L'Argentine en août 2002 (OT)


 

L'information dont nous disposons est moins fiable qu'ailleurs

Pour la première fois depuis qu'existe une information dominante unifiée, une révolte de cette ampleur échappe complètement à cette information. Presse et télévision ignorent délibérément le mouvement en Argentine. Même en Argentine, toute la profondeur de ce qui se passe publiquement, essentiellement les assemblées, est dans l'ombre de la visibilité médiatique. C'est encore sur l'Internet qu'on trouve le plus de renseignements, mais d'une manière si éparse et avec une fiabilité si douteuse qu'il est tout à fait impossible de garder une vue d'ensemble des événements en cours dans cet Etat.

La Standard Total View qui se dégage de cette obscurité est la « crise économique ». Il y a eu en effet un effondrement, comparable à ce qui s'était passé en Indonésie en 1998, de pans entiers de la gestion, privée et publique. Les pires conséquences d'une mauvaise gestion, qui sont les meilleurs justificatifs de l'idéologie économiste, sont au premier rang des apparences : le retour de la faim, un chômage massif, une hécatombe de faillites d'entreprises. Cette conviction profonde d'une sorte de fatalité, voire d'injustice économique, est très ancrée, non seulement dans le peu que les médias disent de l'Argentine hors d'Argentine, mais en Argentine même, et même parmi les différents acteurs de la révolte qui, vus sous cet angle économiste, deviennent des victimes impuissantes ; puisque même l'Etat argentin paraît finalement n'être qu'une victime de cette « crise » - à l'exception bien entendu des principaux gestionnaires d'Etat, qui depuis vingt-cinq ans se sont succédé, et qui passent pour des escrocs complices et honteusement enrichis de cet effondrement.

Mais la raison principale pour laquelle il est très difficile de savoir ce qui se passe en Argentine tient dans la faiblesse de l'information horizontale (utilisons provisoirement ce mauvais terme). Le mouvement social est très actif, mais ses activités ne convergent pas, au contraire, on assiste plutôt à un morcellement grandissant. On peut le vérifier dans la multiplication des manifestations diverses, quasi quotidiennes, toutes faméliques (aucune d'entre elles depuis mars n'a atteint cent mille personnes), très mal annoncées, avec des buts souvent parallèles mais qui ne se rencontrent pas dans la rue.

Aussi, en Argentine même, les médias dominants, frileusement accrochés à une exégèse économiste, où la dimension sociale est réduite à une conséquence tragique, ne permettent pas de pénétrer dans la profondeur de ce mouvement, au contraire de la vague d'émeutes et d'insurrections dans le monde il y a dix ans qu'on pouvait décoder sans trop de peine à travers la même information ; et l'information horizontale produit des visions locales mais réduites, qui font que d'un carrefour de rue à l'autre, d'une « lutte » à la suivante, on ne sait pas ce qui se passe, ce qui oblige alors d'essayer de le deviner, et de l'extrapoler, avec tous les risques inhérents à une telle méthode.

Tous les phénomènes d'incompréhension, de fausse information, mais aussi d'information différenciée que l'information unifiée avait supprimés ou marginalisés dans le monde réapparaissent donc en Argentine : les rumeurs, sans apparence de vérification ; le fait qu'une opinion individuelle soit confondue avec l'opinion générale, sans la cooptation par l'information dominante qui, hors des assemblées, garantit le code de lecture auquel l'information dominante a habitué le monde entier ; l'incommensurabilité des discours (parce que les thèmes choisis, les modes discursifs eux-mêmes ne sont pas « formatés » comme dans l'information dominante) qui conduit à l'incapacité à fondre plusieurs discours convergents en un discours unifié. Tout comme le mouvement argentin coexiste paisiblement avec l'organisation sociale qu'il a gravement mise en cause, de nombreux discours, différents au point d'être souvent contradictoires, coexistent paisiblement dans les assemblées. L'émerveillement d'être unis, d'être ensemble, trouve pour l'instant sa limite dans l'incapacité de la pratique du négatif : aussi bien contre la société de l'information dominante qu'à l'intérieur des assemblées, on préfère tolérer la présence constante d'une contradiction que tenter de la résoudre.

Alors même et justement parce que les gens se parlent plus qu'ailleurs au monde, on en sait moins qu'ailleurs où notre capacité d'analyser ce qui se passe dépend d'outils fixes et d'idées connues. On ne sait pas ce qui se dit dans l'assemblée suivante, ce qui se pense sur le piquet de la route voisine, justement parce que ce qui s'y pense peut ne pas être déjà connu ; et ces pensées, qu'elles correspondent ou non à ce qu'on suppose ou devine, sont de toutes manières importantes, parce que ce sont des pensées libres, non médiatisées par la société de la communication infinie ; de même, les actes qui en résultent, et même seulement les projets qui s'y forment, sont hors de ce qui est actuellement mesurable avec nos références usées, nos habitudes analytiques adaptées à une autre situation, nos modes d'intervention qui ont montré leurs limites. Comme pour les révolutions, nous observons les événements d'Argentine avec des dispositifs d'observation qui sont contredits par les événements que nous observons.

Les faits récents sont difficiles à lire

Depuis les émeutes de décembre 2001, une profonde scission s'est creusée sur le territoire appelé Argentine. Il semble que de larges parties se sont débarrassées de la tutelle de l'Etat, qui n'a pas tenté de réagir, soit par faiblesse, soit par indécision, soit par le calcul qui consiste à penser que l'Etat n'est pas en danger si les « citoyens » prennent une part de la responsabilité qu'il ne peut plus assumer, un peu comme en Algérie, lorsque cet Etat était allé jusqu'à armer des villageois pour qu'ils le soutiennent contre les guérillas islamiques, ne serait-ce qu'en tant que paratonnerres. En Argentine, la critique de l'Etat comme mode d'organisation de la société semble très marginale, tout aussi marginale que la critique de la marchandise, ou que la critique de l'information dominante. Nulle part, en effet, ces moyens de communication ne sont critiqués en soi, mais seulement leurs dirigeants indignes ; et pourtant, partout ces moyens de communication sont partiellement mis hors d'usage, de fait.

Il est difficile par conséquent de bien mesurer les tendances directrices de ce qui peut être considéré comme un refus de l'ordre établi, mais aussi comme la vacance, sans conséquence, d'un pouvoir traditionnel appelé à une mue salutaire. Les émeutes de décembre paraissent surtout remarquables par le nombre de gens qui sont descendus dans la rue, le jour où une vague de pillages sans précédent avait eu lieu dans le grand Buenos Aires essentiellement, c'est-à-dire par l'intensité qui a permis cette unanimité. Il y eut ensuite une décrue lente mais continue de cette occupation de la rue, qui s'est stabilisée à un niveau relativement bas, mais sans se résorber complètement. Jusqu'à mars, la mobilisation est restée très élevée, mais c'est sa continuation jusqu'à aujourd'hui qui paraît extraordinaire. Alors que le mouvement semblait moribond fin juin, le test que l'Etat a tenté pour déloger les piqueteros du pont de Pueyreddon a redonné un mini-élan suffisant pour que le mouvement puisse passer l'hiver.

Deux grands courants occupent ce terrain. Ce sont, d'une part, les assemblées. Les assemblées ont connu une importante baisse d'effectifs pendant tout l'automne austral, mais aussi un coup d'arrêt à leur recherche de profondeur. Les assemblées sont le lieu où le début de débat de l'émeute de décembre continue, sans attaque frontale contre l'Etat (si on excepte quelques escraches). On y a donc appris à parler, à écouter, à être ensemble. Mais les assemblées se sont aussi bloquées : l'étape qui consiste à passer à la critique interne a été brutalement interrompue, en partie par la réforme de l'Interbarrial, qui a fait cesser le mouvement de scission et de création de nouvelles assemblées ; le débat interne semble aussi avoir cessé sa progression. Les assemblées semblent plus aujourd'hui un potentiel de débat qu'un débat en cours, quoique cette estimation est plus une hypothèse basée sur le peu que nous en savons qu'une analyse solide. Ce potentiel est important parce que, comme on dit, il peut servir.

Les trois révolutions récentes dans l'histoire (France, Russie, Iran) se sont toutes produites sur plusieurs années, avec des étapes qui surviennent comme des « sauts qualitatifs ». Mais ces étapes ont été séparées par des intervalles, où l'ordinaire se faufile au travers de l'extraordinaire, où l'histoire côtoie le quotidien. En Argentine, on peut penser qu'un tel mouvement sur plusieurs années est arrivé à un premier plateau. Rien ne permet d'affirmer qu'une étape suivante va venir, mais le fait que ce soit déjà envisageable est proprement incroyable. L'Argentine n'est pas encore en révolution, mais le maintien des assemblées modifierait fondamentalement un mouvement de colère dans la rue, si cette colère survenait, ce qui est tout sauf improbable : les assemblées apportent la capacité à comprendre, à expliquer, et à dépasser une telle colère, sans l'enfermer ou la contraindre, et peuvent l'orienter aussi bien vers ses limites que vers leur dépassement, ce qui n'a pas d'équivalent au monde, sauf peut-être en Algérie.

Les assemblées, par ailleurs, se sont tournées vers des activités qui les rapprochent de la gestion comme l'organisation de repas publics et l'occupation de locaux inoccupés. Même si les effectifs des assemblées sont très faibles (il serait étonnant que le total des assembléistes réunis en assemblées sur une semaine dans l'agglomération de Buenos Aires atteigne en ce moment dix mille personnes, et le double si on ajoute le reste du pays), leur popularité reste intacte. Les rares menaces à leur encontre ne traduisent aucun mouvement de fond contre elles. Cette tendance logique et attendue à prendre en charge la gestion est certainement le plus grand danger pour le mouvement. L'institutionnalisation des assemblées commence par là. Dans une société dominée par l'activité de gestion, si les assemblées se mettent à gérer, elles vont sans doute aliéner leur capacité à aller au-delà de cette société basée sur l'activité de gestion. Nous pensons, cependant, que les assemblées doivent aussi assumer la responsabilité de la gestion ; mais de manière clairement subordonnée. Pour que la perspective historique reste la plus large que le monde connaisse, le débat « inutile », la progression vers le fondement du débat, par les moyens du débat, doivent toujours garder leur primauté sur la gestion, qui devra être accomplie comme une tâche accessoire, s'il reste du temps, face à l'urgence historique.

La tendance à l'institutionnalisation des assemblées semble, pour l'instant, un danger plus grave que la répression. D'abord, les assemblées elles-mêmes ne sont pas critiques de l'activité de gestion. Si elles ne gèrent pas, ce n'est pas parce qu'elles y seraient opposées par principe, mais elles y sont seulement opposées de fait : leur structure, leur organisation, leur logistique, et l'état du débat les rendent impuissantes devant la responsabilité de gestion. Mais les tendances à les pousser à gérer sont fortes et insidieuses. D'abord à l'extérieur de l'assemblée : les assemblées sont sans arrêt sollicitées par les individus et les « parties civiles » en litige avec l'Etat pour résoudre leurs problèmes ; et même les pouvoirs publics essayent d'établir un modus vivendi sous leur tutelle. Plus gravement, les tentations gestionnaires existent à l'intérieur des assemblées : de nombreux assembléistes sont eux-mêmes gestionnaires dans le quotidien de cette société ; et surtout, une partie importante des assembléistes, depuis le départ, se demande bien comment cette anomalie en dehors de la société étatique pourrait s'y intégrer, comment l'aventure va finir. Cette forte tendance à l'institutionnalisation est à la fois portée par ceux qui voudraient éterniser les assemblées et ceux qui voudraient les légaliser à cause de la peur bien légitime du retour de bâton - une sorte de défense des acquis qui n'est pas sans rappeler les bien nommés « gardiens de la révolution » en Iran. Enfin, l'écrasante majorité des assembléistes reste de religion économiste, et la question d'un monde où la gestion serait secondaire se pose aussi peu, semble-t-il, que la question d'un monde sans Dieu dans l'Europe du XIIe siècle, tant la conviction que la gestion est l'activité principale du genre humain est répandue comme une évidence.

Les assemblées, de plus, restent essentiellement ouvertes à la classe moyenne, dont elles mettent cependant en cause la mutation vers la middleclass. Les quartiers pauvres, les bidonvilles, ne se sont pas encore affranchis d'un contrôle et d'une tutelle plus étroite qui résultent du fort quadrillage social sur lequel le péronisme a construit son ancrage et qui ont pour conséquence que c'est presque exclusivement parmi les assemblées de Buenos Aires capitale fédérale (donc le centre de l'agglomération) qu'ont eu lieu des rencontres d'anonymes qui s'ignoraient. Dans les banlieues, il y a des médiateurs sociaux, comme les manzaneras, qui semblent avoir médiatisé jusque dans les assemblées, où l'on se connaissait donc déjà. Les assemblées des quartiers plus centraux sont surtout des assemblées de « vieux » – une minorité a moins de quarante ans -, rendus anonymes par les phénomènes de séparation que la promiscuité démocratisée de la classe moyenne met en place, et qui ont donc savouré l'exquise surprise de la destruction de cette séparation (si généralisée dans la vieille Europe !). L'horizontalité scrupuleuse est un hommage à ce plaisir de destruction des intermédiaires et de libération d'un discours d'individus sans médiatisation institutionnelle. On peut dire de manière apologétique que les assemblées dans Buenos Aires capitale fédérale sont une explosion sans précédent de liberté de la parole publique ; mais on doit tempérer ce fait historique en constatant que ceux qui y participent sont ceux auxquels la société qu'ils combattent a appris à parler, et que leur discours représente moins la colère intense et la puissance de la profondeur de la pensée humaine, que la frustration de longues années de silence pour des discoureurs semi-accomplis qui croient encore, pour beaucoup, aux idéologies périmées de leur jeunesse.

Il est intéressant, par conséquent, de constater que les assemblées ne sont fortes et libres que dans les zones dévastées par l'anonymat, et où la rencontre est devenue un manque. C'est pourquoi la classe moyenne devenant middleclass est un terrain si propice aux assemblées. Nous connaissons moins bien la situation en Algérie, mais il semble qu'il y a là une différence qui, si elle était vérifiée, nous paraîtrait nécessaire à creuser.

Le deuxième grand courant du mouvement en Argentine sont les piqueteros. Au contraire des assemblées, leurs effectifs sont plutôt en augmentation, en grande partie parce qu'ils sont d'abord des associations de chômeurs, et que le nombre de chômeurs explose, mais aussi parce qu'ils représentent une forme de lutte pratique facilement identifiable en tant que pratique. A l'occasion des blocages de routes ils n'hésitent pas à se battre contre la police, qu'ils ont vaincue à plusieurs reprises sur le terrain. Les actions des piqueteros se sont multipliées, et ils semblent aujourd'hui capables de disputer, au moins en province, la suprématie des routes à l'Etat, qui a donc montré son inquiétude en juin. Mais les piqueteros sont des organisations politiques à l'ancienne, souvent centralisées, hiérarchisées, ressemblant fort aux vieux partis léninistes avec lesquels elles sont souvent jumelées. Leurs revendications sont très en dessous d'un renversement de l'Etat. Et si le piquet de route, leur forme de lutte, est relativement neuf, surtout à cette échelle, les piqueteros représentent aussi une forme traditionnelle de la contestation, surtout en tant qu'organisation, avec des perspectives très limitées. Il faut remarquer le peu de pénétration piquetero en milieu assembléiste, et inversement.

Mais assemblées et piqueteros ne sont pas tout. De nombreux pauvres se sont organisés par secteur d'activité : les cheminots, les « travailleurs de la santé », les ahorristas (petits possédants), les jubilados (retraités), les cartoneros (sans domicile, qui survivent grâce au ramassage et au triage des ordures), les chauffeurs de taxi ont formé des associations ou des assemblées distinctes des assemblées de quartier et qu'ils préfèrent donc manifestement à l'assemblée de quartier et aux groupements piqueteros qu'ils pourraient également rejoindre. Ceci ne s'explique pas aisément, parce que ces associations sectorielles s'expriment peu, et jamais en opposition avec les assemblées et les piqueteros.

On ne peut pas dire aujourd'hui quelle est la place effective des partis de gauche et des gauchistes, et s'ils recrutent ou perdent des adhérents. De nombreuses organisations marxistes existent en effet, et pendant les grandes manifestations anniversaires (1er mai, 9 juillet, etc.) c'est eux qui fournissent le gros des troupes, dans des forêts de drapeaux rouges et le vacarme des voitures à mégaphone, avec toute une mise en scène qui a disparu dans les Etats de la vieille Europe depuis vingt ans. Mais en Argentine, ces partis regroupent les jeunes, au contraire des assemblées où sont plutôt leurs parents quadragénaires et plus. Leur discours, cependant, est vieux, sans intérêt. Ils ont réussi à mettre la main sur le mouvement piquetero, qui reste cependant formellement distinct. Par rapport aux assemblées, ils sont dans une situation ambiguë. Ils soutiennent bien entendu les assemblées populaires, mais les assemblées les ont chassés dès leur slogan fondateur, « que se vayan todos », qui inclut tous les partis politiques et donc bien évidemment les partis de gauche.

D'autres partis occupent d'autres terrains. Le péronisme, par exemple, reste vivace, malgré la notoriété de la corruption de la plupart des dirigeants péronistes. Et on trouve dans les assemblées aussi bien des militants de gauche que des péronistes purs et durs, qui attendent et cherchent et rêvent à l'homme providentiel. Mais la vraie assise du péronisme est en banlieue de Buenos Aires, et en province. C'est pourquoi banlieue et province jouent un rôle si faible dans le mouvement des assemblées et pourquoi l'Assemblée interbarriale nationale ne s'est réunie que deux fois, le 17 mars et le 17 août, pour le symbole et la parade, pas pour le fond. Les péronistes tiennent ces régions, parce que le contrôle social y est étroit (les manzaneras, qui distribuent la nourriture gratuite, et qui décident donc à qui, sont notoirement contrôlées par les péronistes, et notamment dans la banlieue de la capitale par le clan Duhalde, qui doit son ascension à ce contrôle). De même, la crapule Menem semble avoir gardé une forte emprise sur les campagnes. Et dans les banlieues et les campagnes, si les péronistes contrôlent souvent, quoique pas toujours, les assemblées vécinales, ils voient avec inquiétude la poussée concurrente des piqueteros dans le recrutement des jeunes les plus turbulents. Enfin, un nombre grandissant de yuppies et d'opportunistes se sont construits des partis qui se réclament, non sans cynisme, de la revendication la plus populaire : que se vayan todos.

Militaires et extrême droite semblent ne plus être les héritiers fidèles du régime militaire et de la dictature. S'il existe des petits groupements fascisants, ils ne sont pas significatifs, et un coup d'Etat ne semble pas à l'ordre du jour.

Si l'émeute n'est pas véritablement revenue, depuis décembre, elle n'est jamais très loin comme l'a montré la journée du 7 août. Le prétexte a été, cette fois-ci, la venue du secrétaire d'Etat au Trésor, Paul O'Neill. La place de Mai était occupée par les piqueteros furieux, et les escraches (pluie d'œufs pourris et d'injures) qui ont accompagné ce représentant du vieux monde du ministère de l'Economie à l'hôpital de Merlo, où il a feint de s'intéresser aux pauvres, montre qu'un fond de mobilisation reste très présent, et que le « que se vayan todos » s'étend plus que jamais à tous les politiciens occidentaux.

Dans toute l'Amérique latine ce qui se passe en Argentine commence à être imité

Presque tous les Etats au sud de Panamá ont connu, depuis décembre, des mouvements de révolte importants, qui sont alors nécessairement mis en rapport avec l'Argentine, ce qui montre comment ce mouvement social durable irradie. Sans même parler de l'Equateur, où de violentes manifestations contre la hausse des prix des transports, accompagnées de coupures de route, avaient eu lieu en janvier 2001 et ont ainsi préfiguré l'Argentine de décembre 2001, ni de la Colombie, où la présence de la guérilla empêche mieux toute révolte que partout ailleurs, seul le Brésil n'a pas encore été contaminé par les interrogations et les effervescences des assemblées argentines, ni par les coupures de route que les piqueteros argentins ont été les premiers à systématiser, comme le constate même, le 6 août, 'le Monde' : « Des 'piqueteros' coupent les routes et les ponts en Argentine, mais également au Paraguay, au Pérou et jusque dans le sud du Chili où les pêcheurs artisanaux s'opposent au projet de privatisation de la pêche. »

Au Venezuela, une révolte populaire a empêché, en avril, la chute d'un président populiste, très provisoirement démis par un coup d'Etat ouvertement soutenu par les Etats-Unis. Les deux jours où les habitants de Caracas se sont battus, non sans piller et incendier de nombreux commerces, pour la défense de Hugo Chavez, n'ont été reconnus dans la filiation du mouvement argentin que par la tonalité de gauche qui dominait là ; mais, comme dans les autres mouvements de l'Amérique latine, c'est la prise de la rue contre les intermédiaires de l'Etat qui s'y est jouée ; et même pour Chavez, ces alliés qui l'ont sauvé en y laissant des leurs sont devenus plus inquiétants que rassurants.

Le 13 juin les habitants d'Arequipa, au sud du Pérou, sont descendus dans la rue pour protester contre la vente de deux entreprises d'électricité d'Etat, manifestation qui tourna rapidement à l'émeute. Des manifestations eurent lieu dans six départements du sud de cet Etat. Le 16 juin, l'état d'urgence est décrété pour trente jours pendant que l'émeute continue. Le 17 juin, c'est la ville de Tacna qui connaît à son tour l'émeute et le pillage : « les accès de la ville sont totalement bloqués par des barrages de pneus incendiés par des manifestants estimés entre 3000 et 4000 », ce qui vérifie comment les méthodes piqueteros se sont propagées hors d'Argentine. Et le même jour une première manifestation de soutien a lieu dans la capitale Lima, ainsi que dans d'autres villes du Nord, comme Loreta. Finalement, après une semaine d'insurrection latente, le gouvernement retire son projet. La semaine de révolte a fait au total 2 morts et plus de 100 blessés. Au Pérou, il n'est pas connu que des assemblées populaires aient vu le jour, même si des bruits en ce sens couraient déjà avant le commencement de cette émeute majeure. Les syndicats, par contre, ont tenté de prendre le contrôle du mouvement, puisqu'ils avaient appelé à une grève de quarante-huit heures (alors que la grève sauvage était effective) à partir du 19 juin, date à laquelle le gouvernement a cédé.

Le 22 juin, une grève de quarante-huit heures contre les privatisations a lieu cette fois-ci au Paraguay. Ici, au contraire, c'est la grève qui va déboucher sur l'émeute. Des affrontements ont lieu dans la capitale Asunción et à Ciudad del Este, ville frontière avec l'Argentine. La mobilisation, essentiellement paysanne, reste active, pendant les semaines qui suivent jusqu'à la journée d'action du 15 juillet.

« Le Paraguay, fort dépendant de l'Argentine et du Brésil, est secoué par de violentes manifestations qui ont fait deux morts le 15 juillet », constate 'le Monde', le 6 août, tout en essayant de rester lapidaire sur cette protestation massive qui a terrifié l'Etat paraguayen. Ces affrontements avaient débuté sur le pont de La Amistad, parce que la capitale a été bloquée pendant plusieurs heures par des paysans qui avaient occupé routes et ponts. Le même jour, l'état d'urgence était décrété. De nouveaux combats ont eu lieu à Asunción et surtout à Ciudad del Este, et des « heurts ont été signalés dans au moins 5 des 17 départements du Paraguay ». Le soir du 15 juillet, dix routes principales restaient occupées à travers l'ensemble du pays.

Le 1er août, à Santiago du Chili, cinq mille étudiants et lycéens, toujours selon 'le Monde', se battent avec la police, pour protester contre la hausse des transports publics. Parmi les 378 arrêtés, il y a 341 mineurs.

Le 30 juillet, l'Etat uruguayen déclare une fermeture des banques. C'est une réplique de ce qui s'est passé en Argentine en décembre : fuite des capitaux, puis des dépôts bancaires, tentative d'enrayer la faillite des banques avec les capitaux publics. Au bout du troisième jour de cette confiscation de biens, le 1er août, les pillages commencent dans la vieille ville de Montevideo. Le 2 août, il y a une vingtaine de supermarchés pillés. Si l'information occidentale a vite catalogué les émeutes en émeutes de la faim (le premier magasin pillé aurait été attaqué au cri de « nous avons faim »), la perception des événements sur place semble bien différente. Voici notamment ce que rapporte Agustin Fernandez sur ZNet : « A diferencia de los ocurridos en Argentina en la mayoría de estos no se veía a padres y madres desesperados por llevar algo de alimento a sus hogares sino que eran mayoritariamente jóvenes, ni tampoco eran hurtados expresamente alimentos y artículos de primera necesidad sino que los cigarrillos y el whisky importado fueron los más solicitados. Con esto no quiero generalizar que ningún saqueador lo hizo para alimentarse, pero la mayoría de ellos no lo hicieron. » Ici, le plaisir fait l'économie de la justification par la nécessité. Signalons au passage que les médias argentins, 'Clarín' en tête, se sont ralliés massivement à la thèse de la manipulation des pillages de décembre, qui auraient été commencés par des sbires à la solde de Duhalde. Thèse qui reste fort douteuse, mais dont il est fort peu douté, en Argentine même.

Depuis, les banques sont fermées à Montevideo, et cinq mille policiers patrouillent dans les rues de la capitale, ce qui montre qu'on ne fait plus confiance à aucun autre dispositif pour éviter les pillages. Et de l'autre côté de la barricade, le 6 août, une première assemblée populaire a été convoquée devant le Palais législatif.

Il est tout à fait possible d'avoir de la situation en Argentine deux compréhensions diamétralement opposées

De nombreux lecteurs de l'OT s'adressent à nous en nous demandant ce que nous faisons, quelle est notre pratique, pourquoi on ne voit rien venir. Ce sont toujours ceux qui ne font rien eux-mêmes, qui n'ont pas de pratique eux-mêmes et qui ne voient que ce qu'ils croient qui posent cette question ; car ceux qui font quelque chose n'ont pas besoin de nous interroger de la sorte : ils ont fort bien compris combien la théorie de la téléologie est déjà une pratique. Et qu'elle soit enrobée d'ironie, de haine, d'inquiétude ou de sincérité, la question sur la pratique traduit toujours ce désarroi grandissant de sa propre incapacité, qui est plutôt d'ailleurs une inadaptation de ses propres possibilités pratiques à une critique efficace de ce temps. Nous ne pensons pas que l'insatisfaction contre la société marchande ait diminué depuis dix ans ; et nous pensons même qu'une sorte d'insatisfaction sourde, non théorisée, existant à un niveau supportable mais présent en permanence, est en train de monter en inondant imperceptiblement ses propres rivages. Mais il y a une grande perplexité face aux moyens à utiliser pour exprimer cette insatisfaction : les anciennes organisations révolutionnaires ont fait faillite, l'émeute qui aboutit à l'insurrection ne se laisse pas programmer, la grève sauvage est trop passive, le recours aux armes paraît sans espoir et sans sympathie, le sabotage est au mieux un acte de soutien, les théories ne suffisent pas. Nous avions relevé quelques signes récents de l'exploitation de ce désarroi : 'la Bonne Pensée officieuse', à propos des littérateurs qui s'improvisaient critiques de la société, montrait à quelle engeance s'ouvre un champ de récupération ; l'admiration devant le show du 11 septembre, cette manœuvre ennemie, permet à tous les frustrés de LA pratique de compenser : enfin un assaut frontal, enfin ça bouge. On voit à qui cette réjouissance puérile profite.

Les assemblées en Argentine sont une autre expression de ce désarroi, et une expression d'un autre calibre. Le débat sur « que faire », sur l'étape suivante, y est constant, et constamment ajourné par le débat lui-même, dans ce vieux pseudo-paradoxe où la parole consciente censée préparer l'action l'empêche en effet. On peut voir la particularité de la situation en Argentine comme le constat, plutôt inconscient, mais tout à fait nécessaire, de remettre en cause l'insurrection comme dépassement de l'émeute. L'insurrection issue de l'émeute passe par une libération du territoire, par une visibilité et une proclamation de rébellion ouverte. En Argentine, c'est comme si ces signes extérieurs, jusqu'à maintenant distinctifs d'un certain degré de mutation sociale atteinte, sont répudiés, comme absurdes dans un temps où ils expriment davantage la vanité que la négativité. Il y a, dans les assemblées, un territoire minimal et informel, intermittent, pas même délimité, pas véritablement revendiqué, et une critique diffuse, qui traverse la société, mais qui ne s'affiche pas, qui a même du mal à se nommer, à se reconnaître. De quoi parlent effectivement les assemblées est une question embarrassante parce qu'elles ne parlent de rien qui vaille ; le fait qu'elles parlent vaut davantage que ce dont elles parlent. Là encore, rester dans la forme associe l'inconvénient de ne pas trancher sur le contenu à l'avantage de ne pas aliéner le contenu. Plus attentives à garder tout ouvert qu'à se jeter dans l'avenir, les assemblées retrouvent là une vieille maladie de notre société, qui préfère accumuler du possible à prendre tous les risques de la réalité.

L'assemblée est une expérience étonnante en ce qui concerne le mouvement de la pensée. Il y a une véritable Wechselwirkung entre la volonté d'étendre le territoire de la conscience en mordant profondément dans celui de l'aliénation ; mais à l'inverse, il y a une extension du jeu même de la pensée collective qui échappe à la conscience, et que depuis Hegel on appelle l'esprit. Notre avis, qui est controversé en Argentine, est que les assemblées sont une expérience d'appropriation collective de l'aliénation avec la conscience comme moyen principal mais pas essentiel : la tentative de maîtrise d'une pensée qui échappe à l'individu ; on peut aussi penser l'inverse : les assemblées sont une expérience d'appropriation de la pensée collective, que depuis Hegel on appelle l'aliénation, par la conscience, par et pour l'individu. Cette ligne de partage, très abstraite à première vue, est au fond celle que posent les assemblées en Argentine, pour l'instant seulement sur l'Argentine, mais comme on le voit, de manière à pouvoir être discutée aussi hors d'Argentine. Tant que le jeu de la pensée collective est stimulé par l'insatisfaction, mais aussi par le goût de ce jeu, la perspective des assemblées en Argentine est l'approfondissement, l'avenir, et la révélation du possible, sans pourtant aucune garantie de pouvoir transformer un tel possible révélé en réalité ; mais si la fraction consciento-centrique, individualiste, l'emporte, si l'insatisfaction s'apaise ainsi, alors l'institutionnalisation et l'émiettement seront la bascule rassurante de la décomposition et de la refonte du mouvement, et la middleclass aura trouvé, à partir de la révolte, son tremplin argentin.

Il faut donc constater que le mouvement des assemblées en Argentine est difficile à expliquer par la dialectique. Car le moment de la négativité simple, qui a été celui de l'émeute de décembre, est suivi maintenant par une introspection complexe, où l'abandon de la négativité est posé – ce qui peut être compris comme un pas en arrière par rapport à la révolte initiale, ou comme une nouvelle façon d'exprimer la rupture. Il y a cette situation curieuse : les assemblées ne savent pas continuer, sont dans la situation des lecteurs de l'OT qui demandent quelle est la pratique, que faire ?, mais les assemblées ne s'effondrent pas non plus, ne disparaissent pas, ne perdent pas pied, elles sont dans la situation de l'OT, qui, bien sûr, ne sait pas dire quelle pratique les autres devraient avoir. Cette anomalie sociale au milieu de la rue – pas vraiment un double pouvoir, mais tout de même un trouble à l'ordre public – n'est pas durable, pensions-nous, il y a peu de temps. Pourtant cette situation de pat continue sans que l'Etat n'en paraisse affecté, et sans que les assemblées ne se soient encore trahies, malgré la faute d'avoir institué une Interbarrial qui les dessert.

Si les assemblées nous intéressent beaucoup plus que leurs alliés piqueteros et les partis de gauche, c'est parce que les assemblées sont une forme complètement neuve de débat non médiatisé dans un monde entièrement unifié par la médiation de l'information dominante. Les piqueteros ont sans doute pour eux d'être les premières véritables organisations de chômeurs qui mènent des actions violentes et offensives contre l'Etat, mais leur faiblesse est leur spécialisation sectorielle et leur encadrement hiérarchique et traditionnel. Il est inquiétant, à ce sujet, de constater que si les assemblées ne progressent pas en quantité, les piqueteros semblent plutôt recruter. Si, à terme, les assemblées et les piqueteros n'entrent pas en conflit, c'est que les assemblées auront été vaincues.

Les assemblées n'attaquent pas frontalement l'Etat, la marchandise et l'information dominante, mais elles ne les acceptent pas non plus ; c'est ce qui donne cette impression à la fois d'une insolence inouïe dans ce monde et d'une forme d'expression modérée, peu ambitieuse, non subversive. Mais où, ailleurs, dans le dernier quart de siècle, a-t-on pu parler librement, pendant huit mois, sans l'intermédiaire de l'Etat et de la hiérarchie, de la marchandise et de la spécialisation, de l'information dominante et de la célébrité et de la reconnaissance individuelle, qu'en Argentine ? Il faut remarquer ici que dans les assemblées tout est resté ouvert, et c'est peut-être ce qu'elles ont de plus étonnant : aucune emprise extérieure ni intérieure n'a pu dénaturer la forme de débat la plus démocratique que nous ayons jamais rencontrée. Et en ce sens, même la grave faute qu'était l'instauration de la ridicule Interbarrial d'une assemblée un vote se retourne en avantage : les assembléistes se sont repliés sur leurs assemblées locales, fuyant cette coordination fantôme, et renforçant, involontairement il est vrai, la souveraineté de l'assemblée de base. Et il n'est pas sans intérêt de rappeler, contre les défenseurs de l'individu et de la conscience, qu'ici, contrairement à la société de la communication infinie, ce ne sont pas les individus qui sont souverains, ou se prétendent tels, mais les assemblées.

Comme l'internationalisation de ce fonctionnement tend à l'indiquer, le mouvement né en décembre 2001 est plutôt en train de progresser dans le monde, même si on peut être exaspéré par sa lenteur. Mais si ce mouvement est véritablement ascendant alors, pour revenir à la formule dialectique bien connue, des sauts qualitatifs sont à attendre. Et dans la difficulté de bien mesurer l'état des faits, il faut garder à l'esprit que l'incident du pont de Pueyreddon, le 26 juin, a peut-être été un de ces sauts qualitatifs, contrairement à ce que nous pensions jusqu'ici.

Et les assemblées ont cette importance si grande parce que, au contraire de leurs alliés piqueteros et des différentes corporations organisées hors d'elles, elles peuvent devenir l'intelligence de ce temps ; ou non.

(Texte d'août 2002.)

 


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