L'environnement est plutôt déprimant. Le temps est orageux, couvert, il y a du vent. Dans le parc, les principales allées sont bordées de part et d'autre par de petits stands couverts et illuminés, où des artisans exposent leur camelote. Il y a des barbes à papa, un groupe de rock sur une tribune. A moins de 50 mètres de l'assemblée, des familles, indifférentes, tapent dans le ballon, et des couples se caressent sur des bancs. Dans ce parc assez densément rempli, il y a plus de badauds du dimanche que de participants à l'Interbarrial. Pendant toute l'assemblée, la fumée puante d'un grill de saucisses, renvoyée par le vent, étouffe tout le monde.
A 17 heures, il y a environ 250 personnes, et peut-être 100 de plus une heure plus tard. Tous les âges sont représentés, mais les 40-60 et les 15-20 sont sans doute plus nombreux. La disposition est la suivante. Une sorte de ring de 6 mètres sur 8 est délimité par une corde élastique, à hauteur de taille, et dont les angles sont constitués d'arbres. Ce périmètre est comme une estrade sans élévation, qui fait face au public, regroupé dans un demi-cercle d'environ 50 mètres de rayon, balisé lui aussi par des arbres. Sur les bords où le demi-cercle jouxte le périmètre, le demi-cercle est fermé aussi par des banderoles, sans grand intérêt, du genre : réunion interbarriale, ou bien assemblée de San Telmo. Au milieu de la circonférence du demi-cercle, en face du périmètre, c'est ouvert, et le public entre et sort, à sa guise. Dans la moitié intérieure du demi-cercle, la moitié du public est assise dans l'herbe, dans la moitié extérieure, l'autre moitié est debout. Des militants traversent sans arrêt le public pour distribuer des textes d'ailleurs fort communs, qui vont de la revue trotskiste à la brochure d'inscription à une Université populaire des mères de la place de Mai, en passant par la publicité pour des événements culturels, comme des films suivis de débats ou l'annonce d'un festival culturel pour la santé : peinture pour les enfants, folklore, tango, rock, expo photo, etc. Des marchands de boisson et d'alimentation sont même tolérés entre les rangées informelles. Plusieurs orateurs font, après avoir parlé, la manche pour leur cause particulière. Dans le périmètre, où se tiennent en permanence une dizaine de personnes, il y a véritablement deux lieux : le premier est le lieu du micro, où deux animateurs surtout se relaient pour introduire les orateurs et leur passer le micro ; le second lieu est une petite table, où quatre personnes écrivent, toutes à la main.
La réunion dure trois heures. Pendant les deux premières heures, les orateurs introduits par les animateurs se relaient après avoir parlé entre une et trois minutes chacun. La majorité d'entre eux sont des délégués d'assemblées de barrios qui racontent essentiellement les résolutions votées, pendant la semaine écoulée, par les assemblées locales ; ils sont suivis par des représentants de corporations ou de groupes d'intérêt qui exposent également ce qui a été décidé entre eux dans la semaine. Il y a par exemple un cheminot, et un chômeur, qui annoncent chacun la première réunion à venir de leur corporation, en demandant du soutien ; il y a même un délégué piquetero. Ils sont au moins 50 à défiler ainsi, de la jeune fille intimidée qui bafouille au vieil ouvrier enflammé qui tonne avec des accents pathétiques. Les plus enflammés sont les plus applaudis, les autres le sont par politesse ou solidarité. La plupart lisent un texte. Le vocabulaire et le style à la mode sont les vieux accents gauchistes où reviennent sans cesse les luchas et compañeros et autres démocraties ouvrières et libres et déclarations solennelles de solidarité. Quand ils ont fini, l'un des animateurs les aiguille vers la table des secrétaires, où ils font enregistrer leur résolution.
La dernière heure est consacrée à faire voter les résolutions rédigées à la table des secrétaires. Les animateurs lisent les propositions de résolution avec beaucoup de difficultés, parce que la nuit tombe, et les textes sont écrits à la main, par des mains différentes, puis demandent qui est pour, puis qui est contre, puis qui s'abstient. Tous ceux qui veulent votent à main levée. L'animateur décide au juger si une résolution est prise ou non ; parfois, quand il n'est pas sûr, il recommence le vote. Il y a presque une centaine de résolutions qui sont examinées ainsi, à la chaîne, devant un public où certains arrivent seulement maintenant, sans avoir pris connaissance donc de l'instruction de la résolution, ce qui, il est vrai, ne change pas grand-chose, alors que d'autres partent assez rapidement. Neuf résolutions sur dix sont acceptées. La plupart de ces résolutions concernent des dates et des horaires de manifestations à venir. L'assemblée finit par voter un soutien au peuple palestinien, et au peuple cubain. IL N'Y A PAS UN SEUL INSTANT DE DEBAT PUBLIC. L'assemblée se comporte comme une chambre d'enregistrement. AUCUNE DES PROPOSITIONS N'EST DISCUTEE AVANT D'ETRE VOTEE. Pourtant, il n'y a pas une des propositions qui ne soit discutable, dans le fond, dans la forme, et même dans la pertinence. LES SEULES DIFFERENCES DE VUE ENTRE LES PARTICIPANTS SE MANIFESTENT EN LEVANT LES MAINS OU NON, EN SILENCE. Dans le cadre de ces règles du jeu, auxquelles tout le monde collabore, aucune critique n'est même possible.
On sent que l'habitude s'est déjà installée, c'est la dixième réunion du genre. La motion très banale, par exemple, de voter au fur et à mesure qu'un orateur lit la résolution proposée par son assemblée locale sort visiblement trop de la routine de l'assemblée pour être acceptée ; elle aurait au moins l'avantage d'avoir à l'esprit l'idée même, alors que dans la mécanique de la centaine de propositions passées en une heure de fin de réunion, le temps de réflexion est nettement inférieur à ce qu'il faudrait pour décider sérieusement. Un certain ennui, grandissant, accompagne l'ensemble du processus. Pendant toute la réunion, les gens sont moyennement attentifs, une certaine mondanité entre amis qui se retrouvent permet d'ailleurs de faire diversion à la litanie des orateurs, puis des votes, on est là aussi pour une autre forme de société que la chose publique, peut-être heureusement d'ailleurs. Aucune extravagance, aucune outrance, aucune négativité ne traverse l'assemblée, à l'exception de la négativité partagée contre le gouvernement, les politiciens, les syndicats, le FMI. Mais, entre participants, on ne se critique pas, comme si tout le monde était d'accord.
A part les appels aux manifestations ? il y en a tellement qu'il paraît impossible de participer activement à toutes (mais l'assemblée n'engage pas ses participants) ?, les résolutions ne sont pas opérantes. Aucune analyse de la situation, aucune réflexion sur le rapport de force avec l'Etat en place (on n'est quand même pas loin d'une situation de double pouvoir), aucune idée offensive ou subversive n'est même évoquée. On finit presque par comprendre le désintérêt des médias (une motion d'action contre le quotidien 'la Nacion', pourtant votée, est cependant aussitôt retirée : la motion votée n'était pas celle proposée, l'animateur s'en excuse en bafouillant) devant un événement qui a des allures si inoffensives, qu'il n'y a pas un seul policier en uniforme qui aurait besoin d'endiguer une si redoutable subversion.
Oculaire Témoin (OT)
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