Je ne répondrais pas en détail à l'article du journal de gauche, 'Página 12' (qui appartient d'ailleurs au groupe Clarín), que Bueno publie évidemment sans critique, comme si c'était tout bueno.
Je n'étais pas à l'Interbarrial, parce que j'ai décidé de ne plus participer à cette mascarade antidémocratique. Mais je sais ce qui s'y est passé par les gens de mon assemblée qui nous en ont rendu compte lundi soir.
Il est vrai que tout Buenos Aires constatait la chute et la décrépitude de l'Interbarrial. La majorité s'en moque parce que ce qui l'intéresse dans les assemblées n'a rien à voir avec une Interbarrial. Dans la minorité qui est préoccupée, il y avait deux tendances : réformer l'Interbarrial ou bien la laisser pourrir et construire une autre coordination.
Il est particulièrement absurde d'affirmer que l'Interbarrial était « manipulée » par les gauchistes. D'abord, les gauchistes sont aussi bien dans les assemblées, et ils comptent beaucoup de membres qui respectent, par conviction, le pouvoir des assemblées ; ensuite, qu'est-ce qu'il y avait à manipuler à l'Interbarrial ? Rien. C'était une assemblée consultative, sans aucun pouvoir exécutif. C'est la résolution « une assemblée un vote » qui va lui donner quelque chose de manipulable, au moins une apparence de pouvoir exécutif, et un début de pouvoir policier, moins apparent mais plus réel.
On présente ici cette réforme comme contre les gauchistes. Tout comme les non-partis, et les membres des partis institutionnels, les membres des partis gauchistes sont très partagés. En effet, il n'y a pas besoin d'être aussi demeuré qu'un Bueno pour s'apercevoir que la manipulation et l'infiltration sont beaucoup plus faciles avec ce nouveau système, et les gauchistes savent bien qu'ils ne sont pas les mieux placés pour infiltrer. Et comme par hasard, l'article de 'Página 12', degauche qui n'aime pas les plus à gauche, comme d'habitude, ne montre pas les inconvénients de « une assemblée un vote », pas davantage que le militant demeuré et à distance, Bueno.
Il y a deux avantages principaux pour cette nouvelle forme de décision :
Le premier est que de toutes façons il fallait cesser l'incurie de l'Interbarrial. Le système mis en place est nouveau, et tente de sortir du marasme ; parmi les assembléistes des assemblées de base, c'était le principal avantage de la décision. Essayons, ça ne peut pas être pire.
L'autre force est indiscutablement une unification et une détermination plus grandes, une centralisation de la volonté exprimée par les assemblées.
Voici les principaux arguments contre.
Je fais partie de deux assemblées. La première réunit environ 60 personnes, la seconde 15. Dans la première on débat de grands problèmes politiques, la seconde est une scission de la première, par des assembléistes qui en avaient marre de discuter politique.
Avec la réforme, 1 vote pour 60 mandants = 1 vote pour 15.
Comme je participe à deux assemblées, je vote pour deux délégués. Les militants ont déjà compris qu'en participant à quinze assemblées chacun, ils votent chacun pour quinze délégués. Ou alors il faudra être nominalement affilié à une assemblée, et l'on ne pourra plus passer à une autre. Qui fera la police pour vérifier cela ?
Pour me faire élire, qu'est-ce qui m'empêchera de créer ma propre assemblée de 5 personnes ? Le second rapporteur de mon assemblée explique tout de suite qu'il y a bien sûr un risque de voir une assemblée de 5 personnes se créer par quelqu'un qui veut se faire élire, et qu'il faudra des groupes de vigilance zonales pour empêcher ce genre de chose. Cette perspective a certainement le plus nui, fort heureusement, à l'idée de « un vote par assemblée » : il devenait évident qu'il y aurait une structure bureaucratico-policière, non seulement autour de l'Interbarrial, mais aussi autour de l'assemblée de base, qui serait désormais soumise à un contrôle dans le but de faire respecter la nouvelle règle du jeu de l'Interbarrial. L'Interbarrial de « une assemblée-un vote » impose ainsi une institutionnalisation des assemblées existantes au moment même où de nouvelles assemblées se créent en scission avec les anciennes.
Justement, ce qui est intéressant dans le mouvement des assemblées en ce moment, c'est que leur nombre augmente, alors que parallèlement le nombre de participants diminue. Ceci correspond à deux raisons :
Une assemblée trop grande étouffe et languedeboise la parole publique, et les assemblées se scindent pour trouver un format plus propice au débat (l'Interbarrial, qui reste absence de débat, quel que soit le type de vote, en est le pôle inverse).
Les scissions marquent la première forme de critique, de négatif à l'intérieur des assemblées ; elles sont une forme de l'approfondissement du débat.
Avec la réforme de l'Interbarrial, créer une assemblée va devenir quasiment prohibé. Parce que les scissions sont toujours minoritaires, elles auront d'autant plus de mal pour se faire reconnaître que leur affiliation auprès de la bureaucratie interbarriale (qui contrôlera la validité des affiliations), sera fort probablement contrecarrée par l'assemblée affiliée dont ces nouvelles assemblées sont des scissions.
Ceci signifie que le mouvement de création d'assemblée va s'arrêter. Cette institutionnalisation des assemblées existantes, en forme de coup d'arrêt à leur développement à la base, est exactement ce que désirent tous les militants, y compris les gauchistes.
La question du but du mouvement correspond, dans les assemblées, à deux tendances : la première est celle des gens qui savent quel est le but : ils le formulent généralement en termes et en programmes politiques, ou en militants moi-je ; la seconde affirme ne pas savoir quel est le but du mouvement, que le mouvement est justement de chercher son but, et que par conséquent, il est contraire à l'essence de ce mouvement de se donner un cadre. Le mode de délégation « une assemblée un vote » correspond à un projet clair et précis. Mais ici il n'y a pas de projet clair et précis, pour l'instant. Les contraintes de contrôle de « une assemblée, un vote » et la difficulté d'institutionnaliser vont évidemment stopper la recherche de fond. Les militants, pour qui le fond est donné, ne veulent évidemment pas qu'on le questionne.
A l'Interbarrial, mon délégué va avoir le pouvoir de voter toutes les propositions émises par les autres assemblées, propositions que mon assemblée n'aura évidemment pas pu débattre et pour lesquelles il n'aura pas de mandat. « Une assemblée une voix » signifie donc, de deux choses l'une : soit je donne un mandat à mon délégué sur ce qui va venir (les propositions des autres assemblées de base), mais sur ce que notre assemblée de base n'a pas pu débattre, ce sera comme un député (et ici il n'y a pas de révocabilité des délégués, puisqu'il y a, en principe, rotation) ; soit on ne votera que les propositions qui auront été envoyées une semaine auparavant à toutes les assemblées dûment affiliées, et dans ce cas il faudra une vraie bureaucratie pour faire circuler et voter en assemblée de base toutes ces propositions (d'ailleurs les assemblées de base seront réduites à passer leur temps à cette validation). Il sera tout à fait impossible de réagir aux événements, comme une décision gouvernementale qui vient de tomber à laquelle il faut réagir sur le champ.
Enfin, mais c'est plus anecdotique et théorique, l'individu qui refuse l'insertion dans toute assemblée de base et le nomadisme sont évidemment exclus de la nouvelle façon de voter et de décider. De même, nous verrons comment la nouvelle Interbarrial traitera le vote des corporatistes. Car, selon ce principe, les piqueteros, les associations de chômeurs ou les cheminots en grève, ne doivent plus voter à l'Interbarrial. Sinon, au nom de quoi refuserait-on le vote de l'assemblée du Debordel de San Telmo ? ou de Petaouchnoc en Amazonie, d'Alphabet City à New York, ou des délirants de l'avenir, barrio situé dans la cité des songes ?
L'institutionnalisation du mouvement est l'enjeu principal de « une assemblée un vote ». Ce mouvement qui est ouvert, riche, va désormais avoir une police interne et une représentation spectaculaire. Tous les vieux mouvements idéologiques du XXe siècle y trouvent leur compte, des degauches genre 'Página 12' aux conseillo-gauchistes genre Bueno : contrôler, décliner des identités, encadrer, faire taire. On ira désormais à l'Interbarrial en pur spectateur non seulement condamné au silence, ce qui était déjà le cas avant, mais même dépourvu de participation au vote mécanique qu'on pourra par contre applaudir live. Et des manipulateurs politiques beaucoup plus actifs, avec des partis autrement mieux formés et moins naïvement tapageurs que les gauchistes à banderoles, ont enfin un vrai moyen de contrôle sur les assemblées de base.
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