majestueux château en Bavière dont on a redouté jusque la vue. C’est que le temps particulier qu’on a traversé depuis s’est mis en puissance des mœurs d’une époque qui sont également hostiles à une trop fine, trop fidèle résurrection.

Dans le monde de la séparation accélérée d’individus de plus en plus nombreux, mais de plus en plus étranges et incompréhensibles les uns pour les autres, la première rencontre est devenue, par endroits où son mythe est embaumé, une espèce d’industrie. Les marchands du défoulement ont accru l’expansion des tentatives forcenées de sortir de l’isolement, d’autant plus taboues qu’il paraît ridicule au milieu d’une foule de plus en plus dense. La bizarrerie qui nous fait paraître étrangers à ceux qui pourtant nous sont au fond parfaitement similaires inverse l’intérêt caché d’une première rencontre. C’est, au contraire, cette première rencontre qui devient toute la rencontre, et son éblouissement artificiel dissimule toute la suite. Une pareille consommation instantanée interdit ensuite tout approfondissement. Ces rencontres provoquées parviennent d’ailleurs à imposer leurs attentes à l’imprévisible, alors que leur discours assure le contraire, un imprévu qui aurait déjoué toute attente. La misère de notre capacité à communiquer pourrait être étalonnée sur la misère que nous tolérons dans nos premières rencontres, alors que la famille et le travail drainent encore l’écrasante majorité des relations particulières. Pour ma part, je suis resté fidèle, depuis l’époque où commence mon présent récit, à la hiérarchie des rencontres qui place a priori celles du travail et de la famille tout en bas de celles dont je peux m’honorer ; et sans même y réfléchir, les relations indirectes nouées par ces deux biais triviaux dans leur existence même se sont toujours pour moi finement étagées selon le degré de proximité que je leur reconnaissais à une quelconque consanguinité ou à une quelconque activité rémunérée. L’air de la famille et du travail est déjà si marqué d’ennui, de soumission et de peine, que tout début, sauf s’il y est explicitement hostile, y naît pollué jusqu’à la moelle. Je suis même réticent, quoique contraint, d’admettre qu’il existe là quelques exceptions.

La première rencontre en effet, si on tentait de la théoriser, ne vaut pas, comme dans les sociétés antiques lorsque tout le monde avait à se connaître au moins formellement, par l’éclat et la solennité de la présentation, dont l’actuelle époque dispense encore quelques caricatures d’autant plus bouffonnes qu’elles ne se savent pas caricatures ; elle vaut par la surprise. Ce ne sont que la durée et les conséquences d’une paralysie momentanée et l’intensité d’une infiltration de l’autre pendant cette stupeur qui déterminent les tremblements de terre. Et moins on est préparé à ce début, plus il tend vers l’indicible richesse. Je soupçonne d’ailleurs les cérémonials de cour, l’étiquette et les rituels initiatiques, d’être justement des préventions contre les soudains excès issus de regards imprévus. Mais la conservation dans notre monde suit des tracés qui ne doivent pas échapper au contrôle de la rationalité. Aussi les polices modernes ont-elles aboli inconsidérément des garde-fous qu’elles n’expliquent pas, en même temps que fort rationnellement elles noient dans la convention de comportements martelés les imprévus qu’elles redoutent.

Nous sommes faussement attachés à deux fausses conceptions. La première est que la première rencontre est inoubliable, si la relation l’est ; la seconde est que nous puissions faire nous-mêmes, pour ainsi dire préparer, ces rencontres inoubliables. Toute médiation – et la préméditation est une sorte de médiation en puissance – est contraire à la surprise, au bref instant où le caractère est suspendu et où un singulier échange, dont la nature est encore inconnue, se déroule en proportion de la réussite de la suspension. A cela j’ajoute que la première rencontre n’est pas principalement ce qui détermine la relation, impression qui provient de ce qu’on trouve dans ce début ce que la suite va généreusement développer. La première rencontre est plutôt une prémonition, un exergue. Le fluide qui y coule, mais sous la forme d’un précipité concentré, est, selon les rencontres, celui du déluge subséquent, ou, plus probablement, car beaucoup plus souvent, du crachin intermittent quand il n’est pas interminable.

Ne croyez pas que je me suis ainsi affranchi de l’embarras et de la difficulté de restituer la première rencontre qui parmi toutes celles de ma vie mérite le récit. Elle n’en est que plus incertaine, hallucinatoire, cette plante psychivore débarrassée de son trivial décor de parasites. Son irréalité grandit à mon approche, alors que je perçois enfin son parfum moqueur, sa mélodie silencieuse. C’est la serrure d’un trésor qu’aucun musée ne saura jamais ensevelir, parce qu’il n’existe aucune matière que ce trésor ne traverse, aucune pensée qu’il n’arrête. La mienne ne saura donc pas livrer l’objectivité des élans qu’induit l’apparition d’un trésor. Mon propos est une déchirure entre ce qui s’est passé, et les inlassables falsifications que fait surgir l’application même à les supprimer. Je raconte la guerre de Troie, au plus près de l’événement, ce qui en augmente la distance. Que ceux qui ratissent les faits au sens journalistique retournent à leur quotidien. Pour des raisons historiques, comme Vico l’avait si bien compris, c’est l’Iliade le rapport le plus exact sur la guerre de Troie. Cette considération historique seule, si rare dans un monde où les impressions ont succédé aux idées au même rythme que les JT à la philosophie, permet d’entendre sonner les ducats d’un trésor qui n’est qu’une fable ou un mirage pour la grande majorité que le rationalisme positiviste a rendu si sèche, si courte.

Aux saillies de ma mémoire se sont activés les acides de mon cynisme, le tout enveloppé dans les tours et retours de mes rêveries superposées. Là encore, des couches successives se sont affaissées ou reconstituées toujours dans la remontée ferme vers l’objet, toujours dans le vacillement périlleux de l’outil, ma pensée. Puis, son tranchant que j’effile avec soin, s’est fiché comme un crime à l’entrée du long tunnel silencieux où la plus prodigue mémoire lutte contre elle-même, jusqu’à ce que sa flamme vorace se pétrifie. A ce premier instant de refroidissement, la lame doit trancher dans le vif, se savoir la mieux trempée, la mieux préparée, exprimer l’inexprimable, engager ses mystères, expulser ses invités de bienséance, donner à la prison de l’intériorité la prison de la postérité. Et l’on peut restituer à travers une dialectique où apparaît autant de douleur, quand la douleur y est en vérité ce qui est négligeable, toute la modification que peut subir l’éclair d’une rencontre, à peine perçue, ressuscitée par le déchirement de la conscience et déchirée par la conscience de la résurrection, qui s’est elle-même niée. Ce long curriculum de l’apparition elle-même suit un torrent si tortueux et tumultueux que le jaillissement qui ne peut plus être vu que du delta est un effroi, bouillonnant, que ne laissait jamais soupçonner le jaillissement, vu du jaillissement.

Pourtant, dans le rayonnage de mon esprit, où j’accorde si souvent, lorsque je suis consulté, la préférence au délire sur l’ordre, cette première apparition est proprement rangée dans la grande galerie de ma mémoire. Elle n’a pas produit en moi cette violente commotion, où le regard saute comme une rupture de faisceau, où les jambes s’arrêtent en flageolant, mettant toute leur faiblesse à lutter contre le tremblement des genoux, où le coup du tambour ralentit en dégringolant les octaves et en remontant son obstruction de la poitrine vers la gorge, privant le cerveau affolé de la pulsation soporifique de la raison, électrochoc délicieux sous lequel on origine un peu superficiellement le coup de foudre. Non, c’est un moment mémorable, mais détaché, ou plus exactement, détachable. Il ne s’impose pas comme une obsession, mais son oubli n’est pas définitif, est une mise en réserve, et lorsqu’on l’appelle, il vient facilement, sans tapage, à l’instant. C’est d’abord un moment clair et simple, que le calme et la certitude emplissent et la paresse de la perspicacité ordinaire suffit à sa maîtrise. Son ton juste, sa couleur précise, le jugement clair et la sensation nette qu’il laisse, en taquinant l’imagination sans l’envahir, en imprimant la conscience sans la brûler, en ouvrant les yeux, la vie et l’avenir, est le meilleur début, qui s’est avéré original, non : unique, sans jamais perdre sa naturelle et paradoxale harmonie. Cette simplicité fine et discrète, avec autant d’allure et de sève, distingue déjà la noblesse du peuple des souvenirs ; mais cette princesse si élégante parmi les éclats de mémoire et si altière au milieu de l’inoubliable ne porte pas sa couronne pour être la plus belle de toutes : c’est la beauté elle-même.

C’était un jour de septembre 1972, et j’étais venu à l’intérieur du lycée de Saint-Cloud, assister à une séance du ciné-club. Le ciné-club était une des institutions privilégiées de la société lycéenne. Il était alors géré par des lycéens qui louaient des films à je ne sais qui, et je ne me souviens plus s’ils entretenaient cette dépense à l’aide d’une subvention, ou, ce qui est plus probable, d’une pièce à l’entrée. A cette époque, où en France la télévision était encore réduite à deux chaînes, aux horaires limités, et n’avait pas encore envahi l’ensemble des foyers, il était impossible d’acquérir un début de connaissance de ce qui s’intitule prétentieusement le « septième art » sans les ciné-clubs, quand on avait moins de l’âge monétaire qui permette d’aller reverser du salaire superflu dans le superflu du cinéma, c’est-à-dire l’âge d’être sorti de l’école. Le ciné-club d’un lycée de banlieue aisée cumulait alors les avantages de se présenter comme une salle d’études volontaires qui empêche les adolescents de traîner Dieu sait où, comme un alibi culturel vis-à-vis des parents (qui versaient volontiers une obole, rarement utilisée à d’autres fins, l’extorsion de fonds étant encore très marginale dans les préoccupations adolescentes), tout en démontrant la largesse de vue, si j’ose dire, d’une administration semi-pénitentiaire pour semi-adultes. Nos arrivismes culturels naissants étaient alors initiés pêle-mêle à Eisenstein et Buster Keaton, Renoir et Rossellini, Fritz Lang et Orson Welles, et à quelques autres mastodontes encensés par le nombrilisme cinématographique, que nous admirions sur commande de toutes nos imaginations fertiles à souligner des qualités et à excuser des défauts. Mais si l’aspect culturel de chaque séance hebdomadaire, ou mensuelle, était sucé sans critique et dégluti sans goût, la réalité, derrière ce prétexte moral, était toute autre. A l’intérieur d’une salle de classe sans siège, à même le sol, nous étions entassés dans une densité qui n’aurait permis aucune panique. L’obscurité autorisait de nombreux interdits : pour certains couples, c’était le seul endroit où la rencontre échappait au contrôle des adultes, et où les caresses, selon les goûts naissants pouvaient s’expérimenter ; le haschisch circulait avec la semi-insolence du semi-mystère ; et des « éléments extérieurs » au lycée, le nombre desquels, tout récent bachelier, je venais de grossir, venaient, protégés par la densité de cette foule, braver leur interdiction de séjour. Cette antichambre de la liberté et de la jouissance, bardée d’entraves au cœur même des temps morts, promettait les jeux sociaux les plus riches, dont la joute verbale, dans le reflet de l’écran pour seul éclairage, chargeait encore d’ions négatifs les protons paratonnerres des films alibis à nos excitations à la fois angoissées et joyeuses. Comme l’insolence passait alors pour une sorte de synthèse du courage et de l’intelligence, l’art de faire fuser une phrase y était développé autant pour étonner une voisine séduisante que pour faire rire le groupe dans lequel trônait le perturbateur, si ce n’est pour s’attirer le murmure scandalisé de toute la salle, où la haine d’autant plus définitive qu’impuissante de quelque rival mouché. Cette salle, d’ailleurs, était une véritable expérience physique, tant le lourd tabac brun, à cette époque qui précédait les grandes campagnes d’Etat contre la nicotine, y flottait comme le nuage de l’émancipation, car si le haschisch faisait seulement son apparition dans les lycées (où les premières marijuanas, « colombienne » et « congolaise », étaient encore davantage des curiosités rarissimes), et le tabac blond véhiculait encore principalement en France l’image d’une affectation bourgeoise, la brune Gauloise était interdite par le monde adulte au monde adolescent, parce qu’il était justement un des signes distinctifs de l’entrée dans ce monde adulte. La promiscuité que voilait ce brouillard était telle, que même si un adulte avait voulu se glisser entre nos chaînes de délices licencieuses, où le geste naïf atteignait quelquefois les conséquences que la subversion affirmée et admirée rêvait, il eût été confronté à la réprobation qu’encourent le liberticide, le censeur, le tricheur, l’espion. Mais l’inconfort même auquel aurait dû alors se soumettre ce sous-marin du monde ennemi, professeur, parent, ou membre de l’administration scolaire, mettait à l’abri d’une aussi indélicate intrusion : c’est dans les contorsions sur linoléum et dans la capacité d’absorption aussi bien de substances toxiques, très rarement une bouteille de whisky circulait même dans un coin, que d’excitation générale, que les jeunes et souples corps et systèmes nerveux avaient acquis ce singulier et épuisant moment entre les geôles scolaires et parentales, et principalement pour les filles c’était là un angle mort qui échappait au contrôle anxieux d’une morale chrétienne qui n’était démentie que dans les discours avant-gardistes imposés par la mode depuis quelques années. A voir l’impossibilité des balourdes présences adultes, peu aptes à se plier, au propre comme au figuré, au rythme de l’âge intermédiaire dont le ciné-club était le royaume de l’ombre, tant la matière tendre qui frissonnait fermement dans ce nuage risquait d’exploser en mettant le feu aux draps sales pendus aux fenêtres pour atténuer les contre-jours sur l’écran, on devine qu’à chaque séance cette pénombre riche en senteurs et en découvertes enseignait bien davantage, sous prétexte de projections anodines, que tout ce qui était enseigné la semaine écoulée, sur les bancs de la salle voisine, au fil des ineptes programmes éducationnels, déjà alors des sortes de compromis entre bureaucrates dont les propres enfants avaient dépassé depuis longtemps l’âge de les ingurgiter. Le délabrement conceptuel de l’éducation de masse était alors le reflet du délabrement visible des écoles, ce que chaque ministre aggravait par une retouche dont le seul intérêt était de graver son nom, qui ainsi marquerait l’endroit salopé, jusqu’au temps où il aura été déchiré par un successeur aux préoccupations identiques ; mais la finalité, la vision d’ensemble de l’éducation, de l’enfant et de la société, était perdue dans ce monde qui commençait alors à dissimuler ses buts, ou à mentir à leur sujet, parce qu’en vérité il n’avait plus d’autre but que de durer tel quel. Aussi, l’écart entre l’enfant scolarisé et le contenu de cette scolarité ne cesse depuis de grandir dans l’absurde. L’imposition de comportements, de bouts de savoirs disloqués, de règles dont le fondement s’est perdu dans l’autorité, jure avec la découverte sensuelle et spontanée du monde par les adolescents, comme leur capacité enfantine d’adapter leurs membres à tous les reliefs et circonstances, apparemment sans effort, et en tout cas sans la perte de dignité si sensible chez l’adulte que l’habitude a fait renoncer aux courses et aux bonds de joie, aux poses couchées, accroupies, allongées, jambes en l’air ou écartées, qui étaient alors sans provocation ni immodestie, celles qu’exigeait des spectateurs d’un ciné-club la configuration du lieu et les mouvements des corps voisins.

Je ne me souviens plus du film de ce jour-là. D’ailleurs, quoique je m’intéressais au cinéma plus que le cinéma ne le mérite, j’étais certainement de ceux qui faisaient le plus cyniquement la part des choses en ces situations moites où les gorges étaient sèches, et je n’aurais pas grande fierté à mémoriser le film, qui n’échappait à sa médiocre condition de simple support que dans l’hypocrite apparence, ou alors, les jours d’ennui ou de mélancolie, lorsque la paresse anesthésiait l’imagination au point qu’elle dusse s’appuyer sur de vulgaires images pour aménager son décor vivant. Je ne me souviens plus non plus des circonstances de ma présence. Etais-je vaguement honteux de me retrouver dans le jardin d’enfants qu’était nécessairement devenu ce lycée pour moi ? Etais-je seul ou en bande, triste ou survolté, ennuyé ou fébrile, affamé ou repus, fatigué, anxieux, défoncé, rayonnant ? Toutes les circonstances de cette après-midi là ont déserté, englouties par l’indifférence. Et le moment où le brouhaha de la salle fit place, dans un dernier rire excité, ou soupir involontaire, ou exclamation-mitraillette, à la pétarade mécanique du projecteur qui au-dessus de nos têtes maintenant levées vers la première image lançait son poussif rayon blanc sur une amorce tremblotante, car la copie était aussi édentée que couverte de poussière et de cheveux, vient se superposer à tous les moments identiques, pour en concentrer le générique.

Assis dans l’une des premières rangées informelles, où la nuque davantage cassée par le proche surplomb de l’écran imprime au reste du corps une mise en place plus longue, car plus difficile, je heurtai, ou je fus heurté par quelqu’un. Je me retournai, probablement brusquement, et assise légèrement à la droite derrière moi, c’est la première fois que je l’ai vue. Je n’ai certainement rien dit. Je me souviens de mon regard, parce qu’en contradiction avec mon mouvement et la faible mais libre et douce ondulation de la salle, il s’arrêta.

La fixité tendue de ce regard était d’une intensité exempte de violence, et quoique très très long, je le chiffre au total à presque deux secondes, exempte de toute indiscrétion. Une surprise complète était son impression première, d’où l’on peut facilement concevoir l’ambiguïté de l’appartenance de cet arrêt. Si, dans un milieu lycéen ou adolescent où mon assurance, ma faconde, et maintenant mon âge, me permettaient beaucoup de petites brutalités relationnelles, comme de dévisager quelqu’un avec une dureté pleine de défi ou une ironie lisse et prête à éclater en sarcasme, j’aurais certainement fait glisser mon regard avec vivacité, ou au contraire avec une lenteur voulue, ce qui n’était pas le cas ici. Et l’arrêt de mes yeux, je me souviens encore facilement de son intégralité, indique plutôt que si sa tenue m’appartenait, l’arrêt lui-même n’appartenait qu’à son objet. Quant à sa durée, il m’apparaît aujourd’hui qu’elle m’a échappée en son cours, au point que je dus produire une violente rupture lorsque ma conscience prit soudain, en fin de parcours, deux secondes plus tard, conscience de son inconvenance. On sera peut-être ici surpris d’entendre parler d’inconvenance pour une époque que l’on estime généralement affranchie des convenances, en une situation aussi nettement anodine. Mais cette époque n’était pas plus affranchie de convenances qu’aucune autre, elle ne s’était qu’affirmée opposée à quelques convenances, desquelles la raison démontrait la caducité ; et la situation n’était absolument pas anodine. Elle était neuve et s’y bousculaient à vive vitesse impressions, sensations, pensées. Aussi, le constat d’avoir oublié la durée de mon regard me fit oublier le contenu de ce temps, en considérant simplement qu’il était inavouable et nécessairement incompréhensible, dans l’instant, pour l’objet ainsi regardé. Alors se disputèrent la sorte de rêverie très turbulente qu’il avait provoquée, rêverie qui n’était déjà plus qu’un souvenir global, la crainte de heurter inutilement, la durée de mon regard pouvant être interprété de différentes manières que son intensité m’avait interdit de maîtriser toutes, et la peur du ridicule d’un hommage aussi appuyé et aussi inconscient, sentiment qui était particulièrement sensible à l’adolescent plein de fiertés et d’orgueils d’opérette auxquels nous, moi particulièrement, étions déformés. Peut-être aussi ma conscience s’était-elle sentie aiguillonnée par ce qui n’était certainement pas davantage qu’une intuition que la supériorité manifestée par la propriété de l’arrêt, qui n’était pas mienne. Ce foisonnement d’éléments, et ce n’est certainement que la modeste fraction que mon souvenir, augmenté de sa représentation, est capable de restituer, expliquent, comment, au bord du terrain vierge de l’exploration, l’explorateur le plus concentré réunit, en même temps que les moyens les plus fertiles à sa progression, mille défenses inédites, dont cent conventions qu’il invente aussitôt, et qui régleront sa démarche, que ces conventions soient partagées ou non, reconnues ou pas, de quelque autre ou de lui-même. C’est ainsi que je revins, probablement aussi brusquement qu’à l’aller, de ma position retournée, arrêtée.

Si j’ai ainsi raconté la fin du regard avant son mouvement même, c’est parce que ce mouvement prend sa relativité de sa totalité. C’est sa fin qui en fait un tout. Il ne va pas à l’aventure à la sortie, si j’ose dire, et sa fermeté et sa constance sont contenues dans sa légère incertitude finale. Et d’autre part, la fin du regard n’est que le retour à la normale après, toutefois, l’intervalle d’un long événement, un fuseau onirique. Aucun regard, cependant, n’est uniforme. Sa longueur et sa tension, son intention et sa motricité varient. Le mien commença par un balayage qui détermina un cadre de vue. Ce premier temps, pourtant habituel, fut celui de la surprise. Je venais d’apercevoir une personne très belle. Finissons-en avec la beauté : je n’ai pas formé, avec le raffinement, l’accalmie de l’âge, et l’accroissement de l’aptitude de différenciation, ce qu’on a coutume de reconnaître sous le goût esthétique ; de l’art, j’ai toujours méprisé d’arriver au beau par le travail. Pour moi, le beau est immédiat, comme en septembre 1972, et éphémère, d’une seconde à la suivante. En tant que concept, la beauté est ennui, ce qui est justement contraire au contenu de ce concept. Non, la beauté est un grain qui orne, un éclat rare et soudain. Si j’essaye maintenant la démarche inverse, de retrouver ce que la beauté vérifie, par rapport à la personne que mon regard découvrait, je passe à un moment différent de celui de mon regard découvert, sur lequel il y a encore à dire. Car avant que cet étonnement ne revienne en lui, puise dans sa paralysie la fin de celle-ci, il faut évoquer ce qui l’a stoppé net. Et il faut exempter de cet arrêt l’autre regard, car ce n’est pas un autre regard que le mien avait embrassé, c’est une personne en entier. Elle achevait de replier ses jambes sous son corps et trônait sur ses talons, ce qui faisait pencher sa tête légèrement vers l’avant et la droite, la plus gracieuse base d’appui du velours profond et ferme, oblique, sérieux et silencieux que j’imagine aujourd’hui m’avoir touché, mais que je ne voyais pas alors. A l’instant où mon étonnement avait achevé mon balayage, dans l’immobilité de mes yeux captivés, mon regard entra en lui-même. Car à l’éblouissement tout de même assez fort de la beauté succéda son analyse, et c’est ainsi que ma surprise s’approfondit : ce n’était plus, en effet, le fait d’admettre que cette personne était belle qui fixait mon attention, c’était quelque chose d’indicible, que je n’avais encore jamais vu, qui faisait cette beauté, et c’est entre cet instant et le moment où je m’en arrachai, que j’entrai simultanément dans cette torpeur contemplative, liée à une intense et accélérée recherche analytique, où j’essayai simplement de comprendre à la fois l’indicible, et ma stupeur, qui se prenait ainsi pour objet.

De la sorte, l’impossible maîtrise spontanée que notre suffisance pressée commande à la curiosité atrophiée de nos regards avait renversé cet étonnement de mon étonnement en une spéculation dont la vitesse s’accélérait de la complication imprévue, en même temps que son expression, mon regard, devait paraître au contraire frappé d’immobilité, la lenteur de ma langueur y jouant seule l’imperceptible mobilité du mercure montant dans un thermomètre, plutôt ici cependant d’arrière en avant que de bas en haut, ou plutôt selon le choc de la surprise, d’avant en arrière. Un malaise profond est la résultante de cette contradiction, de cette incapacité à saisir de nos courtes vues. Ce malaise est la sensation dominante, à la fois la plus durable et de loin la plus forte, de cette double seconde sur laquelle ma vie s’est appuyée avec énergie. C’était une nausée vive et fraîche. J’avais entendu raconter peu de temps auparavant qu’au Népal, en se promenant dans les champs de pavot, on pouvait en caressant les fleurs, ramasser un pollen gluant qui était si frais que si, roulé en boule, on l’enrobait de tabac, il absorbait entièrement le tabac à la première opération qu’il fallait alors au moins répéter deux ou trois fois. Cette fraîcheur, synonyme d’une intensité extrême, qui absorbe entièrement, est pour moi la comparaison la plus seyante à cette première apparition de Sophie. C’était comme un haut-le-cœur brutal, mais subtil, plein de goût, eh, justement, trop plein de goût pour mes faibles capacités, et qui culmine vers le spasme ou le vomi. Je crains un peu que cette première grande impression soit perçue dans le rejet sec et fade de nos aseptiseurs hypocrites. Elle correspond davantage à ce que racontent les festins de Pétrone : une saveur si impérieuse qu’elle soulève sur son passage jusqu’au tréfonds des intestins. Et que, à l’opposée de nos mœurs de façade, le cœur ouvert préfère déposer ceux-ci que se passer de celle-là.

La première interprétation de ce goût contradictoire, insupportablement fort là où il est insupportablement doux, exquis à révulser, anesthésiant dans l’euphorie, est l’état de mon désir. J’étais dans un lieu, un instant, une période de ma vie, où le désir était d’une disponibilité et d’une positivité maximales ; mes yeux découvraient l’être le plus désirable qui soit. Pourtant, ma présente interrogation était totalement séparée de tout désir, comme si notre proximité charnelle, et le geste, coup ou caresse, qui avait introduit la découverte, avait fondu le plaisir latent dans l’alliage de la charpente du doute. A l’instant j’objectivai avec clarté et célérité, pour ne pas dire avec précipitation, sans le trouble tiède, subjectif et offensif de l’envie. Dans ce moment de doute, justement, le désir ne faisait pas de doute. Non pas qu’acteur vedette et cabotin il aurait maîtrisé le devant de la scène, mais bien plutôt figurant consciencieux, il restait éclipsé dans la certitude du décor. Ce n’est donc pas lui le nœud du malaise.

J’ai longtemps cru que cette contradiction si violente était inhérente à un effet particulier du charme de Sophie. Elle avait alors quatorze ans. Elle était femme depuis un an. Sa silhouette et ses traits avaient une fraîcheur à l’instant sortie de l’empâtement de l’enfance, alors que sa respiration soulevait avec fierté toute l’assurance de sa féminité. Son sérieux, dur comme du marbre, ses lignes fines et fermement tracées venaient droit de l’enfant, et s’accordaient pourtant sans jurer avec la souple douceur qui arrondissait toute son apparition en pose gracieuse dont l’ondulante vibration serpentait vers la douceur du giron. Pour moi, qui vivait dans l’âge intermédiaire entre l’enfance, dont j’observais jalousement le détail de la destruction, et l’adulte, que j’écartais avec effroi par ce sectarisme de l’adolescence qui carapace le présent, j’étais confronté à la vision d’un être dont je ne soupçonnais pas l’existence possible. Car, ce que cette femme avait déjà de maturité qui me dépassait, rehaussait encore son naturel enfantin, et elle portait la gaucherie de cette authenticité comme une coquetterie inconsciente. Elle n’était justement pas la Lolita de Nabokov, ou la Baby Doll du cinéma, ces modèles de femmes-enfants qui en vérité capitalisaient en produits culturels sur les artifices récents de l’adolescence middleclass naissante, et en sont les excroissances spectaculaires et égrillardes, dont l’authenticité satisfait tout juste quelques fantasmes à tics. Elle avait déjà sauté ce sas de la vie qui ampute l’enfant avant de débiliter l’adulte pour le reste de ses jours, et qu’est l’adolescence moderne. Mais moi, qui n’avais jamais constaté avant ce jour-là en une même personne ces deux âges extrêmes, entre lesquels j’étais un mezzo termine plus convaincu que convaincant, j’étais devant une incompréhensible contradiction, qui était en réalité la mienne. Cependant, elle irradiait elle-même de vie et de fraîcheur, quoique ma conscience déroutée n’arrive pas à ce moment-là à déceler en elle ces qualités, que par la suite je ne lui ai jamais vu manquer. Et vie et fraîcheur, elle en possédait en telle abondance, avec une force si impérieuse, qu’elle en avait comme trop. Aussi l’arrêt de mon regard devait certainement à la capacité d’absorption hors du commun de cette présence d’une intensité tranquille, telle que son immobilité même rétrécissait la pièce, et que son inspiration mettait en danger les réserves d’oxygène du lieu, si j’en juge par le rationnement immédiat allant jusqu’à une coupure prolongée, que le service technique responsable de la survie de mon corps lui imposa d’urgence.

Même alors que mes yeux étaient sur elle depuis déjà si longtemps, la seconde pleine devait être passée, je la voyais en entier sans la détailler. Je pense d’ailleurs que mes velléités de détailler ont dû être, sans que mon regard ne dévie, renvoyées vers le tout par l’insolence désinvolte de son charme, que chaque détail que j’aurais pu tailler dans sa physionomie eût réfléchi, conséquence surprenante d’une cohérence pleine et pétillante, le tout. Aussi, je ne sais rien de sa pensée à cet instant. Est-ce que son regard bougeait ? Est-ce qu’il me jaugeait ? Est-ce que seulement elle me regardait, moi ? Avait-elle conscience de ma fixité, de ma surprise ? De mon malaise, qui devait très légèrement durcir mes sourcils ? J’étais plutôt devant son mystère que devant sa personne, et mon regard, en prolongeant son enveloppement, était plutôt en train de percer en moi. Singulière sensation que de s’enfoncer à une vitesse record, complètement immobilisé, dans la substance inconnue et active la plus délicate, où j’avais plongé sans avoir pied, et qui me renvoyait ma faiblesse inattendue par le haut du cœur.

Si c’est aux vertiges de l’âge que j’ai après coup attribué cet écœurement qui triturait mon inexpérience vivante, c’est aussi parce que mon intérêt était écartelé entre l’absorption qu’exerçaient cette splendeur trop neuve et sa vérité qui fluctuait à grande vitesse, s’imposant à mon attention, et à ma poursuite, comme un aimant. Jusque-là, quand un visage, un geste, une expression me plaisaient, je les embrassais d’un regard, mais ce regard achevait cette qualité, non pas dans le temps, mais dans son concept. Comme pour un tableau ou une photo dont on connaît le début et la fin, lorsqu’on y revient, c’est pour y retrouver, et à travers la reconnaissance, y redécouvrir ou y affiner l’impression plaisante à laquelle on avait pris goût, et qui alors constitue l’essence de cette observation. Mais là, les extrémités de mon observation ne me permettaient pas de saisir l’essence de la sensation plaisante, ce qui en retour était légèrement angoissant. C’est comme si cette essence bougeait, et que mon adaptation à ce mouvement était limitée par une incapacité de la mouvoir à la vitesse requise, parce que d’abord ce mouvement était très vif, et parce que mon adaptabilité sombrait sans cesse dans la fascination, la contemplation, la réflexion. J’étais pour la première fois de ma courte existence confronté à un être qui me dépassait, pas seulement par cette synthèse non achevée de l’enfant adulte, mais dans la joute informelle de nos capacités vitales. La violence d’un éventail supérieur à mes moyens, ce que je n’étais pas prêt d’admettre, et la surprise chassée par le malaise étaient ainsi devenues logiquement les formes si douces et si dures du phénomène.

Mais dans la nature du phénomène lui-même gît une explication plus tardive de la singulière sensation de cette première apparition. C’est le secret, lorsque la conscience le prend pour objet, sans pour autant parvenir à l’élucider. Je ne pouvais élucider celui-ci, parce qu’il réside dans une dimension qui n’existait pour moi qu’en apparence : le temps. Si je n’arrivais pas à rattraper les limites de la saveur qui me ravissait dans cette personne si soudaine, en même temps qu’elle distillait en moi une panique difficilement masquée, créant en ce contraste violent les erreurs d’aiguillage des parois mobiles et défenses de mon caractère naissant, sous forme de brève, lourde, fraîche et électrique nausée délicieuse, ces limites n’étaient pas l’incapacité de mon imagination, elles étaient mes perspectives dans l’avenir. Je n’ai pas eu de prémonition, c’est Sophie qui était alors prémonition. Hors jeu, au bout du bout, il y avait une ouverture béante, pas un abîme, car je la vois ascendante, mais terrible en distance et en volume. Dans cet instant – je m’étonne d’une pensée si grave – était concentré son futur, et le choc de cette concentration a fissuré l’ordre léger de mes résistances, et dans le même temps distillé puissamment par ces fissures ce parfum volatile et changeant qui asphyxie, dissout et fait tituber les années. Pourtant, il n’y a pas de gaz à senteur plus regretté que cet hallucinogène-là. Et c’est avec le même regret que j’en quitte aujourd’hui la description que celui qui inaugura alors la rétractation de mon regard.

Je reste circonspect lorsque j’entends parler de coup de foudre. La représentation d’un éclair qui cloue, ou de l’électricité issue du ciel et qui incendie, est certes séduisante : la vitesse, la paralysie, l’éclat, la chaleur et son caractère irrémédiable participent certainement aux premières rencontres les plus fortes que le genre humain connaisse. Mais pour moi, c’est par le foisonnement et la division de la pensée que se distingue une rencontre, alors qu’il me semble que la foudre et le tonnerre suspendent la pensée, ou au moins la ralentissent, en semant un effroi qui n’est pas prolifique ; de plus, l’expérience que je viens de restituer n’est pas la plus forte sensation de la relation qu’elle débute, loin de là. Ce n’était qu’une petite bombe, mais à fragmentation, qui contenait des bombes plus grandes qu’elle, qui contenaient des bombes plus grandes qu’elles. Comme je n’ai pas connu d’autres coups de foudre, comme je n’en ai jamais vu, sauf dans les jeux d’acteurs que je ne respecte pas pour connaître la vérité, et comme tous ceux qu’on m’a racontés essayent plutôt de se conformer au cliché qu’à leur contenu, je trouve dans cette expression un lapidaire et un m’as-tu-vu grossiers qui excluent, pour moi, qu’ainsi commence l’amour.

Maintenant le monde extérieur revient progressivement dans ma visibilité. D’abord je me vois en train de regarder. J’ai repris l’air supérieur de ceux qui maîtrisent leur environnement, ou veulent le laisser penser. Le reste de la salle puis probablement l’écran s’incrustent à l’endroit de la conscience où le charme vient de se distendre. J’ai peur d’être indiscret par rapport à elle, et je m’en veux de cette marque de distinction qui bafoue la supériorité présumée de mon rang. Je la combats par quelque ironique muflerie : le nouveau cru de jeunes filles échappées récemment de l’enfance, me dis-je, et entrées dans la zone d’attraction du lycée s’annonce intéressant, non ? Mais de ces petites fanfaronnades intérieures, censées redonner confiance, la conscience de soi saute sur le désordre laissé alentour. Tous les meubles sont renversés, quelques bibelots en miettes, au milieu de tâches de toutes sortes, il faut nettoyer : à force de frotter le détergent de la lâcheté, la surprise redevient une bagatelle, le malaise n’est que le reflet d’une fatigue passagère, ou de la lumière de l’excitation, cumulées à l’effet de quelque joint un peu trop fort.

Je sais, je me connais assez, que pendant la séance je me suis retourné au moins deux ou trois fois. Mon regard reprenait à chaque fois le même chemin, la surprise, le malaise et un détachement très légèrement mais très distinctement irrité, parce que je ne trouvais pas la solution. Mais ces nouveaux regards n’avaient pas la nouveauté de la découverte puisqu’ils savaient déjà l’objet de leur recherche. Ils étaient beaucoup plus brefs, gouvernés par une attraction qui venait d’au-delà de la réflexion, et leur sérieux était plein. Sophie et moi avions dû bouger lors des réajustements difficiles de notre inconfort, et les rangées se déplaçaient ainsi légèrement. Que mon regard la cherche devait, du fait de ce réajustement, trahir une indiscrète sollicitude, qui nuisait à mon impérieuse nécessité de soumettre l’énigme de cette apparition à l’impartiale liberté de mon jugement, d’où d’une part le raccourcissement, d’autre part la répétition de mon geste. J’avais déjà coutume de changer mon regard, quand je voyais pour la première fois quelqu’un, après une scrutation très brève, qui permettait une première impression d’ensemble, qui alors déterminait la gamme de mes approches possibles. Là, les deux secondes du premier regard n’avaient pas suffi, ce qui m’avait déjà propulsé dans une altitude où l’on ne peut respirer qu’avec un masque, les deux trois regards suivants n’ajoutèrent qu’à mon insatisfaction, et la crainte et la fascination se combattaient pour l’effacement de l’instant passé. Une sorte de compromis scella cette peu glorieuse discorde, que j’ai pourtant en mémoire comme extrêmement périlleuse : l’instant fut effacé pour l’instant, et conservé, hors de l’obsession mais à l’endroit le plus protégé de la mémoire, pour longtemps. Enfin, je suis presque sûr d’avoir senti son regard sur moi, mais ce qui n’aurait vraiment rien d’exceptionnel, puisqu’elle devait certainement me voir en même temps que l’écran. Alors disons que je suis presque sûr d’avoir perçu sa conscience, ce magnifique ivoire, s’attarder sur ma nuque voilée de chevelure. Quelque chose de chaud et de pesant me paralysa l’espace d’un souffle.

Bien des années plus tard, j’ai constaté qu’à l’automne précédent, en 1971, j’allais dans une école à Meudon-Bellevue, et qu’à cette époque, Sophie habitait Meudon-Bellevue. Une singulière théorie, dont le caractère singulier n’implique pas que je la répudie, m’a conduit à penser que je l’avais peut-être rencontrée alors, mais que cette première rencontre aurait été complètement occultée. Qu’il soit possible que le commencement d’un événement considérable soit dans l’inconscient n’est certainement plus à exclure avec dédain ou facilité, dans notre monde où le tourbillon des esprits rétrécit l’espace des consciences. Cette première rencontre occultée, qui baisserait encore la flamme de la première étincelle, expliquerait, au moins en partie, la vive impression de ce qui devient la deuxième, car la stupéfaction que j’y éprouvai pourrait être celle d’une reconnaissance qu’on ne peut pas situer, et le malaise pourrait être celui issu de cette première rencontre, dont l’occultation pouvait être de même origine que ce malaise. Voilà bien des conditionnels ! Elevé dans une pensée qui exige des preuves, ou au moins des évidences, je renonce, non sans le signaler, à mon goût de fonder cette première apparition au-delà même de la mémoire, là où la détermination initiale s’imagine, dans la plus grande liberté. Ainsi, si je ne me prononce pas sur la première fois où j’ai vu Sophie, la première fois que je l’ai regardée demeure, jusqu’à la preuve ou l’évidence contraire, cette double seconde de septembre 1972.

     
             
             
             
             
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