Jean-Marc Mandosio
Editions de l'Encyclopédie des Nuisances
80, rue de Ménilmontant
75020 Paris
à Chrétien Franque
Editions Belles Emotions
B.P. 295, 75867 Paris Cedex 18
Paris, le 30 octobre 2000
Monsieur,
Puisque vous vous êtes donné la peine de formuler diverses objections à l'encontre d'un paragraphe vous concernant dans un ouvrage récemment paru sous mon nom, vous voudrez bien prendre connaissance des réponses suivantes :
l° A votre cinquième objection la Bibliothèque des émeutes n'a jamais « encouragé aux viols » ; dire cela est une calomnie , je réponds par la formule suivante, tirée de ladite revue (n° 4, mai 1992, p. 124) : « Vol, viol, meurtre sont des délits d'opinion. » Cette sentence, bien mise en valeur elle occupait à elle seule toute la page , a suscité « quelques approbations pour le vol, une levée de boucliers indignée contre le viol, et un silence de mort sur le meurtre » (n° 7, mai 1994, p. 128). La « levée de boucliers indignée » montre qu'elle a été perçue comme une apologie du viol, et la formule était effectivement conçue pour être entendue de cette façon ; en effet, ramener à un simple « délit d'opinion » une pratique généralement considérée comme un crime, c'est l'encourager. C.Q.F.D.
(Une description littéraire n'ayant pas valeur d'argument, je laisse de côté le récit, dû à la plume du petit poétaillon-branleur Mehdi Belhaj Kacem, de l'assassinat d'une « connasse », paru dans le n° 5, décembre 1992, p. 37-38.)
2° A votre troisième objection la prolifération des émeutes dans tous les lieux du globe n'est pas le « signal possible » d'un assaut contre la société, mais cet assaut lui-même , je réponds par les passages suivants, tirés de la Bibliothèque des émeutes : « En elle-même l'émeute n'est qu'un instant intense, à la fois léger et profond. Son but inhérent est dans sa propagation. La propagation d'une émeute [...] constitue ce qui peut être appelé une insurrection. Et de même, une insurrection qui déborde les frontières d'Etat, qui prend la totalité comme son objet et qui révèle le fondement de la dispute humaine est une révolution. Il n'y a pas d'exemple de révolutions qui n'aient pas commencé par une émeute » (n° 1, avril 1990, p. 3) ; « [...] c'est un malheur de cette époque que son repère négatif le plus radical soit un acte aussi infime et difficile à dépasser que l'émeute. [...] L'émeute est devenue une forme de balbutiement, de débat qui se cherche, de discours » (n° 4, mai 1992, p. 125) ; « l'émeute elle-même ne pose pas la question de la fin du monde. Elle est seulement la seule réunion qui peut l'esquisser. [...] C'est pourquoi nous avons entrepris et continué de connaître et de faire connaître ces instants trop éphémères et trop séparés » (n° 7, mai 1994, p. 55). Il est donc constant que, dans votre revue, l'émeute, telle que vous la définissiez, était conçue comme le signal possible (le « balbutiement » ou l'« esquisse ») d'une insurrection et, éventuellement, d'une révolution, et non comme une fin en soi.
3° Les réponses aux deux objections précédentes montrent suffisamment quel degré d'incohérence est le vôtre, puisque vous n'hésitez pas à vous désavouer (dans votre cinquième objection) et à vous contredire (dans votre troisième objection). Concernant votre quatrième objection les émeutes ne sont des « soupapes » que lorsqu'on les considère après leur moment historique, une fois la paix sociale revenue, et du point de vue des défenseurs de l'Etat , je m'étonne que vous soyez devenus aveugles au point de ne pas voir que, dans le monde contemporain, la plupart des émeutes (cf. les « banlieues » françaises ou, dès 1992, les émeutes de Los Angeles, que vous aviez d'ailleurs intelligemment analysées dans le n° 6, avril 1993, de la Bibliothèque des émeutes) sont des « poussées de fièvre » ritualisées, répétant sempiternellement un scénario (stimulus/réponse) parfaitement codifié, exerçant de façon immanente et non pas a posteriori, comme vous le prétendez la fonction d'une « soupape », et n'affectant pas plus les fonctions vitales de la société que ne le font l'existence des accidents de la route ou celle de la démarque inconnue dans les grandes surfaces. C'est une variable désormais prise en compte par « les défenseurs de l'Etat » et qui, à ce titre, fait partie du décor.
Mais nous touchons là au vice fondamental de votre conception de l'émeute : vous en critiquez (ou vous en critiquiez), d'un côté, les insuffisances, au nom d'un « dépassement » souhaité, insurrectionnel et révolutionnaire, mais, de l'autre côté, vous la considérez comme incritiquable, ou tout au moins incritiquable par d'autres que vous-mêmes. Et je vous signale que votre petit ton menaçant (« gardez-vous bien », etc.), outre qu'il ne m'impressionne pas plus que les jappements d'un caniche, contredit, lui aussi, vos positions antérieures, qui consistaient à désavouer ceux qui jouent les porte-parole des émeutiers : c'est bien ce que vous faites en proférant vos lamentables menaces en leur nom.
4° La première et la deuxième objection ne méritent pas de réponse particulièrement développée. Si vous n'admettez pas que l'on dise que Tiqqun est, « par certains aspects », l'héritière de la Bibliothèque des émeutes, c'est votre affaire ; en tout cas, les gens de Tiqqun vous ont manifestement lus, que vous le vouliez ou non. (Si vous lisiez un peu plus attentivement ce que vous critiquez, vous verriez que la note de la page 210 ne tient en aucune façon la Bibliothèque des émeutes pour l'origine de « tout ce qui jargonne en postsitu » : ce n'est pas par ces aspects-là que Tiqqun est votre héritière ; je ne fais que relever, dans cette note, un parallèle, également constatable dans d'autres publications passées et présentes.)
Le charabia pseudo-téléologique constituant votre deuxième objection confirme pleinement le bien-fondé de la filiation en question : comme les tiqqunesques, vous vous perdez dans les fils de votre propre « philosophie ». Mais je vous remercie tout de même de m'avoir éclairé sur un point : j'ai en effet eu tort d'interpréter vos divagations téléologiques comme je l'ai fait (« il faut "achever l'humanité" au prétexte que "tout a une fin"), ce qui était encore une façon de leur donner un sens, peut-être contestable, mais néanmoins logique : votre formulation, elle, est un non-sens caractérisé, dont je prends acte.
Jean-Marc Mandosio
Ah, oui, j'oubliais l'histoire de la « petite toupie ». Vous faites certainement allusion, non pas à « un autre ouvrage » car je n'ai écrit aucun autre ouvrage vous mentionnant , mais à un bulletin qui a été diffusé gratuitement, de 1996 à 1999, dans certaines librairies, intitulé Notes de lecture, dont j'étais le rédacteur. On pouvait lire dans le n° 3, paru en mars 1997, p. 18 :
« [...] la revue Bibliothèque des émeutes s'est donné pour tâche, depuis 1990, de rassembler toute la documentation disponible sur les émeutes contemporaines, qu'elle considère comme les formes privilégiées de la rébellion, justement parce qu'elles ne procèdent pas d'un calcul politique, mais d'une révolte spontanée contre l'aliénation. [...] Adoptant un ton volontiers provocateur et souvent ironique, les huit numéros parus de cette revue ne manquent pas d'intérêt : les mouvements sociaux y sont analysés dans une perspective mondiale ce qui est suffisamment rare pour être signalé , et ces analyses ne se limitent pas au rabâchage des opinions de journalistes ou d'"experts" en tout genre. On y trouve, par exemple, une critique très serrée du traitement différencié auxquels ont donné lieu divers types de révolte en 1992 : "la bonne émeute de Los Angeles", censée répondre à une "colère légitime" ; la grève des camionneurs en France, "diffamée" et qualifiée de "stupide" ; "la mauvaise émeute de Rostock", que l'on s'est limité à étiqueter d'extrême-droite, ce qui a dispensé d'aller y voir de plus près ; enfin, la "purification ethnique" en Bosnie, perpétrée dans une impunité absolue, pendant que les experts se disputaient pour savoir si les Serbes étaient les "méchants" et les Croates les "bons". Dans son dernier numéro, la Bibliothèque des émeutes s'est efforcée de déterminer quel pourrait être "le véritable contenu de la prochaine insurrection", en remettant à l'ordre du jour la "théorie des conseils" sur le modèle des conseils ouvriers russes et allemands de 1917-1923 comme étant la "seule forme d'organisation issue des révoltes spontanées" qui soit "en cohérence avec cette spontanéité". La faiblesse des conseils est évidemment qu'ils ont toujours été "complètement récupérés" ou "tragiquement massacrés", et les rédacteurs de la revue ne se font pas trop d'illusions sur la possibilité de voir se produire à brève échéance, dans la pratique, une "remise en marche" de cette forme d'organisation. »
Si vous pensez que ces propos sont contradictoires avec le paragraphe du livre dont vous vous offusquez, c'est que vous ne comprenez pas une chose pourtant élémentaire : on peut trouver de l'intérêt à certaines analyses chez des gens dont on ne partage pas nécessairement toutes les idées. Dans l'ouvrage dont vous n'avez peut-être lu qu'un seul paragraphe, vous pourriez trouver plusieurs autres exemples de ce genre. Mais je crains que la dialectique ne soit pas votre fort.
Pour finir et pour vous montrer que je n'ai absolument rien à cacher , je vous signale un autre passage vous concernant, toujours dans les Notes de lecture (hors-série n° 1, septembre 1999, p. 52), que vos correspondants d'Internet ont oublié de vous signaler :
« En déclarant la guerre "à la répugnante insignifiance de ces temps dits 'modernes'", Tiqqun se situe clairement dans la lignée de diverses revues antérieures : l'Internationale situationniste (1958-1969), bien sûr, à laquelle elle reprend notamment le concept de "spectacle" ; mais aussi, plus près de nous, la Bibliothèque des émeutes (1990-1995), publication nettement moins célèbre que la précédente et qui annonçait déjà, sur un ton triomphal, "le véritable contenu de la prochaine insurrection". Il ne fait aucun doute que le "Parti imaginaire" se considère comme la pointe la plus avancée de la critique radicale contemporaine. Voyons d'un peu plus près ce qu'il en est. » Etc., etc.
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