Correspondance avec le GCI


 

c) La Bibliothèque des Emeutes à GCI


 

Paris, le 19-02-92


 

Quoique nous n'ayons pas trouvé votre lettre très critique, nous vous en remercions, tant la critique est rare.

Vous semblez partagés entre l'expression de votre différent et la recherche d'alliés ; nous sommes dans la même situation. Mais nous privilégions l'expression du différent : il gagne à être posé clairement avant toute forme d'accord, théorique, organisationnel ou autre, et perd à être posé après.

Du peu que nous entendons du GCI, voici ce que nous en approuvons : l'antinationalisme, la critique de l'Etat, la critique du travail (et nous avons tout particulièrement apprécié de découvrir que cette critique existait déjà chez Marx, alors que nous pensions le contraire) et d'une manière plus large, votre effort à faire connaître des révoltes dans le monde entier du point de vue de ces révoltes, et qui tend sinon à devenir un monopole de l'information dominante ; et même si cette approbation tient en une phrase, ce n'est pas peu.

Nous avons d'ailleurs commencé à en débattre avec un particulier qui s'est présenté à titre individuel, mais acceptant d'endosser toutes les prises de position du GCI. La plupart des questions et objections de votre courrier avaient été débattues à cette occasion. Voici nos positions sur ces différents points.

La "soumission" à la "presse bourgeoise" que vous nous imputez nous semble en contradiction avec ce que vous dites plus loin : "nous rejoignons totalement votre analyse globale des médias". Pouvez-vous rejoindre totalement notre analyse globale des médias si nous sommes soumis à la presse "bourgeoise" de quelque façon que ce soit ?

Pour la Roumanie, plusieurs de vos militants ont compté 20 000 morts. De notre côté également, fin décembre 89, un témoin de bonne foi affirmait qu'il y en avait 50 000, soit un peu moins tout de même que la presse "bourgeoise". Ces témoins directs sont généralement moins critiques par rapport à leurs impressions immédiates, surtout si ça chauffe, que vous et nous par rapport à cette presse. Mais vous, par contre, semblez nettement moins critiques par rapport à ces témoins directs que nous. L'information dominante ment, mais dans des proportions et à des fins facilement décodables, et qui ne sont plus les mêmes qu'il y a dix ans. Elle a, entre autres, compris, depuis qu'elle est un parti indépendant, que l'exagération d'une répression lui profite, alors que les sous-évaluations qui étaient la règle il y a encore dix ans ne profitaient qu'à ses employeurs d'alors, partis ou Etats. La Roumanie a été le point culminant de cette prise de conscience, mais depuis longtemps les ex-gauchistes du quotidien français Libération semblent avoir été les précurseurs du maximalisme des chiffres : qu'ils se disent favorables ou opposés, plus le nombre est fort, plus Libération se vend. Les individus de bonne foi témoins directs, se trompent d'autant plus facilement, fréquemment et complètement, qu'ils sont eux-mêmes de plus en plus "soumis" et notamment en Roumanie et en Irak, au bombardement aggravé de cette information ennemie. Mais alors que l'informateur direct n'est pratiquement jamais critiqué, l'information ennemie a cet avantage qu'avec elle le négatif est su nécessaire. Vous écrivez que "des journées sans fin de répression ne peuvent pas faire que mille morts". Voilà une présomption qui tranche avec la rigueur que nous vous reconnaissions ! Qu'est-ce qu'une "journée sans fin" sinon un superlatif caché pour renforcer un propos qui en a donc bien besoin, et combien selon vous fait-elle de morts au minimum ? Nous sommes forts intéressés de l'apprendre. En attendant donc de lire votre numéro 31, nous croyons la presse "bourgeoise" sur son dernier bilan mortuaire roumain. Elle a trompé ceux qu'elle voulait tromper au moment où elle avait d'excellentes raisons de le faire ; lorsqu'ensuite elle a fait le spectacle de son repentir, c'est sur ce spectacle qu'elle voulait tromper, et non plus sur le nombre de morts. Et pour que ce repentir paraisse vrai, elle avait grandement intérêt à donner un nombre vrai. D'ailleurs les conséquences de cette répression, aussi bien parmi les insurgés que parmi ceux qui les ont réprimés nous paraissent davantage à la mesure de ce nombre que de celui que vous avancez.

La mesure du nombre de morts dans une émeute ou insurrection peut être aujourd'hui comparée à la mesure d'une fièvre dans une maladie. Il y a des maladies mortelles sans fièvre. Il y a des fièvres très élevées pour des maladies bénignes. Sachant cela, nous n'accordons donc pas "une importance disproportionnée à l'évaluation des victimes". Nous mettons simplement en avant cette mesure comme un indicateur préalable à l'analyse, qui permet de tirer les premières conclusions. Un médecin sait ce qui signifie 37,5° et 40°, même si cela ne lui permet pas de connaître ne serait-ce que le nom de la maladie ; et nous commençons à savoir ce que signifient 50 blessés à Berlin, 25 morts au Togo, et 1 000 ou 20 000 en Roumanie. Cela s'apprend. Et c'est d'ailleurs parce que personne ne l'a appris que l'information ment de moins en moins en exagérant (la Roumanie lui a justement montrée qu'elle aussi paye ses abus) : il lui suffit en effet de dire, il y a eu un nombre énorme de morts, 10, ou il y a eu très peu de morts, 1 000, pour que son consommateur oublie ce nombre indéchiffrable au profit du qualificatif émotionnel (exemple : une journée de répression sans fin ne peut pas faire que 4 morts ; c'est comme ça que le nombre de 80 morts passera, et passera même pour énorme).

Par conséquent nous accordons effectivement "une importance disproportionnée" aux 750 000 morts annoncés et non démentis de l'insurrection irakienne. C'est parce que ce 750 000 morts est lui-même d'une importance disproportionnée. Si votre médecin constate que vous avez 45° de température, il fera la même tête que nous. Il n'en croira rien. Il sera catastrophé. Il vérifiera ses instruments et ses mesures. Il prendra peut-être sa propre température. Et s'il n'est pas démenti, le monde entier saura qu'un malade a eu 45° de température. Mais là, cette mesure extraordinaire de 750 000 morts a été occultée ! Ce nombre insensé de victimes d'une insurrection, auquel nous ne connaissons pas d'équivalent, n'a été que murmuré avec une gravité un peu pensive, un peu soucieuse. Il aurait du être hurlé, car ce ne sont pas des veaux, des innocents, mais ce sont les nôtres qui sont morts en si grand nombre ! Au lieu de cela, le monde l'a entendu comme quelque chose qui laisse un peu pensif et soucieux, un nombre un peu au-dessus de la normale, en somme. Comment voulez-vous que les contemporains qui sont démunis au point de ne pas savoir reconnaître une fièvre aussi extraordinaire puissent s'émouvoir de la maladie qu'elle indique ?

"En outre la répression ne s'arrête jamais au cannonage massif". Nous pensons même que la répression de 17-23 c'est 39-45, et comme le dit notre introduction aux trois occultations, la répression en Irak en mars n'est qu'une partie, quoique indirecte, de la répression de la Révolution iranienne.

Vous avez raison de signaler l'abus de langage dans "Révolution iranienne" et "insurrection irakienne". Pour "Révolution iranienne" nous nous en sommes tenus, dans le bulletin, à ce dont Adreba Solneman s'explique dans "Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979". Il est vrai que le bulletin étant paru avant l'ouvrage, il était assez abusif de supposer ce dernier connu. En ce qui concerne "insurrection irakienne", ce terme a été choisi pour rompre avec les divisions par lesquelles le public était informé, à savoir "insurrection chiite en Irak" ou "insurrection kurde en Irak" auxquelles "insurrection en Irak" s'opposait beaucoup moins clairement quoique étant plus juste.


 
 
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Le principal point de notre désaccord avec votre position concerne les causes de la révolte, parce qu'elles contiennent nos conceptions respectives les plus générales.

La Bibliothèque des Emeutes se propose, dans chaque événement de révolte de comprendre et de révéler la nouveauté, non seulement de l'événement, mais du monde (d'où notre tentative d'articuler immédiatement et explicitement la révolte en Irak aux autres mouvements de révolte dans le monde). En ce qui concerne la recherche de la nouveauté dans les émotions publiques, nous avons le regret de n'être apparentés qu'à cette façon de penser que démentent nos tentatives de l'articuler au monde, le pragmatisme (et encore, ceux qui se disent pragmatiques aujourd'hui, le disent plutôt par pragmatisme que par vérité). Sinon, y compris les vôtres, les analyses d'événements ne semblent plus que des témoins à charge de la théorie qui les énonce. Ainsi, dans le parti qui se dit abusivement "révolutionnaire", a-t-on coutume de considérer et de présenter toute révolte, même actuelle, comme un pas sur l'échelle dont le plus haut degré devient, par définition pour les uns, par infatuation pour les autres, justement ce parti. Ainsi, la Révolution iranienne n'est pas très intéressante parce qu'elle est religieuse, alors que soi-même, on est bien au-delà de ce stade ; ainsi, y a-t-il une révolte en Irak : ce ne peut être au mieux que pour les causes que nous connaissons déjà. Si la Bibliothèque des Emeutes se permettait un conseil moral, ce serait : être moins humble par rapport aux autres "révolutionnaires" et plus humble par rapport aux révoltés. L'expérience des dix dernières années nous a appris que généralement les "révolutionnaires", même témoins directs de bonne foi, sont souvent les ennemis les plus immédiats des révoltes, parce qu'elles se passent de moins en moins selon leurs plans, leurs prévisions, leur science.

Remarquez, s'il vous plaît, que lorsque nous parlons de liberté et d'honneur (et ce ne sont pas les concepts emphatiques de 1848 que nous aurions redécouverts, puisqu'ici il est question d'une prison et d'une offense particulières), il s'agit précisément de "misère grandissante jusqu'à devenir insupportable". Mais nous avons bien l'impression, par ce que vous ajoutez, que c'est davantage d'une misère alimentaire, vestimentaire, immobilière, etc. dont vous parlez. Maintenant, quelles que soient la lucidité et l'intelligence qu'à travers leur insurrection l'on reconnaît ou l'on retranche à ces pauvres d'Irak, s'ils avaient voulu mieux manger, mieux s'habiller, mieux se loger, en un mot, mieux survivre, il était évident, même pour eux, que l'insurrection était la pire solution. Jamais encore, à notre connaissance, une insurrection n'a permis de mieux manger, ou même de manger plus, sauf dans les fables économistes. Et nous n'accepterons d'être démentis sur ce point que par les émeutiers zaïrois qui viennent, en septembre et octobre dernier, de se livrer au plus grand et probablement plus joyeux pillage spontané qu'un Etat moderne ait eu à déplorer.

Nous pensons que l'économie est une religion, au sens que Marx donne à ce terme. Merci, au passage, aux révoltés d'Iran de l'avoir révélé en forçant l'Islam à entrer en concurrence avec l'économie. L'économie est la religion de la survie, du besoin alimentaire. Il n'est pas contestable que le besoin alimentaire existe, mais il est parfaitement contestable que la société soit organisée autour de ce besoin alimentaire. Si nous avons bien compris vos positions, vous voulez un monde où la répartition des ressources alimentaires (vestimentaires, immobilières etc.) correspond aux besoins de chacun. Nous, pour notre part, ne voulons pas que le besoin soit mieux ou moins bien réparti, nous voulons que l'humanité ne soit plus organisée autour du besoin. La répartition des ressources est le cadet de nos soucis. Les insurgés d'Irak, qui sont loin de confirmer nos théories sur beaucoup de points, semblent, en revanche, la preuve vivante (enfin, plus ou moins vivante) que pour que les pauvres du monde du besoin, de la survie, se révoltent, ils doivent commencer par mépriser le besoin, la survie, "les privations, les sacrifices pour une guerre étrangère à nos intérêts, etc."


 
 
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Le but de la Bibliothèque des Emeutes est le suivant : finir l'humanité. Du moins, ce but est-il celui de ses membres actuels. La BE sera dissoute par la création des conditions qui permettent le débat sur cette fin, ou par l'impossibilité de créer ces conditions. Dans l'état actuel de l'espèce humaine, ces conditions sont nécessairement celle d'une révolution du monde entier. Quant au débat, il nous semble devoir appartenir à ces révolutionnaires qui vont faire cette révolution, les "pauvres", et parmi ces "pauvres" ceux qui n'ont rien à perdre, rien à conserver. Nous nous gardons pour l'instant de les déterminer avec plus de précisions. En effet, ils ne sont pas particulièrement ouvriers (la ligne de partage entre ceux qui veulent conserver ce monde et ceux qui n'en veulent plus passe au milieu des ouvriers, qui s'avèrent fort minoritaires dans les émeutes et révoltes d'aujourd'hui). Ils sont généralement plus jeunes que l'âge adulte légal, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas des votants potentiels, pas même des déserteurs militaires, ou des chômeurs. Il est difficile de parler de ces gueux si turbulents en termes de classes, vieux concept légal romain, avant de devenir concept économiste avec Marx. De même, leurs ennemis ne sont ils pas particulièrement les "bourgeois" : il existe certainement encore quelques uns de ces rois fainéants, mais ceux auxquels ils s'attaquent sont ces maires du palais, qui depuis quelques années, prennent toutes les décisions contre un salaire, sans plus consulter leurs "bourgeois". La chute visible du stalinisme n'est pas sa disparition, elle est l'absorption et l'adoption de sa bureaucratie par les valets de la "bourgeoisie" à l'ancienne.

Ce débat et cette révolution apparaissent en germe dans l'émeute moderne. Mais comme c'est de l'avenir que les émeutiers tirent leurs perspectives, il leur manque la connaissance, non seulement du passé, mais surtout de la simultanéité. Il a manqué aux révolutionnaires d'Iran la connaissance de l'insurrection du Nicaragua, et au moment où son point culminant passait, qu'en Pologne et dans les banlieues anglaises se menait la même guerre qu'ils menaient. Voilà rapidement résumée la séparation que la Bibliothèque des Emeutes se propose de supprimer.

Mais, moins ce but immédiat, que celui qui voudrait construire une humanité achevée semble nous séparer du concept de communisme. Le communisme (c'est peut-être justement à l'époque où la majorité des contemporains confond communisme et stalinisme, en prétendant, malgré l'évidence inverse, les deux finis, qu'il faut commencer la critique du communisme), au contraire, est un but en soi, qui ne comprend pas sa propre fin, qui se présente donc comme infini. Mais à la Bibliothèque des Emeutes, nous pensons que l'infini n'est pas de ce monde : il est de celui, fantasmagorique et policier, de la religion. L'infini est du domaine de l'économie, l'infini est du domaine de l'Islam. Si vous pouvez nous dire comment finit le communisme, alors pour nous il aura pris un sens, qui va peut-être dans le nôtre, et nous tâcherons de le finir.
 

Pour la BE
 
 

N.B. Merci de ne plus nous appeler "camarades". D'une part, la camaraderie ne ressemble en rien à l'état de nos rapports actuels ; d'autre part nous sommes solidaires des insurgés de Budapest qui ont abandonné avec dégoût à l'ennemi l'appellation que les généraux Serov et Malinine donnaient à Kadar, que Kadar donnait à Andropov, et que Nagy donnait à tous ceux-là.

Avant de recevoir votre courrier, nous comptions parler de "Communisme", dans des termes assez proches de cette réponse dans notre prochain bulletin, qui est en préparation. Nous préférerions bien entendu que le débat soit plus avancé pour nous exprimer à son sujet, quitte, si vous le préférez aussi, à faire l'impasse sur ce sujet dans le numéro 4. Faites-nous savoir votre avis là-dessus le plus rapidement possible, afin que nous puissions prendre nos dispositions, à BELLES EMOTIONS (...).


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