Lettre à un assembléiste argentin (Anonyme)


 

REMARQUES IMPROMPTUES

Nous n'avons pas de théorie précise et définitive, peu de discipline collectivement consentie, nous ne voulons être d'aucun parti, d'aucune école ; nous ne voulons nous attacher à aucun système. Nous nous efforçons d'être jeune d'esprit ; l'homme n'est qu'une constante évolution : il ne faudra pas nous reprocher nos contradictions, mais y voir la preuve de notre entière sincérité. Nous voulons tous, autant que nous le pourrons, penser indépendamment les uns des autres mais ensemble, exprimer ces pensées comme nous le voudrons, et réaliser ainsi pour nous-mêmes, dans une très humble et bonne volonté, la vivifiante et féconde anarchie de la pensée.

Cette citation légèrement remaniée de Jean SARMENT, extraite de En route, mauvaise troupe, pourrait exprimer l'état d'esprit qui a prévalu lors des trois dernières séances de "l'assemblée de Jussieu" auxquelles j'ai pu assister. C'est bien sûr plus un souhait qu'un constat vérifiable. Pourtant il n'est pas tout à fait faux de dire que ça y ressemble.

Venus d'un peu partout, d'esprits et de tempéraments différents, partageant des préoccupations proches sans être identiques, voici des individus réunis en assemblée à la faveur du mouvement des chômeurs qui palabrent, réfléchissent, s'embrouillent, prennent la parole, font valoir leur cause, s'accordent, s'éloignent, prennent des décisions, polémiquent, s'écoutent, se lassent, tchatchent encore et encore. Les règles du jeu y sont mouvantes, mais du moins y a-t-il jeu. Bref, une assemblée où l'on tente d'instaurer un débat pratique hors des règles convenues. Où la seule autorité reconnue est celle du débat. D'ailleurs, à mon sens, la seule réalité effective de l'assemblée c'est cette pratique du débat et le souci de l'étendre. Pratique qui porte aussi bien sur "le but et la méthode" du débat lui-même que sur les questions soulevées publiquement par le mouvement des chômeurs - et probablement au-delà. Comme l'évoquait quelqu'un jeudi dernier, il y a dans ce foisonnement de prises de paroles et de pensées une vague ébauche de société.

Lorsque nous nous réunissons en assemblée, on peut avoir d'abord pour but premier "la revendication", "la propagande", "l'agitation", "le renversement du monde", etc. Mais, pour peu que le débat se donne ses propres règles du jeu, on s'approprie en même temps un nouveau besoin, le besoin de société. Ce qui paraît un moyen, assemblée, est devenu un but. Palabrer, gamberger, fumer, boire, décider, agir, etc., ne sont plus là comme moyens d'union, comme moyens qui unissent. La société, l'association, la conversation, à nouveau buts de la société, suffisent puisque c'est ce qui décide de tout - du meilleur comme du pire d'ailleurs. Nous débattons, écrivons des textes, menons à bien des interventions publiques, etc. Mais nous créons aussi les relations dans lesquelles nous faisons tout cela. L'instauration de telles relations n'est pas immédiate. Elles deviennent effectives par la médiation du débat en ruinant l'immédiateté à laquelle sont généralement cantonnés les individus vis-à-vis du monde. Elles ne peuvent être sociales qu'en minant le monde qui s'interpose entre les individus. Il y a un monde entre les gens, entre nous, celui de l'argent précisément, sa puissance de communication instantanée qui se déploie envers et contre nous. L'argent nous dessaisit des conditions sociales d'existence. C'est ce qui explique qu'on en redemande. A Jussieu, et ailleurs certainement, des individus ne se contentent pas d'agir sur le monde par agit-prop ou autre, ils débattent, entrent en relations par le moyen de l'association, et se reconnaissent dans ces relations. Ils constituent une "agora", un espace "public". Et, si circonscrites que soient ces relations dans le monde, ils sont pour eux-mêmes le public. En agissant publiquement ils s'adressent à d'autres publics. On devine ce que peut avoir d'anachronique cette reconnaissance aujourd'hui où toute forme constituée d'agora a été supplantée par l'argent et l'État et que règne le bruyant silence organisé de l'information. Cet aspect en jeu dans "l'assemblée de Jussieu" est un des points qui nous reste relativement obscur. Voilà pourtant le lieu d'un défi. A notre époque, toute tentative concertée de se constituer en agora contrevient aux règles sociales établies.

Jussieu, 8 février 1998

 

Voici une réflexion sur les assemblées qui peut se poser aussi bien en Argentine. Elle questionne le fond et le sens du débat, au moment où la pratique du débat parvient à se prendre pour objet. Ce moment semble être une étape dans le développement des assemblées libres, où la pensée de l'assemblée même va au-delà des prétextes économiques ou politiques qui ont provoqué la création de l'assemblée, pour s'interroger sur le sens de la parole dans la société où ce phénomène se produit.

Il semble aussi - et c'est ce qui nous intéresse concernant l'Argentine - que cette étape où le débat se prend lui-même pour objet soit difficile à dépasser. A Jussieu, l'assemblée n'était pas allée au-delà. En Argentine, j'ai le sentiment qu'elle est arrivée tôt à cette étape, mais qu'elle n'a pas encore réussi à s'en extraire, ce qui est à la fois nécessaire mais périlleux, avec un tel jeu de miroir apparemment infini, où l'on risque de plonger comme dans une sorte de psychanalyse collective. On voit d'ailleurs qu'on peut se satisfaire de ce jeu de miroir, s'y perdre, quand on en arrive à constater, comme à Jussieu, que « Ce qui paraît un moyen, assemblée, est devenu un but », même si l'auteur se contredit aussitôt en montrant que le débat devient par là le moyen des relations qui se sont créées là.

Je pense que le débat sur le débat est surtout un piège, un dérivatif, un frein, quand il n'est pas mené à fond, c'est-à-dire quand on ne cherche pas à en sortir, à l'accomplir. C'est un peu ce qui se passe en Argentine, où la poursuite publique de cette réflexion dans l'assemblée n'est menée qu'avec intermittence, ce qui a pour conséquence que le débat sur le débat devient une sorte d'introspection éternelle qui fait dire à juste titre aux rationalistes qu'on perd son temps, au lieu d'agir. Je suis au contraire persuadé que pousser le débat sur le débat dans ses dernières conséquences est la seule action nécessaire, celle qui contient toutes les autres. Les assemblées sont un moyen par lequel la pensée collective s'ouvre à la conscience et la conscience s'ouvre à la pensée collective. Les assemblées sont une pensée sur la pensée, et tout est pensée. C'est donc au contraire de s'arrêter aux prétextes économiques, politiques, etc. comme but qui est un frein et dérivatif pour les assemblées (les débats sur le FMI et la nature du gouvernement sont des parasites dans le débat des assemblées), et c'est parce que les assemblées sont un moyen non médiatisé d'individus associés pour s'attaquer à la compréhension et à l'usage de l'aliénation, qu'elles peuvent aller au-delà de toutes les formes connues d'organisation des humains. Si les assemblées parviennent à mettre la main sur le secret de la pensée - il n'existe aucune tentative mieux engagée que la leur dans le monde pour le faire -, la gestion des marchandises, de la cité et de l'information en sera bouleversée ; alors que l'inverse n'est pas vrai : bouleverser la gestion des marchandises, de la cité et de l'information peut très bien se faire sans même savoir qu'il y a un secret de la pensée.

C'est à la capacité d'analyser leur propre mouvement, dans le monde, qu'on mesurera désormais une coordination d'assemblées. L'Interbarrial n'a aucune capacité d'analyse (elle n'a même pas la capacité de débat) et c'est pourquoi elle est devenue la plus grave faute du mouvement des assemblées en Argentine. Il est vrai que ce qu'il s'agit d'analyser est la pensée collective en mouvement, et cela, personne ne sait le faire, pas même les études de marché, qui sont un secteur d'activité ennemi entièrement occupé à cette seule tâche de décrypter l'aliénation.

Voici d'ailleurs reformulée la question qui me semble cruciale pour tenter d'accomplir consciemment le débat sur le débat : quelles conditions doivent être réunies pour que l'assemblée cesse, non parce qu'elle serait vaincue ou usée, mais parce qu'elle aura atteint son but ? A quel moment pourra-t-on dire : nous n'avons plus besoin, nous n'avons plus envie d'une assemblée pour aller au-delà ?

Tant que le mouvement des assemblées, où qu'il soit dans le monde, n'aura pas trouvé en soi-même les ressources pour mener à bien cette démarche, il restera enlisé dans son premier élan. Il apparaît aujourd'hui, notamment en Argentine, que se fixer des buts audacieux (non pas tenter de réduire « que se vayan todos » à l'un de ses aspects, mais aller au-delà), particulièrement dans l'exigence de la pensée issue de l'assemblée, est ce qui manque pour que l'assemblée devienne historique au sens le plus noble du terme : qu'elle dépasse ce qui est si bien dit dans le texte ci-dessus : « une vague ébauche de société ».

Paris, 25 juillet 2002


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